Pour ouvrir le congrès du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS) consacré en 2016 à « L’animal et l’homme », l’historien Michel Pastoureau a longuement détaillé un procès médiéval mettant en cause un porc, accusé de meurtre. L’animal a comparu devant le juge, a dû répondre de ses actes, puis fut condamné (Pastoureau 2001). Ce récit fait écho à la mise en détention d’un pigeon soupçonné d’espionnage, en Inde, à l’automne 2016, événement relaté, avec une pointe d’ironie, par plusieurs quotidiens français1. Pour le sens commun contemporain européen, un caractère d’étrangeté est associé à la prise en compte de l’animal en tant que sujet responsable. Cela impliquerait que l’on soit en présence d’un être libre de ses choix, doté d’une conscience et d’une intentionnalité, qu’une communication élaborée soit possible avec lui, et qu’il soit considéré comme membre de la société. L’abondance des travaux récents en sciences humaines et sociales autour de ces thèmes interroge la subjectivité animale autant que la possibilité et les conditions de sa mise en relation avec celle des humains. La question éthique y est centrale, replaçant le droit au cœur du débat, et redistribuant les enjeux de responsabilité pour en laisser le monopole à l’homme.
Rhétoriques animalistes en anthropologie. Basculements historiographiques et engagements contemporains
Avec la notion d’« anthropocène », l’exploitation des ressources par l’homme en vue de son développement a basculé d’un signe de sa toute-puissance sur la nature à un symptôme de son inconséquence quant à l’environnement, aux espèces animales, voire à sa propre espèce. La domination de l’homme sur les animaux tend à ne plus être interprétée comme une preuve de sa supériorité, mais comme une dimension de sa responsabilité, tant dans la société civile que chez un nombre croissant de chercheurs. Un changement de contexte intellectuel, scientifique et moral semble avoir modifié le centre de gravité de la place de l’homme sur terre et, avec lui, l’équilibre de ses relations aux animaux.
Pour au moins une part des chercheurs en sciences sociales, un renversement des valeurs est observable dans les manières d’étudier les dispositifs explicites de domination des humains sur les animaux, tels que les jeux, les zoos, les lieux d’élevage ou d’abattage, ou même la chasse. En particulier, l’exhibition, la coercition et la mise à mort ne sont plus seulement appréhendées à travers les prismes d’un inventaire analytique de leurs outils, gestes et techniques ou d’une symbolisation des rapports aux animaux. Elles apparaissent moralement problématiques à un certain nombre de chercheurs, par leur caractère industriel, leur gratuité ou leur absence de prise en compte des souffrances des bêtes (Porcher 2011, Fudge 2006).
Après un tournant linguistique, un tournant réflexif, un tournant ontologique, une partie de l’anthropologie connaît-elle donc un « tournant animaliste »2 ? L’analyse des argumentations avancées par les chercheurs les plus engagés pour la cause animale permet de retracer pour ce mouvement une généalogie qui puise son inspiration dans la rhétorique des subaltern studies et la défense des droits autochtones et s’appuie, de façon plus ou moins fidèle, sur les théories du « non-humain ».
Des liens sont établis par certains auteurs entre « décolonisation » de la pensée et émergence d’une recherche plus respectueuse de « l’altérité animale », par le détour d’une reconnaissance des cosmologies indigènes (Armstrong 2002, Belcourt 2015). Plus largement, les courants des sciences sociales qui se sont consacrés à l’étude et à la défense de minorités opprimées fournissent des modèles théoriques et font office de réservoirs argumentatifs pour les tenants de la reconnaissance animale. La rhétorique du « spécisme » et de « l’antispécisme » (Dubreuil 2009, Turina 2010) emprunte à celle du racisme et de l’antiracisme. Un colloque organisé en début 2017 par le Centre français de recherche en sciences sociales (CEFRES) s’appuie ainsi sur le parallèle entre « colour line » et « human-animal line » pour encourager les recherches qui permettraient de « démanteler l’anthropocentrisme » en promouvant l’avènement d’un « tournant animal » en sciences humaines3. Dans un registre convergent, des biologistes mobilisent une rhétorique proche de celle de Cultural Survival, ONG se donnant pour objectif de défendre les droits des minorités ethniques, à propos de la disparition de « cultures » simiennes désormais investies d’une signification patrimoniale en tant qu’archives de l’évolution sociale et comportementale de l’homme (Leblan 2016). Les études féminines et féministes irriguent également des travaux animalistes (Haraway 2008). La question du genre est mise en avant quand il s’agit de comprendre « les animales » de la ferme, exploitées pour leurs caractéristiques sexuées (Porcher 2015). La communauté femelle, transcendant les espèces, est jugée l’échelle pertinente pour mieux déconstruire les dynamiques de son oppression4. Via la notion de care, un parallèle est établi entre la nécessaire reconnaissance du travail invisible de la femme au foyer et de celui de l’animal domestique, qui remplirait des fonctions indispensables à l’équilibre social (Coulter 2015).
