Les modes de production, distribution et consommation de l’énergie façonnent les sociétés, les institutions politiques, les cultures et plus largement nos conceptions du monde. Comme le constate Harold Wilhite (2005) dans un article intitulé : « Why Energy Needs Anthropology », l’énergie imprègne tout ce que nous faisons. Sans elle, la plupart d’entre nous seraient incapables d’accomplir bon nombre de tâches quotidiennes. Pourtant, l’énergie est de peu d’utilité en soi. Pour être intégrée dans les pratiques sociales, elle doit être transformée par des systèmes sociotechniques, puis convertie grâce à la médiation d’autres technologies du quotidien, comme la télévision, la voiture, l’ampoule ou le radiateur. Ces infrastructures distribuant l’énergie participent de systèmes techniques complexes et dynamiques, mais aussi de systèmes sociaux et culturels. Et, si certains aspects peuvent être compris à travers des cadres d’analyse issus des sciences de l’ingénieur, les choix de ces systèmes et les utilisations de l’énergie sont profondément influencés par des éléments aussi hétérogènes que l’éthique, les comportements, les institutions, l’histoire, les convictions et les valeurs. Cette chaîne de production, distribution et consommation fait de l’énergie un objet social par excellence. De fait, chacune des étapes de la vie d’un système énergétique — depuis les gisements de matières premières, leur exploitation, la production, le transport, la répartition socio-politico-économique, jusqu’aux contextes de consommation en passant par les transformations des écosystèmes par les pollutions générées — constitue un champ de recherche particulièrement riche pour l’anthropologie, qu’il s’agisse d’étudier les enjeux politiques, économiques et symboliques, la globalisation des flux matériels et humains, ou encore les usages quotidiens de l’énergie.
Si l’on s’intéresse aux premiers développements de l’anthropologie sur le sujet, il faut remonter aux travaux de l’Américain Leslie White (1943, 1959) sur la dépendance à l’énergie des sociétés issues du capitalisme. L’auteur y réinterprète la théorie évolutionniste à la lumière de la thermodynamique pour établir une corrélation entre la concentration d’énergie et l’entropie. Cette approche le conduit à considérer le contrôle de l’énergie comme un facteur décisif de la vie humaine et du progrès technologique et social (voir sur cette question le compte rendu critique d’Étienne Bourel dans ce dossier). Ses analyses ont été critiquées par les anthropologues hostiles aux perspectives évolutionnistes et à l’idée d’une corrélation entre l’usage de l’énergie et le développement des sociétés (Adams 1975 ; Nader et Beckerman 1978 ; Rambo 1991).
Une « deuxième génération » (Boyer 2014) d’anthropologues anglo-saxons, issue du courant qualifié de la « Michigan Anthropology », se constitue au cours des années 1970 et 1980. Il est porté par Richard N. Adams (ibid. ; 1978), Roy Rappaport (1971) et Laura Nader (op. cit. ; Nader et Beckerman op. cit.). Bien que White (op. cit.) ait été considéré comme un précurseur par ces anthropologues — appliquant son analyse de l’énergie et de la culture à des sociétés plus ouvertes et plus complexes —, ceux-ci se sont toutefois détournés de l’ambition de construire une théorie générale de l’énergie et du développement humain, au profit d’approches critiques quant aux effets du développement énergétique sur les populations vulnérables. S’appuyant sur des monographies de communautés, ces anthropologues ont surtout insisté sur les conséquences socio-environnementales de l’extraction des ressources et des infrastructures énergétiques (Coronil 1997) ou sur les droits des communautés autochtones (Jorgensen 1990 ; Kruse et al. 1982 ; Robbins 1980, 1984). Dans cet ensemble, les recherches d’Howard et Elisabeth Odum (1976) sur les flux d’énergie entre la nature et la société ont permis d’intégrer l’analyse des processus entourant le monde social à un large contexte de production et de transfert. S’appuyant sur leurs travaux, les écologistes culturels ont centré leur attention sur les flux énergétiques dans divers contextes socioculturels, dont les sociétés agraires (Rambo op. cit. ; Rappaport op. cit. ; Revelle 1976), la collecte des ressources énergétiques telles que le bois (Haile 1989 ; Jones 1984), l’importance de la prise en compte de la maisonnée comme unité d’analyse dans les systèmes énergétiques ruraux (Hasalkar et al. 2002 ; Najib 1993), le rôle central des femmes dans la gestion quotidienne de l’énergie (Klausner 1979 ; Yahaya et al. 2007) ou encore l’accès du monde rural à des technologies abordables et appropriables (Dioffo 1981). Malgré la richesse de cette production, les dimensions humaines de l’utilisation de l’énergie sont longtemps restées d’une rare discrétion au sein des energy studies (Sovacool 2014a, 2014b).
Une troisième génération, correspondant aux travaux anthropologiques des deux dernières décennies, offre un lot renouvelé de terrains d’enquête et de cadres théoriques ayant comme caractéristique commune d’utiliser l’ethnographie pour montrer comment « l’utilisation de l’énergie par l’homme est comprise et expérimentée à travers des cadres culturels » (Strauss et al. 2013 : 11), mais aussi comment la production et l’utilisation de l’énergie distribuent de manière inégale d’autres formes de pouvoir social, politique et économique. La multitude d’études ethnographiques portant sur les usages de l’énergie atteste d’un réel engouement pour cet objet à la fois brûlant d’actualité, mais aussi source d’importants défis pour la discipline. Au-delà de l’anthropologie, les « humanités énergétiques » (energy humanities) constituent un champ d’études et d’érudition qui dépasse les frontières disciplinaires, entre recherche académique et appliquée. L’anthologie de près de 600 pages, éditée par Imre Szeman et Dominic Boyer (2017), dont Rafael Aguirre a eu la délicate tâche de réaliser le compte rendu critique, souligne encore une fois la contribution essentielle que les idées et méthodes des sciences humaines peuvent apporter dans des champs de la recherche jusqu’à présent laissés aux sciences naturelles et de l’ingénieur.
