Compte rendu du colloque « Les multiples contours de l’ethnologie. Rencontres et dialogues autour de ses métiers, compétences et usages », Aubervilliers, 26 mai 2023.
Le colloque « Les multiples contours de l’ethnologie »1, organisé par la Société d’ethnologie française (SEF) et l’Association française d’ethnologie et d’anthropologie (AFEA), visait à créer un espace de rencontres et d’échanges entre praticiennes, praticiens et usagères, usagers de la discipline. Il a permis de tisser des liens entre diverses pratiques ayant en commun la discipline ethnologique, ses savoirs et les manières dont les compétences acquises durant la formation d’ethnologues peuvent être mises en œuvre dans différents mondes/secteurs d’activités. L’appel2 portait à la fois sur la diversité des métiers ayant permis de valoriser ces compétences, sur les incidences de la démarche ethnologique dans les différents mondes sociaux et professionnels où elle se déploie, et sur le dialogue entre l’ethnologie et d’autres disciplines.
Nombre de personnes formées à l’ethnologie et à l’anthropologie à l’université (Master 2 ou Doctorat) ne travaillent ni dans une unité de recherche ni dans un emploi associé à une carrière académique. Par ailleurs, l’ethnographie est intégrée à l’enseignement de différentes disciplines et utilisée dans de nouveaux secteurs d’activités3. Il existe ainsi tout un champ relativement invisibilisé de personnes mobilisant des compétences d’ethnologue au sein de leurs activités professionnelles, soit dans le cadre de ce que nous avons appelé les métiers de l’anthropologie4, soit dans l’exercice de leur métier d’enseignant, de traducteur, de journaliste ou autre. Comment peut-on situer ces différents métiers et travaux au sein de la discipline ?
À la fin des années 1990, de nombreux débats ont porté sur la frontière entre la recherche fondamentale, qui s’exerce dans des institutions de recherche et d’enseignement, et la recherche appliquée qui répond à des questionnements d’organismes, publics ou privés (Baré 1995, Traimond 2004). La frontière entre les deux s’est estompée, notamment avec le développement de la recherche sur projet, et surtout avec l’essor d’une anthropologie impliquée, qui s’exprime dans l’engagement de l’ethnologue auprès de ses interlocuteurs sur le terrain, et se traduit par un travail de collaboration, et de valorisation des projets ainsi réalisées, par ces mêmes interlocuteurs. Lors de précédentes rencontres5, des discussions ont porté sur la question de la transmission de l’ethnologie hors de l’espace académique, sur les enseignements hors des départements d’ethnologie, sur les métiers de l’ethnologie. Nous poursuivrons ici la réflexion en l’ouvrant aux différents acteurs qui œuvrent à leur façon en lien avec l’ethnologie, afin de tisser des relations pérennes entre différents métiers, différents usages. La rencontre s’est déroulée autour de trois tables rondes : (1) L’ethnologie dans la didactique scolaire (2) Ethnologue à la croisée des mondes professionnels et (3) La co-structuration des métiers.
La démarche ethnologique dans les pratiques d’enseignement
Un premier domaine dans lequel les personnes formées à l’ethnologie ont trouvé une voie est celui de l’enseignement. Loin de mettre de côté les acquis de l’ethnologie, les enseignants formés à l’ethnologie se sont appuyés sur la discipline la considérant comme un instrument au service de la transmission des savoirs. Quels effets peut produire en retour cet « instrument » sur le cadre et les parties prenantes du dispositif didactique ?
Ludivine Egounleti, ingénieure pédagogique à l’INALCO, accompagne des enseignants de l’INALCO dans la conception et la scénarisation des diplômes de langues en ligne. Elle travaille au développement des ressources numériques de langues dites rares, minoritaires ou minorées. Ce travail s’inscrit dans des enjeux de visibilisation de ces langues dans l’espace numérique. Il a fait l’objet de recherches en humanités numériques, lesquelles ont abouti à la conception d’un jeu type serious game, qui articule des techniques d’ingénierie numérique à des recherches sur les dynamiques et rapports de domination d’une langue sur l’autre, les enjeux de visibilisation, la transmission des savoirs, en créant par exemple des distinctions entre langues rares, minoritaires ou minorées.