À un niveau plus théorique, la réception et les usages des travaux de Philippe Descola et de Bruno Latour, ces « deux pluralismes ontologiques de l’anthropologie française »5 (Salmon et Charbonnier 2014), ont eu des conséquences diverses. Deux d’entre elles nous intéressent particulièrement : les « non-humains » sont devenus une catégorie usuelle des sciences sociales ; les sociétés éloignées de la rationalité scientifique occidentale ont vu leurs discours gagner en légitimité académique. Sur le premier point, les recherches qui se réclament de ces deux auteurs devenus tutélaires laissent parfois entrevoir un glissement de sens : de l’attribution d’un effet d’action soit une agentivité aux « non-humains », à celle d’une intentionnalité ou d’une subjectivité. Sur le second point, l’influence est plus indirecte. La reconnaissance intellectuelle d’une pluralité — non hiérarchisée — des « ontologies », au sens des relations entre « physicalités » et « intériorités » des êtres et des choses (Descola 2005a), a contribué, parfois via des surinterprétations, à donner du crédit moral et politique aux revendications autochtones ou indigènes. Elles ont trouvé droit de cité auprès des instances nationales et internationales de régulation du patrimoine culturel, scientifique ou naturel. En témoignent les cas de restitutions de biens sacrés ou de restes ancestraux par des institutions muséales, sur fond de confrontations « ontologiques » autour des collections, à l’issue bien souvent juridique6. Le protocole de Nagoya, lié à la convention sur la diversité biologique des Nations-Unies, l’illustre également en instaurant des droits relatifs aux savoirs indigènes sur la faune et la flore. Il tend à modifier le statut des peuples autochtones de celui d’informateurs à celui d’interlocuteurs, voire de coauteurs dans certains travaux anthropologiques (par exemple, Inhabitants of Moikarakô [The] et al. 2006). Les cosmogonies « autres » (i.e non occidentales, pour le dire en termes simplistes) ne sont plus seulement, aux yeux d’un nombre croissant de chercheurs, des objets de recherche pour la science et l’anthropologie, mais correspondent à des « manières de se relier au monde » (Martin 2016 : 56) parallèles, complémentaires ou concurrentes, notamment en ce qui concerne les animaux, leurs caractéristiques, leurs statuts et leurs fonctions. Prendre au sérieux la variété des ontologies revient à élargir et étoffer les conceptions anthropologiques des êtres vivants et des choses. Ainsi le changement de regard porté aux animaux par la discipline se fait-il sous influence de ce rééquilibrage, ou du moins en relation avec cette redistribution des pouvoirs discursifs.
Rendre compte (ou pas) des intériorités animales
L’effervescence actuelle à propos des animaux est loin de relever d’une approche unifiée en anthropologie, que l’on pourrait commodément opposer à celles des autres disciplines. En d’autres termes, inventorier les traitements que les anthropologues réservent aux animaux revient à expérimenter les tensions épistémologiques qui traversent la discipline, exercice qui constitue l’objet de ce dossier de Lectures anthropologiques. Notre intention est de repérer les clivages au sein même de l’anthropologie, comme ceux instaurés dans ses rapports aux autres disciplines, sociales et naturelles, révélés par la convocation de ces êtres traditionnellement rattachés au pôle de la nature. Plusieurs travaux récents se sont attelés à la tâche, en se centrant sur la notion d’« agentivité animale » pour en souligner les limites (Guillo 2015, Manceron 2016).
