Le futur au temps du Corona

Tristan Loloum

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Tristan Loloum, « Le futur au temps du Corona », Lectures anthropologiques [En ligne], 7 | 2020, mis en ligne le 13 février 2024, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/804

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La crise du coronavirus semble avoir ouvert une brèche spatio-temporelle qui n’est pas près de se refermer. Tout en restreignant notre prise sur le futur, elle a aussi ouvert de nouveaux champs de possibles et suscité, en particulier dans les premières semaines, une profusion de discours spéculatifs quant aux impacts possibles de l’épidémie. Cette production soudaine autour du futur, symptomatique d’une rupture des cadres sociaux d’expérience du temps, s’avère particulièrement fertile pour l’anthropologie.

Du point de vue anthropologique, la capacité du coronavirus à déconstruire du jour au lendemain des certitudes et des routines établies de longue date a quelque chose de fascinant. Les crises comme celle que nous traversons actuellement ont quelque chose de violemment heuristique. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que l’anthropologie du futur (Salazar et al. 2017) ait connu un regain d’intérêt lors des deux dernières décennies, particulièrement marquées par les crises : économiques, écologiques, financières, politiques, etc. Les crises nous rappellent la force de l’évènement face aux structures et à la banalité du quotidien. Les sciences sociales invitent toujours à questionner la portée d’un évènement, à s’interroger sur ce qui relève de la construction ou de la médiatisation d’une nouveauté qui n’en est pas une, de l’actualité ; et ce qui relève de l’évènement comme « rupture d’intelligibilité » et comme « point de fusion historique où le présent dissout le passé et annonce un avenir nouveau », pour reprendre les mots de Bensa et Fassin (2002) dans le numéro de Terrain succédant aux attentats du 11 septembre 2001.

Le changement de rythme imposé par la pandémie a bouleversé notre rapport au temps. D’un côté, le coronavirus nous a plongés dans ce que Jane Guyer pourrait qualifier de « présentisme forcé » (2007 : 410) : une sensation d’être prisonnier du temps présent liée non seulement à l’incapacité à planifier nos vies, mais aussi à tout simplement imaginer un avenir qui ne ressemblerait pas au présent ; une forme de sidération et de « choc » (Toffler 1970, Jackson 2008) qui empêche de se projeter dans le futur et nous rend spectateurs de nous-mêmes. De l’autre, la compulsion de certains experts à vouloir combler l’angoisse face à l’avenir par de périlleux exercices de prospective relevait sans doute d’un mécanisme analogue de dissociation traumatique. Pour Guyer, cette « fantaisie futuriste » (2007 : 410) résulterait de l’effondrement des cadres sociaux du temps présent (le travail, l’État, l’École, les vacances, etc.) qui, en se dérobant sous nos pieds, transforment et élargissent le champ des possibles jusqu’à remplacer le passé comme matrice dominante des croyances et des valeurs. Le présent n’est plus tant structuré par notre expérience du passé que par l’incertitude d’un avenir radicalement nouveau.

Si l’on s’accorde avec Alfred Gell (1992) sur le fait que notre perception du futur est toujours conditionnée par l’expérience contemporaine, comment pourrait-on imaginer un monde post-covid autrement qu’en termes de rupture radicale ? Cela expliquerait les affirmations tautologiques entendues à répétition dans les jours suivant le début du confinement : « il y aura un avant et un après coronavirus », « le monde ne sera plus jamais comme avant », « pourquoi tout va changer… », etc. Les crises précédentes nous ont pourtant montré la capacité des sociétés capitalistes à persévérer dans leur être, voire à tirer profit des chocs économiques. L’expérience de la crise, en naturalisant le changement, peut aboutir à une dépolitisation, comme si la sortie de crise était d’abord affaire d’expertise, de pragmatisme, et non de choix politiques. Mais cette crise a ceci de particulier qu’elle mêle l’urgence des décisions politiques au temps long – interminable diront certains – du confinement, qui offre l’occasion d’observer et d’absorber le choc, et ce faisant, de le politiser en comparant la variabilité des réponses apportées d’un pays à l’autre, d’un gouvernement à l’autre.

