Compte rendu de Christine Guillebaud et Catherine Lavandier (dir.), Worship Sound Spaces. Architecture, Acoustics and Anthropology, Milton Park, Routledge Research in Architecture, 2020, 229 p.
De la perception à l’harmonisation
L’ouvrage édité par Christine Guillebaud et Catherine Lavandier se présente comme un « lien entre la description de l’expérience du son et l’analyse des principes techniques et acoustiques qui permettent de créer et d’expérimenter le son » (p. 4), le tout appliqué aux espaces religieux. Il tend à montrer que le son est l’une des caractéristiques essentielles de l’expérience religieuse au point d’en définir parfois les limites spatiales. La publication propose un parcours qui part d’une approche perceptuelle jusqu’à la notion d’atmosphère (attunement), en passant par la prise en compte des références sociales et culturelles propres aux terrains étudiés. Les éditrices tentent de réaliser le défi de faire dialoguer des professionnels de l’acoustique architecturale, des historiens et des anthropologues. Elles prennent en compte le mouvement opéré par les premiers afin de passer d’une analyse des propriétés acoustiques d’un bâtiment vers un intérêt pour la perception de l’auditeur et une écologie du sonore au sens large. Or dans le champ d’une approche perceptuelle, il reste encore beaucoup à faire, même si des méthodologies spécifiques ont été développées, notamment par le laboratoire du CRESSON1, comme les parcours commentés et les écoutes réactivées.
L’ouvrage se compose de trois parties et onze chapitres. La première partie explore les intentions acoustiques des bâtiments de culte. La deuxième fait état d’études de terrain autour de la question de la perception du son. Enfin, la troisième partie propose des exemples récents de restauration d’ambiances sonores de lieux de culte. L’ensemble des chapitres offre la possibilité d’écouter des extraits audio grâce à des liens internet. L’approche se veut multidisciplinaire même s’il s’agit à ce stade d’une juxtaposition des perspectives plutôt que de collaborations. L’ouvrage laisse ouverte la place dévolue à chacune des disciplines et la manière dont elles peuvent interagir de manière profitable. L’introduction postule la rareté des travaux sur la manière dont le son est produit dans les liturgies au moyen des « technologies du sacré » et leur lien avec les espaces architecturaux, ou encore la question du silence dans la sphère religieuse et son lien avec les propriétés architecturales d’un lieu particulier. Pour autant, les études proposées ne sont pas toutes centrées sur un bâtiment ou un lieu de culte, mais ouvrent sur des rituels ou liturgies mobiles, ou encore des espaces sonores à l’échelle d’un quartier sans que la question de la relation de ces architectures avec une certaine extériorité soit véritablement posée.
Une anthropologie des modes d’immersion dans les espaces religieux s’ancre en ethnomusicologie dans les travaux de Steven Feld avec le concept d’« acoustémologie » (1996) dont l’objectif est de décrire la manière dont chaque société construit son « écologie acoustique ». Elle empreinte également des éléments analytiques à une histoire des sensibilités et une anthropologie des sens (Corbin 2016, Howes 1991). Avec le terme « attunement », que l’on peut traduire en français par harmonisation, ambiance ou atmosphère, Jean-Paul Thibaud entend porter l’attention sur les « aspects atmosphériques du phénomène sonore » (p. 212). L’« attunement » se veut non pas un état, mais un processus actif, un « être-au-monde » qui prend en compte l’entremêlement avec le monde des sens : il s’agit de s’harmoniser avec la vie (« being attuned to life »). L’atmosphère se comprend alors comme une expérience immédiate et globale d’une situation. Il rejoint l’analyse de Tim Ingold autour de la manière dont les corps sont enrobés de son, « ensounded » (2011). Or, nous dit Thibaud, en nous donnant la capacité de nous harmoniser à notre environnement et à être affecté par lui, l’« attunement » transforme les sons en tonalités et ne peut se réduire à la somme de ses signaux acoustiques » (p. 216).