Comme le souligne Dominique Boyer (2014) dans l’introduction du dossier de la revue Anthropological Quaterly consacré à l’énergie, ces trois générations de recherches ont vu le jour au cours de périodes de vulnérabilité énergétique et de transition : Leslie White (op. cit.) a publié ses travaux alors qu’émergeait la production nucléaire aux États-Unis, tandis que la deuxième génération de chercheurs est née dans un contexte de crise pétrolière et de fortes critiques contre l’impérialisme suscité par cette ressource énergétique. Le regain d’intérêt récent pour l’anthropologie de l’énergie intervient également dans un contexte de crise, écologique et climatique, doublé d’un foisonnement d’innovations technologiques offrant de multiples alternatives — plus ou moins fiables — aux systèmes énergétiques en place. Cette nouvelle génération s’inscrit par ailleurs dans une série de « tournants » (turns) épistémologiques, amenant à repenser la place des non-humains (objets, techniques, infrastructures, animaux, climat, nature, etc.) dans les relations sociales et dans le politique : le tournant ontologique, la théorie de l’acteur-réseau, le post-humanisme, l’anthropocène, la cosmopolitique, etc.
En filigrane de cette production, s’esquissent ainsi d’importants dilemmes épistémologiques et disciplinaires pour les anthropologues. Ces études sur l’énergie interrogent notamment la place du discours anthropologique dans les débats scientifiques et politiques autour de la « transition énergétique » en cours1, de la sortie des énergies fossiles ou du nucléaire, de l’efficacité énergétique ou de l’adoption d’énergies renouvelables. Quel peut être le rôle et surtout le poids de l’anthropologie — et plus largement des sciences humaines et sociales (SHS) — dans un champ scientifique et industriel dominé par les sciences de l’ingénieur (SI), mû par l’urgence environnementale et climatique, par des marchés de l’énergie de plus en plus concurrentiels, par des décideurs politiques en attente de solutions de court-terme plus que de nouveaux questionnements fondamentaux ? Comment les anthropologues se situent-ils par rapport à une recherche « par projet », voire une recherche « sur commande », qui démultiplie les sources de financements ? Quoique bienvenues dans un contexte de disette universitaire, ces recherches contraignent aussi le champ d’investigation en orientant les questionnements, les objets pertinents et les réponses à apporter.
Ce numéro de Lectures anthropologiques propose ainsi de mettre en lumière et problématiser quelques-uns des travaux marquants de l’anthropologie de l’énergie en les regroupant en cinq sous-champs thématiques qui recoupent ceux traités par un large spectre de publications récentes : les enjeux éthiques de l’utilisation des ressources et systèmes énergétiques ; la justice énergétique, tout particulièrement en contexte (post) colonial ; l’énergie comme forme de biopouvoir et son lien avec la construction des États modernes ; l’anthropologie appliquée aux usages et pratiques de l’énergie ; et enfin le rôle des controverses énergétiques dans l’avènement de nouvelles représentations du futur.
Éthiques de l’énergie
La prédominance des discours technicistes et des registres de l’innovation tend à occulter les dimensions éthiques des systèmes énergétiques. Comme le montrent Jessica Smith et Mette High (2017) dans un numéro spécial d’Energy Research & Social Science intitulé : « Exploring the anthropology of energy : Ethnography, energy and ethics », recensé ici par Roberto Cantoni, il n’existe pourtant pas de posture « neutre » pour juger de la manière dont les choix énergétiques peuvent affecter les modes de vie que nous désirons pour nous-mêmes et pour les autres. Qu’il s’agisse de la construction d’oléoducs, de terminaux d’exportation de gaz naturel liquéfié, de parcs éoliens offshore, de la fermeture de mines de charbon ou de la combustion au charbon de bois, de taxation des produits pétroliers ou des émissions produites, ou encore des usages quotidiens de l’énergie (transport, électricité, chauffage, etc.), ces questions divisent souvent les populations (ibid.). Les problèmes éthiques de l’énergie concernent autant les producteurs que les consommateurs et les politiques, en raison des risques entourant l’extraction (usage de produits chimiques toxiques, contamination de l’eau, dégradation irréversible de l’environnement, destruction des écosystèmes et déplacement des communautés, etc.) et du fait que les principaux coûts de production d’énergie se répercutent sur la collectivité sous la forme d’externalité.
La notion d’éthique énergétique (energy ethics) défendue par les auteures est destinée à décrire la manière dont les individus comprennent et évaluent d’un point de vue moral les choix énergétiques effectués. Cette approche prend au sérieux les sensibilités morales des personnes en matière d’énergie en partant de leur expérience, au lieu d’analyser la vie sociale à travers des jugements prédéfinis. L’éthique énergétique met ainsi en lumière les manières multiples dont les personnes font l’expérience, conceptualisent et évaluent les questions associées à l’énergie dans leur vie. Il s’agit d’aborder un territoire en demi-teinte qui, pour citer Didier Fassin : « […] nous oblige à repenser ce que nous tenons pour acquis concernant la distinction entre le côté lumineux et le côté sombre de notre monde moral et la séparation des valeurs éthiques du politique » (Fassin 2013 : 249). Qu’il s’agisse de personnes employées dans les industries énergétiques ou d’usagers, l’éthique quotidienne de l’énergie est souvent marquée par « la pluralité et la complexité, une idiosyncrasie sinon une incohérence » (High et Smith 2019 : 11). Le défi ethnographique consiste alors à restituer les manières dont ces personnes donnent un sens au monde plutôt que d’occulter ces questions derrière des agendas techniques ou de passer immédiatement à une position critique ou à un plaidoyer.
