Compte rendu de Ziad Fahmy, 2020, Street Sounds. Listening To Everyday Life in Modern Egypt. Stanford, Stanford University Press, 288 p.
Depuis une trentaine d’années au moins, un champ académique se développe autour des études sur les dimensions sonores de la vie sociale, donnant naissance à des recherches très variées regroupées au sein du domaine générique des sound studies. En France, ce champ émerge tout d’abord dans le courant d’histoire du sensible initié par Alain Corbin (1991, 1994), et, au sein du laboratoire CRESSON (Centre de recherche sur l’espace sonore & l’environnement urbain) de Grenoble, autour de la sociologie des pratiques sonores, des recherches architecturales et urbanistiques en lien avec la notion d’ambiance (Augoyard et Torgue 1995 ; Augoyard 2003 ; Thibaud 2002 ; Amphoux et Le Guern 2017). Les ethnomusicologues contribuent également à cette éclosion scientifique en élargissant le champ de leur discipline au domaine sonore afin d’observer la variabilité et la relativité des frontières entre musiques et environnements sonores selon les sociétés, les groupes, les cultures et les époques historiques. Christine Guillebaud, ethnomusicologue au CNRS, crée ainsi en 2011 le collectif MILSON, pour une anthropologie des milieux sonores, un groupe pluridisciplinaire fédérant entres autres des historiens, acousticiens et anthropologues1. Il n’est donc pas surprenant que des ethnomusicologues figurent parmi les coéditeurs des trois ouvrages les plus récents parus en français, dans lesquels se confirme une attention pour l’écoute subsumant désormais le seul cadre musicologique (Bachir-Loopuyt et Damon-Guillot 2019 ; Guillebaud et Lavandier 2020 ; Velasco-Pufleau et Atlani-Duault 2021). Ces études du sonore procèdent parfois des anthropologies de la musique (par exemple l’étude des effets sonores liés à l’amplification ou celle des sensorialités musicales et des modes d’écoute), mais elles construisent aussi en parallèle ou de façon autonome un raisonnement sur les différents modes de production, de réception et de socialisation des sons. Cet ample mouvement qualifié de « tournant auditif » (auditory turn) par Ana Maria Ochoa Gautier concerne donc l’ensemble des disciplines et non uniquement l’ethnomusicologie. L’intensification des travaux historiques sur l’audition notée par cette dernière invite à rester attentif aux pratiques d’écoute « dispersées dans plusieurs champs et lieux de savoir et d’inscription sonore » (Ochoa Gautier 2014 : 6).
En Égypte, actuelle et ancienne, au-delà de la musique, thématique en constant renouvellement dans les études sur ce pays, les sons urbains, du Caire principalement, sont l’objet de travaux diversifiés au sein desquels une perspective hygiéniste prédomine. La nocivité et l’influence néfaste des bruits de la ville sur le métabolisme et la psychologie des habitants sont régulièrement soulignées dans la presse et par les chercheurs. Refat et Eissa (2014) cherchent à proposer des solutions pour atténuer le « problème du paysage sonore » (soundscape problem) et promouvoir un « confort auditif » (aural comfort). D’une façon générale, le discours public donne du Caire l’image d’une mégalopole soumise à une cacophonie permanente qui se mesure physiquement en décibels (Hopkins et al. 2001, Hopkins 2011). Pourtant, malgré l’intensité du trafic et des différentes pollutions sonores, dont l’appréciation reste relative, les voix humaines se fraient un passage dans les espaces de la ville. Les crieurs de rue aux appels nombreux et variés suscitent l’intérêt des chercheurs : Jean-Jacques Luthi (1985), historien et philosophe, s’intéresse aux marchands ambulants et Noha Gamal Said (2014), architecte et urbaniste formée au Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’environnement urbain (CRESSON), à l’ensemble des appels de rue (Battesti 2020). Cet engouement pour les voix des rues est ancien. Halim el-Dabh (1921-2017), ethnomusicologue et compositeur, pionnier de la musique concrète, se remémorait peu avant sa disparition les sons de sa ville natale du Caire, à une époque (les années 1940) où celle-ci résonnait des cris des marchands de quatre saisons : « Ces gens qui viennent vendre des choses, ils ne le font plus aujourd’hui. Ces vendeurs qui appellent dans la rue Khiyar khiyar ya banadora ya ‘enab, ya banadora bandoraaaaaa (‘concombre, concombre, oh tomate, oh raisin, oh tomate, tomate’), et les pigeons (ḥamām, en Égypte on mange les pigeons farcis) et le gars qui amène le gaz dans votre cuisine, chacun avait une chanson (…) » (el-Dabh cité par Puig 2019 : 125)2.
