Compte rendu de David Graeber, 2019, Les pirates des Lumières ou la véritable histoire de Libertalia. Montreuil, Libertalia.
Les pirates des Lumières ou la véritable histoire de Libertalia est le dernier essai imprimé du vivant de David Graeber (1961-2020). Sa publication originelle se fit en langue française, en 2019, chez un éditeur dont le nom le tenta tout naturellement (p. 9) : les éditions Libertalia. Suite à sa mort soudaine à Venise en septembre 2020, ceux et celles qui connaissaient son œuvre notèrent sans doute l’ironie du sort : en quelque sorte la carrière de Graeber s’arrêtait là où il l’avait commencée. C’est en effet à Madagascar, le lieu d’élection de la supposée Libertalia, que l’auteur de Dette mena ses premières recherches de terrain, dans le cadre de sa thèse de doctorat encadrée par Marshall Sahlins (1996). Déjà, à partir de 1987, début de cette thèse (ibid.), Graeber était un familier du peuple malgache. Dans leur langue, il fut d’abord un vazaha (un « étranger ») avant de devenir un vahiny (un « invité ») puis un zanatany (un « fils de la terre », soit un intime du pays). Mais peut-être parce qu’il fut l’auteur d’ouvrages moins « exotiques » intéressant davantage une critique des bureaucraties et du capitalisme d’État, la place de Madagascar dans sa pensée n’a sans doute pas encore trouvé l’importance liminaire qu’elle a pourtant désormais. En effet, cet essai testamentaire sur la piraterie malgache s’inscrit dans la droite ligne de l’anthropologie anarchiste sur laquelle Graeber a travaillé toute sa vie. Située dans l’océan Indien, cette anthropologie contribue clairement à critiquer les orientations idéologiques qui président généralement à l’écriture de l’histoire mondiale.
Le titre de son livre est aussi provocateur (p. 24) que trompeur, conformément à la malice des pirates que Graeber a faite sienne. Provocateur, car les flibustiers sont rarement associés à des philosophes et encore moins aux penseurs des Lumières. Trompeur, car il ne porte pas sur la Libertalia légendaire décrite par le capitaine Charles Johnson dans son Histoire des plus fameux pyrates. Selon Johnson, en lequel il est aujourd’hui courant de reconnaître Daniel Defoe, Libertalia fut le nom de l’emblématique démocratie pirate forgée au nord de Madagascar à l’âge d’or, sorte de cristallisation terrestre de la politique égalitaire qui régnait sous tout pavillon noir (Defoe 1990, t. II : 19-64). Libertalia devint aussitôt et jusqu’à nos jours un récit utopique exemplaire de la vie des pirates tel que l’on pourrait dire que la démocratie véritable n’est pas née dans l’Antiquité à Athènes, mais à l’âge classique, sur les vaisseaux pirates, comme Graeber l’avança dans La démocratie aux marges (Graeber 2018b : 80-82). Partant toutefois du constat que ni l’histoire ni l’archéologie n’attestent de l’existence de cette Libertalia, Graeber analyse sans concession la possibilité d’existence d’une autre démocratie, advenue par la rencontre des pirates et des peuples malgaches de la côte orientale. L’un des grands intérêts de cet essai réside ainsi en ce qu’il s’efforce de rétablir le « point de vue des Malgaches » (p. 79) au sein d’une histoire où seuls les pirates européens avaient eu jusqu’ici droit de cité.
Le présent article se propose de restituer la dynamique argumentative des Pirates des Lumières, en inscrivant tant que faire se peut cet essai de Graeber dans l’économie générale de son œuvre ainsi que dans le champ de la pensée anarchiste. Il s’agira, pour conclure, d’évoquer Graeber en tant qu’il a incarné dans sa vie comme dans son œuvre une certaine figure pirate — en vertu de quoi on pourrait décréter que l’anthropologie anarchiste a désormais pour corollaire l’anthropologie pirate, dont Graeber fut le chantre, sinon le plus éminent représentant.
Des royaumes métis…
Après une préface et un prélude situant sa réflexion historique, anthropologique et politique, Graeber aborde dans la première partie (pp. 33-77) de son essai les légendes qui entourèrent l’apparition de pseudo-rois pirates dans le nord-est de la Grande Île entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle. Ayant écumé l’Atlantique et les Caraïbes, nombre de pirates décidèrent en effet par la suite de prendre base dans l’océan Indien, par où transitaient alors les navires marchands de la compagnie néerlandaise des Indes orientales. Ils s’installèrent essentiellement entre la baie d’Antongil et Tamatave (Toamasina), en passant par Foulepointe (Mahavelona) et l’île Sainte-Marie (Nosy Boraha). Galvanisés par les richesses qu’ils captèrent dans cette zone, certains d’entre eux, par malice ou par orgueil, s’autoproclamèrent rois, comptant sans doute sur l’influence ainsi induite pour déstabiliser les monarchies tyranniques de l’hémisphère nord. Ce fut le cas notoire de Henry Avery, qui parvint à faire croire au niveau international, grâce à des émissaires visitant les cours royales européennes, qu’il était « roi de Madagascar », « à la tête d’une colonie utopienne démocratique, où tous les biens étaient mis en commun » (p. 43), soutenue par des milliers de pirates confédérés et une vaste flotte de navires de guerre. Ce fut entre autres encore le cas de John Plantain, qui se targua du même titre qu’Avery et qui, selon les récits plus ou moins fantaisistes de l’époque, régnait sur la baie des Divagateurs (certainement la baie d’Antongil), mais aussi sur le Sud, par la maîtrise des ports de Fort-Dauphin (Tolagnaro) et de Saint-Augustin (p. 65).
