Formuler l’indicible, figurer l’invisible : sur les traces du loup mongol

À propos de Bernard Charlier, Faces of the Wolf: Managing the Human, Non-human Boundary in Mongolia, 2015

Nastassja Martin

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Nastassja Martin, « Formuler l’indicible, figurer l’invisible : sur les traces du loup mongol », Lectures anthropologiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 12 février 2024, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/356

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Compte rendu de Bernard Charlier, 2015, Faces of the Wolf : Managing the Human, Non-human Boundary in Mongolia. Leiden, Brill.

« Ce livre n’est pas sur les loups », nous dit Bernard Charlier en préambule de son ouvrage Faces of the Wolf. Il porte sur un ensemble d’idées, de pratiques et de discours que les éleveurs Dörvöd de la région d’Uvs à l’ouest de la Mongolie entretiennent à propos du loup. Il s’agit avant tout pour lui de savoir comment ethnographier (« saisir », p. 2) cette « présence absente » que représente cet animal. Si les informations rassemblées à son sujet, par l’ethnologue sur son terrain, sont principalement discursives et relèvent en majorité de l’imaginaire social, l’auteur note que le loup est « aussi difficile à suivre dans les discours que sur les montagnes » (p. 15) : il ne se situe pas seulement dans la zone floue de « l’entre-deux du discours et de la pratique », mais aussi dans « l’interstice entre les mots et les silences » (p. 15).

Le but de ce travail n’est pas pour autant de décrire des rituels ni d’analyser des corpus de mythes structurés portant ouvertement sur le loup, pour la simple et bonne raison qu’il n’y en a pas. Ce n’est pas non plus une ethnographie supplémentaire sur le chamanisme mongol (Pedersen 2011, Hangartner 2011) ni un traité d’éthologie du loup mongol. Bien plutôt, cet ouvrage vise à montrer que les relations intermittentes, pragmatiques et symboliques entre une famille d’éleveurs Dörvöd et les loups révèlent une manière spécifique de se relier à l’environnement d’une part, et à eux-mêmes en tant qu’êtres humains d’autre part (p. 18).

Pour s’engager dans cette voie, l’auteur reconnaît d’emblée la nature composite du mode de relation à l’environnement de ses interlocuteurs : plutôt que de tenter de les faire tenir dans une cosmologie uniforme, il s’attache à rendre visible les liens parfois déroutants entre le bouddhisme tibétain, le chamanisme, et les idées provenant du socialisme récemment déchu, selon lequel les animaux comme la nature doivent être dominés et exploités.

En rendant visible ces contradictions page après page, Bernard Charlier se refuse à aborder les relations éleveurs-loups comme si elles existaient en vase clos et dispensaient un parfum nostalgique d’authenticité perdue. Il reconnaît par exemple qu’il n’existe pas de frontière figée entre la vie « à la campagne » (p. 7) et la vie « à la ville », mais plutôt de fortes relations d’entraide, principalement basées sur la parenté et la dépendance économique. Il note à ce sujet que les liens de dépendance entre ville et campagne furent renforcés après la chute du régime socialiste et l’avènement de l’économie de marché, permettant de faire face plus efficacement aux difficultés économiques.

L’auteur souligne d’emblée les limites de son propos, en remarquant qu’aucun des chasseurs avec qui il travaille ne dépend de cette activité pour vivre, cette dernière comme moyen de subsistance étant par ailleurs associée à une certaine idée de pauvreté. Il admet avoir réalisé très rapidement que la chasse et l’élevage étaient largement antithétiques (p. 12), et montre avec lucidité à quel point les pratiques de chasse peuvent être chaotiques et éloignées de l’idée qu’on peut s’en faire a priori, jeep et vodka remplaçant parfois chevaux et pistage. Cela dit, il ne se détourne pas de son objet pour autant, et continue de traquer la figure du loup, parce qu’il estime qu’il est, contre toute attente, l’un des miroirs polymorphes qui reflètent le mieux les dispositions intérieures comme actualisées des éleveurs Dörvöd avec qui il a travaillé.

Bernard Charlier ne se réfère jamais au loup comme à une individualité à part entière, mais plutôt comme au représentant d’une espèce, une forme de loup générique. Ce dernier devient pour l’auteur le porteur de subjectivités humaines et non humaines qu’il rassemble et condense, un « complexe de signes » (p. 25) qui indexe d’une série de relations s’actualisant dans un événement qui implique sa présence. Si les concepts de société humaine et de nature a — humaine n’appartiennent pas, en Mongolie, à deux sphères d’existence radicalement séparées et autonomes, le loup n’a toutefois de cesse de questionner la limite entre ces domaines, tantôt en la rendant plus apparente, tantôt en la brouillant, selon le contexte d’interaction. 