L’auteur de ces lignes et Vincent Battesti (2016 et 2020) ont exploré de leur côté les ambiances sonores du Caire et les perceptions des habitants. Ils cherchaient à accéder au langage naturel des sons, c’est-à-dire à la verbalisation des expériences auditives ordinaires. Ils ont déployé une procédure expérimentale et collaborative intitulée « Mics in the Ears » (litt. « des micros dans les oreilles3 ») pour contourner les difficultés à mettre en mot ces expériences, et recueillir les données nécessaires à l’élaboration d’une écologie sonore de la ville.
Le Caire et l’Égypte ont ainsi donné lieu à une importante production ethnographique que Battesti recense et analyse dans son texte « Ethnographies Sounded on What? Methodologies, Sounds, and Experiences in Cairo » (Battesti 2020). L’histoire n’est pas absente de ces productions de savoir académique autour du sonore, comme en témoigne la contribution de Sibylle Emerit dans un ouvrage pionnier sur les paysages sonores de l’antiquité (Emerit 2015)4 ou encore la recherche en cours d’archéoacoustique d’un temple égyptien (le pronaos de Dendara)5.
Ziad Fahmy, professeur à la Cornell University, joint la voix de l’histoire contemporaine à ce domaine d’étude. Il se donne pour objectif d’historiciser les sons de la modernité égyptienne de la fin du XIXe jusqu’au milieu du XXe siècle. Pour cela, il décrit les différents bruits qui résonnent dans les rues cairotes, les transformations de la vie quotidienne et les profondes modifications des environnements sonores. S’il se réfère peu aux travaux dédiés au sonore en Égypte, il est vrai majoritairement en français, il s’inscrit dans l’histoire et l’anthropologie sensorielles et dans le courant des sound studies initié par le compositeur canadien Raymond Murray Schafer auquel on doit l’idée de soundscape ou « paysage sonore » (Schafer 1994). Cette notion désigne tout champ acoustique à étudier, découpé dans la totalité de l’environnement. L’idée initiale de Murray Schafer était de contribuer à la préservation de « l’orchestration sonore du monde » — the orchestration of the world soundscape — menacée par le développement industriel et urbain. Néanmoins, si la notion de soundscape a fait florès, la plupart des auteurs, dont Fahmy qui ne l’indique pas explicitement, mais le démontre au fil de ses analyses, s’éloignent de cette dimension normative6.
Le lecteur de cet ouvrage ne doit pas s’attendre à une restitution nostalgique des sons des rues du Caire, car c’est à travers les filtres sociaux des descriptions de journaux, les discours normatifs des élites, les films et reconstitutions, ou encore les chansons qu’il les discerne. Ces filtres ranimés par la minutie historiographique tournée vers les « témoignages auditifs » (ear-witness accounts, p. 15) révèlent la force des processus de distinction de classe tout au long de la période et l’ambivalence de la réception des sons des rues du Caire par ceux dont les voix « autorisées » ont traversé le temps.
Dans ce programme, le son est appréhendé comme une voie heuristique pour comprendre le passé, et je chercherai aussi à montrer qu’il est tout autant une entrée précieuse pour sentir les vibrations du monde qui s’écoule au présent. Le travail de Fahmy nous permet donc de revenir sur une histoire sonore égyptienne et, prenant appui sur ce matériel, de discerner les ancrages temporels de pratiques présentes. Il offre également un point de vue à la fois méthodologique et heuristique sur l’émergence de nouveaux objets de recherche autour des pratiques et perceptions sonores, situés aux confins de l’ethnomusicologie, de l’anthropologie de la musique et des sound studies.
L’ouvrage est organisé en trois parties : les sons de la rue et les formes d’appropriation des espaces publics, les infrastructures et les sons de la modernité et les sons des performances publiques (funérailles, mariages, discours politiques). Il s’ouvre sur un moment sensoriel saisissant à partir du tableau de l’exposition agricole et industrielle de 1936 par un journaliste de Radio Égypte (al-radiū al-Misrī). Il dépeint le vacarme émanant de haut-parleurs installés sur le toit du Musée du coton diffusant des publicités, des saynètes comiques et des enregistrements musicaux. Ce moment inaugure une histoire des sons et des paysages sonores (soundscapes) de l’Égypte, profondément transformés par les développements techniques qui révolutionnent les transports urbains (tramway, automobiles, trains) et les technologies sonores (radio et haut-parleurs).