Les énergies renouvelables posent à nouveaux frais la question de l’éthique dans les investissements énergétiques. Dans un texte portant sur les enjeux éthiques entourant le développement des usages du solaire hors réseau, Jamie Cross (2019) montre que depuis l’invention de la cellule photovoltaïque moderne à base de silicium en 1953, cette énergie est moralement codifiée dans un esprit d’entreprise et d’écologie. Les engagements éthiques de l’industrie solaire ont reçu une impulsion humanitaire et orienté cette industrie vers des personnes géographiquement isolées. Ils ont en outre été étayés par des rhétoriques de la durabilité, ainsi que par des promesses commerciales, les liant ainsi aux logiques et aux imaginaires du « développement » (Escobar 2011 ; Ferguson 1990 ; Li 2007).
L’objet d’étude « énergie » pose également des questions éthiques quant à la pratique de l’anthropologie et à l’engagement du chercheur : d’une part du fait des modes de financement de la recherche qui proviennent pour partie d’acteurs privés et de programmes politiques ciblés, et d’autre part en raison de l’urgence de la demande sociale à obtenir des réponses scientifiques en vue de la « transition énergétique ». Jessica Smith et Mette High (ibid.) identifient deux cadres d’analyse dominant dans la littérature anthropologique sur l’énergie : d’un côté, une critique du pouvoir des entreprises et des États, et de l’autre un plaidoyer en faveur de la transition énergétique vers un avenir moins intensif en carbone. Ces postures scientifiques et militantes au sujet de l’utilisation des ressources et des infrastructures énergétiques sont toujours animées par des jugements moraux qui façonnent — le plus souvent implicitement — les agendas de recherche.
Plus fondamentalement, il s’agit d’interroger l’inconfort de l’anthropologie face à la morale (Coleman 2015 ; Fassin 2008), afin d’éviter que l’énergie ne devienne l’énième chapitre de la longue histoire des interventions fondées sur une représentation incontestée et — trop souvent — occidentale du Bien (Appel 2019). Née dans le sillage de la révolution industrielle, notre compréhension de l’énergie reste essentiellement occidentalo-centrée (Gras 2015) et portée par des valeurs découlant du « contrôle scientifique des forces de la nature par le langage mathématique et l’application de la méthode scientifique » (Frigo 2017 : 7 - 8). D’autres acceptions de l’énergie ont pourtant une histoire autrement plus longue, telles que le concept védique de l’agni, le qi chinois ou encore l’« énergie vitale », qui anime les communautés agraires au Panama et en Colombie (Gudeman 2012). Ces différentes ontologies de l’énergie signalent la présence d’espaces épistémiques alternatifs (Chapman 2013) qui influent sur la manière dont on se représente les enjeux entourant l’extraction des ressources ou le développement des énergies dites renouvelables, tout en restant largement ignorés par les industries poursuivant des logiques postcoloniales (Kuiken 2017).
Ainsi, si l’anthropologie de l’énergie peut être qualifiée d’anthropologie « engagée », que ce soit au côté des grands mandataires (privés ou publics) de la recherche ou dans la critique politique des rapports de force et la défense des énergies renouvelables, cette recherche s’accompagne également d’une mise en lumière de la pluralité des systèmes de valeurs, des normes éthiques ou encore des ontologies qui régissent nos rapports aux mondes de l’énergie.
Critique des pouvoirs énergétiques
La dépolitisation est le principal écueil à une analyse critique des systèmes énergétiques. Par dépolitisation, on se réfère ici aux stratégies visant à soustraire les enjeux politiques et sociaux du débat public et des institutions démocratiques de gouvernance énergétique (Kuzemko 2016). Sauf dans les cas où elles dysfonctionnent brutalement (Kesselring 2017 ; Rupp 2016), les infrastructures énergétiques sont souvent considérées comme allant de soi et politiquement neutres (Gupta 2015 ; Pink 2011). Leur construction est communément dépolitisée par l’usage de discours experts et de routine « anti-politiques » (Ferguson op. cit.). Au Canada, Clinton Westman (2013) a par exemple montré comment les études d’impact entourant l’extraction des sables bitumineux sur des terres autochtones finissaient par légitimer leur essor et ont transformé l’économie du forage en solutions techniques écartant les dimensions politiques du projet.
La notion d’énergopouvoir, proposée par Dominic Boyer (2014) et présentée ici par Étienne Bourel dans son compte rendu critique du numéro spécial : « Energopower and biopower in transition », invite à reproblématiser les liens entre énergie et politique. S’appuyant sur le concept foucaldien de « biopouvoir » destiné à identifier des technologies de pouvoir qui investissent spécifiquement la vie et contrôlent les processus biologiques affectant les populations (Foucault 1976), Dominic Boyer préconise une « généalogie alternative du pouvoir moderne » (2015 : 325), arguant qu’« il ne peut y avoir de consolidation d’un régime de biopouvoir moderne sans la sécurisation parallèle de la fourniture en énergie et la synchronisation du discours énergétique » (ibid. : 327). L’énergopouvoir prend diverses formes, qualifiées d’« énergopolitiques » (ibid. : 7), qui se différencient d’une géopolitique de l’énergie dans le sens où elles transcendent le champ des acteurs, des stratégies et des décisions pour imprégner les savoirs et les discours, les pratiques et les émotions. La politique énergétique est une question de gouvernance, quand l’énergopolitique est une question de mentalité de gouvernement (ou gouvernementalité) exprimée à travers et par-delà l’énergie. Le lien savoir/pouvoir et le gouvernement des conduites sont au cœur de cette définition, car la prise en compte de l’énergie implique autant de s’intéresser aux processus de production de la connaissance qu’aux modes d’approvisionnement : les discours d’experts, les catégorisations produites par les États ou les entreprises, les vérités scientifiques ou techniques sur l’énergie contenant toujours des mesures de contrôle et de domination (Howe 2014 ; Kester 2016 ; Nader 2016 ; Nader 2010).