Ces pseudo-rois plantent en quelque sorte le décor, ils mettent en place les conditions de possibilité d’un métissage improbable et, avec elles, de ce que l’on pourrait désigner comme une mètis aussi grecque que malgache, en somme, une ruse de l’intelligence démocratique.
… Et de l’émergence d’une autre Libertalia
Bien que très probablement fictifs, ces « royaumes » forgés sur les mêmes lois démocratiques et rigoureusement égalitaires qui prévalaient sur les vaisseaux pirates furent en quelque sorte le modèle rêvé d’un gouvernement idéal, dont Libertalia devait être la projection fantasmatique. Mais si l’existence de la Libertalia de Defoe peut selon Graeber être écartée faute d’archives et de recherches archéologiques probantes, ce dernier établit à la suite de bien d’autres historiens et penseurs que l’idée dont elle relève a eu une réalité attestée et qu’elle a notamment pu se matérialiser sur la côte est malgache. On en trouve en particulier des traces à l’île Sainte-Marie, qui abrita un authentique foyer pirate, mais aussi dans le village connu à l’époque sous le nom d’Ambonavola, l’actuelle Foulepointe. Dans ces lieux, Graeber entrevoit l’émergence de « la vraie Libertalia » (p. 55), quand bien même il souligne à quel point l’histoire réelle de ces lieux s’éloigne des légendes fantasmagoriques que nous nous complaisons parfois à colporter. Certes, les premiers pirates s’y installèrent, s’allièrent à des femmes et commercèrent avec les Malgaches, mais l’économie qu’ils développèrent en cette ère coloniale était encore entachée des affres de l’esclavagisme et, à la fin, il arrivait que certains pirates participent à la traite, notamment en vendant des Malgaches aux négriers venus du Nouveau Monde ou à ceux, tout proches, de La Réunion (alors île Bourbon) et de Maurice, où le développement des plantations réclamait une main d’œuvre de plus en plus importante. Ce fut en particulier la sombre histoire du dénommé Adam Baldridge qui fourvoya quantité d’hommes, de femmes et d’enfants malgaches et les vendit comme esclaves dans les Mascareignes (p. 53). Toutefois, à partir de 1697, date à laquelle les Malgaches se soulevèrent contre les colons et les négriers, beaucoup d’autres pirates, du fait de leur haine des pouvoirs dominants d’Europe, renoncèrent à ces méfaits et surent se faire davantage accepter des Malgaches que les colons européens « officiels » : « Ayant rejeté de manière si absolue l’ordre social et politique de leurs patries, ils ne voyaient aucune raison de ne pas s’intégrer pleinement à la société locale » (p. 51).
Il doit être clair que l’existence même des pirates était conditionnée par ce rejet de l’autorité, de la hiérarchie et de tout pouvoir liberticide, surtout celui émanant des empires d’avec lesquels ils avaient fait sécession. Ce sont les historiens américains (Linebaugh et Rediker 2008) qui depuis quelques décennies ont commencé à nous révéler ces finesses politiques1. Graeber suit explicitement leur voie, contribuant à laver la figure du pirate des clichés faisant de lui un voyou sans foi ni loi. Tout au contraire, ayant fondé sa vie et sa nouvelle communauté sur la négation du pouvoir oppresseur incarné par les officiers tortionnaires de la marine militaire ou marchande, le pirate peut être vu ici comme l’architecte d’un « monde inversé » (Rediker 2017 a : 42). Ce monde, même s’il est fait de chair lacérée et de mort, n’est pas sans valeurs et sans idéaux. Il est une tentative hautement consciente de construire un modèle de vie commune qui se situe à l’opposé de tout ce qu’il y a d’odieux chez les empires terrestres, dont le plancher des navires impériaux est l’extension océanique. Les valeurs de liberté et d’égalité défendues par les pirates sont des émanations directes de ce renversement et c’est sur la base de ces valeurs que Graeber chercha à détecter les traces du déploiement d’une autre Libertalia.
Révolution sexuelle et ethnogenèse
La deuxième partie (pp. 79-126) des Pirates des Lumières traite distinctement de « La venue des pirates du point de vue des Malgaches » (p. 79). De manière a priori étonnante, elle commence par une étude de la transformation des mœurs sexuelles des peuples de la côte est via l’histoire de son peuplement. C’est d’ailleurs l’une des forces de l’essai de Graeber que d’avoir montré à quel point Madagascar a depuis toujours été une terre de rencontre, de brassage et de métissage, et non pas seulement une terre colonisée et un carrefour marchand. Le fait est que depuis au moins le Moyen Âge, Madagascar a vu débarquer sur ses rivages non seulement des voyageurs et des marchands, mais aussi de nombreux exilés et réfugiés de tout le pourtour de l’océan Indien, notamment en provenance de la mer Rouge et du Moyen-Orient, mais aussi de Java et de Sumatra, pour la plupart musulmans. Ces populations se constituèrent en une aristocratie que Graeber appelle « les étrangers de l’intérieur » (p. 91). Sous le nom de Zafy Ibrahim, cette communauté prit une importance notable dans les pratiques sacrificielles, magiques et divinatoires, s’offrant un poids politique conséquent, surtout à Sainte-Marie. Or, contrairement aux peuples autochtones malgaches, qui vivaient et vivent toujours dans une grande liberté sexuelle (Binet et Gastineau 2010), les coutumes maritales et intimes des Zafy Ibrahim étaient sévères à l’excès et entièrement dictées par la volonté des hommes. La sexualité hors mariage de même que l’adultère des femmes pouvaient ainsi être punis de mort.