Ce numéro offre un écho de cette effervescence, en proposant différentes conceptions des animaux et de leur place dans les travaux anthropologiques, donnant une gradation de perspectives sur leur autonomie et finalement leur subjectivité. Le compte-rendu de Nastassja Martin portant sur l’ouvrage de Bernard Charlier, Faces of the Wolf : Managing the Human, Non human Boundary in Mongolia (2015), remarque l’absence de restitution de l’intériorité animale dans le cadre d’une perspective ontologique, tout en s’interrogeant sur le caractère délibéré de cette posture ethnographique. Celui de Gaetano Ciarcia, à propos de L’exposition postcoloniale. Musées et zoos en Afrique de l’Ouest (Niger, Mali, Burkina Faso) de Julien Bondaz, (2014) souligne que l’auteur de l’ouvrage ne cherche pas à intégrer à son ethnographie les points de vue des animaux, placés au même plan que les objets de collection. Il s’intéresse aux subjectivités attribuées par les hommes à ceux-ci, sans trancher « la question anthropologique de l’étendue de la croyance (…) aux pouvoirs [qui leur sont] donnés » (Ciarcia infra). Dans le numéro de la Revue d’anthropologie des connaissances intitulé : « Ce que fait la biosécurité à la surveillance des animaux », coordonné par Nicolas Fortané et Frederick Keck (2015) et recensé par Mathilde Gallay-Keller, l’agentivité animale repose moins sur une intentionnalité supposée de coopération entre les espèces que sur une extension du domaine biopolitique aux animaux. Ces derniers se retrouvent sous l’emprise de régimes de classifications et d’actions fondés sur une rhétorique sanitaire, tout comme les hommes — sans toutefois que les auteurs ne cherchent à mesurer les effets de cet assujettissement sur ce qui pourrait, chez les animaux, équivaloir aux processus de subjectivation humaine. L’intériorité animale, via la question de la communication entre hommes et animaux, est en revanche au cœur de l’ouvrage : La science [humaine] des chiens, coordonné par Véronique Servais (2016), restitué par Nicolas Lescureux. Ce dernier examine les procédures méthodologiques qui lui paraissent les plus prometteuses, parmi celles exposées dans l’ouvrage, pour « donner voix » aux chiens, allant d’approches classiques en sciences sociales s’appuyant sur des savoirs d’acteurs en relation avec les animaux (bergers, thérapeutes…) à celles relevant de l’éthologie et de l’ethnométhodologie. Enfin, à partir d’un état de l’art sur la question de la « culture » chez les chimpanzés, réalisé par le biologiste Christophe Boesh, dans Wild cultures : A Comparison between chimpanzee and human cultures (2012), Frédéric Louchart pense également les jeux de frontières et d’interdisciplinarité entre les sciences sociales et celles du vivant. Il questionne la pertinence de l’idée d’un « tournant ethnographique » de la primatologie en traitant des limites rencontrées par les éthologues pour accéder à l’esprit des primates.
L’ensemble de ces contributions permet-il de dessiner des convergences méthodologiques, d’augurer de compatibilités épistémologiques, entre différentes manières de considérer les animaux ? Y a-t-il un point commun, par exemple, entre l’animal perçu, pensé, catégorisé, symbolisé (Dalla Bernardina 2006), qui a longtemps dominé la scène des sciences sociales, et l’animal acteur-réseau issu de la sociologie des sciences (Houdart 2011) ? Où placer, sur l’échiquier de l’anthropologie, l’animal social et cognitif, dont les mouvements, voire l’initiative, déterminent partiellement la forme de ses interactions avec les humains (Stépanoff 2012, Savalois et al. 2013) ? De l’anthropologie des relations entre humains et animaux à l’idée d’une anthropologie des animaux eux-mêmes, la discipline est tiraillée entre des options méthodologiques, voire ontologiques (Burgat 2010), qui résistent à toute volonté œcuménique, tant les conceptions de l’homme et de l’animal que reflètent ces approches, et par ricochet celles des pratiques de recherche, s’opposent les unes aux autres.
