Compte rendu de Tatiana Safonova et István Sántha, 2019, Evenki Microcosm : Visual Analysis of Hunter-Gatherers’ Lifestyles in Eastern Siberia. Fürstenberg, SEC Publications, 173 p.
Dans le paysage des rapports entre photographie et anthropologie, l’ouvrage séminal de Gregory Bateson et Margaret Mead, The Balinese Character. A Photographic Analysis (1942) fait office de référence. L’ouvrage Evenki Microcosm dont il est question ici reprend ce principe d’analyse photographique, qu’il transpose sur deux plans, géographique d’abord, de Bali aux Evenki de Sibérie orientale, et théorique ensuite, puisque l’ouvrage rend compte non pas du rôle des comportements schizoïdes dans la constitution d’un « caractère », mais de la vie quotidienne des Evenki en tant que « microcosme ». Spécialistes des populations Evenki de Bouriatie et d’une approche cybernétique des contacts culturels, ayant commis de nombreux articles et des ouvrages de référence (Safonova et Sántha 2013), les auteurs donnent ici à la photographie toute sa place dans leur analyse anthropologique des dynamiques culturelles des Evenki. Que peut être une analyse anthropologique par la photographie ?
Retardée près de dix ans faute d’éditeur convaincu par le projet, la parution de cet ouvrage (2019), libre d’accès en ligne1, s’inscrit dans une actualité reliant photographie et anthropologie avec notamment les expositions Décadrage colonial au musée Pompidou (2022) et Mondes photographiques au musée du quai Branly (2023). La conjonction fortuite de ces événements invite à poursuivre le dialogue entre arts visuels et sciences sociales. La première partie de ce texte montre, à travers la présentation de l’ouvrage, comment celui-ci déjoue par la photographie les clichés liés à la vie « traditionnelle » des peuples de Sibérie. Les deuxième et troisième parties examinent comment les choix d’écriture photographique sont porteurs d’une ambition théorique comparative, qui est abordée dans la quatrième partie. Les deux dernières parties s’attachent à quelques questions épistémologiques soulevées par les usages de la photographie.
Décadrer le regard
Le livre se présente comme une série de doubles pages, présentant à gauche les photos et à droite les commentaires associés, regroupées de manière thématique en six chapitres. Cette présentation offre une facilité et une liberté de lecture à l’anthropologue comme au lecteur non spécialiste.
Figure : La double page « Microcosm ».
Crédit : Safonova et Sántha (2019 : 52-53), CC BY-NC-ND 3.0
Les Evenki (Évenk(s), Ewenki) sont une population toungouse de Sibérie orientale et de Chine (Mongolie-Intérieure, Heilongjiang). Selon les régions, ils pratiquent différentes formes d’élevage (gros bétail, cheval, renne). L’ouvrage de Safonova et Sántha se concentre sur les « styles de vie » (lifestyles) des Evenki de Bouriatie occidentale, vivant dans la taïga et pratiquant l’élevage du renne, notamment dans les trois campements fixes de Baunt, village rural du district de Bauntovsky, où les auteurs ont effectué leurs terrains. En présentant des populations qui pratiquent simultanément la chasse, l’élevage du renne et la collecte, ils mettent en défaut les perspectives anciennes qui tendent à faire du « chamanisme » et du « nomadisme » des caractéristiques de modes de vie « primitifs ». Ils rejoignent là une littérature sibérianiste récente mettant l’accent sur les capacités adaptatives de ces populations dans des contextes historiques et contemporains changeants : collectivisation soviétique, transition vers l’économie de marché, changement climatique, tourisme culturel, renouveaux religieux (Lavrillier 2005, Dumont 2014). Les auteurs dépeignent sur un même plan tous les aspects de la vie quotidienne, intégrant le transport du minerai de néphrite (jade) auprès de l’élevage du renne et de la chasse.