Mais, comme le relève Graeber à la suite d’Alfred Grandidier2, les récits liés à ces pratiques cessèrent au milieu des années 1690, peu après que les pirates s’implantèrent à Sainte-Marie. Il explique cette révolution ethno-sexuelle par le fait que les Malgaches préférèrent alors les pirates, puis leur descendance métisse, les Zana-Malata, au titre d’« étrangers de l’intérieur ». Rapidement privés de cette place de choix et des privilèges sociaux qui l’accompagnaient, il semble que les Zafy Ibrahim ne s’offusquèrent plus de la liberté sexuelle des autres Malgaches et en arrivèrent à se fondre dans le reste de la population locale (p. 90). Graeber s’appuie là sur la théorie de « l’étranger-roi » mise au point par Sahlins (p. 92) : dans un pays constamment approché par des colonisateurs et des marchands de tous les horizons, un étranger devenu roi était perçu comme un intercesseur idéal capable de gérer autant les querelles intestines que les négociations avec l’ailleurs (Sahlins 2008). Ainsi, à travers l’« ethnogenèse » (Graeber 2018 a : 66) des Zana-Malata, devait commencer à s’affirmer l’importance historique des pirates dans la politique malgache.
La « magie d’amour » de Rahena
Le métissage dont les Zana-Malata étaient la conséquence inaugura une forme de nouvelle symphonie sociopolitique, notamment une mise en avant efficiente du pouvoir des femmes. Graeber a en effet à cœur de défaire une certaine vision du rôle des femmes dans l’écriture de cette symphonie. Dans la plupart des récits d’Européens qu’il a exhumés de cette époque (fin XVIIe et XVIIIe siècles), il apparaissait que les femmes malgaches étaient essentiellement considérées comme des « gages politiques » (p. 94) placés sous le joug masculin : elles s’échangeaient comme s’échangeaient les zébus (la principale richesse bétaillère de Madagascar). Dès lors on pourrait dire qu’elles étaient toutes régulièrement sacrifiées pour permettre l’entente entre les communautés, que ce soit dans le cadre des conflits interclaniques ou dans le but d’établir de bonnes relations avec les « étrangers de l’intérieur » qu’étaient alors les pirates. D’après ces récits, les filles des mpajanka (les « rois » locaux) étaient « données » en mariage et leur rôle était, au regard des visiteurs d’Europe, principalement réduit à cela.
Or, selon l’hypothèse de Graeber, ces rapporteurs projetaient davantage leurs propres mœurs « occidentales » sur la société malgache qu’ils n’en percevaient la réalité. Quiconque connaît un tant soit peu Madagascar peut en effet dire que ce pays n’est que peu comparable aux sociétés patriarcales européennes. Graeber rapporte ainsi une légende qui raconte les origines de Ratsimilaho, dit Tom le mulâtre. Zana-Malata, fils métis d’un pirate et d’une Malgache, il est tantôt perçu comme un grand philosophe-roi, tantôt comme un chef mineur, tantôt comme un second des pirates, tantôt comme le conseiller d’un roi malgache de la côte nord-ouest. Tranchant ces interprétations divergentes, Graeber met l’accent sur le fait que sous son règne, c’est toute la société malgache de la côte nord-est qui fut bouleversée puisqu’elle vit naître la confédération des Betsimisaraka — terme qui signifie littéralement « la multitude non séparée » (p. 71).
L’expression n’est pas sans rappeler Pierre Clastres, la théorie de « la société contre l’État » étant précisément l’idée d’une multitude qui, subtilement, n’est pas déclarée « réunie » mais « non séparée », c’est-à-dire se maintenant volontairement en dessous du seuil de coercition afin d’éviter d’être absorbée dans l’Un du royaume et d’une chefferie suprême (Clastres 2011). Toutefois, si Graeber emprunte à Clastres et lui est redevable de certains aspects de son anthropologie du pouvoir, il s’en éloigne nettement au niveau de l’importance du rôle des femmes. À cet endroit, le reproche de Graeber à Clastres est cinglant, car ce dernier aurait commis une bévue méthodologique de taille en oubliant de prendre en considération le fait que si les politiques amérindiennes qu’il étudiait montraient bien à l’œuvre des systèmes sans pouvoir, ceux-ci ne s’appliquaient en réalité qu’aux hommes quand, de leur côté, les femmes étaient réduites à un rang social inférieur et pouvaient être l’objet de sévices sexuels commandités par le pouvoir masculin (Graeber 2018b : 8). Graeber souhaite remédier à ce type d’occultation du genre et c’est pourquoi il met en avant le récit des origines de Ratsimilaho, car il y détecte précisément un cas de figure inversé. Ratsimilaho est probablement le fils d’un pirate anglais, mais qui n’est pas identifié de façon certaine. On sait cependant que sa mère se nommait Rahena. Selon ce qui est dit de leur rencontre, c’est elle, et non le pirate, qui en fut à l’initiative et elle entra par là en possession de sa sexualité comme du commerce avec l’extérieur (p. 106 et suiv.). C’est ainsi que Ratsimilaho vit le jour et qu’il hérita de la fortune de ses parents et des nombreuses armes de son père. À l’image de Rahena, beaucoup d’autres femmes se firent ainsi entreprenantes, marchandes et également magiciennes d’exception, usant selon leurs traditions de sortilèges et de filtres d’amour pour maintenir les pirates sous leur coupe et ainsi se garantir la richesse, devenant de puissantes et estimées vadimbazaha (« épouses d’étrangers »).