Il est impossible d’évoquer le loup en Mongolie sans mentionner Cagaan Aav, le maître et possesseur surnaturel de la terre et des animaux sauvages. Quoiqu’il ne soit pas systématiquement anthropomorphisé et semble fréquemment inclure le rôle du ciel éternel (mönh tenger), il est souvent représenté sous la forme d’un vieil homme arborant une longue barbe blanche, entouré d’animaux sauvages. Il est à la fois décrit comme le propriétaire de la terre, et l’un des esprits pluriels de cette terre. Le « vieillard blanc » est celui qui « dispense la vie sous toutes ses formes » (Hamayon, 1990), une « présence plurielle actualisable sur chaque montagne qui domine un territoire utilisé par l’homme pour sa subsistance » (p. 25). Les interlocuteurs de B. Charlier s’y réfèrent comme à une présence immatérielle et supérieure qui possède tous les animaux sauvages : les mouflons sont ses moutons, les bouquetins ses chèvres, les cerfs ses vaches, et les loups, ses chiens.

En tant que chiens de Cagaan Aav, les loups ont donc, pour les hôtes de l’auteur, un rôle crucial à jouer quant à la question du maintien d’une forme d’équilibre idéal au sein de l’environnement1. Si les loups connotent l’ambivalence et la puissance de l’esprit gardien de l’environnement, la perception des attaques de bétail par le loup révèle elle aussi l’ambiguïté de cette figure dans sa relation aux humains. B. Charlier montre que si une attaque génère toujours un sentiment de perte au sein de la communauté, en seconde instance elle peut être considérée comme une forme de don. Aussi les attaques sur un cheptel, même meurtrières, ne sont pas nécessairement perçues par les éleveurs comme un acte de prédation extérieur, incontrôlable et involontaire, mais sont d’emblée réintégrées au cœur d’un système symbolique : par un astucieux retournement interprétatif, un événement a priori extérieur à la volonté humaine se transforme en une marque de respect qu’eux-mêmes, les hommes, prodiguent au maître. L’attaque, dont ni la temporalité ni les conséquences ne sont pourtant maîtrisées, se voit permutée en un acte délibéré de don envers Cagaan Aav par l’intermédiaire de son chien, qui prend ce qui lui revient. En partageant leur nourriture avec lui, les éleveurs s’attirent la bonne fortune (« la grâce » de R. Hamayon, p. 630), tout en participant au maintien de l’équilibre au sein de l’environnement, dont Cagaan Aav se trouve être, en dernière instance, le garant. La fortune dans la chasse comme dans l’élevage doit ainsi être obtenue par une forme de subordination au maître surnaturel de la terre et des animaux sauvages, qui se manifeste par le don : les hommes doivent partager avec lui s’ils veulent posséder.

Le problème majeur qui se pose dès lors à l’ethnologue est qu’aucune des entités auxquelles il est confronté dans le discours quotidien de ses hôtes n’est « visible » à proprement parler, depuis Cagaan Aav aux notions de mérite et de pouvoir qu’il suscite dans les discussions et les actions des hommes jusqu’aux loups eux-mêmes, ces invisibles de la nuit. Pourtant leurs attaques, même déjà perpétrées et aux effets irréversibles, sont toujours des indicateurs de la présence de Cagaan Aav, en ce sens qu’elles condensent, tout en rendant manifeste la dimension méritoire de la personne attaquée. Aussi, nous dit l’auteur, la transformation d’un acte de prédation en un acte de don est d’abord une manière de reconnaître la norme (la loi) incarnée par le loup, ce chien du maître du gibier et de la terre. Le loup devient peu à peu sous la plume de l’auteur un genre très particulier de kaléidoscope qui, selon la conjoncture, réfracte un aspect particulier du sujet, sa « vérité circonstancielle ».

