Pour son trentième anniversaire, l’Association Européenne des Anthropologues Sociaux (EASA) a organisé, du 21 au 24 juillet 2020, sa seizième conférence biennale internationale sur le thème : « New anthropological horizons in and beyond Europe ». C’est dans ce contexte que nous avons proposé un panel (session 1, session 2) dont le but était de mettre en lumière l’apport de l’anthropologie du futur à l’étude anthropologique du temps.
L’anthropologie du futur est issue d’un débat sur le temps suscité par le courant postmoderne des années 1980. Une des contributions importantes de cette anthropologie renouvelée du temps a été de concevoir les rythmes sociaux comme marqués, non pas par une seule, mais par de multiples temporalités entrelacées, aussi appelées « hétérochronies ». Les temporalités y sont appréhendées comme les manières de concevoir dans le temps l’existence des objets et des rapports sociaux. La notion d’« espace-temps », quant à elle, a été introduite pour rendre compte de l’enchevêtrement des hétérochronies avec la multiplicité des espaces. L’anthropologie du temps a également pu montrer que d’autres régimes temporels — comme celui du temps circulaire — existent au-delà du temps historique qui, comme le veut la modernité, progresse de manière linéaire du passé au présent jusqu’au futur. L’anthropologie du futur, quant à elle, s’applique à comprendre les processus sociaux du présent à travers les projections dans le futur et les potentialités qui leur sont inhérentes. Elle formule une critique de la prépondérance analytique du passé dans la discipline anthropologique, qui découle de l’idée que la causalité réside avant tout dans la relation entre le passé et le présent.
Notre panel « Temporalités conflictuelles dans l’anthropologie du futur » a fait converger les outils théoriques de l’anthropologie du temps et de l’anthropologie du futur pour donner sens aux dynamiques sociales qui émergent lorsque différentes temporalités — et différents futurs — entrent en conflit. À la jonction des débats dans ces deux champs de recherche, nous nous sommes intéressés plus particulièrement aux incongruences temporelles qui se manifestent dans des contextes marqués par des inégalités de pouvoir. Prenons, par exemple, le conflit entre les temporalités liées au désir d’une mère de créer un environnement stable pour sa famille et celles de projets de restructuration urbaine impliquant l’expulsion de celle-ci de son lieu de vie.
Les auteurs des sept contributions retenues sont des chercheurs de différents horizons, dont les ethnographies se situent sur les cinq continents et concernent des domaines anthropologiques variés. David Zeitlyn, professeur à l’université d’Oxford, nous a fait l’honneur de participer dans le rôle de discutant du panel. Ce compte rendu s’engage, dans un premier temps, à résumer l’apport des communications dans l’ordre chronologique du panel, et, dans un second temps, à présenter les débats transversaux que cet atelier a fait surgir.
Ethnographies
La première session a débuté par une présentation de Dorothy Louise Zinn (université libre de Bolzano), dont la recherche se situe dans la ville de Matera, en Calabre. Intitulée « Time and Tide in Matera, European Capital of Culture 2019 : Heterochronic Frictions », cette communication a montré les manières dont s’y confrontent les futurs qui ont été collectivement imaginés dans le passé — marqué par le stigmate de la pauvreté — et ceux promus dans le cadre de la désignation de la ville comme « Capitale européenne de la culture » en 2020. Prenant place à Londres, l’ethnographie d’Anthony Howarth (université de Cambridge), « It’s Only a Matter of Time : The Temporality of Eviction » passe de la perspective d’une ville au vécu d’une famille de « Travellers irlandais »1 dont le projet de stabilisation se heurte à l’intention des autorités de les expulser du terrain qu’ils occupent. Dans la communication suivante, « Antitrust's distopia : temporal shifts, market spaces and technical disenchantment among Brazilian economic regulators », Gustavo Gomes Onto (université fédérale de Rio de Janeiro) nous emmène au cœur des administrations publiques brésiliennes. Partant du point de vue d’un agent du Conseil administratif pour la défense économique, l’auteur décrit comment la compétition de différents « timescapes » (Bear 2016) — ou cadres spatiotemporels — au sein d’une même agence gouvernementale chargée de la surveillance anti-trust engendre deux orientations envers le futur, menant à l’annulation de celle qui se retrouve à contre-temps. L’agentivité temporelle, c’est-à-dire la gestion de temps pour atteindre certains objectifs personnels, collectifs ou institutionnels, était aussi au cœur de la communication « Agents of assurance : Working time between the precarious present and dreaded futures » de Nikki Mulder (université de Leyde). Dans son étude sur les vendeurs d’assurance-vie dans les quartiers pauvres de la Nouvelle-Orléans, celle-ci scrute les conflits temporels auxquels sont confrontées des personnes qui tentent de concilier les impératifs temporels du capitalisme avec ceux de la vie humaine.