Grâce à cette ody fitia ou « magie d’amour » (p. 107), qui est explicitement « un mode de pouvoir » (p. 113), ces femmes gagnaient un contrôle qui leur permettait de « remodeler concrètement la société locale » en promouvant les « enfants métis qu’elles avaient eus avec des pirates en une classe aristocratique nouvelle » (p. 117). Se dessina alors, dans les mots de Graeber, une opposition fondatrice entre « pouvoir militaire et pouvoir sexuel » (p. 119) : alors que les hommes malgaches jouissaient avant l’arrivée des pirates d’une forme d’ascendant matérialisée dans la puissance virile des guerriers, la magie sexuelle des femmes fit pencher la balance en leur offrant l’occasion de nouer un nouveau type d’alliance.
Le roi sans couronne des Betsimisaraka
La théorie finale de Graeber, qu’il défend dans la troisième partie (pp. 127-184) de son livre ainsi que dans sa conclusion, est que ce métissage avec les pirates eut pour aboutissement la naissance de la confédération betsimisaraka, et l’histoire de celle-ci est selon lui « la véritable histoire de Libertalia ». Les Betsimisaraka occupent encore de nos jours la majorité de la côte nord-est de la Grande Île et ils ont « la réputation d’être le peuple le plus obstinément égalitaire de Madagascar » (p. 21), ce en quoi on peut lire, sous la plume de Graeber, les traces d’un transfert partiel des codes pirates farouchement démocratiques dans la politique malgache. La constitution de cette confédération est toutefois complexe, d’autant que les documents sont rares et contradictoires, quand ils ne sont pas romancés. L’effort de Graeber a été d’analyser ces archives sous un œil critique, sans céder aux simplifications ni à la tentation de placer les pirates au cœur de cette révolution démocratique, quand bien même celle-ci aurait pris sans eux une forme différente.
Le document central sur lequel s’appuie Graeber est l’Histoire de Ratsimila-hoe (1695-1750), roi de Foule-pointe et des Bé-tsi-miçaracs, qui fut rédigée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle par Nicolas Mayeur, un Français installé à Madagascar depuis l’adolescence et qui fut sans doute l’un des premiers Européens à maîtriser la langue malgache (Toto, non daté). Ce récit fait état, sur le mode hagiographique, de l’ascension de Ratsimilaho jusqu’à une forme de royauté qui diffère en bien des points de ce qui est connu en Europe. En fait de « monarque », Ratsimilaho avait un statut bien plus proche de celui des capitaines des vaisseaux pirates en ceci qu’il n’était pas un supérieur et que le seul lieu où sa parole valait commandement était le champ de bataille. Là encore, on est très proche de la logique clastrienne du pouvoir et d’une société littéralement acéphale qui se garantit contre les dérives autoritaristes : le chef n’est chef que s’il est sans pouvoir sur la multitude (Clastres 2011). C’est sans doute pourquoi Graeber parle de façon insistante de la « confédération betsimisaraka » et non du « royaume betsimisaraka ».