Les enjeux méthodologiques et épistémologiques soulevés ébranlent la discipline et son objet. C’est sous ce prisme que nous voulons envisager la production éditoriale récente en anthropologie s’intéressant aux animaux ou aux relations hommes-animaux. Le sommaire que nous proposons s’attache à explorer, décrire et décrypter les principales problématiques posées par ces approches, et adressées du même coup à l’anthropologie dans son ensemble. Comment ethnographier les animaux ? D’un côté, ce défi interroge les fondements de la pratique de terrain et de l’interprétation des matériaux d’enquête, en particulier la place de l’observation et la nécessité des informateurs. Le rôle des explications vernaculaires dans l’écriture ethnographique s’en trouve revisité. De l’autre, il ouvre une réflexion sur les rapports de l’anthropologie aux sciences du vivant et sur les conditions méthodologiques de l’interdisciplinarité. Enfin, pourquoi (mieux) intégrer les animaux en anthropologie ? La question invite à explorer à nouveaux frais les relations de pouvoir au fondement de la discipline, ainsi que son caractère politique, et à discuter la pertinence de leur extension aux animaux. Il s’agit alors d’interroger le déplacement de l’entreprise critique de décentrement de l’anthropologie, du thème de l’ethnocentrisme à celui de l’anthropocentrisme.
Comment ethnographier les animaux ? Liens méthodologiques aux sciences du vivant
Dans leur introduction au dossier « Les animaux de la discorde » de la revue Ethnologie française, Vanessa Manceron et Marie Roué (2009) identifient une nouvelle place occupée par l’animal en anthropologie via les approches pragmatiques qui l’abordent comme objet de controverses et de conflits induits par les politiques environnementales. Cette politisation des animaux est opposée par les auteurs à une approche dite « culturaliste » (ibid. : 6). Cependant, quelques pages plus loin, un autre culturalisme est réintroduit dans leur texte par l’application du concept de « culture » aux sociétés animales, présenté alors comme un acquis de l’éthologie supposé faire écho à la récente remise en cause du dualisme nature/culture par les sciences sociales (ibid. : 9). Cette façon de faire appel à ce concept, tel que mobilisé par les éthologues dans le but d’expliquer les variations intraspécifiques des comportements des animaux, n’est pas exempte de conséquences pour l’épistémologie de l’anthropologie et ses rapports aux sciences du vivant.
Ainsi, c’est à propos de primates que le concept de culture a initialement été appliqué à des conduites animales. Rappelons que les primatologues essentialisent les processus « culturels » simiens, en réduisant les différences comportementales observées entre groupes sociaux à des éléments d’« information » censés permettre leur expression et qui se transmettraient de l’esprit d’individus savants à celui d’individus ignorants, dans le vide. En d’autres termes, la cognition animale de la « primatologie culturelle » relève d’une instance psychique essentiellement cérébrale et désincarnée, détachant l’esprit des animaux tant de leur corps que des situations d’interaction et de leur milieu (Joulian 2000, Servais 2012, Leblan 2017, Louchart infra). En l’état actuel des recherches, rien ne permet donc d’affirmer que la « primatologie culturelle », cherchant à expliquer des dynamiques comportementales indépendantes de la sélection naturelle au sein de sociétés animales, est un corollaire épistémologique de l’anthropologie de la nature comme semblent le concevoir d’autres chercheurs jouant aussi du même type d’oxymores, invoquant la complémentarité supposée d’une ethno-éthologie et d’une étho-ethnologie (Lestel et al. 2006), ou encore d’une éthologie historique et d’une histoire éthologique (Baratay 2012).
Peu de travaux s’interrogent sur les outils dont les ethnologues peuvent se munir pour élaborer une méthodologie interdisciplinaire avec la biologie et l’écologie sur ces thématiques, et sur les observations de terrain qu’ils sont en mesure de produire pour se frotter aux sciences du vivant et répondre à l’appropriation, par ces dernières, de concepts anthropologiques. Convoquer les animaux sur la scène de l’ethnologie non seulement « […] pour ce que l’homme en croit et fait [mais] pour ce qu’il est lui-même » (Lenclud 2000) implique d’examiner les possibilités d’accès de l’ethnologue à l’intelligence que les animaux ont de leur monde. L’un des enjeux de cette interdisciplinarité est alors de discuter les théories sur la cognition animale en provenance de la biologie et qui sont susceptibles d’être transposées à l’humain via des programmes de recherche sur « les bases biologiques de la culture », dans lesquels les sciences sociales n’ont plus aucun rôle à jouer7. C’est en partie dans cet état d’esprit que Nicolas Lescureux compare et évalue, dans cette livraison de Lectures anthropologiques, diverses entrées théoriques et méthodologiques avancées dans l’ouvrage dont il signe le compte-rendu qui propose d’ethnographier des interactions entre chiens et humains.