L’une des réponses humaines aux attaques sur le bétail est bien entendu la chasse au loup. Contrairement à l’abatage d’un animal domestique, acte ne pouvant être considéré comme un heureux événement, l’auteur remarque que la poursuite et la mise à mort d’un loup sont toujours quelque chose de joyeux (p. 71). Son intelligence et sa ruse en font un animal puissant (proche de Caagan Aav) dont la mise à mort fait immanquablement augmenter le potentiel intérieur de la personne humaine (hiimor’). Il s’agit de quelque chose d’extrêmement valorisé, puisqu’une personne qui possède justement certaines qualités internes en profusion (le mérite, le courage, l’honnêteté, le hiimor’) recevra en échange du hišig, la bonne fortune. Tuer un loup permet d’augmenter le potentiel intérieur du chasseur (hiimor’) en révélant ses qualités morales : il peut dès lors légitimer ses actions et intentions a posteriori. Le loup se fait porteur de la « signature » de Cagaan Aav, attestant du fait que ce dernier est satisfait des qualités morales du chasseur.

Il existe une figure réversible à celle du loup, qui porte généralement la malchance avec elle : celle du renard. Les interlocuteurs de B. Charlier considèrent que le renard possède des « empreintes noires » (p. 81) contrairement à celles du loup, qui sont blanches. Les substances intérieures du loup et du renard constituent des potentiels inversés, et illustrent la réversibilité des pouvoirs positifs et négatifs qui peuvent être transmis aux personnes humaines. Ainsi croiser le chemin d’un renard2 est souvent interprété comme un signe négatif et infortuné, contrairement au loup. Cette chanceuse personne dispose probablement d’une réserve de bonne fortune, puisqu’elle rassemble les qualités qui poussent Cagaan Aav à lui faire signe en mettant son chien sur sa route. Les empreintes blanches du loup renvoient ainsi à la norme (le loup incarne le maître de la terre) et donc à une forme de pureté. Les empreintes noires du renard évoquent quant à elles la transgression de cette norme, car ce dernier fait commerce avec les esprits autonomes du territoire.

Il serait pourtant erroné de croire que le loup représente une figure univoque, nous dit l’auteur, car il est au contraire un être ambivalent et réversible : c’est cette nature versatile qui oblige l’homme à procéder à toute une série d’interprétations le concernant. Par exemple, les attaques ne sont pas toujours liées à la volonté de Cagaan Aav. L’auteur relate à ce propos la légende qui lie le loup à Burhan bagš (Bouddha, p. 91), dans laquelle il n’est plus l’animal domestique du maître de la terre, mais un animal fier et sauvage, qui n’a de cesse de transgresser les frontières et qui fait fi de la norme censée régir les limites entre domestique et sauvage. Lorsque les attaques deviennent trop nombreuses et que les chasseurs ne peuvent pas tuer le loup, celui-ci se transforme parfois en un prédateur incontrôlable qui n’est plus manipulé ni par son maître ni par les hommes et qui manifeste pleinement son autonomie.

Le loup rassemble donc des incompatibilités conceptuelles et les fait coexister, en actualisant l’une ou l’autre de ses facettes dans un événement particulier : la norme, la transgression, le sauvage, le domestique, la moralité, l’amoralité, etc. En cela le prédateur n’a de cesse d’insinuer le doute dans les certitudes les plus solides et de forcer la réflexivité humaine à se remettre au travail. Si le loup est bien souvent la manifestation d’un état intérieur (p. 133) (voir, tuer, ou être victime d’une attaque de loup est chaque fois l’expression de qualités morales, le signe de leur manque ou encore la sanction des actions d’une personne), c’est qu’en tant que symbole de ces champs de réalité contradictoires, mais connectés, le loup vient souligner l’importance de la notion d’action comme mode de subjectivation.

Enfin l’auteur remarque que dessiner des analogies entre les êtres et les choses et s’intéresser aux résonances qu’elles entretiennent est une manière de répondre à la fragmentation générale du monde (p. 167) : la singularité de ses composantes est intégrée dans une chaîne d’affinités et de correspondances qui donnent l’illusion d’une cohérence, pourtant tout éphémère. S’approprier l’altérité de l’autre pour « augmenter » son propre potentiel ne veut pas pour autant dire le dévorer. En effet, l’interdiction de manger la viande des prédateurs non humains est primordiale. L’auteur montre en quoi cela constituerait un potentiel acte d’anthropophagie voire de nécrophagie, étant donné qu’on ne peut jamais être sûr de ce qu’un carnivore a mangé avant qu’on ne le tue. S’il est admis, chez les Dörvöd, que nous devenons ce que nous incorporons (comme par ailleurs dans la plupart des sociétés humaines), les humains prendraient le risque de « devenir » le loup en l’ingérant, ce qui reviendrait à anéantir leur propre individualité. La frontière entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas est ainsi celle qui est constamment retravaillée, tant sous les assauts inattendus du prédateur que par les questionnements interprétatifs des hommes le concernant. D’où la nécessité impérieuse d’entretenir une relation de prédation avec cet animal, pour maintenir cette frontière fluctuante et changeante en tension, c’est-à-dire active.