Primauté du grand kabary
Selon Graeber, Mayeur a, dans son Histoire, grandement exagéré le rôle de Ratsimilaho, faisant de lui l’unique architecte de la révolution politique de la côte est (p. 132). Par conséquent, Graeber, en croisant les documents, propose une variation de ce récit où Ratsimilaho et les Zana-Malata ont certes une grande importance, mais où il rétablit le rôle primordial des Malgaches eux-mêmes. Les dernières pages de son livre sont ainsi consacrées à l’analyse de ce récit et à la façon dont la confédération betsimisaraka a pu naître. Dans le texte de Mayeur, qui est la principale source concernant l’histoire de Ratsimilaho, les pirates désertèrent Sainte-Marie à partir de 1712 et s’installèrent sur la côte qui lui faisait face, dans la baie d’Antongil, à Fénérive (Fenoarivoa), à Foulepointe et à Tamatave. À cette même époque, ces zones portuaires entrèrent en possession des Tsikoa, une coalition venue du sud. Une lutte suivit, avec mille péripéties, grâce à laquelle Ratsimilaho reprit ces terres aux Tsikoa. Mais Ratsimilaho n’était pas seul, car dans cette guerre il unifia les mpajanka des clans originaires de la côte. L’emblème de cette union, sur lequel Graeber s’étend généreusement, c’est « le grand kabary » (p. 148 et suiv.). Le kabary est une institution orale fondamentale à Madagascar. C’est concrètement une réunion, une assemblée, un concile où l’on débat d’un sujet particulier. On fait kabary d’un grand nombre de choses, qu’elles soient futiles ou vitales, mais il reste un ciment social et un art oratoire autant que politique. « Le grand kabary » réunit donc Ratsimilaho et de multiples chefs mpajanka, avec pour préoccupation la présence des Tsikoa sur leur territoire. Ce qu’il faut en retenir, c’est que si seul le nom de Ratsimilaho est resté dans l’histoire, il ne put en aucun cas, comme le soutient Mayeur, être le seul artisan mythique de l’unification des Betsimisaraka, car c’est « le grand kabary » qui fit foi. C’est le pacte de sang des mpajanka assemblés qui consacra Ratsimilaho roi sans couronne ni trône. Roi sans sujets même, car il laissa aux mpajanka la jouissance de leur gouvernance locale et donna notamment « à tout un chacun le droit de convoquer un kabary, auquel devait assister le roi et au cours duquel toute décision impopulaire pouvait être annulée et tout usage odieux aboli » (p. 162).
Élu dans ces conditions « chef à perpétuité » (p. 159), Ratsimilaho mena avec les Betsimisaraka ainsi nés une bataille épique contre les Tsikoa à l’issue de laquelle les deux clans conclurent une alliance non moins épique et finirent par devenir « la multitude non séparée ». À partir de là, les Zana-Malata se mêlèrent aux Betsimisaraka tout en continuant à s’en distinguer comme une frange d’« étrangers de l’intérieur » estimés et la confédération se développa telle que « le grand kabary » en avait décidé : le roi était sans cour, le pouvoir décentralisé, la bureaucratie absente et la hiérarchie inexistante (p. 177).
Lumières de la culture créole pirate
Très précisément, c’est la nature anarchiste de cette expérience politique qui focalise l’attention de Graeber tout au long de son essai et c’est là qu’il voit un éclat des Lumières, loin de Paris ou d’Édimbourg, où l’on a l’habitude de les situer exclusivement. En demeurant dans l’Atlantique et principalement son hémisphère nord, Linebaugh et Rediker avaient déjà déplacé sur les ponts des navires pirates ces révolutions démocratiques et mis en avant le cosmopolitisme de ces révolutionnaires (Linebaugh et Rediker 2008 ; Rediker 2017 a et 2017 b). Graeber quant à lui étendit cette réflexion dans le sud de l’océan Indien. « Dans le langage en vogue actuellement », écrit-il, il place Les pirates des Lumières à l’intérieur d’un projet de « décolonisation des Lumières » (p. 10). Si Graeber veut ce projet « provocateur », c’est bien parce qu’il constate que peu de choses ont été faites jusqu’ici pour rendre un tel projet possible, les clichés ayant la vie dure : « En la [la confédération betsimisaraka] qualifiant d’expérience politique annonciatrice des Lumières, je suis, bien sûr, délibérément provocateur. Mais je crois qu’un peu de provocation est nécessaire en l’occurrence. Une expérience politique consciente, accomplie par des locuteurs de langue malgache… Voilà exactement le genre de phénomène historique que l’historiographie conventionnelle — si vraiment il a eu lieu — serait le moins capable d’analyser, voire d’en reconnaître la réalité » (p. 128). Les documents recueillis et les arguments soutenus par Graeber montrent pourtant clairement qu’une telle réalité est pensable et demande à être pensée.
Durant l’âge d’or des pirates, qui correspond également au commencement des Lumières, Madagascar fut explicitement une terre de rencontres et de kabary où l’on parlait démocratie, tandis que la formation des Betsimisaraka avait lieu « au moment même où les royaumes fondés par des flibustiers et les utopies pirates étaient le plus passionnément commentés et discutés en France et en Angleterre » (p. 194). La politologie était alors en quelque sorte déjà mondialisée et métissée, ce qu’illustre ingénieusement la chronologie par laquelle Graeber termine son ouvrage. Il s’agit d’une chronologie parallèle des événements philosophiques et politiques du nord-est malgache et de l’Europe, de 1690 à 1755 (pp. 201-207), et cette mise en perspective croisée donne à réfléchir quant à la géographie des idées et aux voyages en navette qu’elles effectuèrent entre le Nord et le Sud. Montesquieu et Rousseau s’y croisent avec Locke, Ratsimilaho, Defoe ou le Capitaine Kidd. Graeber insiste sur les effets de cette rencontre entre les hémisphères, car celle-ci produira « une sorte de culture créole issue des pirates, qui ne se limita pas à Ratsimilaho, ni même aux futurs malata » (p. 142) et qui irrigua toute la côte nord-est malgache avant d’inspirer les salons européens. La poudre à canon se mélangea ainsi au gingembre, la balle au grain de riz, en une Libertalia incarnée qu’il suffisait peut-être simplement de regarder pour apercevoir la subtilité de sa politique.