L’« ethnographie multi-espèces » (Kirksey et Helmreich 2010, Smart 2014) ambitionne de se poser comme recours aux divisions de l’anthropologie culturelle et biologique. Elle compte parmi les approches récentes s’attachant à densifier la description des situations de terrain par l’ethnographie des êtres vivants, quels qu’ils soient. Si un tel projet ne peut laisser indifférent, comment pour autant affirmer que : « animals may act as anthropologists themselves, studying the behavior of humans who feed, shepherd and breed them » (Paxson cité par Kirksey et Helmreich ibid. : 552) ? L’explicitation méthodologique d’une telle symétrisation des compétences cognitives animales avec celles des humains est absente de la proposition (Madden 2014). Plus généralement, on ne peut que constater le désintérêt de ce programme d’ethnographie pour le problème de la compatibilité épistémologique de sciences qui ont, jusqu’à aujourd’hui, pris en charge l’humain séparément de l’animal et réciproquement. Les auteurs revendiquent de prendre au sérieux la subjectivité et l’intentionnalité des espèces autres que l’homme, des mammifères aux microbes, essentiellement par référence à des approches inspirées par la théorie de l’acteur-réseau, alors que celle-ci ne prend pas ces questions pour objet. Au regard de cette contradiction interne, il est difficile de concevoir comment cette « nouvelle ethnographie » pourrait se confronter de façon productive aux approches biologiques, tant naturalistes qu’expérimentales, de la conscience des non humains (Leblan 2013).
Une approche plus fructueuse pour repenser les fondements de l’ethnographie au prisme de l’animalité consiste à mettre les observations des éthologues à l’épreuve de la réflexivité des anthropologues sur leurs propres pratiques d’observation. Nous devrions alors être en mesure de mieux saisir en quel sens animaux et humains sont susceptibles d’être ethnographiés en toute « symétrie », tout en évitant le postulat de compétences communicationnelles et d’une intentionnalité identique des acteurs humains et non humains. Considérons ainsi une ethnographie des singes rendue concevable, d’après les tenants de la « primatologie culturelle », par l’existence, entre leurs groupes sociaux, de variantes comportementales qualifiées de « cultures » (Wrangham et al. 1994, McGrew 2004, Boesch op.cit.). Pour aborder ce problème, nous pouvons recourir à deux textes fondateurs en ethnologie. D’après le Manuel d’ethnographie de Marcel Mauss (1967), le travail de terrain « consistera à ouvrir un journal de route […], [à établir] un inventaire au fur et à mesure que [l’ethnographe] recueillera ses objets de collection [pour lesquels il écrira] une fiche descriptive détaillée […] » (ibid. : 31). Il faudra aussi « chercher à vivre dans et de la société indigène » (ibid. : 21) et « […] en dernière ligne seulement [se servir] de l’interrogatoire » (ibid. : 38), après avoir privilégié l’observation le plus possible. Selon Claude Lévi-Strauss, « au niveau de l’observation, la règle principale — on pourrait même dire la seule — est que tous les faits doivent être exactement observés et décrits, sans permettre aux préjugés théoriques d’altérer leur nature et leur importance » (Lévi-Strauss 1958 : 333) et plus loin : « […] l’ethnographie englobe aussi les méthodes et les techniques se rapportant au travail sur le terrain, au classement, à la description et à l’analyse de phénomènes culturels particuliers (qu’il s’agisse d’armes, d’outils, de croyances ou d’institutions) » (ibid. : 412). Par leur simplicité, et malgré une tonalité positiviste qu’une majorité d’ethnologues récuserait aujourd’hui, enfin sans ignorer la difficulté de se faire accepter d’un groupe social d’animaux et d’évaluer ce que cela signifie en termes relationnels, cette définition semble pouvoir s’appliquer à une large palette de situations sans préjuger des compétences communicationnelles et cognitives des êtres engagés dans une relation ethnographique, comme le langage articulé par exemple. À s’en tenir à ces textes, il n’y aurait donc rien de problématique à admettre l’idée d’une ethnographie d’êtres non humains.