Faces of the Wolf est d’abord un témoignage d’honnêteté remarquable. L’auteur réussit brillamment à faire entendre les voix de ses interlocuteurs sans les instrumentaliser, et à se mettre en scène sans nulle complaisance narcissique. L’ethnologue, sous la plume de Bernard Charlier, redevient ce qu’il est souvent sur le terrain, loin des lumières académiques et de l’assentiment de ses pairs : une figure de l’Idiot de Dostoïevski, un ingénu au bon cœur, mais à la naïveté incroyable, qui pose des questions parfois si simplistes qu’elles prennent fréquemment au dépourvu ceux qui sont censés « savoir » de quoi il retourne dans leur propre monde3.

L’honnêteté dont fait preuve l’auteur de ce livre transparaît non seulement dans les anecdotes qu’il relate, mais aussi dans l’examen réflexif auquel il se livre quant à la construction de son objet de recherche. Il reconnaît d’emblée que ce n’est qu’a posteriori que la figure du loup s’est imposée à lui comme un fil conducteur, point important pour comprendre l’ethnographie originale qu’il nous livre, déliée de toute ambition monographique totalisante. Étant donné la fragmentation des discours et des pratiques hétéroclites qu’il observe, et sa résolution d’y rester fidèle dans l’écriture, l’auteur se montre parfois modeste plus que de mesure : « mon ethnographie est donc partielle et incomplète » (p. 23), nous dit-il. Assertion dont il nous est permis de douter, puisque ce travail remplit parfaitement son contrat scientifique en restant, malgré les difficultés, au plus près des fluctuations du réel et de l’aspect souvent réversible des êtres qui le peuplent, sans toutefois tenter de parer leur praxis d’une cohérence et d’une linéarité dont ils ne disposaient pas a priori.

On retiendra de cet ouvrage la manière dont l’auteur ne tente pas d’instituer une cosmologie indigène envers et contre tout en s’appuyant sur les quelques éléments stables qui la constituent, mais s’attache plutôt à rendre hommage à la fragmentation du monde, à sa versatilité et surtout aux capacités créatives des êtres qui tentent tant bien que mal de se relier les uns aux autres pour continuer d’exister.

Bernard Charlier, fidèle à ces lignes d’ombre qu’il tente de longer, nous fait part de la difficulté d’écrire « de manière ethnographique » au sujet d’un animal que l’on voit rarement sinon jamais, d’une présence furtive et éphémère qui nécessite que le narrateur baisse la voix lorsqu’il l’évoque dans ses histoires. La « teneur spéculative » dont il qualifie son entreprise tient selon lui en ceci qu’elle est basée sur des histoires et des modes d’action si contradictoires et si versatiles qu’elles en deviennent difficilement saisissables, concernant un animal lui-même insaisissable. Pourtant, le fait même qu’il ne se dégage pas d’explication totalisante et univoque au sujet du loup, mais plutôt une fresque mobile aux contradictions prononcées est, comme l’auteur le remarque à juste titre, la plus grande richesse de ce travail. Cette incapacité à donner une forme unifiée à l’objet de recherche est le signe qu’une question a été posée, et qu’il est désormais nécessaire de bousculer nos propres perceptions pour chercher plus loin, puisqu’aucune explication réconfortante ne vient plus nous sauver des incertitudes qui nous entourent. En abandonnant la recherche d’une forme d’authenticité cosmologique, celle-ci ressurgit paradoxalement là ou ne l’attendait pas : loin des discours institués et stabilisés, mais au cœur des fragments d’expérience hétérogènes récoltés sur le terrain, dans leur réversibilité parfois, dans leur instabilité toujours.

Bernard Charlier utilise très régulièrement les outils théoriques de Philippe Descola (2005) pour analyser ses données, et plus particulièrement le concept opératoire « d’analogisme ». Si on aurait pu craindre des formes de réductionnisme à tenter d’appliquer une catégorie analytique à un terrain qui n’y répond pas toujours, il n’en est rien, il la manie avec finesse et s’en sert comme un outil méthodologique plutôt que comme un « moule analytique totalisant (p. 22) », ce qui par ailleurs ne manquera pas de satisfaire l’inventeur de cette catégorie renvoyant in fine davantage à des praxis qu’à des essences. Le loup apparaît donc, chez les éleveurs semi-nomades des steppes mongoles, comme un signe, un connecteur qui lie microcosme et macrocosme à travers une série d’analogies partielles (p. 167). Dans cet ordre d’idée, l’auteur affirme que le loup est « bien plus qu’un animal, il est un concept multifaces » (p. 108).