Dans la continuité des recherches menées au cours des années 1980, bon nombre de travaux anthropologiques récents se sont attachés à souligner les injustices et les logiques (post) coloniales associées au déploiement des systèmes énergétiques. L’industrie des hydrocarbures comprise non seulement comme un assemblage d’entreprises, mais aussi comme un vaste réseau associant travailleurs et technologies, a fait l’objet d’une topographie critique exhaustive visant à comprendre comment les relations de travail (Atabaki et al. 2018), les représentations, la mercatique et les savoirs experts (Appel et Watts 2015 ; Ferguson 2005) façonnent l’industrie globalisée du gaz et du pétrole. Ces recherches s’intéressent notamment aux effets de l’extraction des carburants fossiles sur les économies et les populations locales dans l’Empire britannique (Barak 2015), aux États-Unis (LeMenager 2014) ou en Afrique (Weszkalnys 2014, 2015, 2016). Leur caractéristique commune est de montrer les ambivalences de la manne pétrolière associée dans bien des cas à la « malédiction des ressources » (Reyna et Behrends 2008) en raison de son inégale répartition, des écarts de développement au sein des populations, de l’absence de maîtrise d’une économie globalisée et des jeux de domination, questionnant ainsi la justice énergétique à travers l’iniquité du partage des ressources, des coûts et des bénéfices. La notion de justice énergétique (Jenkins et al. 2016 ; Monyei et al. 2019) est particulièrement pertinente dans les anciennes colonies pour aborder les imbrications historiques de l’esclavage et de la production industrielle de l’énergie. La recherche menée par Dana Powell (2018) auprès des peuples Navajos victimes d’une double injustice énergétique aux effets néfastes sur la santé des populations illustre ces imbrications ; bien que résidant à proximité immédiate des principales mines de charbon et des centrales électriques, les Navajos figurent parmi les communautés les moins bien desservies par le réseau électrique.
Si les énergies renouvelables sont souvent présentées comme une panacée aux problèmes environnementaux et politiques causés par les combustibles fossiles, les parcs éoliens ou solaires ont aussi des effets sociaux sur les régions qui les hébergent et s’inscrivent dans des rapports inégaux de pouvoir, tant nord-sud que sud-sud ou nord-nord. On peut à ce titre citer les travaux de Daniel Knight sur le cas grec, où de gigantesques champs de panneaux solaires ont été installés pour la consommation allemande, alors même que les Grecs n’avaient plus les moyens de se chauffer autrement qu’au bois (Knight 2015, 2018 ; Knight et Argenti 2015). Comme pour l’industrie extractive, les profits dégagés par les énergies renouvelables tendent à favoriser des entreprises transnationales au détriment de populations locales sur lesquelles sont externalisés les coûts sociaux et environnementaux (Behrends et al. 2011 ; Huertas Castillo 2003 ; Lawrence 2014). En outre, notre capacité à convertir l’énergie solaire en électricité dépend des mêmes industries extractives, des réseaux de production mondialisés et des flux de déchets électroniques qui ont caractérisé l’exploitation industrielle des ressources, des terres et du travail du Capitalocène2 (Cross op. cit. ; Haraway 2015). Ainsi, les énergies renouvelables s’inscrivent aussi dans la poursuite de la longue succession d’exactions et de spoliations des ressources humaines et naturelles opérée par des acteurs étrangers avec la complicité d’acteurs locaux, ainsi que l’illustre le numéro spécial de The Journal of Latin American and Caribbean Anthropology « Energy Transitions and Climate Change in Latin America », dirigé par Cymene Howe (2015) et discuté ici par Chiara Bresciani.
Les tensions s’expriment également au sein des états nations. Jaume Franquesa (2018) montre, à propos de l’Espagne, que le pouvoir décisionnel concernant la production énergétique est contrôlé par des sociétés établies à Madrid, tandis que les risques sont portés par le sud de la Catalogne, une région historique de production d’énergie nucléaire, hydroélectrique, mais aussi de raffineries de pétrole, traversée par des gazoducs et des lignes à haute tension. Dans la même optique, on peut également citer les travaux de Laura Watts (2019) dans les îles Orkney, au nord de l’Écosse, ceux de Laurence Raineau (2018) en Normandie, ou encore d’Elisabeth Moolenaar (2019) aux Pays-Bas, qui traitent de la subordination de régions entières à des fins de production énergétique au profit de grands centres urbains et/ou au nom du développement économique national. En Europe, un autre cas emblématique est celui des Samis basés en Carélie, Finlande, Norvège et Suède, dont les terres riches en ressources minières sont exploitées par les entreprises et les gouvernements norvégiens et suédois sans l’accord des populations autochtones. Depuis quelques décennies, ces territoires sont également devenus des sites d’installation d’infrastructures en énergies hydrauliques et renouvelables qui perturbent les cheminements des hardes de rennes, et par conséquent les ressources des Samis (Lawrence op. cit.). Leur situation, de même que celles d’autres peuples autochtones, pose à nouveaux frais la question du colonialisme intérieur3 exacerbé par les tensions entourant l’exploitation des ressources4.
