La rédaction de Lectures anthropologiques est heureuse de vous annoncer la parution de son dixième numéro, après huit d’années d’existence. Ce numéro est l’occasion de constater que notre projet éditorial unique, porté par une équipe de chercheurs et chercheuses bénévoles, commence à imprimer sa marque dans le paysage de l’anthropologie francophone. Signes de cette reconnaissance, l’octroi de financements de l’INSHS et de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel pour la finalisation de ce numéro, l’élargissement du comité de rédaction, et l’engagement dans des chantiers visant à renforcer la présence numérique de la revue.
Anthropologie et études post/dé-coloniales : quels dialogues, quels croisements, et quels points de butée ? Notre 10e livraison aborde cette question au travers de sept comptes rendus (dont un relevant de la rubrique « débat ») et d’un feuillet d’actualité, suscités dans le cadre d’un dossier coordonné par Alice Aterianus-Owanga et Émir Mahieddin. Entamée en 2020, cette parution est le résultat d’un long temps de maturation, qu’il nous semble intéressant de mentionner, car pour partie révélateur du nœud de tensions cristallisé autour de cette thématique dans l’espace académique français. En réunissant des regards anthropologiques sur la constellation de pensées regroupées autour des labels « postcolonial » et « décolonial » ainsi que leurs critiques, ce numéro s’engage en effet sur un terrain marqué par une forte politisation. Celle-ci s’incarne dans une série d’accusations, d’ingérences ou de censures à l’encontre de la recherche en sciences sociales, et dans une crispation d’une partie des débats autour d’oppositions réductrices entre pro- et anti-. Autant de situations et de propos qui accroissent la confusion entre discours militants et analyses académiques, et empêchent souvent de saisir dans leur complexité et leur hétérogénéité la nature des travaux regroupés derrière ces labels post- et décolonial, leurs filiations polycentrées, et leurs dialogues, plus ou moins anciens et convergents, avec l’anthropologie.
Dans un tel contexte, la forme du compte rendu critique s’avère plus que jamais propice à un retour au débat d’idées argumenté et à l’analyse mesurée. Les articles ici publiés s’appliquent à cette tâche en discutant d’ouvrages dévolus à des objets associés aux études post/décoloniales, écrits par des auteurs et autrices affilié.e.s à ces domaines, ou à des synthèses sur la question.
Fernanda Azeredo Moraes discute d’une anthologie transculturelle de textes réunis par Silvia Contarini, Claire Joubert et Jean-Marc Moura en vue de penser les héritages protéiformes du colonialisme européen. Elle souligne l’importance de développer les efforts en vue de traduire, éditer et faire entendre les voix plurielles nées des situations (post)coloniales et des vies sur la frontière qu’elles racontent. Elle regrette cependant la relative absence des voix féministes dans le corpus recensé, et les limites d’une approche par aires culturelles.
Les textes d’Ary Gordien et d’Ashley Mayer Thibault se penchent également sur des travaux publiés ou édités en France, mais plus explicitement centrés sur la question de la race, dont les renouveaux théoriques s’avèrent étroitement corrélés aux actualités de la littérature post- et décoloniale. Le premier (A. Gordien) l’aborde à partir d’un essai d’Alain Policar, dont il relève l’incapacité à éviter l’amalgame entre approches militantes de la race et étude scientifique des rapports sociaux de race ; le second (A. Mayer-Thibault) l’appréhende en réfléchissant aux formes d’appartenance identitaire et de « mélancolie libérale » transparaissant en creux d’un récent essai antiraciste de Jean-Loup Amselle. Cette question des rapports sociaux de race constitue la toile de fond du dialogue entre Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle analysé par Joseph Tonda, dans un texte de la rubrique Débat. Joseph Tonda y lit les correspondances entre ces deux auteurs au prisme de sa réflexion sur les formes perverses de colonialité et de représentation des corps noirs et africains telles qu’elles se réfléchissent dans les échanges académiques contemporains entre Afrique et Europe.
Le compte rendu critique d’Alice Aterianus-Owanga génère un autre effet d’intertextualité à l’intérieur du dossier, puisqu’il se consacre à l’œuvre de Joseph Tonda, plus précisément à son ouvrage Afrodystopie et à la trilogie qu’il clôture. Elle y met en évidence les écarts analytiques et méthodologiques transparaissant entre une anthropologie des structures hégémoniques et apparemment inamovibles de domination symbolique traversant les régimes postcoloniaux d’Afrique centrale, et une ethnographie historique, attentive aux indocilités, contradictions et plis quelquefois imprévisibles du social. Kyra Grieco insiste elle aussi sur l’ethnographie comme art de s’arc-bouter contre les théories uniformisantes, en traitant de la question de l’extractivisme dans le contexte bolivien, à partir de l’ouvrage de Penelope Anthias. Grieco défend la nécessité de complexifier les interprétations cristallisées autour de la seule composante néocoloniale de l’extractivisme, pour saisir comment luttes autochtones et extraction s’interpénètrent aussi parfois. Non loin de là, du côté du Mexique, Marjolaine Bédiat discute le récit d’une recherche qui se donne pour décoloniale et appliquée, celui de Mariana Mora à propos de son engagement militant dans un projet de démocratie participative de communautés zapatistes. Bédiat en examine les apports et les limites au prisme de ses propres recherches sur les enjeux de souveraineté dans l'État mexicain d’Oaxaca. Le Feuillet d’actualité de Carla Bertin fournit un éclairage complémentaire à la description des options post- et décoloniales telles qu’elles se déclinent actuellement dans la recherche française, en revenant sur la journée d’études « Quand le Sud pense le Nord ».
En clé de voûte au dossier, Emir Mahieddin échafaude dans son introduction une imposante analyse des correspondances passées et présentes entre anthropologie et corpus postcoloniaux et décoloniaux, pour rendre saillantes les zones de contacts, d’examens réciproques ou de friction qu’ils entretiennent. Tout en relevant les contradictions pratiques, méthodologiques ou éthiques sur lesquelles buttent les anthropologues face à certaines propositions ou théories décoloniales, il plaide en faveur de la force de trouble et de potentiel heuristique du « contre-champ » qu’elles offrent pour l’anthropologie.
En hors-dossier, Ricardo Ciavolella fait état des dialogues imparfaits entre anthropologie de la diplomatie et anthropologie politique à partir de sa lecture d’un dossier récent de la revue Terrain.
Sans plus tarder, nous vous souhaitons une lecture stimulante et troublante de ce numéro, et nous tenons ouvert.e.s à la réception de vos propositions de futurs dossiers thématiques. Le prochain, à paraître en 2024, sera consacré à l’ethnomusicologie et à ses tonalités contemporaines.