Je propose de présenter les apports de l’ouvrage en le resituant parmi différents travaux politiques, anthropologiques ou sociologiques sur la ville, spécifiquement Le Caire, qui le prolongent ou permettent de le discuter. J’aborderai d’abord la façon dont l’organisation urbaine et les pratiques de la ville, les formes d’appartenance et de présence sont bouleversées par ces changements technologiques. Puis je traiterai de l’instauration d’un nouveau paysage sonore, marqué par l’électrification et les formes technologiques de l’amplification du son. Enfin, je m’arrêterai sur le redoublement des frontières sociales par le sonore qui traverse l’ensemble du vingtième siècle et démontre une nette hiérarchisation entre les classes, ce qui n’exclut pourtant pas certains recouvrements.
Civilités, sensorialités et agentivités
Le visage de la ville est modifié en profondeur par les nouvelles technologies urbaines, dont l’éclairage public, qui favorise l’essor de la vie nocturne, ou encore les infrastructures tels les réseaux souterrains et routiers qui bouleversent la ville en surface et sous terre. Entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle, le nombre de véhicules motorisés s’accroît de façon exponentielle et, avec eux, le vacarme de la ville, augmenté d’une pratique de communication routière qui se met immédiatement en place : l’usage prolixe du klaxon. Il suscite dès la fin des années 1930 la production de messages gouvernementaux recommandant d’y recourir uniquement en cas de nécessité, messages demeurés vains jusqu’à nos jours (p. 103, 105).
Deux chapitres décrivant ces changements profonds servent en quelque sorte de colonne vertébrale au livre, donnant le ton et l’orientation des changements rapides de l’environnement urbain égyptien. Ces derniers sont issus de la mise en place de systèmes sociotechniques qui contiennent des « composants inanimés et animés techniques et organisationnels », ce qui leur vaut parfois d’être qualifiés de « cyborgs » (Hughes 1998 : 840)7, et contribuent à la fabrique de la ville et à la production de nouveaux régimes de sensorialité.
De fait, les relations entre citadins sont bouleversées par ces changements qui affectent les sensorialités. Déjà, le sociologue allemand Georg Simmel avait mis en lumière le rapport entre métropolisation et modifications sensorielles en Europe, pour signaler la « prédominance incommensurable de la vue d’autrui sur l’ouïe » (2013 [1907] : 633). Simmel insiste beaucoup sur la vue comme sens privilégié dans les transports modernes dans lesquels les citadins passent du temps à se voir, sans s’adresser la parole. Il montre également que la vie moderne émousse l’acuité des sens à distance : « plus la civilisation s’élève, moins les sens ont d’effet au loin, et plus ils en ont tout près : non seulement nous devenons myopes, mais tous nos sens se réduisent à une courte portée ; mais sur ces distances réduites, nous n’en sommes que plus sensibles » (ibid. 638-639). Les métropoles et la modernité produisent des modifications du sentir, ce qui nous invite certes à porter attention à la structure des sens. Mais il importe aussi de reconsidérer la place de l’ouïe dans cette structure pour approcher les modifications des « régimes de sensorialité » dans les pratiques urbaines en Europe comme en Égypte. De fait l’ouïe fut probablement un peu dédaignée, au moins en Occident où « la vision était considérée comme le sens le plus noble », de « manière subjective, idéologique et culturelle » (Fabian 1983 : 106). L’histoire de la reproduction sonore permet dans ce contexte d’ouvrir une « alternative au récit dominant selon lequel la culture occidentale, en devenant moderne, serait passée d’une culture de l’audition à une culture de la vision » (Stern 2015 : 7). Au Caire, Fahmy décrit la façon dont l’ouïe est sollicitée par les nouveaux transports, le tramway et l’automobile. Les piétons ne sont pas oubliés et Fahmy leur consacre de beaux passages.
L’expérience du marcheur est d’abord multisensorielle : « pour marcher dans une rue encombrée du Caire des années 1930 ou 40, les piétons doivent regarder, écouter, et sentir, tout en décryptant les odeurs qui assaillent simultanément leurs sens » (p. 32). L’auteur ici prolonge par le sonore les réflexions de Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien (1990) sur la marche urbaine comme espace d’énonciation. Les actes de vocalités, comme les bruits de pas, forment une strate supplémentaire à l’appropriation de l’espace par les individus, passants, marcheurs, mendiants et le petit monde qui peuple les rues en général.