Dans la seconde session, la communication de Michael Stasik (Institut Max Planck pour la recherche sur la diversité religieuse et ethnique), intitulée « Temporalities of imagination : l’aventure among West African labour migrants in urban Ghana », a porté sur l’imagination, qui selon Crapanzano (2010), sert davantage à confronter plutôt qu’à fuir la réalité. S’appuyant sur des données ethnographiques collectées en Afrique de l’Ouest, sa contribution interroge un présent sans issue, celui de jeunes hommes ayant immigré à Accra, capitale du Ghana, en espérant une future ascension sociale pour finalement se heurter à une vie de marginalisation et de pauvreté. Dans sa présentation « Towards a future : Conflicting and aligning temporalities in the development of CAR T-Cell therapy in China », Isabel Briz Hernandez (université chinoise de Hong Kong), tout comme Nikki Mulder précédemment, traite de l’agentivité humaine face à l’appréhension de la mort. L’auteure s’inspire ici de la conception de Tim Ingold (2015), selon laquelle tout objet est entrelacé dans un réseau de trajectoires matérielles et immatérielles. À travers le cas d’un enfant péruvien en phase terminale de cancer, issu d’un milieu modeste, elle rend compte des complexités éthiques suscitées par l’espoir qu’offrent les thérapies expérimentales en Chine. Enfin, la dernière contribution « When the future is already past » de Mathias Krabbe (université du Danemark du Sud), emprunte à l’anthropologie économique et nous conduit dans le Midwest états-unien. L’auteur y scrute les orientations affectives par lesquelles les étudiants ayant souscrit des prêts bancaires appréhendent l’incongruence temporelle entre la réalisation de leurs projets personnels et professionnels, et le « calendrier forcé » du remboursement.
Après avoir indiqué les contenus des présentations individuelles, nous allons maintenant mettre en exergue de façon transversale leur apport thématique à l’anthropologie du temps et du futur, ainsi que les questions théoriques qu’elles soulèvent.
Discussion
Les ethnographies présentées dans ce panel illustrent des contextes sociaux radicalement différents. Cette diversité fait précisément émerger des questions transversales, mais aussi des divergences qui introduisent des tensions productives.
Apports thématiques
Au niveau thématique, ces ethnographies participent à rendre compte des manières dont le temps et le futur sont perçus et gérés dans ce que Laura Bear (2014) a appelé le « modern time », c’est-à-dire les temporalités du capitalisme. Qu’il s’agisse de devoir régler les factures de l’assurance-vie à temps alors que l’on n’arrive pas à joindre les deux bouts (Mulder), ou de la confusion qui s’installe quand un fonctionnaire constate que son cahier des charges ne correspond plus aux nouvelles lignes politiques (Onto), les auteurs mettent en avant le vécu affectif des personnes qui se trouvent en décalage avec le rythme qu’imposent les structures du capitalisme.
Une autre thématique transversale, commune aux contributions du panel et mise en exergue par notre discutant David Zeitlyn, concerne l’existence de ce que Henrik Vigh (2011) qualifie de « potentialités négatives ». Cette expression désigne les conséquences négatives qu’un agent serait capable de produire dans le futur. Les potentialités négatives rappellent également des « mauvais futurs » du passé, comme celui d’un diagnostic du SIDA avant l’existence de traitement. David Zeitlyn remarque de surcroît que certains de ces avenirs, qui semblent ouverts au premier regard, se révèlent être des futurs fermés dans la mesure où ils n’offrent aucune perspective concrète. En cela, les contributions rejoignent une prépondérance de la négativité que l’on peut retrouver dans de nombreuses ethnographies de la perception du futur. Elle se manifeste autant dans les études de situations qui présentent des périls concrets ou une sensation de menace impalpable (« uncanny ») (Miyazaki 2006 ; Lepselter 2016). Cette omniprésence des potentialités négatives illustre le vécu affectif d’un monde qui se dit en crise perpétuelle.
Zeitlyn nous invite également à réfléchir sur l’apport analytique d’une approche par le langage et la narration dans les ethnographies des temporalités conflictuelles. En effet, la manière dont nous pensons le futur agit sur notre langage et peut s’exprimer par exemple dans les temps verbaux. C’est notamment le cas dans l’ethnographie de Stasik, où les migrants d’Accra racontent le présent comme un pas fait vers un projet de famille. En suivant Zeitlyn, nous pouvons noter qu’afin d’être compris comme tels, les événements passés et futurs se racontent inévitablement au présent (Agha 2007 : 42). Les temps verbaux accordent le passé et le futur aux situations d’énonciation grâce à la deixis, qui désigne une relation d’indexicalité entre temps narré et présent de narration (Jakobson 1971). Une attention accrue à la dimension linguistique de l’interaction des temporalités dans le présent ethnographique résonne avec l’approche présentiste dans l’anthropologie du futur proposée par Felix Ringel (2016), selon laquelle le temps obtient sa portée analytique au travers de sa pertinence sociale dans le présent.