Ces travaux ethnographiques complètent opportunément les approches géopolitiques ou d’économie politique par une analyse fine des processus de domination liés au développement énergétique et des systèmes de valeurs qui les sous-tendent.
États et citoyennetés énergétiques
Les recherches anthropologiques sur l’énergie invitent également à un renouvellement des cadres d’analyse de l’État et du politique. La formation énergétique de l’État (energy statecraft) désigne non seulement l’utilisation des infrastructures énergétiques pour consolider l’autorité publique, mais aussi l’ensemble des actions politiques visant à garantir l’accès aux ressources énergétiques (Dalgaard 2017). En politique étrangère, l’énergie est souvent utilisée comme levier d’influence pour inciter un ou plusieurs acteurs internationaux à faire ce qu’ils ne feraient pas autrement, en manipulant ou en exploitant leur besoin fondamental de sécurité énergétique, que ce soit de façon coercitive (embargos, sanctions, etc.) ou coopérative (par le biais d’échanges économiques, de diplomatie culturelle, etc.). Alors que la « sécurité énergétique » désigne l’assurance d’un accès à des ressources énergétiques, quelle que soit leur provenance, pour assurer le développement économique national (Kalicki et Goldwyn 2005), on entend par « souveraineté énergétique » la capacité d’une communauté politique à exercer l’autorité nécessaire pour gérer sa propre énergie. Ainsi, à propos des projets hydronationalistes népalais, Austin Lord et Mattheus Rest (2019) montrent que « la sécurisation des volumes hydrologiques » est devenue un problème politique clé, faisant évoluer la question de la souveraineté au-delà des frontières et des ressources, pour inclure une nouvelle « géo-métrique du pouvoir » (Elden 2013). Le déploiement des infrastructures énergétiques est ainsi souvent lié à l’apparition de nouvelles formes de gouvernance, mais aussi à des imaginaires nationaux renouvelés et à un élargissement de la présence de l’État. Nombre d’anthropologues s’intéressant à l’énergie ont ainsi attiré l’attention sur les dimensions politiques des infrastructures énergétiques en tant que sites d’expression des idéologies dominantes, des subjectivités collectives et des contestations socio-environnementales (Kaur 2019 ; Raineau 2018 ; Szolucha 2018).
Le réseau électrique est un autre vecteur de pouvoir politique déployé à travers les infrastructures. De fait, depuis la fin du XIXe siècle, les infrastructures électriques jouent un rôle déterminant dans la formation des États, des villes et des modes de vie occidentaux (Gras 1997 ; 2015 ; Hughes 1983 ; Nye 1999). Selon Dominic Boyer, elles seraient même « un élément fondateur sur lequel a été constituée l’expérience de la modernité » (2015 : 532) et plusieurs recherches récentes scrutent les enjeux politiques et culturels de l’électrification à grande échelle des États occidentaux (Bakke 2016, Özden-Schilling 2016, Abram et al. 2019).
Associée au progrès technologique, à la « bonne vie » et à l’ordre social, l’électrification est une donnée essentielle de la diffusion des idéologies modernistes et des modes de vie occidentaux à travers le Sud, largement encouragée par les entreprises, les ONG et les organisations internationales (Coleman 2017). Les enquêtes ethnographiques sur les projets d’électrification apportent un éclairage inédit sur les processus de changement social et culturel liés au développement. Tanja Winther (2010) a ainsi montré comment, dans les zones rurales de Zanzibar, l’arrivée de l’électricité a été associée aux idéaux islamiques de pureté et de sécurité, alors même que l’intrusion de la télévision dans les foyers induisait une profonde modification des pratiques religieuses et de la répartition genrée des espaces. Pour les paysans péruviens observés par Thomas Love et Anna Garwood (2013), la production électrique hors réseau a permis une connectivité accrue avec le reste du monde et jugulé l’exode rural vers les grandes villes en favorisant l’emploi local. Les recherches de Joshua Kirshner et Marcus Power (2019) dans le Mozambique postcolonial montrent comment l’électricité permet d’assoir la domination de certains partis politiques en incarnant la « bienveillance » de l’État envers ses citoyens. Ainsi l’infrastructure électrique peut autant être un facteur de cohésion territoriale et sociale qu’« un générateur de différences politiques et économiques entre les groupes et les individus » (Shamir 2013 : 6 ; Kesselring op. cit.). Ronen Shamir (ibid.) montre par exemple comment, dans les années 1920, l’électrification de la Palestine sous domination britannique a contribué à renforcer les différences sociales, politiques et économiques entre Arabes et Juifs en matérialisant une infrastructure de séparation ethno nationale en Palestine, bien avant que des schémas de partition politique n’aient été envisagés. Le maillage électrique peut ainsi avoir des conséquences sur la répartition du pouvoir politique, en renforçant la centralisation du pouvoir et l’accumulation de richesses autour des acteurs — des collectivités territoriales aux acteurs étrangers — contrôlant les ressources et les processus décisionnels, en permettant à certains d’instrumentaliser la connexion et la déconnexion (Baker et al. 2014), voire d’utiliser le black-out pour instiller le désordre politique (Suliman-Jabary Salamanca 2011).
