Par-delà la nature, en deçà de la nation

À propos de Julien Bondaz, L’exposition postcoloniale. Musées et zoos en Afrique de l’Ouest (Niger, Mali, Burkina Faso), 2014

Gaetano Ciarcia

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Gaetano Ciarcia, « Par-delà la nature, en deçà de la nation  », Lectures anthropologiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 20 juin 2024, consulté le 13 octobre 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/401

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Compte rendu de l’ouvrage de Julien Bondaz, 2014, L’exposition postcoloniale. Musées et zoos en Afrique de l’Ouest (Niger, Mali, Burkina Faso). Paris, L’Harmattan, Connaissance des hommes

Avec son livre L’exposition postcoloniale, Julien Bondaz présente une ethnographie de deux espaces d’exposition d’objets et d’animaux, le musée et le zoo, menée dans trois pays ouest-africains, le Burkina Faso, le Niger et le Mali. Ces deux espaces, que le sens commun, mais aussi les habitudes disciplinaires, ont l’habitude d’envisager comme séparés et suscitant des questionnements relativement distincts sont ici connectés avec acuité. Les spécimens captifs d’une nature « exotisée » donnée à voir dans des parcs zoologiques sont, d’après Bondaz, traités selon des logiques comparables à celles à l’œuvre dans les dispositifs muséographiques consistant à mettre in vitro des matériaux significatifs de la vie quotidienne et rituelle de certaines sociétés étudiées par les ethnologues. Dans ce cadre, le processus d’institutionnalisation nationale du musée et du zoo africains est considéré par l’auteur comme un volant crucial de leur fonction étatique, héritage institutionnel et fédérateur controversé de la situation coloniale.

En trois parties respectivement consacrées aux cas nigérien, malien, et burkinabé, l’auteur développe une réflexion qui concerne à la fois l’histoire des zoos et des musées ainsi que leurs formes actuelles de vie. Ces parties du livre, qui correspondent à trois terrains, relèvent d’une démarche ethnographique qui a emmené Julien Bondaz au cours de sa recherche à travailler comme stagiaire dans les espaces observés, en occupant généralement des places « au bas des hiérarchies professionnelles » (p. 35). Une telle imprégnation, s’accompagnant d’une sensibilité pour les relations de sociabilité au sein de son enquête, lui a permis de restituer de l’intérieur le fonctionnement au quotidien de ces espaces, mis en quelque sorte sous pression analytique par sa présence impliquée.

Si l’auteur échappe à une logique strictement analogique, sa réflexion dégage des thèmes unitaires, qui sont toujours traités à l’appui d’une connaissance remarquable de la littérature scientifique. Chaque section privilégie une problématique particulière susceptible néanmoins d’être développée aussi dans les deux autres : l’association/dissociation entre objets et animaux inhérente à leur présence dans le musée-zoo de Niamey au Niger ; les logiques et pratiques rituelles ordinaires au sein du musée et du parc zoologique de Bamako au Mali ; l’articulation d’imaginaires national et naturaliste entre le musée de Ouagadougou et le Parc Urbain Bangr Weoogo, au Burkina Faso. 

D’une manière générale, le livre aborde la question des origines coloniales des expositions muséales et zoologiques ouest-africaines, en mettant en exergue le processus de décolonisation muséale impulsé par la période des indépendances. Chaque partie intègre dans son intitulé une formulation diptyque censée illustrer, condenser (mais aussi crypter) la spécificité des trois situations analysées : « le pavillon et l’enclos » pour le Niger ; « la vitrine et la cage » pour le Mali ; « le masque et le trophée » pour le Burkina Faso.

En ce qui concerne le cas nigérien, l’auteur passe en revue les étapes qui ont scandé le devenir du musée-zoo de Niamey caractérisé par la présentation conjointe d’animaux et d’objets : ses récits de fondation ; sa transformation en lieu touristique et marché d’artisanat ; l’émergence d’une mission pédagogique et d’une dimension patrimoniale. Bondaz souligne également l’histoire du musée comme modèle et miroir de la fabrication de la nation. Suite à ce constat, il insiste sur la circulation d’imaginaires qui renvoient à la relation entre brousse et sphères de domestication. Une telle confrontation — appréhendée à travers les usages sociaux des expositions, souvent informels et clandestins — est soulignée davantage dans les cas du musée et du zoo bamakois.