Capitaine Graeber : l’anthropologue et le pirate
Il me semble essentiel de retenir de ce voyage à Madagascar qu’il consacre Graeber lui-même comme l’un de ces pirates. La théorie anarchiste kropotkinienne3 dont il s’est réclamé dans ses recherches et dont il a analysé ici les variations chez les Betsimisaraka est aussi l’anarchie qu’il déployait en acte dans ses activités militantes. Ce n’est en effet pas la moindre des particularités de Graeber que d’avoir mis ses convictions à l’épreuve du terrain et de s’être mêlé à des expériences politiques qui cherchaient la révolution. C’est sa vie qui se jouait dans son œuvre, c’est son corps qui était le premier instrument de sa connaissance. Graeber s’en réclamait d’ailleurs, ses textes sont parsemés d’éléments autobiographiques, un épisode de vie entraînant une recherche qui pourvoit une nouvelle saison de vie, etc. À en croire la préface des Pirates des Lumières, s’il n’avait pas été victime d’une machination policière punitive suite à son rôle majeur dans le mouvement Occupy Wall Street, il n’aurait pas eu à quitter son vieil appartement familial new-yorkais4, et alors la copie du texte de Mayeur qu’il s’était procurée lorsqu’il était étudiant et qui y gisait aurait sans doute continué à longtemps prendre la poussière (p. 7-8). Et si, comme il le dit dès les premières lignes de cette même préface, il n’était pas tombé amoureux à Madagascar d’une jeune femme, vraisemblablement une descendante des Zana-Malata (p. 7), il ne se serait sans doute pas autant intéressé au présent de Libertalia. Il convient de dire et redire à quel point son séjour à Madagascar fut décisif et fondamental, car c’est là que, « par pur hasard » (Graeber 2016) dit-il, il a pu pour la première fois réellement vivre dans une société où le pouvoir politique avait disparu. Graeber s’en est personnellement confié en janvier 2016 à Laure Adler, lors d’un entretien radio : à la fin des années 1980, lorsqu’il est arrivé en terre malgache pour son étude de terrain, les crises socio-économiques et politiques avaient sous le président Ratsiraka tellement laminé l’État que ses institutions avaient presque complètement disparu ; même à Tananarive (Antananarivo), la capitale, on ne trouvait plus aucun service public, ni administration, ni police, ni fonctionnaire, et pourtant, remarqua Graeber, le chaos ne s’installa pas et la population s’organisa d’elle-même pour que la vie continue bon an mal an. C’était de fait un système anarchiste qui se déployait spontanément sous les yeux du jeune Graeber, déjà pétri de ces enjeux par son histoire familiale (Ibid.), et cela devait visiblement le marquer jusqu’à son dernier livre.
Graeber, comme on l’a vu, ne croyait pas en l’existence historique de la Libertalia de Defoe, ce qui est d’ailleurs le cas de la majorité des historiens et des archéologues. Mais il savait qu’elle aurait toujours une forme de réalité idéologique, qui plus est pour les libertaires et les révolutionnaires : « Le mythe de Libertalia, utopie pirate en actes, est resté une source inépuisable d’inspiration pour la gauche libertaire. On y a toujours eu le sentiment que, même si elle n’avait jamais existé, elle aurait dû exister. Ou plutôt que, même si elle n’a pas existé au sens littéral du terme, même s’il n’y a jamais eu de colonie pirate portant ce beau nom, l’existence même des pirates et des communautés pirates constituait en elle-même une sorte d’expérience utopique » (pp. 9-10). Il est évident que Graeber parle ici de lui et qu’il a poursuivi par lui-même cette expérience utopique pirate. D’une manière générale, les anthropologues sont, par métier, capables de questionner leur propre culture au regard des myriades d’autres cultures, de mettre en abîme leur propre politique, et ce fut l’audace généreuse de Graeber de se comporter comme un « bandit social »5 (Hobsbawm 2008 : 28 et suiv.), de fustiger les dégâts du capitalisme globalisé et de chercher à y amener un peu de lumière.
Comme son ancien collègue à Yale, James C. Scott, et dans le sillage de Sahlins et de Clastres, Graeber était en quête d’un « art de ne pas être gouverné » (Scott 2013). En 2006 déjà, dans Pour une anthropologie anarchiste, son premier livre traduit en langue française, Graeber avait posé les bases d’un projet anthropologique qui se proposait non seulement de faire exister une telle science du pouvoir (ou plutôt du non-pouvoir), mais aussi et surtout de refonder nos sociétés contemporaines en en faisant « tomber les murs » (Graeber 2018 a : 47). Occupy Wall Street fut de fait une réaction face au vide de la démocratie. Graeber compare explicitement cette forme de l’activisme américain à celui des Gilets jaunes, qu’il eut l’occasion d’observer à Paris en décembre 2018. En fait de « mouvements sociaux », il voit là des « soulèvements » qui ne portent aucune revendication, sinon a posteriori, et qui se signalent d’abord comme « le rejet total de la politique traditionnelle et de l’autorité des responsables politiques » et le « refus de légitimer le système en s’adressant à lui ou en espérant qu’il se réforme lui-même » (Graeber 2019 : 181). Certes, une telle radicalité n’était pas le fait de tous les Gilets jaunes. On se souvient en effet que certains et certaines avaient souhaité se constituer en parti politique et avaient affiché des velléités électorales. Cependant, les personnes qui ont pu exprimer de telles intentions n’ont pas été suivies et se sont même heurtées à l’hostilité de leurs semblables, voire à des menaces de mort — ce fut notamment le cas pour des Gilets jaunes déclarés « modérés » qui avaient souhaité dialoguer avec le gouvernement. Tout s’est passé comme si le soulèvement, qui par définition vient d’en bas, n’était pas voué à s’ériger en une haute institution politique, mais à demeurer dans une horizontalité anonyme dans laquelle aucune chefferie ne pourrait apparaître — mouvement tout clastrien là encore. D’Occupy Wall Street aux Gilets jaunes, on avait clairement à faire à des populations qui retiraient son autorité au pouvoir de l’Un gouvernemental et qui critiquaient violemment l’incapacité de l’État à agir selon la démocratie dont il se réclame pourtant.