Après avoir passé en revue les différentes contributions de l’ouvrage, nous ouvrirons la discussion sur les manières de rendre compte de l’expérience immersive et du processus d’harmonisation. L’approche perceptuelle proposée par les éditrices de l’ouvrage interroge plus largement la partition dans le traitement du sonore entre une anthropologie du son et une anthropologie par le son. La première perspective s’ancre historiquement dans les travaux de R. Murray Schaffer autour des paysages sonores (soundscapes), tandis que la seconde est issue d’une critique des limites du concept de paysage sonore par l’acoustémologie. Cette dernière est envisagée comme modalité de connaissance et d’être au monde. Elle est essentiellement relationnelle, participative et interactive tandis que la notion de paysage sonore distingue le son de sa production culturelle même si l’objectif est de les mettre en lien après coup. Au contraire, une anthropologie par le son part du postulat d’une formation dynamique du monde par l’interaction entre les sons, les corps et les objets. Cette distinction entre une mise en lien d’un côté et une co-construction de l’autre a des conséquences significatives sur un rapprochement entre l’anthropologie et l’acoustique dans l’analyse des espaces religieux. En effet, s’agit-il de s’attacher à montrer de quelle manière nous habitons le monde par les sons ou au contraire de corréler deux ensembles de données, les unes acoustiques (sonores et vibratoires), les autres culturelles (pratiques religieuses) ? Se pose alors la question de la collecte des données qui peut passer dans un cas par des dispositifs tels que les parcours sonores, dans l’autre par la pratique de la description ethnographique. Cependant une troisième perspective peut être dégagée. Comme le souligne Wees (2019), le son ne se réduit pas à un évènement sonore, il est aussi une force vibratoire que l’on peut ressentir à différents endroits du corps. Le son contrairement à la vision n’est pas lié à un seul organe (ouïe) : il est distribué sur tout le corps. Or un des obstacles pour l’ethnomusicologue se situe dans la conscience limitée que nous avons de certaines vibrations.
Nous examinerons l’apport de l’ouvrage autour des questionnements que nous venons d’ébaucher. De quelle manière une collaboration avec la discipline acoustique et une approche perceptuelle peut nous aider à prendre conscience de ces vibrations afin de rendre compte de l’expérience immersive ? Qu’est-ce que les différentes méthodologies mobilisées (approche perceptuelle à partir de données acoustiques, parcours sonores, descriptions ethnographiques) mettent en jeu d’un point de vue épistémologique ? Enfin, rendre compte du processus d’« attunement » peut-il s’appuyer uniquement sur le sonore ou doit-il engager une anthropologie du sensible élargie aux autres sens ?
L’architecture comme lieu de l’expérience immersive
Dans « Characterizing the acoustics of places of worship: should we believe in acoustics indicators? », Marc Asselineau tente justement de mettre à plat la manière dont les éléments acoustiques peuvent être utilisés dans une approche perceptuelle. Le chapitre se présente comme un véritable guide à l’usage d’une expertise des bâtiments religieux. La réverbération est un des éléments les plus importants à prendre en compte dans le cas des espaces religieux caractérisés par l’usage du discours et/ou de la musique. Il conditionne leur intelligibilité. Un lieu de culte, nous dit Asselineau, se définit par ses traits architecturaux, son emplacement géographique, sa période historique, les spécificités du groupe de culte, les activités et les signaux acoustiques. Les caractéristiques architecturales dépendent des affiliations religieuses. Ainsi, les églises byzantines et certaines mosquées sont caractérisées par un large volume et peu de fournitures, ce qui provoque un long temps de réverbération. Les églises luthériennes sont peu volumineuses et contiennent des fournitures en bois. Les propriétés architecturales peuvent influencer l’écriture de la musique. Ainsi, la faible réverbération de l’église Saint-Thomas à Leipzig aurait conduit J.S. Bach à développer un style mélodique dense2. Une fois ces traits généraux posés, Marc Asselineau explicite les différents éléments acoustiques. La réverbération se définit comme le temps pris par un son stable pour s’éteindre complètement à partir du moment où il a été coupé. Il est le produit d’une multitude de réflexions acoustiques provenant de la surface de la pièce. L’écho quant à lui est le produit de plusieurs réflexions atteignant les oreilles de l’auditeur en même temps. La force se caractérise par la différence entre le niveau de la puissance sonore de la source et le niveau de pression du son. L’intelligibilité est obtenue différemment selon que l’on écoute un discours ou de la musique. Une faible réverbération permet une haute intelligibilité du discours, tandis qu’une longue réverbération, conduit l’auditeur à se sentir immergé dans l’espace sonore. La clarté et la richesse sonore sont définies par le rapport entre l’intensité d’un son direct comparé à un son réfléchi ou réverbérant. Plus l’intensité réfléchie est élevée, plus la pièce est perçue comme étant pleine et moins on peut entendre les paroles ou les sections rapides ou très articulées de la musique.