Le premier chapitre (Shaman Tree) nous conduit au pied de « l’arbre chamane », où les habitants suspendent de petits sacs contenant des objets et matières essentiels à la vie quotidienne (thé, pain, allumettes, sucre…). L’arbre sert de point de départ à une série de planches sur l’usage quotidien de ces produits, ainsi que sur les actes de mettre en sac et de suspendre, renvoyant plus généralement à l’art de « lier » vivants et non vivants. L’arbre apparaît ainsi comme un lieu médiateur de menues transactions indirectes entre les humains, mais aussi des humains avec les non-humains et avec leur environnement, la taïga sibérienne. Alors même que le terme « chamane » serait d’origine evenki, les auteurs choisissent de ne pas aborder le chamanisme evenki comme « système de pensée », mais comme activité ordinaire2.
Le second chapitre (Hunting) aborde la chasse (pour la fourrure de zibelines ou d’écureuils ou pour la viande de cervidé sauvage) à travers des cas composites, permettant d’en reconstituer le « cycle émotionnel » caractéristique. Ce cycle est vu successivement à travers les points de vue des différents « agents » de la chasse : humains, chiens, chevaux, fusils, gibier, viande et fourrure. Plutôt que d’insister, comme c’est souvent le cas dans la littérature sibérianiste, sur le rapport symbolique à la forêt et au gibier ou encore sur le partage (égalitaire ou hiérarchique) des produits de la chasse entre humains et non-humains (Hamayon 1990, Willerslev 2007), les auteurs mettent en évidence les dynamiques affectives et la participation différenciée des agents en question.
Le troisième chapitre (Gathering) possède un titre trompeur : on croit y reconnaître les « cueilleurs » qui vont trop souvent avec les « chasseurs ». Mais les auteurs s’en emparent pour amener des rapprochements inédits autour de l’acte de rassembler. Si la collecte des baies sauvages et le ramassage du bois mort y tiennent une certaine place, ces activités sont mises en parallèle avec la collecte de bois vert, de l’eau, la réparation d’objets mécaniques ou la préparation des sacs de voyage, et débouchent sur une réflexion fine sur les notions d’ordre et de désordre.
Le chapitre suivant (Reindeer Herding), consacré à l’élevage du renne, fait apparaître, dans une approche quasi éthologique, les moyens de contrôle de l’humain sur de vastes troupeaux mouvants, qui répondent à des stimuli d’attractivité ou de peur individuels, et dont les membres risquent toujours de rejoindre leurs congénères sauvages. Le lecteur est conduit progressivement du troupeau paissant en liberté dans la taïga à la séparation forcée d’un renne (pour soins vétérinaires par exemple) et en dernier lieu à sa mise à mort et au traitement de ses composantes (bois, peau, viande, etc.).
Le chapitre 5 (New Technologies) est de loin le plus court : nombre d’éléments qui y sont abordés ont d’ailleurs déjà été aperçus dans les chapitres précédents. Il construit cependant un parallèle intéressant entre les « nouvelles » technologies et les anciennes, montrant que les Evenki passent fréquemment des unes aux autres, selon les ressources disponibles, en prenant soin de toujours garder sous la main une lampe à huile en cas de panne de courant ou une scie à main à côté de la tronçonneuse à fioul. Cet angle révèle que la vie apparemment isolée des Evenki dans les campements est aussi faite de « contacts incidents avec le monde extérieur » (p. 147).
Le dernier chapitre (Nephrite Road) documente le circuit des blocs de minerai de néphrite (variété de jade), entre les montagnes d’où ils sont extraits et la frontière chinoise où ils seront traités et commercialisés à meilleur prix. En décryptant le fonctionnement des véhicules à chenilles et leur impact sur l’environnement, la structure des stations et leur vieillissement, les auteurs dépeignent moins une « route » qu’un système de flux hétérogènes rejoignant ici et là des « îlots électriques », de restauration humaine et de réparation mécanique. Ce chapitre fonctionne presque en monographie autonome. Le lecteur partage ainsi le point de vue partiel des Evenki eux-mêmes sur un segment d’activité qui traverse leur taïga sans véritablement s’articuler aux autres aspects de leurs vies. L’approche qui fait de la route un monde complet, un véritable sujet actif et capable de « s’autoréparer » (self-repair), s’avère très stimulante pour une anthropologie symétrique des infrastructures extractives.