La sédition opérée par ces communautés, qu’elle soit clamée par elles ou stigmatisée par l’État, est à l’évidence de nature anarchiste et il n’y a qu’un Rubicon à franchir pour y voir un parallèle avec la culture politique pirate. Le pirate, en effet, ne cherchait pas à réparer le royaume qu’il fuyait, pas plus que l’occupant de Wall Street ou le Gilet jaune ne cherchait à réparer l’État financiarisé : tous savaient que la « ragion di Stato », la « raison d’État » (Defoe 1990, t. II : 21) condamnée par les fondateurs de Libertalia était « irréparable » (Agamben 1990 : 95). Graeber était un lecteur de philosophes politiques comme Walter Benjamin ou Giorgio Agamben et il partageait avec eux l’idée selon laquelle « il n’existe pas de moyens évidents pour “le peuple” d’exercer sa souveraineté » (Graeber 2018b : 114), du moins pas sur l’ensemble du système social. Il s’agit là de prendre acte, selon le mot d’Agamben, d’« une disjonction irrémédiable » « entre l’État et le non-État (l’humanité) » (Agamben 2002 : 99). L’État et la démocratie révélant leur divorce originel, le butin de la finance mondiale étant confisqué, la souveraineté en question ne peut que surgir par éclair dans des zones d’autonomie hétérotopiques grâce à des « multitudes non séparées » de pirates, de hackers6 et d’activistes en tout genre.
En s’immergeant au sein des réseaux altermondialistes, en s’intéressant aux zapatistes et aux communautés issues des pirates de Madagascar (il aurait aussi très bien pu se pencher sur les Printemps du Jasmin, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, sur Nuit debout ou sur les soulèvements de Hong Kong), Graeber souhaitait comprendre les logiques de ces zones autonomes et poursuivait une seule et même conviction, à savoir que « l’avenir de la démocratie se joue précisément dans ces espaces » (Graeber 2018b : 12). En effet, parce que ces espaces sont localement auto-organisés en contre-société, ils échappent en partie à la coercition malade de l’Un étatique et permettent de réinventer la liberté et la vie sociale. Rediker, provocateur à dessein lui aussi, rappelle qu’à leur échelle « les pirates ont apporté des solutions concrètes à toutes les questions pratiques de leur époque » (Rediker 2017 a : 19-20) : la concentration du pouvoir, la hiérarchie, le salaire, les soins et la pauvreté. Ces « questions pratiques » sont en revanche globalement toujours les nôtres et c’est au regard de ce constat désastreux qu’il demeure important de situer l’anarchisme de Graeber : c’est parce que les grands États-nations contemporains, y compris les démocraties emblématiques de l’histoire, se complaisent dans leurs carences démocratiques que Graeber met en crise son propre système sur la base des utopies pirates qui ont pris corps.
Dans À chacun son Marx, Jean-Loup Amselle (2019), reproche à une certaine anthropologie de fétichiser les espaces anarchistes exotiques, d’en faire des identités politiques fantasmées et donc construites par l’observateur, quitte parfois à forcer le trait et à négliger la relativité des comparaisons. Une notion récente comme celle d’« anarcho-indigénisme » (Dupuis-Péri et Pillet 2019) exemplifie peut-être sans le savoir le reproche d’Amselle, car un tel accolement systématique de l’anarchiste et de l’indigène pose bien des questions et pourrait être interprété comme le signe d’une vision arcadienne des « démocraties primitives » et donc d’une forme de rousseauisme ou d’évolutionnisme qui ne dit pas son nom. Graeber idéalisait-il ces espaces de démocratie, ces ailleurs où l’herbe serait plus verte ? Était-il victime de la fétichisation de l’exotisme ? Fantasmait-il cette utopie d’une démocratie qui dans tous les sens du terme serait ensoleillée ? On pourrait le dire dans une certaine mesure, oui : Graeber était un utopiste. Mais ajoutons aussitôt, comme lui-même l’assénait avec autant d’humour que de conviction en exergue de Pour une anthropologie anarchiste en citant Jonathan Feldman : « En gros, si vous n’êtes pas un utopiste, vous êtes un imbécile » (Graeber 2018 a : 7). Graeber utopiste donc, mais lucide et critique, sachant qu’il est utopiste et qu’en un sens le monde est « irréparable ». Ainsi, lorsqu’il se focalisa sur les Zana-Malata et la confédération betsimisaraka, ce n’était pas pour idéaliser la démocratie pirate malgache comme on a pu idéaliser l’Athènes antique, c’est-à-dire comme un modèle mythique sur lequel on grefferait volontiers des idéologies importées. Autrement dit, si Graeber a projeté dans Libertalia ses préoccupations de penseur anarchiste, il ne l’a pas figée en un fétiche absolu : il en a marqué les limites et il s’est approprié cette utopie comme une source d’inspiration pour la vie d’aujourd’hui et de demain. En rêvant Libertalia dans son horizon, Graeber a été un anthropologue pirate, parce qu’il a ainsi fait de son métier une arme contre ce qu’il y a de fantoche dans les démocraties, parce qu’il a œuvré dans les interstices des « fondations du pouvoir » afin d’en saper « progressivement les prétentions », pour reprendre les mots de Tim Ingold7 (Ingold 2013 : 10).