En plaidant pour une ethnographie des singes, les primatologues ne feraient-ils donc qu’enfoncer une porte ouverte ? Les propos de l’anthropologue Tim Ingold sur ce thème laissent croire que non : il rappelle que l’ethnographie ne se cantonne pas à un acte d’enregistrement des faits observés, mais qu’elle implique également une démarche de compréhension des intentions des acteurs, consistant à analyser les modalités de perception de leur expérience vécue en tenant compte du contexte de l’exécution de leurs actions (Ingold, 2001 cité in McGrew op.cit). En cherchant à définir la spécificité du savoir anthropologique, Philippe Descola (2005 b) insiste, pour sa part, non pas sur son contenu — c’est-à-dire sur la nature des objets dont traitent ses théories —, mais sur la pratique du terrain ethnographique, c’est-à-dire sur l’apprentissage non formalisé des modes d’agir et d’interagir avec autrui qui caractérise selon lui la démarche : « […] fieldwork is an accepted process of socialisation and enskilment that shapes the bodies, the judgements and the behaviour of observers immersed in an unfamiliar community of practice » (ibid. : 70).
Bien qu’initialement destinées à rendre compte de l’expérience ethnographique des ethnologues, on peut se demander dans quelle mesure ces définitions ne sont pas applicables au terrain des éthologues. Rappelons d’abord que le tournant positiviste et réductionniste de la primatologie de terrain, avec l’arrivée de la sociobiologie dans les années 1970, s’est traduit par la quantification des comportements dans l’optique de calculer les coûts et bénéfices adaptatifs engendrés par leur expression, au détriment de leur appréciation qualitative (Guille-Escuret 1994). Or, les rencontres des éthologues avec les primates correspondent à l’expérience d’une altérité non réductible à un éthogramme, dont témoigne la première éthologie naturaliste des primates en Occident, lorsque peu de communautés étaient « habituées » à la présence d’observateurs scientifiques au début des années 1960 (Joulian 1999). La quantification systématique des observations à partir du milieu des années 1970 correspond au transfert, sur le terrain, du modèle relationnel du laboratoire, consistant idéalement en une neutralité de l’observateur. Cependant, une analyse anthropologique de processus d’habituation de babouins montre que la relation entre observateur et observé ne saurait correspondre à la distance physique et émotionnelle dont rêvent les expérimentateurs. L’éthologue négocie toujours — non verbalement, comme l’ethnologue est amené à le faire aussi — une relation avec les êtres étudiés, dans une situation d’interaction où chacun apprend au fil du temps quels éléments de l’environnement physique et social sont saillants et significatifs pour l’autre (Jankowski 2011). Et comme le remarque l’éthologue Bill McGrew (op.cit.) dans sa réponse à Tim Ingold (op.cit.) bien des intentions, valeurs, normes, etc. attribuées aux humains au cours d’une enquête ethnographique ne sont pas observées, mais inférées : sur ce plan, la posture de l’éthologue n’est pas fondamentalement dissemblable de celle de l’ethnologue. C’est aussi ce que suggère Frédéric Louchart dans ce dossier, en s’attaquant au problème conceptuel qui consiste à ethnographier des primates autres que les humains, lorsqu’il écrit que : « le langage articulé ne garantit pas nécessairement une meilleure conception [des] croyances d’autrui ». Ainsi, par la similarité des modes d’engagement sur le terrain, il devient possible de concevoir une « éthographie » convergeant avec une partie des méthodes de l’ethnographie, notamment avec celles permettant d’observer les pratiques d’autres humains, de se faire accepter par eux et de produire des inférences à propos de la signification sociale des phénomènes observés. Une différence avec l’ethnographie resterait l’absence de communication linguistique avec des « informateurs conscients », pour reprendre l’expression de Marcel Mauss (op.cit. : 22), ce qui restreint considérablement l’accès aux mondes symboliques et significations. C’est en ce sens, et sous réserve que l’observation de l’animal soit théorisée d’une façon adéquate, qu’ethnographie et éthologie sont en mesure d’accomplir des démarches méthodologiquement similaires et de produire des données comparables.