Il est dès lors intéressant d’examiner comment l’auteur mobilise une autre catégorie de la combinatoire descolienne, celle d’animisme, propre aux sociétés de chasseurs du Grand Nord. Ces gens considèrent qu’ils partagent avec les non humains une forme similaire d’intériorité, leur permettant d’entrer en relation avec eux. À la lecture de Faces of the Wolf, il devient ainsi rapidement clair que les hommes et les loups mongols ne partagent pas, eux, la même intériorité, ni les mêmes corps physiques évidemment. Ils sont considérés comme faisant partie d’un domaine ontologique distinct de celui des humains. L’auteur va jusqu’à affirmer que si les animaux de la steppe et des montagnes sont des êtres « animés de vie » au même titre que ces derniers, ils n’ont pas le statut de « personne » (p. 100), comme c’est le cas chez nombre de populations de chasseurs. Le loup ne saurait donc être, en Mongolie, « le double de l’homme », comme ce serait le cas dans une cosmologie animiste. La figure du chasseur animiste est efficacement mise au service d’une analyse visant à faire surgir les différences et la fragmentation intériorités/physicalités « typiquement » analogiste.

Néanmoins, cette façon de faire travailler le couple analogisme/animisme pose problème au chercheur travaillant chez les chasseurs des zones subarctiques. Je voudrais noter que, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, ce n’est pas ce loup animiste « double de l’homme », mobilisé à bon escient comme ressource analytique, qui disparaît dans ce livre, mais le loup « en lui-même », c’est-à-dire en tant qu’être indépendant, agissant et autonome. L’opposition entre analogisme et animisme ne me paraît pas toujours féconde en ce que l’auteur désigne par cette seconde catégorie un univers de personnes humaines et non humaines dominé par la similitude, évacuant toute notion d’altérité. Une telle conception de l’animisme ordonne le monde à la mesure de l’humanité en même temps qu’elle impute une intériorité aux non humains. Il ne me semble pourtant pas utile de s’embarrasser d’un tel anthropocentrisme : être doté d’une intériorité ne veut pas dire disparaître dans la similitude, au contraire, être doté d’une intériorité est simplement la prémisse nécessaire à l’entrée en relation des humains et des non humains, sans pour autant que cela ne préjuge d’une identité qui leur soit commune. Cette intériorité partagée permet la communication entre deux êtres distincts possédant chacun une individualité en propre. C’est finalement le loup « sujet » de sa propre vie qui disparaît sous la plume de B. Charlier, son « en-soi » qui semble être passé sous silence, sans que l’on puisse établir avec certitude si ce fait relève d’une propriété ontologique mongole ou d’un choix effectué par l’auteur consistant à privilégier une lecture symbolique du loup, dilemme du reste bien connu des anthropologues.

Aussi le loup de Faces of the Wolf est finalement toujours la signature de quelque chose d’autre que lui-même, il est un signe4 (par exemple de la présence de Cagaan Aav, de son approbation), mais semble n’être jamais pris pour lui-même, indépendamment du réseau de relations signifiantes dans lesquelles il est inséré : il se voit sans cesse déplacé d’un domaine à l’autre pour venir signifier autre chose que lui-même. Ce mode d’interaction avec le loup entraîne deux formes de relations analogiques : métonymiques et métaphoriques. Soit que le loup incarne la volonté de Cagaan Aav (la partie incarne le tout, relation métonymique), soit que le loup soit métaphoriquement associé aux idées de fortune, de succès, de moralité ou encore d’autonomie, selon le contexte de l’événement dans lequel il se présente, il revient dans tous les cas aux éleveurs, chasseurs et lamas d’identifier ces signatures, leurs résonances, et de les interpréter. Le loup est donc toujours un signe équivoque, exprimant une condition de l’humanité à un moment T.

Il me semble pourtant que c’est dans cette « équivocité » du loup, plutôt que dans sa dimension indicielle, que l’on peut trouver un potentiel créatif en mesure de s’échapper d’un complexe symbolique et interprétatif trop bien ficelé. C’est peut-être justement là, dans ce visage changeant et métissé, que réside une forme de liberté et d’autonomie du loup, garantissant son existence hors des systèmes interprétatifs des hommes. Sa versatilité et son ambivalence signent peut-être l’incapacité des hommes, malgré leurs tentatives, de l’intégrer totalement à leurs histoires et de le faire correspondre en plein à leurs états intérieurs.