Le choix de présentation photographique des auteurs s’avère efficace pour renouveler le regard sur les populations sibériennes, en possédant l’agrément du photoreportage, sans céder à l’esthétisme exotisant. Les auteurs déconstruisent tout effet de « narration potentiellement rigide3 » (p. 8), type impressions de voyage, en développant « une stratégie pour empêcher les images de créer du narratif » (ibid.) et de véhiculer des stéréotypes. Il s’agit « d’immerger dans le flux des routines quotidiennes » (ibid.) des Evenki en amenant le lecteur à « reconnaître de nombreux détails qui forment comme une miniature du style de vie Evenki [tel que traversé] par [les Evenki] eux-mêmes » (ibid.). Des sauts d’échelles, de cadrage, et la finesse des commentaires associés y contribuent.
La photographie comme démarche
Les auteurs emploient la photographie comme un outil d’enquête permettant avant tout de décadrer leur propre regard. Ils cherchent à s’écarter de toute mise en scène, de tout exotisme, mais aussi d’une simple visée documentaire et illustrative. Sur le terrain, ils ont « essayé de prendre des photographies au hasard afin de collecter un large spectre de matériaux qui ne serait pas restreint par des préconceptions fortes, de façon à les analyser après coup, fournissant une occasion de reconnaître des choses qui n’auraient pas été remarquées au cours du terrain » (p. 10). Comme pour Balinese Characters, dont les auteurs s’inspirent directement, les appareils photographiques4 sont choisis pour leur caractère pratique au quotidien, prêts à saisir l’imprévu. On est ici proche du « journal de terrain visuel » (visual diary) de la Britannique Elizabeth Chaplin (2001), ou de la démarche des scrapbooks, utilisée par les artistes réalisateurs en phase de repérage, qui deviennent parfois des œuvres publiées en tant que telles (Orléan 2023).
Le tri des photographies joue, comme chez Bateson et Mead, un rôle central dans cette approche du terrain. Bateson et Mead publiaient environ 700 photographies sur les 25 000 produites. Safonova et Sántha ne sont pas en reste avec près de 18 000 prises de vues dont près de 650 sont livrés dans cet ouvrage. Dans les deux cas, la prise de photographies se fait en parallèle de la documentation ethnographique usuelle, qui suppose un terrain long (plus d’un an passé à deux sur trois sites d’enquêtes différents pour Safonova et Sántha), avec maîtrise des langues locales (russe, evenki) et une prise de notes sur carnet, au hasard des rencontres. La démarche implique aussi de prendre en compte tous les aspects possibles sans hiérarchie, afin d’atténuer l’impact de filtres théoriques préalables et de laisser surgir et parler le terrain au fil de la rencontre ethnographique. Cette approche se distingue ainsi de celle de photographes professionnels en ce qu’elle ne cherche ni à produire une « belle » photo, ni à « documenter » ce qui est pressenti du terrain (cf. Jehel 2000), mais bien à faire surgir l’analyse anthropologique de la dialectique entre le moment de terrain, la « collecte », et le moment ultérieur de « déprise » (comme dirait Jeanne Favret-Saada).