Dans cette partie du livre aussi, après avoir esquissé l’histoire coloniale et postcoloniale des lieux, l’auteur observe les pratiques contemporaines relevant à la fois des logiques de la « débrouille » et d’un investissement de la part d’acteurs locaux qui utilisent ces lieux comme des réservoirs de forces crues et agies, vectrices d’une bien concrète efficacité symbolique. En suivant cette piste, Bondaz consacre un chapitre à la notion de nyama et à ses emplois vernaculaires (voir infra).

Par son histoire et son actualité, la situation burkinabé vient à son tour illustrer l’attention de l’ethnographe pour la saisie des ritualisations, incluant objets et animaux, au sein des contextes d’exhibition. Ces ritualisations sont traitées toujours à travers un regard attentif à la fois au processus de « bricolage de la Nation » et aux logiques relationnelles propres aux rapports que les groupes et les individus entretiennent avec les logiques de muséification et les pratiques de re-sémantisation des objets et des animaux.

Une première considération me semble pouvoir introduire ma lecture du livre : tout en étant les lieux d’une continuité anthropologique — ou, selon les points de vue, d’un brouillage — entre figures de la « nature » et de la « culture », du « sauvage » et de l’« exotique », du « domestique » et du « proche », je considère que les musées et les zoos ouest-africains peuvent être pensés comme s’ils étaient des espaces en deçà de l’idée de nation. Cette expression d’« en deçà » pourrait définir le devenir paradoxal, au sens littéral, de ces lieux. En fait, les expositions ici étudiées nous apparaissent constamment transformées de l’intérieur par des actions volontaires ou spontanées de contournement d’une doxa suscitée par l’histoire coloniale et postcoloniale de la région. Cette doxa est en même temps intégrée comme facteur d’une stabilisation normative et, d’une manière créative (et pragmatique), escamotée. Marqués par l’égide discursive européenne qui les a générés, ces espaces ne sont donc pas significatifs d’une inadéquation endémique vis-à-vis d’une matrice hégémonique qui fut impériale. Ils expriment plutôt la désinence contemporaine de cette matrice inaugurée par la période des indépendances. En ce sens, le devenir des logiques d’exhibition héritées du passé de la domination nous montre comment le modèle fondateur a été en partie subverti et réélaboré, mais non évacué, comme la persistance du jeu muséographique de l’ethnicité au sein de l’idée muséale de la nation le prouve. Au sujet de la « mise en compétition » relative au « taux » de représentativité des diverses ethnies dans le musée de Bamako, Bondaz remarque : « Cette mise en compétition, cette méthode émotionnelle, ne montre pas seulement l’importance du jeu sur les identités et des questions d’honneur. Elle inscrit aussi dans la fiction d’un musée compartimenté une possible objectification des relations entre les personnes et entre les groupes ethniques. Dans l’invention d’une classification ethnique des objets (“chaque ethnie a son compartiment”), la mise en réserve est ainsi donnée à voir comme une mise en espace cartographique de la nation » (p. 243).

Dans le prolongement de cette hypothèse, les notes qui vont suivre ne répondent pas à l’intention de présenter une recension linéaire et détaillée, mais plutôt à la tentative de proposer des éléments de réflexion sur le propos unitaire sous-jacent à la conception et à la réalisation d’une enquête multisituée. En ce sens, je tâcherai moins de restituer d’une manière descriptive la spécificité des diverses parties et des divers cas ethnographiques que de rechercher quelques pistes ou suggestions pour un débat autour de la mise en perspective théorique de l’ouvrage. En vue de ce questionnement, je vais focaliser mon attention sur le chapitre V — consacré à la notion du nyama — qui est, à mon sens, significatif d’une ambivalence argumentative caractérisant le positionnement plus général de l’auteur. Par la suite, j’interrogerai les expositions postcoloniales observées par Bondaz lui-même comme des lieux habités et des zones de contacts et/ou d’enclavement susceptibles d’une mise en relation comparative avec d’autres contextes et d’autres auteurs.