La position d’attente à laquelle nous avons été contraints durant le (semi-)confinement a sans doute contribué à cette intensification du futur (Janeja et Bandak 2018). Alors que nos corps étaient confinés à la maison, nos esprits ont continué à voyager autour du monde à la vitesse de l’Internet et des médias. Privés (pour la plupart) de la possibilité de terrains ethnographiques (non-virtuels), notre accès à l’information était suspendu à un flot continu de bulletins d’actualité, de chiffres et de courbes in abstracto, de rumeurs et de démentis, de rencontres en ligne et d’expériences très personnelles du confinement. Cette bulle domestique et médiatique semble avoir conforté les divisions politiques : les progressistes y ont vu l’opportunité d’une révolution sociale et écologique, les conservateurs d’une surveillance accrue des individus et des frontières, les néo-libéraux d’une flexibilisation du travail et d’un assainissement des marchés.

La modernité tardive, l’accélération technique et le néolibéralisme avaient déjà amené de nouvelles appréciations du temps fondées sur la précarité, l’incertitude et la vitesse (Rosa 2012), et avec elles des formes inédites de résistances au temps imposé : le « no future » du mouvement punk, la « douceur » du mouvement slow (mobilité douce, tourisme doux, etc.). De même, la crise écologique, les perspectives de l’effondrement et l’Anthropocène nous plongent tantôt dans le temps de l’urgence, tantôt dans le temps long du vivant et de la géologie. Le « temps du corona » (Ringel 2020) charrie à son tour son lot de temporalités nouvelles — le temps du confinement, le temps de la quarantaine, de la quatorzaine, les rythmes du télétravail, de l’école à la maison, les rendez-vous « zoom » — autant d’arrangements personnels témoignant de notre capacité à « tromper le temps » (Ringel 2016).

L’altération des cadres temporels est un signe des crises. L’anthropologie est particulièrement bien placée pour étudier ces différentes façons de faire face au temps dans de tels moments, en ce qu’elle amène à s’interroger sur les expériences de la crise sanitaire vécues ailleurs. Ce qui pour certains a pu être un moment de sidération et de rupture a pu apparaître pour d’autres comme un non-évènement, que ce soit parce que l’épidémie n’a pas eu la même acuité partout, parce que la perception du danger a été fortement politisée (et par conséquent clivée) ou parce que le trouble vécu en temps viral n’ajoutait finalement pas grand-chose, dans certaines communautés en souffrance, au trouble subi en temps normal. La futurologie ne devrait pas tenir lieu de fuite en avant ou d’échappatoire face à une situation qui requiert toujours une vigilance bien présente. La pensée prospective peut néanmoins s’avérer utile pour penser le présent depuis le futur, se défaire du présentisme ambiant, et repenser les luttes politiques en cours et à venir.

Bensa Alban et Fassin Eric, 2002, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, p. 5-20 [en ligne], http://journals.openedition.org/terrain/1888 (consulté le 27.11.2020).

Gell Alfred, 1992, The Anthropology of Time: Cultural Constructions of Temporal Maps and Images. Oxford, Berg.

Guyer Jane, 2007, « Prophecy and the near future: Thoughts on macroeconomic, evangelical, and punctuated time », American Ethnologist, n° 34 (3), p. 409-421.

Jackson Michael, 2008, « The Shock of the New: On Migrant Imaginaries and Critical Transitions », Ethnos: Journal of Anthropology, n° 73 (1), p. 57-72.

Janeja Manpreet et Bandak Andreas, 2018, Ethnographies of waiting. Doubt, hope and uncertainty. Londres, Routledge.

Ringel Felix, 2016, « Can time be tricked: a theoretical introduction », The Cambridge Journal of Anthropology, n° 34 (1), p. 22-31.

Ringel Felix, 2020, « Coronavirus: how the pandemic has changed our perception of time », The Conversation, [en ligne], https://theconversation.com/coronavirus-how-the-pandemic-has-changed-our-perception-of-time-139240 (consulté le 27.11.2020).

Rosa Hartmut, 2012, Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive. Paris, La Découverte.

Salazar Juan Francisco, Pink Sarah, Irving Andrew et Sjöberg Johannes, 2017, Anthropologies and Futures: Researching Emerging and Uncertain Worlds. Londres, Bloomsburry Academic.

Toffler Alvin, 1970, Future Shock. New York, Amereon.

Tristan Loloum

Tristan Loloum est professeur associé à l’Institut de Travail social de la Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO). Anthropologue et politiste, il s’intéresse aux changements socioculturels et aux enjeux de pouvoir à l’œuvre dans les dynamiques touristiques, la transition énergétique et la lutte contre le changement climatique.

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