D’après l’introduction du livre, l’étape du tri est menée par Safonova et Sántha comme un catalogage et un étiquetage systématiques de toutes les photographies rapportées du terrain, au terme duquel certains clichés, rassemblant et croisant plus de « tags », révèlent une plus grande densité et richesse ethnographiques. Si les auteurs qualifient ce processus de « dull and boring », ils soulignent également que ces va-et-vient répétés « entre échelles, sujets, étiquettes et photos ont fait surgir des idées et des observations inattendues, faisant soudain ressortir des relations significatives entre étiquetage et images, qu’[ils] n’avaient pas identifiées au préalable » (p. 10). La démarche de Safonova et Sántha s’inscrit à un échelon intermédiaire, à la fois sous-exploité et particulièrement pertinent, entre la photographie comme objet, examinée dans sa (post) production (mise en scène, cadrage, etc.) et la photographie saisie dans sa réception, sa lecture, et sa capacité à influencer les interprétations qui en sont faites. Ils mettent l’accent sur la photographie non comme outil de monstration ou d’illustration, mais comme outil de collecte et d’analyse.
Mises en série
Si la qualité esthétique en tant que telle ne nuit pas à la valeur scientifique d’une photographie (Conord 2007 : 14), elle ne saurait pour autant en tenir lieu. Comme le suggère Becker (1974), la photographie est sociologique non si elle s’intéresse à des faits sociaux, mais si et seulement si elle témoigne de sa capacité à tenir l’ambition d’un propos théorique (cf. Pink 2001). Or, ce livre est bel et bien porteur d’une ambition théorique, centrée sur la notion de « microcosme ». Si la photographie s’avère efficace pour l’analyse, c’est que, comme dans Balinese Characters, les photos tirent leur valeur anthropologique de leur mise en série.
La série, volontiers utilisée par les artistes photographes, permet soit le rapprochement entre situations diverses, soit le séquençage d’une même scène (Cardi 2021 : 157, Conord 2007 : 11). En écho avec le travail de l’école de Palo Alto5, Bateson et Mead exploitaient ces deux modalités au service de leur propos. La planche 7 (Bateson et Mead 1977 : 18-19), consacrée au refoulement des émotions dans la relation avec la mère, souligne par le séquençage les différentes étapes d’une même interaction, et montre les ajustements émotionnels et relationnels, les schismogenèses, qui fondent durablement une éducation culturellement marquée. À l’inverse, des planches comme celles de la main et des doigts rapprochent des contextes disparates : éloquence, danse, écriture, repos, bercement d’enfant, artisanat individuel ou collectif, etc. La main gauche (considérée comme impure) apparaît ainsi comme la main « sensorielle » et « exploratoire », tandis que la droite est la main directive, agissante et régulatrice. Ces deux usages de la série fondent le propos théorique de Balinese Character, centré sur les coordinations paradoxales « schizoïdes » qui coexistent avec des disciplines corporelles strictes, constituant une composante essentielle du « caractère » balinais.
Safonova et Sántha ont pris parti pour le rapprochement surprenant, plus que pour la séquence, afin de laisser « lire un message tacite envoyé par les couleurs, ombres, formes, lignes dynamiques et images ». Les doubles pages sont ainsi thématisées par des verbes d’action (lier, porter, suspendre, (se) rassembler, etc.) plutôt que des vignettes narratives, ce qui amène des comparaisons stimulantes. Dans le chapitre Gathering, les auteurs partent de la « collecte » de ressources naturelles alimentaires ou vitales, telles les baies (p. 76-77), avant d’en venir à d’autres ramassages (celui du bois mort, mais aussi, plus étonnant, de bois sur pied, p. 78-79). Ils montrent que la « collecte » implique non seulement l’utilisation d’instruments spécifiques (peigne à ramasser les baies) ou génériques (seau), mais aussi la mise en œuvre de modes d’attention et d’action singuliers. Les collecteurs oscillent ainsi entre une attention dispersée visant à repérer un groupe d’objets intéressant dans un environnement riche (un buisson de myrtilles, par exemple), le « searching », et une attention sélective sur le ramassage méticuleux d’objets singularisés de leur classe (sélectionner un arbre parmi d’autres), le « gathering » proprement dit. Cette « méthode pratique alternante en zigzag » est repérable à différentes étapes du traitement des produits de la collecte, par exemple dans les différents stockages du bois, mais aussi dans la préparation d’un sac de voyage, d’un bât de renne ou le chargement d’un coffre de voiture (p. 96-97), ou encore dans la réparation d’un b (assemblage des pièces nécessaires). S’en dégagent des cycles émotionnels, tels l’hésitation devant les choix à faire, l’anxiété devant les difficultés ou la joie finale, voire les deux mêlées, car la préparation d’un sac est aussi l’annonce d’un départ, souvent accompagné d’un « rassemblement » (gathering, encore) convivial. Les auteurs en tirent une analyse de l’alternance entre ordre et désordre comme aspects constitutifs de cycles de réajustement dans les rapports que les humains entretiennent avec leur environnement et entre eux.