Bien que le temps du langage soit un des exemples les plus connus de deixis, nous pouvons également comprendre, avec Agha (2007 : 350), les relations de parenté comme fondamentalement déictiques, c’est-à-dire dont le sens ne peut être saisi qu’en référence au contexte énonciatif. Les termes de parenté sont relationnels par définition. Les ethnographies de ce panel font émerger des cas où la deixis temporelle du temps verbal et la deixis personnelle de la parenté sont momentanément superposées. Les familles vivent dans un présent partagé, dans lequel le futur peut intervenir à travers la parenté : le fils malade à l’hôpital chinois (Briz Hernandez), les épouses rêvées des jeunes hommes migrants (Stasik), ou encore les indemnités d’assurances versées au bénéfice des enfants (Mulder). La discussion du panel invite à mener de plus amples recherches sur les manières dont les relations temporelles se dessinent à partir des relations sociales.
Apports théoriques
Les contributions théoriques des ethnographies sur les temporalités conflictuelles ouvrent des axes de réflexion qui peuvent enrichir la conversation entre l’anthropologie du temps et l’anthropologie du futur.
Le panel a suscité une discussion autour du paradigme du « présent qui perdure » (Povinelli 2011), qui préconise que, dans la modernité contemporaine, les groupes marginalisés seraient piégés dans un présent perpétuel. Mais alors que Stasik identifie l’imagination des jeunes migrants comme une manière de faire face à un présent qui serait effectivement sans espoir, Howarth attribue une agentivité accrue à la famille des Travellers irlandais. Il montre que la précarité du présent amène les membres de la famille à se souvenir, et donc à revivre les ruptures socio-spatio-temporelles du passé. De la même manière, le présent les pousse à se projeter dans un futur de stabilité sociale. Plutôt que de vivre un présent sans issue, il serait entrecoupé par des injections du passé et du futur. Mener une anthropologie du futur nous permettrait donc d’explorer davantage les temporalités sous-jacentes à ce qui semble, au premier regard, être un « présent duratif ».
Les contributions ont également défendu des positions divergentes entre perspective ontologique et présentisme dans l’anthropologie du futur. Selon la perspective ontologique, le futur fait partie d’un effort collectif de construction du monde. Les présentistes, en revanche, préconisent sa nature indéterminée et dissociée de l’idée d’une continuité culturelle. Ainsi, s’inscrivant dans une perspective ontologique, Zinn utilise le concept de « l’espace-temps vernaculaire », introduit par Bryant and Knight (2019), afin d’analyser les temporalités comme le produit d’une certaine vision du monde collective et unifiante qui serait ancrée dans la localité de Matera. Mulder, au contraire, est une tenante du présentisme, puisqu’elle reprend la notion de la ruse temporelle (time-tricking) de Ringel pour expliquer les manières dont les agents tentent de construire un futur qui répond à leurs besoins professionnels et familiaux.
La contribution théorique principale de ce panel repose toutefois sur le dialogue amorcé entre anthropologie du temps et anthropologie du futur : à des temporalités multiples correspondent des futurs multiples. À ce propos, David Zeitlyn suggère de penser ces relations temporelles en termes d’« interférence » et de « hantise » : le premier reprend les motifs de diffraction en physique pour décrire les manières prévisibles par lesquelles le futur et le passé interagissent avec le présent, et aussi l’un avec l’autre. Le second, en revanche, suit la pensée de Derrida pour désigner la présence impalpable d’un autre registre temporel (passé, futur ou contemporain) dans le présent (Zeitlyn 2020). Autrement dit, les façons dont nous expérimentons le présent sont liées à d’autres espace-temps.
Toutefois, l’anthropologie du temps a du mal à se libérer d’une approche bien établie, à savoir l’attention accrue portée sur le passé au détriment du futur. Ceci fait qu’elle préconise l’analyse des interrelations entre différentes temporalités, plutôt que celle de l’agentivité du temps qui aurait besoin d’une prise en compte ultérieure du futur. En mettant le focus de l’analyse sur le futur, et en mobilisant l’imaginaire ou les concepts comme celui de « ruse temporelle » qui permettent d’affronter le présent, les contributions du panel rendent compte des moyens individuels et collectifs pour saisir le temps, mais aussi pour agir et prendre position, ne serait-ce que par l’exercice de l’imaginaire.
L’anthropologie du futur peut apporter aux recherches sur les temporalités l’idée que ce qui est vécu comme un conflit dans le présent peut autant être lié à des difficultés du passé qu’à l’appréhension d’un avenir qui pourrait ne pas se présenter comme il est souhaité. Ce lien entre futurs problématiques et temporalités conflictuelles mériterait davantage d’attention anthropologique, notamment dans la conjoncture actuelle marquée par l’omniprésence des discours de crises et de potentialités négatives.