Outre ces propriétés physiques, les acousticiens doivent également prendre en compte les régulations internationales et locales en termes de sécurité dans les espaces publics. Ainsi le standard européen CIS 0.73 assure que tout le monde ait entendu l’alerte et les instructions correspondantes. Ils s’intéressent également au patrimoine protégé, aux nuisances extérieures et à l’isolation phonique. Le programme issu du travail d’expertise propose en fonction des besoins l’utilisation d’éléments absorbants, la réduction du volume du plafond par l’usage de plexiglas, l’introduction d’éléments électroacoustiques pour améliorer l’intelligibilité. La réalisation d’une modélisation appelée « auralisation » fournit un moyen de donner une impression de l’acoustique du lieu de culte, après intervention.
Maintenant que nous en savons plus sur la procédure des acousticiens et les éléments utilisés, revenons à la discussion autour du concept d’« attunement » proposé par Thibaud. D’une certaine manière, « l’auralisation » se veut une idéalisation de l’atmosphère sonore désirée pour une architecture religieuse. La perspective acousticienne propose des moyens physiques et formels de production de cette atmosphère attendue. Que se passe-t-il lorsque l’on essaie de comprendre comment l’auditeur est imprégné d’une atmosphère de spiritualité ? Par le son, nous dit Thibaud, qui est justement l’expérience spécifique aux lieux de culte. Il s’agit de comprendre comment un lieu, mais aussi « comment une situation est dotée d’une qualité diffuse spécifique, d’un ton particulier, qui nous sensibilise, favorisant un sentiment de participation aux évènements cultuels » (p. 215). Ainsi, le son a la capacité de structurer notre expérience, car nous entrons et sortons des lieux non seulement physiquement, mais aussi soniquement. Le son possède également la capacité d’incorporer différentes manières d’être ensemble et de créer une temporalité commune par synchronisation, contagion ou imitation. Il ritualise la manière dont on entend et dont on est entendu. Le son agit sur l’intensité de l’expérience en produisant une sphère séparée de la vie quotidienne, « une disposition hétérotopique qui vise à transformer ceux qui en font l’expérience » (p. 217). Mais de quelle manière le son opère-t-il pour mettre en œuvre les actions décrites jusqu’ici ? Premièrement par le flow et le mouvement, le va-et-vient en accord avec les courants de l’air et les conditions matérielles. Deuxièmement, par la réverbération qui est d’une importance capitale pour la liturgie et les performances vocales.
Dans le chapitre « What should the reverberation inside masjid be? », Ahmed Elkhateeb se propose de prendre en compte la perception des imams. L’auteur commence à nous raconter deux anecdotes personnelles mettant en scène un acousticien (lui-même) obnubilé par les conditions acoustiques optimales d’un lieu. Celui-ci s’aperçoit peu à peu de l’importance de prendre en compte le point de vue des principaux intéressés, à savoir les imams qui ont exprimé le besoin d’entendre leur propre voix durant les récitations. De la recherche d’un optimum acoustique, le travail d’Elkhateeb devient la recherche du meilleur environnement acoustique dans le cadre d’un confort sonore des imams. Il faut préciser à ce stade que les imams sont les seuls à être autorisés à réciter le Coran, leur confort est donc vital. Il faut également noter l’importance de la récitation. Les prières sont le second des cinq piliers de l’islam et se présentent comme un ensemble de positions corporelles associées à des mots spécifiques. Les récitations du Coran, selon les imams autorisés, peuvent être plus ou moins lentes, mais elles sont toujours plus lentes que le parler arabe usuel. Ce paramètre confirme la nécessité d’une longue réverbération.
L’expérimentation se propose d’exposer les participants à différents environnements acoustiques modulés par l’ajout de tapis. Cinq installations sont proposées à trente-trois imams de différents âges et nationalités, officiant dans des mosquées aux volumes et réverbérations différentes, choisis pour la qualité de leur performance et dont la langue maternelle est l’arabe. Les imams récitent de manière libre n’importe quel chapitre du Coran, sans amplification. Les résultats confirment l’effet positif d’une longue réverbération pour le confort des imams qui s’entendent mieux réciter. La réverbération amplifie leur voix, les aide à ajuster la performance, ajoute de la magnificence et de la profondeur spirituelle en donnant l’impression que l’espace continue de « performer » à leur suite.
Cette étude confirme les données récoltées par Nick Wees sur les Buskers, les musiciens du métro de Montréal (2019). Wees envisage la réverbération comme une « mimesis » et montre de quelle manière les Buskers intègrent la réverbération dans leur engagement créatif. Pour l’auteur, la réverbération est un élément important qui conditionne notre perception acoustique d’un lieu et nous aide à nous repérer. Or comme je l’ai précisé plus haut, il n’est pas toujours aisé d’avoir conscience de la réverbération. Les expérimentations acoustiques telles que proposées par Elkhateeb peuvent nous y aider. Comme dans le cas de Wees, Elkhateeb ne propose pas une étude abstraite, mais élabore un dispositif qui met en relation des lieux et des corps situés. De la même manière, en étudiant la manière dont les musiciens jouent créativement avec la réverbération dans le métro, Wees dégage des pratiques et des savoirs situés.