L’anthropocentrisme est-il un ethnocentrisme ?
La domination de l’homme sur la nature et sa propre animalité est un point d’ancrage des conceptions européennes du monde, y compris l’anthropologie, qui postule une spécificité humaine au-delà et en deçà des variations culturelles. L’articulation entre l’universalité des questions spécifiques à l’homme et la variété des « réponses » apportées est au fondement du projet anthropologique. Au fil de son développement, la discipline s’est trouvée confrontée à un paradoxe, qui s’est mué en source de réflexivité : l’universalisme et le naturalisme fondateurs entrèrent en tension avec les conceptions du monde qu’elle entendait restituer, et se trouvèrent ramenés à une pensée occidentale dominatrice. Une « crise de la représentation » (Clifford 1996) accompagna le démantèlement des empires et remit l’écriture — et donc le langage — au centre du débat épistémologique. Quelques décennies plus tard, l’approche descolienne des « ontologies » (op.cit.) résonne pour nombre de chercheurs comme un appel à la reconnaissance des visions minoritaires des relations entre les choses et les êtres, au premier rang desquels les animaux. L’anthropologie, pour dépasser son ethnocentrisme, devra-t-elle abandonner son anthropocentrisme ?
Entre la volonté de repenser la place des animaux au sein des travaux de recherche d’une discipline et celle de militer pour l’amélioration de leur sort ou pour la défense de leurs droits au sein de la société, les prises de position sont plus ou moins explicites. La posture militante, aussi légitime peut-elle paraître en s’incarnant dans la figure du « chercheur engagé », s’expose aux sorties de route méthodologiques et se fait au risque d’une moralisation de la science. L’approche plus épistémologique implique une réflexion qui embrasse et renouvelle les questions éthiques et de méthode relatives à toute pratique ethnographique : au nom de quoi rendre compte d’une société dont on n’est pas issu ? Comment neutraliser les relations de pouvoir entre l’anthropologue et ceux qu’il documente et étudie ? Mais aussi : quels éléments intégrer ou exclure du périmètre du terrain ? Comment interpréter ce qui est observé ? Comment s’assurer d’une communication effective avec les « informateurs », pour autant que ce statut puisse être conféré à des animaux ? Les deux dernières questions apparaissent centrales pour les travaux dont l’ambition intègre non seulement une prise en considération des animaux envisagés au prisme des humains, mais également une restitution des pratiques et des points de vue animaux.
Ainsi, à la lumière des analyses présentées ici, il apparaît que la question de l’existence de « cultures animales » ne détermine pas la possibilité d’une ethnographie ou éthographie des sociétés animales, contrairement à ce que défendent les primatologues. Pour mener une telle entreprise à bien, la question est plutôt celle de l’aptitude des acteurs humains et non humains à entrer en relation et à mettre en œuvre leurs compétences sociales et communicationnelles pour produire et valider des inférences à propos des intentions de l’autre et donner un sens à leurs pratiques qui puisse être partagé d’une façon minimale. Ces réflexions méthodologiques permettent d’envisager des alternatives au « tout biologique ». Elles engagent à penser les relations entre anthropologie et sciences de la nature, aussi bien en termes d’articulation des connaissances et de migration des concepts, qu’en matière d’occupation des territoires épistémiques du vivant.
Cette démarche éclaire aussi les enjeux de pouvoir inhérents à toute discipline scientifique et, à une autre échelle, à tout projet d’interdisciplinarité. À la condition de cette réflexivité, elles offrent des perspectives stimulantes en entrouvrant la porte d’un comparatisme étendu aux sociétés animales. Enfin, elles invitent à adopter une posture modeste vis-à-vis de notre compréhension des capacités de symbolisation animales, en acceptant que les modalités d’un partage sémiotique entre humains et animaux demeurent un point aveugle, ou plutôt une question de recherche ouverte pour l’ensemble du spectre des disciplines académiques.