Figure : « Gathering ».
Crédit : Safonova et Sántha (2019 : 86 et 100), CC BY-NC-ND 3.0
Les rapprochements insolites permis par la photographie conduisent à plusieurs redéfinitions stimulantes de notions ordinaires. Ainsi « Suspendre à l’extérieur » (Hanging outside p. 48-49) juxtapose fusils, animaux morts, collets et enfants jouant au cochon pendu, qui partagent un état transitoire (entre vie et mort, ou bien l’annonce d’un projet de chasse, etc.). Et « suspendre à l’intérieur » (Hanging inside p. 50-51) renvoie à l’espace intime comme à un « micro-climat » auto-régulé, où peaux et cuirs de harnais finissent de sécher à côté des portraits suspendus des ancêtres.
Figure : « Hanging outside », transition entre intérieur et extérieur, entre vie et mort, mais aussi jeu pour les chats et les enfants.
Crédit : Safonova et Sántha (2019 : 48), CC BY-NC-ND 3.0
Mais le livre comporte aussi des esquisses bienvenues de séquences ethnographiques. La page Feeding Reindeer (« Nourrir les rennes », p. 116-117) suit ainsi minutieusement une séquence d’interaction de distribution du pain, friandise d’agrément, aux rennes. Pour entrer en relation avec le renne, l’humain doit feindre l’indifférence, pour calmer la crainte du troupeau et obtenir l’intérêt des bêtes. Cette action vise moins à la nutrition des rennes qu’au plaisir de l’éleveur d’interagir affectueusement avec ses animaux. L’analyse de la « progression schismogénétique » (p. 117) de l’interaction est ici pertinemment appuyée sur le séquençage photo d’une même scène, comme chez Bateson et Mead.
Figure : La distribution du pain aux rennes, un jeu d’intérêt et d’indifférence réciproque inter-espèces.
Crédit : Safonova et Sántha (2019 : 116), CC BY-NC-ND 3.0
Des fils conducteurs transparaissent d’une série à l’autre. Un chat blanc parcourt les pages, ici jouant avec les tresses d’herbes mises à sécher (p. 46-16, p. 86-3), taquiné par les humains avec des cigarettes (p. 26-9) ou avec des peaux de zibeline (p. 72-5) ou tout simplement observateur narquois (p. 92-5). Il contribue à un effet de familiarité bienvenu à travers des scènes fragmentées, tout en rappelant la place du jeu et des affects positifs qui animent cet environnement austère.