La signification et l’intentionnalité des bruits de pas des marcheurs ont évolué dans le temps. Ziad Fahmy note que faire intentionnellement du bruit en marchant pouvait correspondre à une sorte de civilité par laquelle un piéton annonçait sa présence à un autre qu’il est sur le point de dépasser. Mais projeter le son de ses pieds, intentionnellement ou non, peut revêtir une autre signification et correspondre à une stratégie de classe, pour attirer l’attention sur soi et son statut social, dans un pays où la plupart des pauvres urbains et ruraux étaient pieds nus. Dans Le Caire actuel, le son du frottement des pas sur le sol très présent et reconnaissable est devenu un « marqueur sonore8 » (soundmark, Schafer 1994 : 10) des quartiers populaires. Il est produit par la démarche de nombreux habitants de ces espaces et constitue une frontière sonore clairement identifiée par toutes les composantes de la société urbaine. Ce basculement dans la signification sociale du bruit de la marche se fait probablement au milieu des années 1950 quand les sandales en plastique bon marché (shipship, aussi appelées zanouba) s’imposent dans de larges fractions de la population. Le discours d’un habitant du Caire met en exergue cette caractéristique, quand il insère des références au quartier classe moyenne de Manial, où il dispose d’un second logement, dans sa description d’un parcours sonore dans le quartier populaire de Ghamra :
« Les gens à al-Manial marchent sans faire de bruit. C’est-à-dire qu’ils marchent avec légèreté sur le sol. Ils sont à l’aise, ils ont une voiture… Pourquoi nous [à Ghamra] entendons, nous, les sons des pas, c’est parce que le gars, c’est bon, il est crevé (…). Le gars, c’est bon, il arrive de son travail fatigué, alors il marche en raclant le sol, il ne peut pas lever son pied très haut. Tandis que les gens à al-Manial, ils ont des voitures, ils sont à l’aise et leur pied se décolle du sol avec facilité. Au point où il monte et il descend et tu n’entends pas de son. Mais ici, tu entends du son, car les gens marchent comme ça [il mime un pas lourd] » (Battesti et Puig 2016 : 311-312).
Avec la marche, l’histoire des sons de la ville proposée par Fahmy fait ressurgir des armées de vendeurs d’eau, de mendiants, de colporteurs et de marchands des quatre-saisons qui occupent la ville de leurs différents cris et appels, à l’instar des vendeurs d’eau, qui disparaissent au fur et à mesure de la progression de l’eau courante à partir du milieu du XIXe siècle. Le poète Bayram al-Tunisi dans un texte célèbre écrit en 1920 et mis en musique par Zakaria Ahmad, souvent repris depuis, donne du Caire une vision dépréciée par rapport aux civilités régnant à Paris et Londres en décrivant une ville bruyante dans laquelle on est sollicité en permanence :
« Je deviens fou, j’aurais tant aimé, ô mes frères, ne pas être allé à Londres ni à Paris !
Ce sont des pays modernes, propres, aimables et de bon goût et cela est irritant (…)
Pas de bonne femme blasée emplissant le monde de ses cris à l’aube
Car un proche du frère du mari de sa tante Um Ahmad est mort ! […]
Pas de marchand réclamant vingt piastres pour une chose que l’on aura pour une
Mes frères, même une aiguille, nous l’obtenons dans les cris et la douleur
Avec force invocations, sueurs et tractations […]
On n’y est pas assailli par des centaines de Sa‘îdîs avec leurs billets de loterie
Ni entouré de milliers de cireurs convoitant nos chaussures
Mon Dieu, je hais les cafés et j’ai cessé de les fréquenter
Je deviens fou, j’aurais tant aimé ô mes frères ne pas être allé à Londres et à Paris9 ! »
Mais si l’évocation de Bayram al-Tunisi n’est pas sans laisser transparaître de l’affection pour ce qu’il dénonce pourtant vigoureusement, il n’en va pas de même pour les autorités comme pour une nouvelle classe moyenne éduquée en forte progression dans la première moitié du XXe siècle. Peut-être du fait de son insécurité vis-à-vis d’une position sociale récemment acquise, surtout en lien avec l’élan modernisateur qui caractérise le pays à ce moment de son histoire, l’ensemble des prises de position émanant des membres de cette classe affiche un mépris et peu de considération pour les composantes populaires de la société. Un article de la féministe réformiste Nabawiyya Moussa sur le zār, un rituel d’adorcisme nilotique très présent à l’époque, dont Fahmy indique qu’il est l’objet de stigmatisations récurrentes, donne une bonne idée de la sensibilité intellectuelle au sein de cette classe10. J’en reprends un bref passage traduit par mes soins :
« Je ne vais pas donner aujourd’hui de conseils aux femmes pour qu’elles s’éloignent du zār. Et je sais que cette mauvaise coutume a déserté la plupart des classes supérieures de la nation égyptienne, et elle ne perdure en Égypte que par les femmes des classes inférieures. Et nous avons l’espoir que cette coutume disparaisse de leurs esprits au fur et à mesure que progresse l’éducation des filles, comme nous le voyons à présent. Nous pourrons ainsi effacer la honte de cette coutume ancienne qui nous vient de l’ignorance du passé ; et l’ignorance est un terreau où s’épanouissent les affabulations et les illusions. Me voici pourtant heureuse d’affirmer que la femme égyptienne progresse vers l’avenir à grands pas » (Moussa 1937).