L’énergie est aussi affaire de citoyenneté. Dans Carbon democracy, l’historien Timothy Mitchell (2011) explore les liens entre l’exploitation de la houille et la montée de la démocratie moderne en soulignant les apports des infrastructures des villes industrielles (chemins de fer, quartiers ouvriers) à l’essor du syndicalisme et des luttes pour les droits sociaux. A contrario, l’exploitation du pétrole a mis en péril la possibilité de grèves et de mouvements sociaux, car plus mobile, plus distante, moins intensive en main-d’œuvre, et souvent gérée par des pays autoritaires alignés sur les intérêts de l’impérialisme occidental. Cette thèse est intéressante malgré sa difficulté à prendre en compte la complexité des rapports de pouvoir entre entreprises et les limites de la capacité d’action de ces dernières. Récemment, les preuves du changement climatique, le développement des énergies renouvelables et les engagements gouvernementaux en faveur d’une transition énergétique ont créé de nouveaux espaces de résistance politique, de participation et d’innovations sociales. Ces « citoyennetés énergétiques » émergentes incluent des préoccupations pour les réseaux non connectés (Forde 2017), la mise en place de projets communautaires d’énergies renouvelables (Dobigny 2012, 2019), la propriété collective et le financement alternatif des infrastructures électriques, l’équité et la justice dans l’accès à l’énergie (Monyei et al. op. cit). Autant d’initiatives qui témoignent de la difficulté des États centraux à répondre aux inquiétudes de la population en matière de souveraineté énergétique et de durabilité.
Pratiques de l’énergie
Ces citoyennetés s’expriment tout particulièrement dans les pratiques et usages quotidiens de l’énergie. Pour les individus, l’énergie rend des services et ce sont ces derniers qui font sens (Wilhite et al. 2000). C’est sur ces usages que portent la majeure partie des recherches francophones, présentées dans le compte rendu de Nadine Roudil. En dépit des travaux précurseurs d’André Leroi-Gourhan (1964) sur les techniques entourant la domestication du feu, force est de constater que l’anthropologie des techniques s’est plus intéressée aux modes de cuisson (Levi Strauss 1964 ; Giard 1994)5 qu’aux usages énergétiques de la combustion ou de la coupe du bois6 (Jolas 1990, Ortar sous presse). Un autre domaine où la question de l’énergie aurait pu émerger est celui de la mobilité. Là encore, alors qu’il existe une littérature abondante sur les cultures automobiles (Miller 2001), les infrastructures routières (Dalakoglou et Harvey 2012) ou encore l’usage des transports en commun (Tonnelat et Kornblum 2017), très peu de travaux anthropologiques francophones abordent le lien entre transport et énergie (Ortar 2018, 2019).
Les travaux sur le nucléaire sont sans doute ceux qui ont le plus marqué la discipline en France. Les recherches conduites par Françoise Zonabend (2014), initialement parues en 1989, sur le chantier à La Hague à la pointe ouest de la presqu’île du Cotentin ont constitué un travail précurseur. Elle y traque les stratégies défensives des employés et des riverains pour travailler et vivre auprès d’établissements à haut risque. Ces recherches ont été suivies par la thèse de Françoise Lafaye (1994) sur les effets de l’implantation d’une centrale nucléaire pour les habitants d’un village qui y voient une perturbation de leur territoire quotidien et omettent de mentionner l’aspect nucléaire de l’équipement. Plus récemment, Sezin Topçu (2013) s’est livré à une interprétation foucaldienne du nucléaire en France, soulignant le rapport de force existant depuis des années entre les tenants de l’atome et ses détracteurs.
Il est à noter que les recherches initiées par Dominique Desjeux et ses coauteurs (1996) sur les usages quotidiens de l’électricité ont eu peu de suites immédiates dans la recherche académique, mais lui ont permis d’impulser des collaborations avec le groupe EDF, où ses étudiants ont pu y réaliser des stages, des thèses en Cifre, voire y être recrutés de façon permanente. En effet, jusqu’aux années récentes, la recherche francophone autour de l’énergie a été fédérée et impulsée par le GRETS (Groupe de recherche Énergie, Technologie et Société) qui, depuis plus de vingt ans, produit des études pour le compte du groupe EDF. L’essor actuel des sciences sociales de l’énergie est toujours lié en France, d’une part, à l’intérêt d’EDF pour la socioanthropologie, dont rend compte un opus publié en 2016, Pratiques sociales et usages de l’énergie (Garabuau-Moussaoui et Pierre 2016), et d’autre part à une commande publique destinée à mieux appréhender, accompagner et légiférer sur les changements de comportements attendus dans la transition énergétique actuelle (Ortar et Subrémon 2018b).
Les conditions d’existence de la recherche française sur l’énergie ont ainsi été balisées par les tournants socio-économiques contemporains, le pilotage par appels à projets, les politiques publiques et le recrutement des entreprises. Cette recherche sur commandes a pu avoir pour conséquences de limiter le champ d’enquête des chercheurs français et de neutraliser la critique en internalisant la recherche en sciences sociales (Topçu op.cit.). En outre, les demandes émanant des praticiens de l’énergie à l’égard des chercheurs en sciences sociales recèlent bien souvent des malentendus dans la formulation même des problèmes. Ingénieurs et praticiens ont tendance à concevoir les « enjeux sociaux » de l’énergie sous l’angle du comportementalisme, en convoquant ex post sociologues et anthropologues pour les « aider » à adapter les « comportements » des usagers aux nouvelles contraintes technologiques et aux impératifs d’efficacité énergétique. C’est notamment le sens des recherches menées sur les incitations à la prise de décision (ou nudges) ou sur l’acceptabilité sociale, qui relèvent davantage de la psychologie sociale et comportementale, et dont les présupposés théoriques empêchent de considérer la longue chaîne de contraintes et d’interdépendances collectives dans lesquelles sont enchâssés les choix énergétiques.