Entre mythographie ethnologique et usages locaux, l’exemple du nyama

Un des défis herméneutiques majeurs du livre consiste dans la tentative d’associer une perspective attentive à la fabrication d’un imaginaire national culturel et la prise en compte d’ontologies agissantes in loco. Dans une continuité spéculative évoquant, entre autres, le livre de Philippe Descola, Par-delà nature et culture, ces ontologies seraient censées déplacer incessamment la frontière supposée entre mondes sociaux et mondes naturels ou naturalisés (Descola 2005). Cette deuxième perspective adoptée par Bondaz infléchit par moments la prise en compte heuristique des effets du passé colonial de la région sur les contextes contemporains1. Appréhendés comme des territoires d’hybridations, le zoo et le musée seraient façonnés par deux temporalités alternativement connectées et disjointes : celle inhérente au devenir de la nation postcoloniale et de ses avatars institutionnels ; celle imprégnée d’une sorte de présent ethnographique résistant aux diverses époques historiques, flux souterrain ininterrompu de conduites publiques ou discrètes. Si une telle aspiration et ambivalence argumentative implicites confèrent une densité et un intérêt particuliers au texte, elles suscitent également un questionnement d’ordre conceptuel. Le livre se situe dans une zone herméneutique marquée par la tension entre une sensibilité pour la relation éminemment actuelle (et partiellement inédite) des spécimens aux lieux de leur exposition et l’inscription de ces mêmes spécimens au sein de visions et d’agentivités populaires. L’exemple du principe du nyama convoqué par Bondaz pour expliquer en partie, dans le cas malien, les rapports des humains aux objets et aux animaux, me semble significatif de l’oscillation entre l’observation des conjonctures à l’œuvre en situation postcoloniale et la recherche de logiques culturelles relativement intemporelles. Dans ce cas, la valeur heuristique de la notion de nyama est ici implicitement assumée comme pourvue d’une existence sociale évidente et partagée alors qu’elle est aussi, comme Bondaz le rappelle sans pourtant trop s’y attarder, le produit d’une histoire ethnologique très discutée qui aurait peut-être mérité d’être sondée plus en profondeur.

Rappelons-le succinctement : dérivé, en tant que quasi équivalent, de la notion de mana mélanésien reprise, pour ce qui relève de l’ethnologie française, par Marcel Mauss, le principe du nyama est considéré dans les travaux de l’école de Marcel Griaule comme une entité diffuse régissant les rapports des populations dogon et bambara avec le sacré et la sphère des rapports sociaux. En fait, l’approche totalisante et rigidifiante des « systèmes de pensée » — dont le nyama a été, à partir des années 1930, une des préfigurations saillantes — me semble être en partiel décalage théorique et interprétatif avec l’individuation des qualités socialement reconnues comme changeantes des objets et des animaux, saisies pourtant avec beaucoup de justesse ethnographique par l’auteur. D’ailleurs, Bondaz est tout à fait conscient de cet écueil épistémologique lorsque, dans la conclusion, il écrit au sujet des spécimens étudiés : « […] l’attribution d’une subjectivité en laquelle réside leur force est difficile à concilier avec leur objectivation. Ce n’est alors pas seulement la muséalisation des objets et des animaux (leur transformation en objets de musée et en animaux de zoo) qui permet de comprendre une telle contradiction, ce sont aussi les transformations des relations que les hommes entretiennent avec eux et les processus de requalification qui en découlent » (p. 299).

Si les conduites des agents du musée et du zoo bamakois semblent perpétuer et in fine requalifier la pertinence sociale de la notion flottante et omnicompréhensive de nyama, la question anthropologique de l’étendue de la croyance (avec ses formes ordinaires de dénégation) aux pouvoirs des objets et des animaux demeure cruciale et, tout comme les questions de méthode ethnographique, à l’origine de la mise en exergue de la notion elle-même, ne peuvent pas être esquivées. Par exemple, en ce qui concerne l’histoire ethnologique de la région, la transition de l’intérêt que, dans le pays dogon voisin, Marcel Griaule et Germaine Dieterlen reportent de la notion de nyama à celle de parole est tout à fait significative. Une telle transition fait passer, en termes qui reprennent une dichotomie durkheimienne, une société « primitive » prétendument régie par une solidarité mécanique au stade de civilisation marquée par l’existence d’un modèle de type « organique ». De ce fait, les pratiques dites fétichistes sont converties en cultes d’une religion animiste, tout en accompagnant la translation des sujets coloniaux d’avant-guerre mus par une force vitale en citoyens de l’Union française (créée après la fin du conflit mondial) dotés d’une parole mythopoïétique (Ciarcia 2003). L’exotisme et l’ésotérisme à l’œuvre dans ce processus se déclinent ainsi comme les formes changeantes d’un savoir qui véhicule le devenir des rapports de force politiques et ethnographiques autour d’un « signifiant flottant » (Lévi-Strauss 1950 : XLIX) ou d’un « concept vide » (De Martino cité par Charuty 2009 : 246) bon à penser, comme ceux de mana et de nyama

Des zones de contacts enclavées ?