On peut se demander de quelle manière ces pratiques mimétiques induites par la réverbération s’inscrivent dans un ensemble sociétal plus large. La façon dont on se lie au sonore construit un éthos et une subjectivité politique particulière qui permet de s’orienter dans le monde (Teixido 2023). C’est également la perspective proposée par Hirschkind (2006) lorsqu’il analyse l’utilisation des cassettes de sermon par les croyants en Égypte, comme des conditions de l’émergence d’une subjectivité éthique (religieuse) et politique particulière. L’analyse des idées véhiculées par ces sermons n’est pas suffisante pour comprendre la fabrique de cette subjectivité. Les pratiques politiques sont aussi des activités sensibles, qui se déploient au sein de l’environnement urbain du Caire caractérisé par son intensité sonique. Dans ce cas, les données recueillies suite aux expérimentations avec les imams pourraient être également analysées en comprenant la manière dont les imams, mais aussi les croyants construisent depuis une vingtaine d’années un renouveau religieux au cœur de centres urbains particulièrement saturés au niveau sonore.
Avec le chapitre « Resonant voices and spatial politics: an acoustemology of citizenship in a Muslim neighbourhood of the Kenyan coast », Andrew Eisenberg s’attache à comprendre une altercation entre une expatriée et un imam autour de l’appel à la prière dans la vieille ville de Mombasa sur la côte kenyane. Cette altercation révèle l’incompréhension latente entre musulmans et non-musulmans dans un pays à dominante chrétienne. Pour mieux en développer les ramifications, Eisenberg propose une ethnographie « des pratiques sonico-spatiales islamiques » (p. 141), qui questionne le lien entre communautés locales et État national dans un contexte postcolonial. « L’ethnographie rend visible et audible les micro-combats politiques quotidiens autour de l’espace urbain et de l’appartenance sociale au sein de l’État-nation » (p. 143). Dans ce contexte, l’expatriée et l’imam mobilisent deux logiques de l’espace public.
Le quotidien de ce quartier est saturé par une polyphonie sonore entre l’Arabe et le Swahilí : muezzin, appel à la prière, sermons, récitations coraniques, radios, ordinateurs et autres dispositifs sonores domestiques ou émanant des boutiques. Il s’agit essentiellement de voix masculines, amplifiées électriquement, lisant des textes dévotionnels. Pour Eisenberg, on ne peut pas parler d’intertextualité, mais d’une « architectonique des évènements audibles qui résonnent dans les espaces et les sensibilités locales » (p. 146), un dispositif qui permet la formation du sujet dans un espace multisensoriel. La formation du sujet est le produit d’une habitude (par la prière), non pas celle d’un « habitus » inconscient, mais un processus d’incorporation (l’auteur fait ici référence au concept d’habitude chez Aristote) qui consiste à « acquérir l’excellence apprise à travers une pratique répétée jusqu’à ce que la pratique laisse une marque permanente » (p. 149). Si l’espace est saturé de voix d’hommes, il faut également prendre en compte la manière dont l’espace domestique des femmes est rattaché à cet ensemble. Pour cela, l’auteur mobilise la notion de « sanctuaire » qui connecte entre elles des places sacrées (la mosquée, La Mecque), mais aussi l’espace domestique, familial et privé. Eisenberg note d’ailleurs que lors des récitations du Coran, l’usage de haut-parleurs est interprété différemment : pour les musulmans, il s’agit d’un moyen d’atteindre l’espace privé des femmes et des familles ; pour les chrétiens, c’est la volonté d’atteindre les oreilles des non-croyants. Ces multiples incompréhensions caractérisent cet espace où s’opère un processus constant de négociation entre musulmans et non-musulmans.
Il ressort de cette description l’importance d’une mise en lien entre le sonore et les autres sens pour favoriser l’immersion et la construction du sujet au sein d’un espace caractérisé par sa multisensorialité.
Approche perceptuelle et multisensorielle
Si on envisage les pratiques politiques, mais aussi éthiques et religieuses comme des activités sensibles, ne faut-il pas examiner la manière dont nous habitons le monde au prisme de l’ensemble de nos sens ?