Le réformisme égyptien qui accompagne la montée de l’État-nation s’empare ainsi des rituels populaires et vise la sensorialité et le corps. Wilson Chaco (2011) souligne le développement d’une « masculinité effendi » dans les années 1870-1940, engageant un travail sur le corps qui correspond à l’émergence d’un sujet politique en lien avec un projet nationaliste moderne. Le réformisme s’accompagne alors d’une tentative d’éduquer ou au moins de réduire au silence le peuple quand son encombrante présence contrevient aux idéaux de civilisation et de modernité portés par les pouvoirs égyptiens et les classes cultivées et aisées.
Le gouvernement use alors de la législation et de sa police pour tenter de mettre au pas la déviance, l’immoralité et la pollution sensorielle des masses urbaines. En 1896, un arrêté tente de circonscrire les empiétements, qui se poursuivent jusqu’à nos jours, sur la voie publique des particuliers lors de mariage de rue en stipulant que les intéressés « pourront être autorisés à occuper la moitié de la largeur de la voie publique, lorsqu’ils en feront la demande en payant les taxes prévues à l’art. 13 dudit règlement » (arrêté du 22 juin 1896, cité par Lamba 1911). Ce sont parfois de simples bourgeois qui cherchent à policer le peuple, à l’instar de l’homme d’affaires M. G. Eram dont Fahmy relate la demande incongrue adressée au gouvernement de lui donner patente pour taxer les milliers de marchands ambulants du Caire ou d’Alexandrie. Le gouvernement ne donne pas suite à cette requête, qui s’apparente à une forme de racket, mais ne réussit pas non plus à contrôler le commerce ni les mouvements des marchands ambulants qui sans cesse échappent à sa surveillance. La pratique des espaces publics au Caire a toujours été une source de conflit entre les autorités, municipales ou politiques, et les habitants populaires, et a entraîné progressivement la fuite des composantes bourgeoises de la société vers des compounds construits à l’extérieur des frontières de la ville historique médiévale et ottomane.
Retrouvant des accents lefebvriens sur le droit à la ville et l’incapacité de la technocratie bourgeoise à comprendre la complexité des pratiques de l’espace public, Ziad Fahmy montre les limites du pouvoir panoptique de l’État égyptien moderne quand il s’agit de contrôler et limiter l’agentivité des habitants : « Les plans, les cartes, les lois et les outils et techniques de contrôle de l’autorité moderne ont peut-être semblé impressionnants et complets sur des feuilles de papier bidimensionnelles, mais l’application réelle, si elle a jamais eu lieu, a presque toujours été contestée » (p. 79). De fait, les diverses façons, créatives, de s’approprier la rue, mise en œuvre par les hommes et femmes égyptiennes pour échapper au contrôle des autorités, sont une manifestation de la puissance du « domaine pratico-sensible » (Lefebvre, cité p. 55).
Au-delà de ces questions de pouvoir et de résistance, l’ethnographie des perceptions sonores entreprise par Battesti et Puig (2016 et 2020), prolonge l’approche de l’agentivité citadine par « braconnage » par la mise en œuvre d’une écologie sonore de la ville qui insiste sur les schèmes perceptifs populaires. Tout d’abord, les descriptions verbalisées du sonore laissent apparaître l’existence d’un découpage de la ville en grands domaines d’activité, découpage qui témoigne de l’existence de catégories implicites : la ville active, la ville en mouvement et la ville relationnelle. Ensuite, dans le cours de l’action, la perception ne hiérarchise pas les sons, comme le note précisément un habitant du quartier populaire de Darb al-Ahmar :
« Tout est imbriqué : les sons des outils [aswāt al-alāt], les sons des machines [aswāt makana], les sons [aswāt] des voitures, les sons des gens qui marchent [aswāt al-nēs māšiya] dans la rue, les sons [aswāt] des mosquées, les sons [aswāt] des gens qui marchent sur le sol et puis… les gens qui se saluent entre eux [nēs betḥayī baɛaḍiha], les gens qui se réconfortent, c’est vivant [al-wanas], c’est vivant, il y a de l’âme. » (Battesti et Puig 2020 : 179).