C’est justement la volonté de dépasser les dimensions comportementalistes qui a poussé anthropologues et sociologues à s’intéresser aux « pratiques sociales ». L’ouvrage dirigé par Marie-Christine Zélem et Christophe Beslay, Sociologie de l’énergie (2015), dont Nadine Roudil effectue une lecture critique au sein de ce dossier, permet de dresser un état des lieux de cette recherche très influencée par les travaux d’Elizabeth Shove sur la théorie des pratiques (Shove et al. 2012 ; Shove et Trentmann 2019). Ce courant de pensée postule que les pratiques sociales ne peuvent être expliquées sans avoir recours à une analyse 1/des valeurs qui structurent les pratiques et donc des significations, représentations et normes sociales, 2/des compétences et savoir-faire nécessaires à la pratique, 3/de la matérialité et donc des objets et infrastructures qui entourent la pratique, 4/des politiques publiques qui rendent ou non possible l’essor des pratiques sociales7. La pratique est entendue comme une unité porteuse de sens de la vie quotidienne et son usage permet d’éviter le dilemme sociologique entre structure sociale et individu. L’objectif premier de ces recherches est d’interroger comment la question de l’énergie est mobilisée pour réinterroger certains objets classiques de la sociologie comme la consommation, l’innovation, les usages sociaux, les inégalités, la gouvernance, la famille, les professions.
La diffusion de la théorie des pratiques en anthropologie s’est effectuée à travers les écrits d’Harold Wilhite (dont le chapitre rédigé dans le cadre de l’ouvrage Sociologie de l’énergie). Il s’est en particulier intéressé à l’application de cette théorie (Sahakian et Wilhite 2014). L’appréhension des usages quotidiens par essence invisibles a exigé de faire évoluer les méthodes d’enquête notamment grâce au recours à la vidéo et aux parcours commentés (Leder Mackley et Pink 2013 ; Pink 2011) afin, notamment, de prendre en compte l’usage des sens dans la relation à l’énergie (Ortar 2018, 2019 ; Pink et Leder Mackley 2012), créant ainsi des ponts avec l’anthropologie sensorielle, un champ de la recherche également en devenir (Gélard 2016 ; Wathelet 2019).
Cette recherche sur les usages a aussi trouvé des applications dans les études du développement menées par des anthropologues. Par exemple au sujet des énergies renouvelables, qui sont étudiées pour observer en quoi ces modes de production peuvent être à l’origine de transformations des modes de vie vers plus de durabilité (Bouly de Lesdain 2015, 2018 ; Winther et al. 2018). Ou encore pour questionner les effets inégaux du développement de ces modes de production sur les pratiques quotidiennes, notamment sur la vie des femmes (Campbell et al. 2016 ; Iessa et al. 2017 ; Ulsrud et al. 2018). La recherche menée par Abhigyan Singh, Alex Strating, Natalia Romero Herrera, Hylke Van Dijk et David Keyson (2017) dans des villages indiens montre notamment que l’usage de petites batteries solaires repose sur des « cercles d’échange d’énergie mutuelle » tissés au sein de la parenté et de réseaux d’interconnaissances. Toujours en Inde, les travaux de Tanja Winther, Kirsten Ulsrud et Anjali Saini (2018) interrogent les transformations sociales et les représentations de l’avenir introduites par l’usage d’une nouvelle source d’énergie.
Futurs énergétiques
L’énergie pose enfin la question des futurs possibles. Le besoin de porter attention à l’avenir et à la façon dont certaines approches technicistes tendent à refermer le champ des possibles avait déjà été abordé par Laura Nader au début des années 1980 quand elle soulignait les incohérences d’un système « fondé sur la peur délétère du changement dans les modes de vie » malgré « la gamme très étendue de choix de modes de vie disponibles dans tout futur énergétique plausible » (Nader op. cit. : 241). Cette approche a depuis trouvé des échos dans la discipline, car, ainsi que le note Marilyn Strathern (2005 : 51), les actions des individus sont informées par des mondes en devenir. Un constat qui impose aux anthropologues d’imaginer ce qui est sur le point d’advenir de manière à éviter l’ombre de l’inévitabilité de la mondialisation néolibérale, comme l’indique de son côté Anna Tsing (2005).
Pour Mette High et Jessica Smith, l’inévitabilité présumée de la transition énergétique conduit à « entraver notre capacité à nous engager et à y répondre » (High et Smith 2019 : 11) en réduisant l’univers des possibles. Le choix même du terme « transition » revient à minimiser les turbulences et les conflits causés par l’incertitude énergétique. Contrairement aux « crises », aux « révolutions » et aux « mutations », qui sont structurelles et parfois violentes, l’imaginaire de la « transition » suggère un changement doux, progressif et consensuel. Les méthodes existantes de planification et de prévision de scénarios utilisées dans le secteur de l’énergie tendent bien souvent à hiérarchiser et limiter les futurs envisageables (Strengers et al. 2019). Or Mette High et Jessica Smith (ibid.) soutiennent que « le cadre global des “transitions énergétiques” a réduit la portée de la façon dont les anthropologues comprennent et s’engagent dans les dilemmes éthiques posés par l’énergie ». Appréhender ces dilemmes offre dès lors de nouveaux défis à l’anthropologie pour inclure les questions, désirs et préoccupations des groupes humains habitant des mondes distincts, mais interdépendants.