Microcosmes
Présente en filigrane tout au long de l’ouvrage, la perspective cybernétique des auteurs, empruntée à Bateson plus qu’à Mead, se fait progressivement plus nette. Le lecteur, séduit d’abord par un vocabulaire descriptif éloigné des catégories usuelles, voit peu à peu apparaître des termes comme « système communicatif », « patterns » « input/output » « progression schismogénétique ». D’autres termes comme « auto-réparation » (self repair, p. 161) sont appliqués à des objets inhabituels, ici à propos de la route du jade qui apparaît ainsi comme un système cybernétique autonome et autorégulé, dont machines, humains et flux ne sont que des composants. La dimension fortement mécanisée de cette route du jade, vaste infrastructure technologique qui traverse la taïga, va de pair avec la minimisation de l’agentivité humaine : sur les photographies, les humains apparaissent minuscules aux côtés d’énormes machineries elles-mêmes aux prises avec la taïga, la rivière ou la steppe. Alors que de nombreux humains sont mobilisés conjointement sur les chenilles, les docks ou dans les stations, seul un homme escorte un même chargement tout au long du voyage ; les autres ne sont que des rouages intervenant sur un segment, ignorant du système dont ils sont des membres (p. 153). La route du jade concentre uniquement des flux qui lui sont propres : nul n’emprunte ces infrastructures et ce trajet pour d’autres raisons que le transport du jade (p. 165), et sa place dans la vie de la taïga se réduit à son impact dramatique sur l’environnement (p. 173).
Figure : La route du jade traverse la taïga sans s’intégrer à son écosystème.
Crédit : Safonova et Sántha (2019 : 160 et 166), CC BY-NC-ND 3.0
Ailleurs, la vie dans la taïga semble faite de microsystèmes sans cesse assemblés et désassemblés par adjonction ou isolement d’éléments, des « microcosmes » sans cesse régulés les uns par rapport aux autres par d’imparfaits ajustements quotidiens. La grande force des auteurs est d’analyser simultanément ces systèmes et leurs régulations d’un point de vue pratique ou matériel et d’un point de vue des cycles émotionnels qui les sous-tendent.
Le terme « microcosme » ne doit pas prêter à confusion. Aux antipodes d’une approche cosmologique, ou même ontologique, fondée sur une vision du monde intégrative, les auteurs définissent la notion, d’après Bateson, comme un « système ouvert à d’autres systèmes, avec lesquels il est toujours en relation » (p. 8). C’est donc moins le microcosme de la Renaissance, cosmos complet, image miniaturisée de l’univers, que l’image de roues d’engrenage prises les unes dans les autres, qu’il convient d’avoir en tête. En ce sens, le premier chapitre sur l’arbre chamane donne le ton, en révélant un « diagramme microcosmique » (p. 9) qui est moins l’image réduite du tout qu’une entrée à la fois autonome et reliée aux autres domaines de la société, qui se déploient en « fractales » (ibid.) dans la suite du livre. Les petits sacs pendus à l’arbre chamane sont ainsi une sorte de sommaire des planches à venir. Le sac à thé renvoie à la consommation du thé au sein de la maison, sur une table et entouré de la famille, ou bien au thé emporté par le chasseur en expédition. Le sac à allumettes relie aussi bien aux usages sociaux de la cigarette qu’aux fumigations qui éloignent les moustiques des rennes. Le sac lui-même évoque différents modes d’emballage, de stockage et de transport, et permet à la fois de séparer un élément d’un système existant ou au contraire de l’ajuster pour constituer un nouveau système. L’arbre, la hutte de chasse, l’humain à pied, l’humain tenant un renne, l’humain en chasse accompagné de chiens et de son fusil, deviennent autant de « microcosmes » faits d’éléments sans cesse ajustés, dissociés et recombinés en entités fonctionnelles adaptées aux besoins ou à l’incertitude des buts recherchés. Les moments transitoires — de décomposition et recombinaison des entités fonctionnelles — sont particulièrement bien rendus par les rapprochements inédits qu’opère la juxtaposition photographique. Enfin, la recherche d’équilibre dans ces systèmes, qu’elle soit physique (faire tenir un bagage sur le dos d’un renne), atmosphérique (garder l’intérieur de la maison suffisamment sec), alimentaire (repérer un buisson de baies suffisamment dense pour permettre une cueillette facile, mais dont le produit tienne dans un seau qu’on pourra rapporter facilement), relationnelle (entre humains ou avec des entités non humaines) ou émotionnelle (les cycles affectifs de la chasse) est rendue sensible par la conjonction réussie entre les planches et les commentaires.