Cette remarque conduit à penser que le domaine sonore propose une continuité là où la vue, et le raisonnement qui l’accompagne, découpent : pas de hiérarchisation par exemple du religieux sur le profane, mais une continuité de l’expérience. La ville sonore et publique décrite ici est un espace dans lequel tous les domaines sont imbriqués, il est donc difficile de distinguer ou valoriser l’un par rapport à l’autre. Dans cette approche écologique, les pratiques et perceptions sensorielles organisent des « urbanités », c’est-à-dire des façons de prendre place dans la ville et d’y négocier sa place. Elles s’articulent avec des citadinités qui sont formées quant à elles par les appartenances, les ressources identitaires et les représentations des citadins.
Les sons et rituels urbains et le nouveau paradigme de l’électrification
L’impact technologique et social de l’arrivée de l’électricité est particulièrement étudié en Occident. Elle implique la mise en place d’un système complexe technique et sociotechnique dont les nombreux composants sont en constante variation (Hughes 1983)11. Fahmy décrit dans le cas de l’Égypte, l’organisation technologique et commerciale de l’électricité et son implantation graduelle qui commence au tournant du XXe siècle dans les zones urbaines riches puis s’étend lentement aux zones de la classe moyenne et de la classe ouvrière des années 1920 aux années 1950 et au-delà. Avec la lumière, la vie nocturne prend de l’essor, les radios envahissent les cafés, le niveau sonore général s’accroît, de même que les plaintes pour nuisances qui favorisent l’extension de législations antibruit, des appels des vendeurs de rues et des klaxons aux usages publics de la radio. Au milieu des années 1940, le développement des microphones et des systèmes d’amplification sonore modifie encore plus les paysages sonores. Les appels à la prière sont progressivement amplifiés et diffusés par haut-parleurs ; ils deviennent l’une des signatures sonores les plus remarquables des territoires urbains comme ruraux.
Les différents rituels insérés dans la ville sont concernés au premier plan par ces évolutions. Les tentes de cérémonies (shawādīr) commencent à être électrifiées à partir des années 1940 et accueillent des appareils d’amplification et des microphones pour les orchestres de mariage, ce qui conduit à une forte augmentation de l’intensité sonore de la musique. Dans le même temps, la récitation coranique amplifiée remplace les vocalisations verbales et non verbales des femmes désormais considérées comme vulgaires et arriérées. Elles jouaient jusqu’alors un rôle primordial dans les deuils : rappelons-nous la « bonne femme blasée » qui emplit « le monde de ses cris à l’aube », rencontrée plus haut.
Ziad Fahmy livre ainsi de précieuses indications sur les paysages sonores de ces cérémonies sans toutefois en décrire les propriétés acoustiques spécifiques. Or il se passe quelque chose d’important, au milieu du XXe siècle, quand l’électrification touche le domaine sonore. Le développement de l’amplification qu’elle permet entraîne, en effet, l’émergence d’une esthétique spécifique qui traverse et réunit l’ensemble des cérémonies populaires, les fêtes de saintes et saints (mouleds), les mariages (beledis) « locaux », avec le sens de populaires, qui se tiennent dans une portion de rue appropriée pour l’occasion, jusqu’aux appels à la prière.