L’étude de Christine Guillebaud, « “Soundwalks in Shiva temple”: a situated approach to perceived ambiance » propose de s’intéresser à la perception des dévots d’un temple dédié à Shiva en Inde. Elle y affine la description de l’expérience sonore en proposant le concept de « transonorisation ». À partir de ses travaux antérieurs sur le temple de Shiva-Natarja à Chidambaram et la fabrique des systèmes d’ingénierie sonores destinés aux rituels, Guillebaud propose quatre effets perceptuels : signaler le temps et l’espace du rituel, interrompre la perception du dévot pour l’orienter vers le rituel, créer une fascination sensorielle, immerger le dévot dans une atmosphère sonore. Enfin, en contexte de rituel, le son revêt trois fonctions : indiquer l’action du rituel, servir d’offrande (sonore) aux déités, revêtir une collection de procédures pour rendre les déités manifestes. L’objectif de l’article s’attache à saisir la « perception ordinaire des dévots à l’intérieur du temple » (p. 107). Pour cela, Christine Guillebaud met en place des parcours sonores commentés dont l’itinéraire n’est pas prédéterminé à l’avance et la durée décidée sur le moment. L’usage du commentaire repose sur le discours indirect, sans questionnaire préalable. La recherche étant basée sur la verbalisation, l’intérieur du temple a été privilégié face à des espaces plus denses acoustiquement.
Dans ses résultats, Guillebaud explore la contradiction entre la caractérisation verbale émise par les participants d’un temple comme « place calme », alors même que les mesures acoustiques physiques montrent une intensité des bruits de la circulation urbaine qui se fait entendre à l’intérieur même du temple. L’ethnomusicologue se demande de quelle manière agit le lieu sur les participants. Pour Guillebaud, il s’agit d’une combinaison entre l’intention de sentir le calme, l’aménité du lieu et sa multisensorialité qui caractérise le processus comme « transonorisation », un concept qu’elle forge à la suite de celui de « transfiguration » de Philippe Descola (2016). Néanmoins, le temple se différencie des espaces de calme ou des expériences restauratives en ce sens que la qualité de « paisible » s’acquiert au long du processus de transonorisation qui combine sensorialité (les différents sens mobilisés dans la communication avec les déités) et l’intention de s’extraire d’un environnement pollué et saturé. Ce processus transforme l’état physique du dévot. Cette intention est caractérisée par Laurent Legrain et Marie Baltazar (2020) comme une « ligne de conduite ». Pour les auteurs, « être au monde » par les sons implique de développer un comportement attentif à l’environnement, c’est-à-dire une façon de se comporter qui implique des attachements particuliers. Les sons qui nous façonnent, laissent une empreinte en nous, une variation dans le ressenti, que nous pouvons décrire si nous prêtons attention aux lignes de conduite que les individus adoptent pour se rendre sensibles à ce qui les entoure.
Avec le chapitre « The church beyond worship: experiencing monumental soundscapes in the Roman Catholic churches of Montréal », Josée Laplace expose les enjeux patrimoniaux qui peuvent être exploités dans le cadre d’une réflexion pluridisciplinaire autour du sonore dans les espaces religieux. Il s’agit ici d’en appeler à la mémoire sonore et sensorielle associée à la fréquentation d’églises. Le catholicisme se développe dans la ville de Montréal au début du XXe siècle avant d’amorcer un mouvement de sécularisation à partir des années 1960. Les paroisses ont donné lieu à l’avènement de nouveaux quartiers construits autour d’une église dont le paysage sonore a pu marquer les habitants par l’usage des cloches et d’un orgue, ainsi que par la mise en place de règles pour la formation musicale qui sont venues uniformiser l’environnement sensoriel. L’article s’attache à montrer de quelle manière « la culture religieuse et sonore a pu laisser ses empreintes jusqu’à aujourd’hui » (p. 164) et « comment l’expérience contemporaine de ces lieux est ancrée dans des pratiques du passé » (p. 161). L’autrice part du postulat que le son et les modalités sensorielles liées à la fréquentation des églises sont un véhicule significatif de sens à travers le temps, qui influencent encore les schémas d’expériences corporelles. L’expérimentation s’appuie sur la sélection de quarante personnes aux différents profils et croyances, invitées à effectuer des parcours commentés et des entretiens compréhensifs dans onze églises (9 catholiques et 2 presbytériennes) avec des architectures variées.