En la matière, l’œuvre que nous laisse Graeber est certes monumentale, mais il n’a pour autant jamais cherché à établir une « métathéorie » globalisante de l’anarchie, car cela aurait été, écrit-il, « complètement contradictoire » (Graeber 2018 a : 14) par rapport à l’idéal anarchiste : une pensée de la vie sans gouvernement ne peut en aucun cas souffrir d’une pensée qui gouvernerait toutes les autres. C’est donc bien dans les « microthéories » (Ibid. : 15) qu’il a développé son œuvre, à l’endroit où les « fondations du pouvoir » se fissurent et s’amalgament en des ensembles monstrueux, Léviathan de Hobbes et autre Béhémoth revu par Carl Schmitt. Le mot « pirate » est étymologiquement lié au verbe grec signifiant « percer », l’anthropologue pirate est en ceci celui qui lutte, frappe et perce la coque du monstre pour s’y infiltrer et en démonter de l’intérieur les métabolismes malades. Alors, d’un certain point de vue, il peut avoir quelque chose du pirate qui monnaye ses services, car l’anthropologue, pour jouir de sa liberté, a aussi besoin d’être employé et rémunéré par « l’empire » (Hardt et Negri 2000), par l’État ou par les investisseurs qui financent les institutions privées comme Yale. Or, que cette prestigieuse université de la Ivy League n’ait pas toléré l’insubordination que constituaient la pensée et l’activisme anarchistes de Graeber, tel était le signe que l’on avait affaire à un pirate, à un ennemi public, et on n’oubliera pas que sa liberté fut secrètement jugée comme un crime et qu’il dut la payer par la mise au ban académique et l’exil.
L’anthropologie pirate que l’on peut discerner chez Graeber n’est donc pas seulement une anthropologie des pirates, elle est d’abord une certaine pratique de la piraterie, une certaine façon perçante et piquante d’être dans le monde, d’en traverser les marges et de s’y sentir chez soi. C’est aussi une façon, comme y renvoie également l’étymologie, de « tenter sa chance » vers un horizon que certains imaginent impossible ou invivable. On pourrait encore dire, pour parler comme Pierre Bourdieu, dont Graeber suivit les cours et estimait l’œuvre, que l’anthropologie pirate est « un sport de combat » (Carles 2001) qui va au contact de ce qui fait mal et dévalue l’existence collective. Si Graeber fut un « bandit social », un pirate pour sa propre culture, un anarchiste affranchi, il fut aussi un amoureux profond de la démocratie, ou du moins de ce qu’elle incarne de bon quand nous nous mettons à rêver tout haut — autant dire qu’en ce sens une « vraie » démocratie, un authentique régime du peuple par le peuple est de fait pour Graeber une anarchie.
Par conséquent, on peut avec bonheur reprendre pour le compte des Pirates des Lumières, comme pour tous les autres textes de Graeber, ces mots que Jean-Paul Curnier, philosophe-artiste et penseur pirate lui aussi, apposa sur sa propre réflexion testamentaire sur la piraterie : « En réalité, ce livre serait plutôt du genre prophylactique tant il est vrai que, si l’on veut réaffirmer son attachement à la démocratie, il convient d’abord de ne pas nier ce qui chez elle n’est pas conforme à l’idéal qui en est présenté » (Curnier 2017 : 8). Désormais, en cette heure qui nous a vu perdre Graeber, mais aussi encore plus récemment, en avril 2021, son maître Sahlins, il reste à se demander comment l’anthropologie anarchiste dont ils ont contribué à poser les bases pourra aider à poursuivre cette mise en question du pouvoir. Il n’y a pas à douter qu’ils feront florès tant l’actualité des mouvements de nature anarchiste et pirate est prégnante sur terre, en mer ou dans le cyberespace, tant les « multitudes » (Hardt et Negri 2004) se constituent en soulèvements houleux sur les cinq continents, y compris là où ils étaient inespérés ou inattendus, en Russie, au Soudan, au Chili, à Hong Kong, en Haïti, au Liban ou en Irak. Voilà du grain à moudre pour l’anthropologie anarchiste en un temps où le mot « anarchie » cesse d’être un synonyme mal fondé de « chaos social », mais plutôt peut-être une chance à laquelle il devient convenable de faire un sort. La postérité de Graeber nous dira ce qu’il en sera, ou n’en sera pas.