Cette réflexion sur la prise en compte des futurs est désormais présente dans la majeure partie des recherches, qu’elles portent sur l’exploitation du pétrole (Weszkalnys op. cit. ; Witte 2017, 2018), de nouvelles ressources fossiles (Szolucha sous presse ; 2018) ou d’énergies renouvelables (Boyer et Howe 2019 ; Knight 2012, 2018). Les ressources énergétiques et les infrastructures — existantes ou projetées — génèrent « des espoirs, des désirs et des aspirations citoyennes » (Weszkalnys 2016 : 161) qui « saturent les conceptions du temps et de l’avenir » (Ferry 2016 : 185). Les travaux de Gisa Weszkalnys (2015, ibid.) à São-Tomé-e-Príncipe et d’Annika Witte (ibid.) en Ouganda montrent comment l’anticipation même de la manne pétrolière est génératrice d’effets performatifs qui hypothèquent toute projection dans l’avenir.
Ainsi que le rappelle Anna Szolucha (2018) en introduction à l’ouvrage collectif Energy, Resource Extraction and Society. Impacts and Contested Futures, les effets des développements actuels de l’extraction d’énergie et de l’utilisation des ressources alimentent de puissants imaginaires sociaux et reconfigurent les systèmes politiques. « These performances and re-enactments of future prosperity have become rhythmic refrains, a discursive tool for coordinating an assemblage of territorial motifs, spatializing state practices, and affective orientations to the future »8 écrivent Austin Lord et Matthaüs Rest (sous presse) à propos de projets hydroélectriques au Népal. L’énergie participe ainsi d’une « économie de l’anticipation » (Cross 2015) dans laquelle les imaginaires sociotechniques sont instrumentalisés pour détourner l’attention du présent (Abram et Weszkalnys 2013) et construire des « récits nationaux d’un avenir souhaitable » (Lis, sous presse).
Conclusion
Qu’apporte l’anthropologie à la compréhension des enjeux énergétiques ? Nous avons retenu plusieurs domaines dans lesquels l’anthropologie était particulièrement utile pour repenser notre rapport à l’énergie. Premièrement, l’étude des dilemmes éthiques suscités par les choix énergétiques invite à prendre au sérieux les différentes conceptions du monde et valeurs morales qui sous-tendent les usages et interactions avec l’infrastructure énergétique. L’approche ethnographique invite également à s’intéresser aux pratiques énergétiques et à les considérer dans leur contexte. Cette approche à la fois attentive au détail et holistique se distingue de celles des sciences de l’ingénieur qui tendent à compartimenter les problèmes et à les objectiver au moyen de modèles quantitatifs et techniques. L’anthropologue aborde l’énergie comme un élément parmi d’autres de la vie sociale, et doit par conséquent rester attentif à l’imbrication des pratiques énergétiques avec un grand nombre de variables sociales (dynamiques familiales, de genre, règlementaires, institutionnelles, etc.). L’étude anthropologique de l’énergie s’est longtemps cantonnée à une critique des formes de domination associées au déploiement de grandes infrastructures énergétiques, en s’attachant à faire valoir le point de vue des communautés les plus vulnérables. Cette tradition critique persiste tout en se renouvelant, à mesure que les systèmes énergétiques évoluent, au même titre que les formes de résistance politique. Face aux tentatives de dépolitisation des enjeux énergétiques, sous couvert d’expertise et d’innovation technologique, un pan entier de la discipline s’attache à mettre à jour et déconstruire les pouvoirs énergétiques, qu’ils se manifestent à travers les grandes multinationales de l’énergie, la puissance publique ou les mouvements sociaux. L’anthropologie politique de l’énergie apporte ainsi un nouvel angle d’analyse pour appréhender la formation de l’État et l’exercice de la citoyenneté. Enfin, la question du temps et du futur est particulièrement prégnante dans les travaux les plus récents. L’énergie mobilise en effet de puissants imaginaires prospectifs, comme en atteste l’usage récurrent des notions de « durabilité », de « sécurité d’approvisionnement » et de « transition » dans les controverses énergétiques. L’anthropologie invite ainsi à mieux cerner la diversité des possibles en matière énergétique et à analyser les rapports de forces entre différentes formes de discours et de connaissances qui tentent d’imposer des représentations légitimes de l’avenir.
Au-delà de leur thématique et du champ dont elles sont issues, les recherches présentées ici posent à nouveau frais la question du rôle de l’anthropologue, de l’engagement du scientifique et de la porosité des liens entre recherche académique et appliquée. Les sciences humaines et sociales sont de plus en plus sollicitées pour apporter des réponses aux défis énergétiques contemporains. Qu’elle émane des agences publiques pilotant la recherche « par projet », ou d’entreprises privées (ou semi-privées) souhaitant mieux comprendre les « aspects sociaux » de la consommation énergétique, cette demande sociale doit faire l’objet d’une réflexivité dès lors qu’elle oriente notre façon de poser les problèmes, et par conséquent d’y répondre. On peut également s’interroger sur l’efficacité des discours anthropologiques sur les débats liés à l’énergie. Force est de constater en effet que le savoir anthropologique, et plus largement les sciences humaines et sociales, restent peu audibles dans ce milieu largement dominé par les sciences de l’ingénieur et les postures d’expertise. L’exercice de l’anthropologie de l’énergie dépasse toutefois le registre des approches appliquées et orientées vers des « solutions ». Ce dossier révèle une anthropologie « engagée » à plus d’un titre : engagée dans les projets, engagées dans l’entreprise, engagée en politique — que ce soit au côté des décideurs, des experts, des populations ou des militants —, mais aussi engagée dans les grands débats contemporains des sciences sociales. Les études recensées dans ces textes attestent de la fertilité de cet objet et du renouvellement dont il est porteur pour l’anthropologie, qui explore par ce biais de nouveaux terrains, de nouveaux outils conceptuels et de nouvelles façons d’exprimer la diversité humaine.