Pour interpréter les résultats, Josée Laplace explore la relation entre son et mémoire. Elle remarque que le son peut évoquer des souvenirs, que les composants atmosphériques transmettent des états d’esprit spécifiques, enfin qu’un même horizon d’attente sonore relie les différentes églises entre elles. Josée Laplace s’interroge sur le caractère « extraordinaire » du lieu. Le son permet justement d’explorer cet aspect, notamment parce qu’il affecte notre perception du temps et de l’espace, ce qui amène une déconnexion du son et de son origine (par exemple, on pense qu’il est tout proche alors que sa source est lointaine). Les effets de réverbération, d’écho et de résonance amplifient cet aspect. La dilation du son, sa filtration ou encore l’isolation phonique concourt à produire l’église comme un espace de calme. La « monumentalité » du son s’articule avec un sentiment de relaxation. Les participants associent cette monumentalité au monde sacré et se réfèrent à des archétypes de type cave ou montagne. Pour l’autrice, le son fabrique les églises comme « un monde à part » et la mémoire sensorielle réactivée lors de ces parcours commentés pourrait être un moyen pour transmettre et vivifier un patrimoine culturel.
Pour Baltazar et Legrain, l’empreinte sonore est descriptible parce qu’elle est formée de relations sociales qui tissent les liens entre humains et non-humains. Les éléments culturels et la vie sociale dans lesquels baignent les individus forment des ressources et des appuis pour agencer, potentialiser ou orienter ces lignes de conduite. Pour les auteur·trices, c’est à la description des cours d’action que les individus mettent en place pour se remémorer, que doivent se consacrer les ethnomusicologues si il·elle·s veulent analyser « l’empreinte sonore » des environnements sur les individus ? D’autre part, on peut s’interroger sur la façon dont les parcours commentés construisent et induisent une interprétation de ces églises comme « lieux à part », qui concourent à corroborer une intuition assez répandue.
Le chapitre « Sound heterotopia in Cistercian monastery » va encore plus loin dans cette idée d’un « lieu à part » en mobilisant le concept foucaldien d’hétérotopie. L’expansion bénédictine au XIIe siècle a vu passer le nombre de monastères cisterciens de 10 à 700 en un siècle. La réforme cistercienne menée par l’abbé de Clairvaux a permis de mettre en place une organisation spatiale qui articule la dimension transcendantale avec les réalités domestiques, et de faire du monastère cistercien un lieu économiquement viable. Pascal Joanne questionne la place du silence souvent associée à ces lieux et cherche à montrer que ces monastères présentent une configuration sonore spécifique qu’il qualifie d’hétérotopique. Pour lui, les monastères ont en communs, non seulement des propriétés architecturales (il a conduit son enquête à Noirlac et Clairvaux), mais également une atmosphère qu’il s’agit de caractériser.
En 1967, Michel Foucault développe son concept d’hétérotopie qui se définit comme « la matérialisation physique d’un espace utopique » (p. 180), « une utopie fabriquée qui connecte un monde imaginaire au monde réel » (ibid.). L’hétérotopie se caractérise par six principes que Pascal Joanne cherche à retrouver dans l’étude des monastères cisterciens : une fonction spécifique, l’universalité (toutes les cultures feraient l’expérience d’un « autre lieu »), la mutation fonctionnelle (l’attachement à une forme profondément marquée par l’hétérotopie permettrait à ces lieux de se reconvertir), la juxtaposition spatiale (le rapprochement dans un même espace d’actions irréconciliables comme la dimension transcendantale et domestique), l’ouverture hétérochronique (la rupture temporelle et spatiale est la condition nécessaire à l’expérience sensible), enfin les règles d’accès au lieu (qui influencent le sonore en isolant le lieu des bruits extérieurs).
Grâce à des outils de modélisation 3D, l’auteur tente de reconstituer ce qu’entendaient les moines dans un monastère médiéval : « quelles sont les situations actives d’écoute vécues par les moines ? » (p. 187). Pour Pascal Joanne, le monastère cistercien est moins un lieu de silence qu’un lieu d’écoute (d’un texte lu). Une grande partie du temps des moines en dehors des activités est consacré à l’écoute, le silence n’en serait qu’une conséquence et non la principale caractéristique. Cette étude d’un lieu hétérotopique centré sur l’écoute et le silence reproduit une vision assez répandue de la dévotion religieuse occidentale (Schmidt 2000) qui a pu avoir comme conséquence de stigmatiser des pratiques d’écoute dans des espaces sonores saturés, comme porteuses d’un danger de passivité et de soumission. Dans ce cas, l’immersion sonore est vue, à la suite de Kant, comme le véhicule d’un dessaisissement de son autonomie par le sujet politique moderne.
Tous ces chapitres ont la particularité de centrer leurs études sur l’intérieur d’un lieu de culte, que ce soit un temple, une mosquée, une église, un monastère. Qu’en est-il des travaux qui tentent de prendre en compte une chronologie sur le long terme, des espaces diversifiés et mouvants, ainsi que les conflits potentiels de l’espace et de ses usages ?