Cet écart, attestant d’une forme d’échec qui se révèlera peut-être salvateur, est celui qui suscite le désir humain, sans cesse renouvelé, de continuer à se relier à cette figure dérangeante. C’est parce qu’il n’est jamais là où on l’attend ni ce qu’on pense qu’il est, qu’il faut s’astreindre à le pourchasser, dans les récits que l’on se raconte comme dans les chasses que l’on prépare : sa résistance est celle qui alimente la réflexivité humaine. S’il est souvent un miroir des états intérieurs de l’homme, peut-être devient-il parfois aussi celui de ce que l’homme ne sait pas toujours lui-même de quoi il est constitué ni quelles sont ses véritables frontières. Le loup devient alors la part d’incontrôlable et d’imprévisible dans l’homme, en même temps que sa part la plus créative, puisque menaçant toujours de s’échapper du cadre qu’on tente de lui appliquer.

Ce qui reste de cet être invisible qui dérange est in fine les traces d’une présence énigmatique et fugace ; les signes fragmentaires d’une incertitude. Il survit dans la zone d’ombre, inhabitée celle-ci, que constitue la ligne franche entre les interprétations humaines et l’incarnation d’un mystère.

1 Au sujet de la figure du chien domestique de l’homme (et pas de Cagaan Aav) chargé de protéger le troupeau et la yourte des loups comme des voleurs

2 Cette caractérisation est liée aux qualités morales imputées respectivement au loup et au renard : le renard, comme le chat d’ailleurs, est perçu

3 L’auteur raconte par exemple que ses interlocuteurs s’étaient habitués à « son manque total de savoir éthologique » (p. 5), qui l’amenait souvent à

4 L’auteur se sert d’ailleurs de Peirce (1978) pour montrer que les dimensions indicielles, symboliques et iconiques du loup le constituent en tant

Descola Philippe, 2005, Par-delà nature et culture. Paris, Gallimard.

Hamayon Roberte, 1990, La chasse à l’âme. Esquisse d’une théorie de chamanisme sibérien. Nanterre, Société d’ethnologie.

Hangartner Judith, 2011, The constitution and contestation of Darhad Shaman’s power in contemporary Mongolia. Leiden, Brill.

Martin Nastassja, 2016, Les âmes sauvages. Paris, La Découverte.

Pedersen Morten. 2011, Not Quite Shamans. Spirit worlds and political lives in northern Mongolia. Cornell, Cornell University Press.

Peirce Charles Sanders, 1978, Écrits sur le signe (rassemblés traduits et commentés par G. Deledalle). Paris, Le Seuil.

1 Au sujet de la figure du chien domestique de l’homme (et pas de Cagaan Aav) chargé de protéger le troupeau et la yourte des loups comme des voleurs, l’auteur remarque qu’ils n’ont pas du tout le même statut que le loup : ils sont considérés comme sales et pollués, sont souvent maltraités au prétexte de renforcer leur caractère, et relégués à un statut liminaire puisque n’appartenant plus vraiment à la sphère animale, mais pas non plus à celle des humains. Ceci n’est pas sans rappeler la situation des chiens en Alaska que j’ai moi-même observés, considérés comme les « sans-âmes » de la création, puisqu’ayant perdu leur âme en acceptant la dépendance aux hommes, en renonçant à leur autonomie et à leur liberté. Voir Martin, 2016.

2 Cette caractérisation est liée aux qualités morales imputées respectivement au loup et au renard : le renard, comme le chat d’ailleurs, est perçu comme possédant une intelligence égoïste ne servant que sa propre cause, et donc d’aucune aide pour les hommes.

3 L’auteur raconte par exemple que ses interlocuteurs s’étaient habitués à « son manque total de savoir éthologique » (p. 5), qui l’amenait souvent à confondre un chien avec un loup.

4 L’auteur se sert d’ailleurs de Peirce (1978) pour montrer que les dimensions indicielles, symboliques et iconiques du loup le constituent en tant que signe.

Nastassja Martin

Nastassja Martin est anthropologue, diplômée de l’EHESS. Spécialiste des populations Gwich’in du Haut-Yukon alaskien. Elle poursuit à présent une recherche comparative de part et d’autre du détroit de Béring, en Alaska et au Kamtchatka. Son premier ouvrage s’intitule : Les âmes sauvages (Paris, La Découverte, 2016).