Figure : Le thé, un des produits suspendus à l’arbre chamane, circule entre les microcosmes mouvants du bivouac de chasse, de la table d’hospitalité, de l’intimité solitaire ou des libations rituelles.
Crédit : Safonova et Sántha (2019 : 22), CC BY-NC-ND 3.0
Le sens du titre, avec la notion de « microcosme », se construit petit à petit, au fil des fragments photographiques, jusqu’à ce que le lecteur, emporté par cette démonstration par « snapshots », se trouve en mesure de saisir cette fascinante théorie. Le choix photographique devient porteur de l’analyse anthropologique, à la fois au sens où il révèle l’inattendu et au sens où il étaye une hypothèse théorique comparative puissante, tout en restant accessible au grand public. En ce sens, le pari d’analyse anthropologique par la photographie paraît très réussi.
Sujets sensibles
Le parti pris des auteurs reflète la vie enclose sur les campements evenki et, avec elle, le point de vue partiel de celles et ceux qui y résident. Ainsi, on ne perçoit des échanges avec la ville que les voitures qu’on charge au départ, ou que les visiteurs qui se rassemblent autour d’une table avec du thé très sucré. On se sent immergé au campement, mais on est amené à se demander comment, concrètement, les éléments de la vie dans la taïga s’engrènent sur la vie extérieure au campement. Qui sont ceux des Evenki qui rejoignent un travail, qu’on pressent particulièrement éprouvant, sur la route du jade ? Quelles sont leurs motivations (désir d’évasion, salaire, etc.) ? Est-ce un travail temporaire ou permanent ? Quelles valeurs y sont associées (risque, richesse, trahison, etc.) ? Quels sont les contacts avec la ville, avec les autorités administratives et techniques (évoqués brièvement), avec les touristes qui n’existent dans le livre qu’à travers les objets qu’on leur vend ? Quels savoirs pratiques de l’environnement, du renne, des comportements du gibier, de la croissance des arbres, des changements climatiques sont mis en œuvre par les Evenki pour assurer leurs différents ajustements (cf. Gabyshev et Lavrillier 2018) ? Aux microcosmes evenki, il manque ici, me semble-t-il, un macrocosme plus large, avec tout ce qu’il comporte de contrôles administratifs, de tourisme exotisant, de normes vétérinaires, d’héritage du socialisme (Lavrillier 2013 a : 61). Les auteurs ayant traité de ces thèmes ailleurs (Safonova et Sántha 2011a, 2011 b), cet ouvrage peut se lire comme une pierre « microcosmique » dans l’ensemble de leurs travaux.
L’analyse photographique de Safonova et Sántha rend finement compte des interactions avec les entités non humaines (animaux, forêt, objets de collecte, artefacts), mais laisse paradoxalement de côté les interactions entre humains. Le parti-pris de montrer la vie evenki en mode mineur va avec le postulat d’une interchangeabilité des rôles documentés, en lien avec l’égalitarisme supposé des Evenki. Or les travaux de Lavrillier suggèrent que, sous l’apparente acéphalie de la société (« leur organisation politique étant fondée sur des consensus issus de pourparlers collectifs »), « les sociétés évenkes et évènes connaissent différentes formes de hiérarchie et de pouvoir selon les activités et les sphères de décision. La position de chacun résulte d’une combinaison de critères tels que l’âge, la capacité à chasser, à mener les activités d’élevage, à partager le gibier ou les rennes sacrifiés […] ainsi que […] le fait d’être en couple, d’avoir des enfants… » (Lavrillier 2013b : 74). Ces modes d’organisation semi-temporaires sont par exemple visibles dans l’organisation des caravanes de nomadisation ou encore dans celle des campements (ibid.). La dimension potentiellement genrée (analysée sur photographies par Goffman 1977) de certaines activités disparaît également derrière ce postulat, alors même que les auteurs, binôme homme-femme sur un même terrain, auraient eu la possibilité (rare) d’enquêter précisément sur cet aspect. Compte tenu des débats actuels sur l’existence et la nature des hiérarchies « indigènes » (Allard 2020, Erikson 2021), une discussion théorique sur ce qu’est l’égalitarisme chez les Evenki aurait constitué une ouverture bienvenue sur l’anthropologie politique, étayée par l’analyse photographique.