L’espace sonore religieux
Avec « Bells, auspiciousness and the god of music » Astrid Zolter choisit de se concentrer sur la notion de « rituel », ce qui lui permet de porter attention aux pratiques religieuses hors du temple dans une perspective sonore. Son étude se situe dans la vallée de Katmandou au Népal, en mobilisant des données issues de l’observation de deux groupes : les Newar et les Parbatiya. Dans ces cultures, les brahmanes, uniquement des hommes, possèdent le monopole de la production du son rituel ; les musiciens proviennent des castes les plus basses et sont en charge de la production de la musique instrumentale, tandis que le chant est réservé aux femmes.
Au sein du rituel, le son est le lien qui permet d’articuler des actions entre elles et définit des espaces spécifiques. Il structure le rituel par des signaux qui indiquent que celui-ci a commencé. En tant que « marqueur », le son est omniprésent et peut atteindre de grandes portées, il est idéal pour connecter humains et non humains. Enfin, en l’absence de limites spatiales, le son crée l’espace du rituel. L’autrice distingue des lieux de rituels permanents, temporaires et en mouvement. Dans les lieux de rituels permanents, les cloches et les conques sont actionnées pour divertir les déités et chasser les esprits malveillants. Dans les lieux de rituels temporaires, le son des mantras permet d’établir un espace de rituel. Les mantras n’ont pas forcément besoin d’être compris ou d’avoir une fonction précise, leur dimension esthétique est tout aussi importante. On remarquera ici, à la suite des études centrées sur l’intelligibilité du discours dans les lieux de culte, que la dimension esthétique de la récitation est rarement prise en compte lorsque le focus est centré sur les besoins du récitant. Cette remarque incite à croiser les études sur le vécu des croyants et sur la manière dont ils reçoivent ces récitations. L’objet du rituel permet de porter attention à d’autres éléments comme les sons et les moments propices. Le son ici n’est pas seulement message transmis, mais le moyen de lier ensemble tous les éléments qui contribuent à l’accumulation de ce qui est « favorable » et propice. Cet aspect s’accentue avec le rituel en mouvement, car c’est bien cet aspect « auspicieux » qui est « agi » par le son à chacune des étapes. Encore plus que dans la configuration précédente, le son est un outil pour stabiliser l’espace rituel, pour annoncer que celui-ci est en train de bouger. Enfin, les sons ont le pouvoir de mouvoir les déités et les danseurs qui les représentent.
Dans « The worldmaking ways of church bells: three stories about the Cathedral Notre-Dame de Paris », Gaspard Salatko s’intéresse aux usages contemporains des cloches et à des situations qui engagent les cloches de manière inédite. L’auteur part de l’hypothèse que les cloches persistent dans d’autres formes qui peuvent être décrites. Pour cela, il combine fiction, médias et ethnographie multisituée, au cours de laquelle il retrace les différentes formes que revêtent les cloches dans notre culture contemporaine. Son travail s’inscrit dans le champ de l’anthropologie de l’art avec la mobilisation du concept d’agency (Gell 1998). Si une histoire du rôle, de la structure des cloches (Regnault 2010) ou de la culture sonore des XVIIIe et XIXe siècles (Corbin 1994) est bien développée, de quelle manière les cloches persistent-elles dans notre imaginaire quotidien ? Gaspard Salatko en trouve des traces dans les œuvres culturelles : le livre Le Jour le plus long de Cornelius Ryan (1959) suivi du film au titre éponyme met en scène un parachutiste échu sur le clocher d’une église lors du débarquement en Normandie. L’auteur fait également référence à l’expérience de sonneur de cloches de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (1842). Pour autant, il n’existe presque plus de sonneurs de cloches manuels de nos jours. Salatko poursuit alors son ethnographie en observant l’usine de production de cloches Cornille-Havard et la manière dont l’histoire des cloches est racontée au public venu la visiter au moyen d’une exposition, mais aussi d’une manipulation des cloches. C’est de cette même usine que sortent les cloches rénovées de Notre-Dame de Paris, replacées en 2013 pour le 850e anniversaire de la cathédrale. Elles sont alors exposées au public et l’auteur s’interroge sur la capacité de ces cloches rénovées (qui datent de 1856) d’affecter notre société sécularisée. Elles susciteront une diversité de pratiques. Le 31 janvier 2013, les 9 cloches sont baptisées telles des icônes. Le 12 février 2013, les FEMEN se mettent nues dans la cathédrale et frappent sur ces cloches pour protester contre la position de l’Église vis-à-vis du « mariage pour tous ». Le 23 mars 2013, les cloches sont actionnées pour la première fois et suscitent une diversité de réactions. Le 8 janvier 2015, elles sonnent le glas en hommage aux attentats de Charlie Hebdo. Les cloches se trouvent ainsi prises à l’intersection de valeurs chrétiennes et mondaines, leur symbolique est questionnée et requalifiée au sein d’une circulation globale des engagements citoyens. Elles révèlent des réactions « socialement dissonantes » (p. 72) et un « ajustement permanent des sujets » (ibid.).