Cette esthétique est liée à l’usage spécifique d’effets électroacoustiques inhérents à l’amplification. Une signature sonore propre à l’ensemble des rituels urbains, reconnaissable par l’ensemble des citadins, dont les modulations historiques restent à explorer, fait son apparition. La saturation du son en est la première caractéristique. Celle-ci est au départ involontaire. Pour des raisons économiques, les sonorisateurs de fêtes et rituels urbains utilisent systématiquement des matériels low-tech comme des répliques à bas coûts d’amplificateurs et d’enceintes (par exemple les enceintes Montrabo qui imitent les Montarbo italiens de très bonne qualité, mais beaucoup plus chers), tout en cherchant à élargir au maximum l’espace sonore. Cet usage a pour conséquence l’instauration d’une saturation sonore assortie de la présence de parasites sonores. Il s’agit donc d’un effet involontaire, produit d’un usage de la technologie dont les conséquences sur la fabrique des environnements sonores se révèlent durables, un usage technique transformé un trait esthétique. La saturation acquiert dès lors une signification forte, elle devient un élément central de l’ambiance sonore des rituels urbains, fêtes familiales et religieuses. Elle s’accompagne d’autres effets, volontaires ceux-là dès le départ, comme l’écho (delay) et la réverbération (reverb), le premier en priorité dans les mariages, le second plutôt dans les cérémonies religieuses (lors de célébrations données en l’honneur d’un saint patron, ou de séances de louanges à Dieu et son prophète).
Écho et reverb se différencient par l’intervalle de temps qui sépare chaque répétition. L’un répète la note, l’autre la fait résonner. L’impression de résonance provient de la brièveté de l’intervalle entre chaque son réfléchi qui ne permet pas de distinguer un son de l’autre. Dans le cas de l’écho, il est possible de distinguer chaque son répété et son usage dans la fête de mariage permet de mettre en exergue le nom d’une personne scandée par le nabatshī12 car l’écart séparant les sons est plus long que pour la résonance.
Ces effets sonores s’imposent jusqu’à aujourd’hui en Égypte, non seulement dans les modes d’amplification des rituels, mais également dans certaines musiques qui les reproduisent avec diverses intentions esthétiques. De nouveau l’ethnomusicologie dialogue avec une anthropologie sociale du sonore. L’électrification, comme processus autant technique qu’esthétique, articule musique, sensorialités et dynamiques sociales. Elle constitue un point de jonction entre l’ethnomusicologie, l’histoire, les sciences sociales et physiques (acoustique) comme l’a démontré le récent colloque tenu à l’Institut français d’archéologie orientale au Caire, « Création musicale et électrification sonore en Méditerranée, XXe-XXIe siècle », organisé par Panagiota Anagnostou (Université de Ioannina) et l’une des éditrices de ce numéro, Séverine Gabry-Thienpont. Ainsi, si l’ouvrage décrit les sons des rues en insistant sur les effets de l’électrification sur les paysages sonores et les pratiques urbaines, il n’explore pas le champ, certes encore peu défriché, de la production même des effets sonores et de leurs propriétés acoustiques et significations sociales.
Nostalgie sonore et pacification culturelle
La critique des fêtes de saints et saintes et de leur environnement ludique, considérés comme peu propices à la spiritualité, s’exerce de manière récurrente dans une Égypte qui cherche sa voie de modernisation. Elle englobe les paysages sonores de ces moments collectifs qui apparaissent extravagants. La religion dite populaire et les contextes de son exercice sont directement visés par les dignitaires sunnites et par les autorités égyptiennes. Au début du XXe siècle, le mufti d’Égypte ne cesse de dénoncer « des célébrations de la naissance du Prophète laissant libre court à des danses passionnées, des chansons d’amour dédiées aux garçons et concubines ou la présence d’alcool » (p. 202). De leur côté, les classes moyennes éduquées se voient en agents du changement, pour élever les « masses urbaines et rurales mal lavées, malodorantes, bruyantes, ouvertement sexualisées et superstitieuses » (p. 53-54).
Tout au long du XXe siècle, les tentatives de réduire au silence le peuple urbain se multiplient. Il s’agit de domestiquer l’anarchie urbaine, et notamment la pollution sonore qu’elle émet, source potentielle de désordre social. Les sons du religieux sont concernés par ces velléités réformistes. Les tentatives d’unifier les appels à la prière au Caire au milieu des années 2000 en témoignent. Face aux nombreuses plaintes de riverains dérangés par le adhān (appel à la prière), le ministère des waqf (biens religieux), responsable des mosquées, décide de mettre en place un adhān unique et centralisé relayé par des mosquées mises en réseau. Pourtant, et malgré le volontarisme du ministère, cette mesure n’aboutira jamais (Farag 2009 : 60).
Si la rectitude religieuse n’aura jamais raison des expériences populaires, les acteurs culturels peuvent tenter de les aseptiser. Fahmy donne l’exemple de la nostalgie des sons d’antan qui se fait jour à différentes époques et qui, comme toutes opérations de la mémoire, est une construction historique largement déterminée par les conditions du moment. Il souligne que les descriptions de la façon dont les Égyptiens existaient dans le passé sont teintées d’une nostalgie romancée d’une époque imaginée plus simple et plus heureuse, lorsque les qualités positives « authentifiantes » pensées comme « inhérentes à tous les Égyptiens » étaient actualisées.