Alessandro Marinelli, prenant comme base les cours particuliers de piano qu’il donne à des enfants, a montré comment l’ethnographie avait déplacé son approche des ratages, des répétitions d’erreurs et autres blocages. D’un problème de transmission technique de la musique, ces écueils sont devenus des possibilités d’échanges sensibles qui participent à la transmission des compétences musicales bien que durant ces moments particuliers, la relation élève/professeur soit suspendue.
Sandrine Pinoteau, enseignante de français dans le secondaire, a développé, depuis huit ans (2015), au sein de son établissement, un projet pédagogique qui fait de l’ethnologie un moyen de traiter des thématiques faisant partie des enseignements, comme la citoyenneté, l’orientation, la préservation de l’environnement. En facilitant le recours à une pédagogie active et en favorisant les enseignements interdisciplinaires, l’ethnologie suscite la curiosité des élèves et leur réflexion sur ce qui les distingue et ce qui les relie.
Le chercheur en ethnologie/anthropologie impliqué dans d’autres mondes professionnels
Des ethnologues et anthropologues trouvent aussi des débouchés professionnels en tant que chercheurs ou chercheuses, dans des structures privées. Quelles sont les représentations et les attentes de leurs cadres d’intervention ou de leurs organisations de rattachement ? Qu’est-ce que ces structures apportent à la recherche anthropologique ?
Clara Boutet, doctorante dans le cadre d’une Convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE) conclue auprès du Groupement d’intérêt économique (GIE) d’une enseigne nationale de services financiers, a décrit comment la prise en charge de comptes rendus de réunions et les qualités ethnographiques qui s’y manifestaient (reproduction des propos tenus, neutralité axiologique, exhaustivité des échanges) lui ont progressivement permis de développer une légitimité au sein d’un groupe d’experts en charge d’un projet novateur sur lequel elle n’avait ni compétence ni connaissance particulières.
Christiane Dunoyer, directrice du Centre d’études francoprovençales de Saint-Nicolas, revient sur une enquête télévisée, coproduite avec la télévision publique italienne (RAI), qui portait sur la collecte d’éléments de tradition dans la Vallée d’Aoste. La prise en compte d’un tiers, le (télé)spectateur, dans la relation informateur-enquêteur, a pesé de différentes façons au fil de la diffusion de l’émission. Au début de l’enquête, les personnes interrogées se montraient peu enclines à s’exprimer devant une caméra, alors que les chercheurs, de leur côté, devaient aussi respecter des critères télégéniques. Par la suite, le succès rencontré par les premières diffusions sur une chaîne locale et sur des réseaux sociaux a fait évoluer cette prudence réciproque vers un engouement réciproque. Il en a résulté un foisonnement de données, et l’ouverture d’un espace de discussion dépassant le cadre de l’émission audiovisuelle, et tendant à faire évoluer la perception de la tradition vers une conception plurielle.
Maya Leclercq et Matiline Paulet, respectivement fondatrice et associée de la Coopérative de Sciences sociales appliquées Sociotopie (Lille), s’appuyant sur des exemples récents, ont plaidé pour la continuité entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Les savoirs incorporés durant un parcours de doctorat en ethnologie peuvent se convertir en compétences pour restituer aux populations ciblées par les commanditaires, et permettre de faire exister la parole de personnes jusque-là non consultées, pour pointer des « angles morts », pour faire une synthèse des connaissances sur un sujet, et pour travailler et communiquer au sein d’une grande diversité d’acteurs, où chacun emploie une langue qui lui est propre. Or, leurs expériences soulignent deux difficultés majeures : celle de la publication des résultats et celle des échanges avec des chercheurs académiques.
Co-structuration des métiers
L’ethnologie apparaît également comme une science complémentaire et porteuse de sens pour d’autres disciplines ou métiers qui constituent dans le même temps une entrée qui nourrit la réflexion ethnologique. Comment des méthodologies propres à l’ethnologie peuvent-elles se combiner avec d’autres compétences professionnelles ? Sous quelles formes ? Qu’apportent ces savoirs hybrides à la discipline ?
Marie Van Effenterre, qui mène en parallèle de son métier de traductrice littéraire des projets de recherche-action collaborative autour de la traduction et du plurilinguisme, a proposé d’aborder l’activité de traduction de textes en sciences sociales comme un terrain d’enquête ethnologique. Cette approche permet de mettre en question le modèle monolingue et le fonctionnement académique propres au contexte français, et ainsi d’être plus vigilant aux trajectoires des emprunts conceptuels qui peuvent avoir présidé aux précédentes traductions (en français) d’un texte.