La place de l’ethnographie dans une anthropologie du sonore
L’ouvrage apporte une indéniable contribution aux questionnements actuels qui caractérisent l’évolution de l’ethnomusicologie autour d’un intérêt renouvelé des processus acoustiques, d’une ouverture à d’autres approches disciplinaires et d’une réflexion épistémologique sur les dimensions du sonore et de l’écoute. Il s’ouvre également sur la place du sonore au sein d’une anthropologie du sensible. Cependant, il s’agit plus d’une juxtaposition de chapitres issus de disciplines différentes que d’une volonté d’évaluer l’effectivité d’une collaboration de ces disciplines dans une situation donnée comme c’est le cas du travail sur la mémoire sonore et l’acoustique de Notre-Dame de Paris avant l’incendie de 2019 (De Muynke, Baltazar, Monferran, Voisenat, Katz 2022). D’autre part, la relation entre architecture et espace religieux au sens large est peu problématisée, même si des pistes de travail sont apportées : rituel, conflit spatial et conflit d’usage. Enfin, l’usage des parcours commentés, s’ils permettent au moyen de la verbalisation d’affiner la description de l’expérience d’immersion dans un espace « à part », ils ne prennent pas en compte les actions et pratiques des croyants.
Cette critique nous ramène à la place de l’anthropologie lorsqu’il s’agit d’aborder le sonore comme une porte d’entrée pour comprendre la fabrication des collectifs. Si l’ethnologie s’est constitué des outils d’enquête où l’on trouve les parcours commentés, il reste que la description d’une situation ethnographique est un instrument viable pour décrire la complexité des situations sociales. Les architectures religieuses sont des lieux susceptibles de reconversion, de multiples usages problématiques et conflictuels où les objets (cloches, etc.) peuvent revêtir des significations divergentes, sans compter les imaginaires populaires mobilisés dans le rapport à ces lieux. Le fait que la plupart des contributions centrent leur analyse sur un lieu spécifique sans analyser sa place au sein d’un écosystème sonore et religieux plus large élude la place que ces mêmes églises ou temples occupent au cœur de nos sociétés contemporaines, de leur rapport au centre et aux marges religieuses et politiques, enfin, leur inclusion dans un espace sonique plus large. La question est moins de rejeter les parcours commentés, qui permettent comme je l’ai montré d’affiner la description de l’expérience et d’en montrer la spécificité — comme le fait Christine Guillebaud de manière convaincante en la distinguant des lieux calmes ou espaces restauratifs —, mais de réfléchir à la place qu’ils peuvent prendre dans une description plus large de l’espace sonore. Ainsi, que donnerait le dialogue entre une étude des besoins des imams telle que développée par Ahmed Elkhateeb, dans le contexte conflictuel de la vieille ville de Mombasa décrit par Andrew Eisenberg ?
Il s’agit aussi de réinsérer le vocabulaire acoustique dans une compréhension de la société étudiée. Ainsi, les normes et standards de sécurité peuvent être questionnés à l’aune d’une anthropologie de la vigilance et de l’alerte où le sonore est prépondérant, même s’il n’est pas l’unique sens utilisé. Il ressort d’ailleurs de la lecture l’aspect évoqué d’une multisensorialité qui gagnerait à être plus amplement étudiée. De quelle manière le sonore opère en lien avec les autres sens dans la production d’une atmosphère ? Enfin, l’étude des bâtiments religieux pose la question de ce qui est observé, souvent réduit à « l’intérieur » de l’architecture, où les transitions sont traitées comme des moyens d’isolation phonique. Pourtant, les marges, les espaces liminaires, les « fossés » (Tsing, 2020) sont des viviers d’écoute sonore qui en disent long sur le rapport des espaces religieux avec un « extérieur ». D’une manière plus large, l’étude des espaces religieux et ce qui en ressort — lieu calme, à part, atmosphérique, hétérotopique —, pourrait être réinterrogé à la lumière d’une anthropologie de l’attention à notre environnement. Si la capacité du son permet « d’incorporer différentes manières d’être ensemble » (Thibaud, p. 217), de construire une temporalité commune, il n’en reste pas moins que cette harmonisation est travaillée par des inattentions, des moments mineurs de présence du fait religieux (Piette 2003).