La relation photographique
Comme toute relation de terrain, « l’acte photographique [peut être vu] comme une relation sociale » (Antoniadis et Fontaine 2011 : 389). Ici, le nombre de photographies, le cadrage ni posé ni « à la dérobée » mais sur le vif, la durée du terrain, la maîtrise des langues et convenances sociales des Evenki par les anthropologues-photographes, tout indique l’acceptation, la confiance et même la complicité des interlocuteurs. Les quelques images où le « sujet » regarde vers l’objectif témoignent à la fois d’une conscience et d’une acceptation bienveillante, voire d’une surprise amusée (p. 24-5, p. 48-6, p. 100-7, p. 148-4, p. 162-3, etc.). Les auteurs ont pu documenter des situations potentiellement dégradantes ou soumises à des interdits, telles les déballages d’affaires « en désordre », les lieux rituels (arbre chamane, « table » d’exposition des défunts), la violence et la mort (dépeçage des proies ou des rennes d’élevage, manipulation de la viande), tous aspects qu’il serait difficile de photographier sereinement en terrain mongol, par exemple.
Figure : Montrer et regarder des photographies témoigne de la relation ethnographique.
Crédit : Safonova et Sántha (2019 : 146), CC BY-NC-ND 3.0
Au-delà de ces images, on reste curieux de savoir ce que les « sujets » pris en photo ont pensé des tirages eux-mêmes. La planche p. 48-49 montre des Evenki (un adolescent et un homme accompli) tenant dans leurs mains les appareils technologiques apportés par les enquêteurs. Or, on se demande quelles photographies sur eux-mêmes, et sur leurs microcosmes, les Evenki ont prises ou auraient pu prendre ? Plusieurs initiatives en anthropologie visuelle laissent place aux productions des interlocuteurs7, ou à la confrontation entre les images produites par l’ethnologue, par les médias et/ou par les enquêtés (Zevaco 2023). Ici, la démarche des auteurs ne s’aventure pas dans la direction d’une photographie « participative » ou collaborative8. La question du rapport des interlocuteurs à l’image, à la fois au sens physique (le cliché) et au sens métaphorique (la présentation) qui est donné d’eux dans le livre reste posée.
Figure : Le rapport des interlocuteurs à la production de l’image.
Crédit : Safonova et Sántha (2019 : 148), CC BY-NC-ND 3.0
L’ouvrage interroge enfin la restitution des savoirs ethnographiques. La qualité esthétique ou la résolution des images prime souvent, dans les demandes d’éditeurs, sur l’articulation scientifique, peut-être en l’absence de critères partagés d’évaluation de la qualité scientifique des productions photographiques. La difficulté qu’ont eue Safonova et Sántha à publier leur projet témoigne du paradoxe contemporain d’une édition scientifique friande d’images et de « science ouverte » qui ne se donne pas toujours les moyens de publications alternatives dont la visée scientifique prédominerait sur la qualité visuelle (Maresca et Meyer 2013 : 90).
L’ouvrage de Safonova et Sántha présente une entreprise rare sur le marché des publications anthropologiques. En faisant de la photographie à la fois un outil critique de terrain, un moyen d’analyse et un mode de restitution, l’ouvrage parvient à s’adresser à un large public et à amener des perspectives théoriques fines. En donnant un nouveau souffle à l’analyse photographique comme outil anthropologique, il aborde des questions méthodologiques, théoriques et épistémologiques pertinentes pour l’ensemble de la discipline. Il montre qu’il importe peu, en anthropologie, que les photographies soient belles, du moment qu’elles donnent à réfléchir.