Stéphanie Dadour a présenté l’apport issu de l’intégration des pratiques de l’ethnographie au sein d’un ensemble général d’enseignements sur les sciences humaines et sociales dans la formation des architectes. En prenant l’exemple d’enseignements sur l’habitat, elle a présenté l’enquête de terrain comme la méthode appropriée pour découvrir les usages des habitants et les composantes symboliques qu’ils associent à un lieu spécifique. L’enquête ethnographique pourra ainsi fournir des arguments ou des hypothèses pour soutenir un projet d’architecture. En outre, c’est en matière d’écriture et de transmission de ces expériences que les méthodes ethnographiques stimuleront durablement les pratiques de travail de ces professionnels.
Jean-Michel Huctin, en conjuguant ses compétences d’ethnologue avec celles d’éducateur spécialisé, a été en mesure d’aborder activement le problème sensible de la maltraitance des enfants inuits. Il a participé pendant de nombreuses années à Uummannaq au Groenland aux activités socio-éducatives d’une maison d’accueil pour les enfants en danger. Au cours de ce travail, il a privilégié la participation (travail d’éducateur avec les jeunes) sur l’observation (travail du chercheur). Il a ainsi pu contribuer à l’émergence du sujet, et favoriser sa compréhension et son traitement dans le respect des valeurs inuites. Cette expérience a également été l’occasion d’être coauteur d’un film de fiction franco-groenlandais pour le cinéma : Le voyage d’Inuk (Magidson 2010) qui a contribué à redonner une certaine confiance en eux aux jeunes inuits qui en sont les acteurs.
Stéphane Tessier, médecin tropicaliste, a utilisé des approches ethnologiques pour investiguer des sujets que la médecine telle qu’elle lui fut enseignée, avait tendance à maintenir dans une zone d’ombre. Selon lui, la routine de fonctionnement développée par les institutions de rattachement de ces « métiers de l’empathie » (médecin, infirmier, en l’élargissant à d’autres institutions comme la justice, l’éducation, etc.) avaient tendance à favoriser dans les interactions le recours à des stéréotypes et à des assignations identitaires de la part de l’acteur institutionnel à l’égard des « usagers ». En fin de compte, ces pratiques revitalisaient des schémas de domination de type colonial par l’entremise de personnes qui pensaient s’en être détachées.
Michel Villette et Marc Ferré, respectivement professeur émérite de sociologie et agent d’assurance, dans un dialogue mettant en regard leurs pratiques respectives de l’ethnologie en entreprise, soutiennent que pour accéder à l’intimité du fonctionnement ordinaire d’une organisation, il faut y exercer une fonction qui ne doit pas être considérée par la direction de l’entreprise comme une activité de recherche. Face aux difficultés de cette approche, plusieurs options, issues de leurs parcours respectifs, sont proposées : établir un binôme entre un praticien en activité et un chercheur académique ; évoluer au fil de sa carrière d’une posture de praticien innovant vers une posture de chercheur académique ; tenter de métisser les deux approches.
Pour conclure, il apparaît clairement que les formations en ethnologie et anthropologie ont une vocation au-delà du monde académique en s’inscrivant dans une demande nouvelle de compétences et de transmission de savoirs de la part, par exemple, du système éducatif, du secteur industriel, ou encore du monde associatif. Il ressort également que les ethnologues développent hors académie une grande variété de démarches innovantes dans la pratique de la discipline. Outre le fait de constituer un objet d’étude à partir d’une situation de travail, le double positionnement professionnel (enseignant, traductrice, journaliste, ancien éducateur, etc.) facilite l’accès à des milieux voire à des sujets parfois embarrassants. Il conditionne une posture de participation observante et ouvre des champs d’action et de recherche supplémentaires (études télévisées, exercices d’apprentissages en classe). Cette double posture a aussi ses contraintes. D’une part, la « bonne » distanciation est d’autant plus délicate à trouver que le chercheur et la sphère de travail restent étroitement liés ; d’autre part, des difficultés apparaissent lorsqu’il s’agit d’inscrire ces démarches dans un cadre de recherche académique et, a fortiori, lorsqu’il est question de publier des résultats à partir de ces travaux. Aussi paraît-il intéressant de favoriser les dialogues entre les personnes ayant différents métiers, usages et pratiques et les questions qu’elles posent à la discipline ethnologique. L’organisation d’événements comme ce colloque y participe, mais ne saurait suffire.