Dans le même ordre d’idée, la sociologue Iman Farag évoque le mode romantique de traitement du son de la prière de l’aube qui fait jouer une nostalgie des sociabilités d’antan et d’un entre-soi communautaire (ibid.). L’opérette El-Leila el-Kebira (« La grande nuit », parole du poète Salah Jahine musique de Sayed Mekawy, 1961) qui met en scène un mouled, quelque peu folklorisé, voire fantasmé, s’inscrit également dans ce mouvement pointé par Fahmy. Il avance que cette opérette représente pour la plupart des auditeurs leur unique ouverture vers le monde des mouled. Ainsi avec les descriptions négatives d’une Égypte retardée, obstacle à la modernisation où se côtoient criminalité et immoralités, cohabite la vision nostalgique d’une Égypte authentique, simple et heureuse.
Peut-être faut-il nuancer le propos de Fahmy pour noter que les frontières socio-sensibles demeurent mouvantes et ambivalentes : le curseur se déplace entre les polarités du respectable et du vulgaire, de l’acceptable et de l’inacceptable. Le populaire peut dans certains contextes historiques devenir désirable auprès de franges des classes bourgeoises urbaines. La révolution de 2011 est ainsi un moment de modification du rapport à la vulgarité langagière qui traverse les classes sociales et se manifeste par l’adoption d’un langage cru par une partie des composantes bourgeoises de la société. À l’inverse, des actes ou pratiques d’arrangement esthétique (acts of aesthetic ordering) prennent place lors de l’occupation de la place Tahrir, traduisant une aspiration à la pureté qui stigmatise les usages populaires de la place (Winegar 2016 : 610). Appliquées aux pratiques sonores, les frontières de la pureté et de la souillure révèlent certes des hiérarchisations sociales, mais aussi des formes d’acceptation de sons « populaires », à l’instar des sonorités du courant musical mahragān (ou « electro-shaabi »), qui représentent une forme de contre-culture adoptée par une partie des jeunesses urbaines. Déjà dans les années 1940, le rapport au zār de l’ethnomusicologue et compositeur Halim el-Dabh ne reflète pas l’optique dominante au sein de la classe bourgeoise et éduquée dont il est issu. En effet, il trouvera dans le rituel l’inspiration pour créer l’une des premières œuvres de musique concrète mondiale (Taʿabir al‐zār, « Expression du zār », 1941). L’intérêt qu’il porte au zār et aux traditions et musiques populaires l’influence profondément. Plutôt que d’établir des différences de nature entre les cultures, les musiques et les hommes, selon des segmentations sociales et culturelles qui s’installent à l’époque, El-Dabh imagine des solutions de continuité, sous l’influence de l’enseignement du zār (Puig 2019).
Il n’en demeure pas moins que le son n’a cessé depuis cette époque jusqu’à nos jours de constituer un marqueur social sur lequel prennent appui les classements des différentes composantes d’une société urbaine en friction, à tel point que l’on peut évoquer une lutte des sons qui s’étend sur l’ensemble de la période considérée. Le domaine sonore n’échappe évidemment pas aux grandes tendances sociales, culturelles et historiques qui ont façonné l’Égypte actuelle ; il en est même l’un des moteurs. C’est le mérite de l’historien de décrypter ces partitions où le sonore vient élargir la palette des expériences collectives et contrastées pour penser à nouveaux frais la fabrique de la vie sociale de l’Égypte passée et actuelle.
Street Sounds poursuit le dialogue émergent entre l’histoire, l’anthropologie urbaine, politique et culturelle et l’ethnomusicologie afin de déterminer les significations socioculturelles, économiques et politiques des sons du passé. Cet échange reste à continuer par des partages méthodologiques, par exemple le recours par les historiens aux méthodes de l’ethnomusicologie, au-delà des sources et des archives. D’un point de vue épistémologique, anthropologie et ethnomusicologie proposent des pistes pour réévaluer les effets sociaux et esthétiques du sensorium dès lors que l’on prête plus d’attention à l’écoute. Elles permettent ainsi de montrer comment les membres de la société urbaine, certes stigmatisée par les autorités et classes supérieures, pensent et organisent leur présence sonore au monde, au-delà de leur relation au pouvoir et au système de classe.