La question du statut du nyama attribué aux objets se prolonge aussi dans l’analyse que Bondaz produit de leur présence exposée publiquement. Comme il le remarque au sujet du musée bamakois : « [...] au-delà de la menace potentielle que constitue, pour les visiteurs, l’exposition de certains objets rituels, la salle des “Chefs d’œuvre d’art rituel” constitue elle-même un espace ambigu, obligeant les gardiens à certaines précautions. L’un d’entre eux utilise ainsi un médicament traditionnel, une poudre à base de végétaux qu’il s’applique sur le corps une fois par mois pour se protéger contre les effets négatifs des objets réputés toujours puissants » (p. 197). Certes, les simulacres muséaux et zoologiques sont aussi des réceptacles ou des vecteurs de force et n’empêchent pas que les prérogatives menaçantes ou bénéfiques attribuées aux êtres animés ou (apparemment ?) inanimés puissent être crues, ressenties par les publics et les interlocuteurs de l’ethnographe comme étant actives. Dans certains cas, leurs mises en exposition peuvent infuser une énergie ou une « compétence » complémentaires aux bêtes et aux artefacts. Toutefois, la performativité de ces croyances, caractérisées par des constants revirements cognitifs et par une « logique du cumul » (Augé 1988 : 130-131), est intrinsèquement reliée à leurs perméabilité et adaptabilité à l’autorité d’un discours institué et bien sûr aux manipulations locales de ce même discours. Les animaux ou les objets donnés à voir sont les preuves figées ou vivantes d’une généalogie culturelle, à la fois administrée par des élites et malaxée par tous les acteurs impliqués qui, par moments, peuvent faire du musée une scène théâtralisée. Gravitant, à mon sens, plus dans une « zone de contact » — non entre « cultures », mais plutôt entre diverses logiques et pratiques — que dans une « zone enclavée »2, les objets muséaux ne meurent pas forcément, comme meurent les statues du film scénarisé et coréalisé par Chris Marker (Marker et al. 1953). D’une manière ponctuelle ou routinière, ils peuvent renaître magiquement et socialement à travers des installations scénographiques réalisant in situ leur vérité de fétiches altérés, parfois périmés, mais aussi exposés et susceptibles d’être utilisés grâce à leurs pouvoirs cachés ou secrets que l’exposition met au jour. Une telle superposition modale de significations et d’usages s’exprime par des gestes, des bruits et des voix de fond que Bondaz lui-même ausculte et interroge. Ce faisant, il fait toujours preuve d’une attention particulière pour l’hétérogénéité anthropologique et la profondeur historique des interactions entre hommes, objets et animaux. 

Malgré les formes de créativité pragmatique et rituelle à l’œuvre dans les musées et zoos et observées finement dans L’exposition postcoloniale, le modèle colonial qui est à l’origine de leur existence en devenir n’est pas oblitéré par des usages émiques à l’intérieur et à l’extérieur de leurs enceintes et de leurs coulisses. Les dépassements officiels et les contournements informels postcoloniaux de ce modèle sont soit les effets de stratégies des élites politiques, gestionnaires ou intellectuelles soit de pratiques réalisées autrement au quotidien — hors cadres normatif, bureaucratique et érudit — par les acteurs en chair et en os des espaces étudiés.

Il est possible de constater que, depuis la période des indépendances, un auto-exotisme émanant du « théâtre des colonies » (Leprun 1986) s’est institué dans des régions désormais patrimonialisées ou muséalisées. Dans une relation fondamentalement ambiguë avec l’incitation politique et intellectuelle à décoloniser un certain imaginaire africaniste classificatoire et expositoire3, un tel exotisme de retour est désormais agi par ses « indigènes ». Autant au niveau des discours que des conduites informelles, cet imaginaire peut être simultanément stigmatisé, évacué et repris. Une logique marquante de la transformation caractérise la fabrication postcoloniale d’altérités mises en scène (qu’elles soient spatialement lointaines ou domestiques, ou temporellement révolues). Il s’agit bien de la transformation progressive du prisme cognitif exotique engendré par l’invention coloniale du musée et du zoo africains qui est toujours à l’œuvre dans leurs mutations successives. Cette logique participe des pratiques ordinaires d’attribution d’une valeur symbolique et d’une efficacité concrète — pouvant être perçues comme endogènes, mais qui sont en réalité aussi le produit de leur devenir historique — aux pièces et aux créatures captives de ce prisme, de ses incidences ou réfractions.

Les lieux d’exposition deviennent ainsi les foyers de conduites qui, d’une manière explicite ou involontaire, manifestent une sorte de concurrence acculturée envers l’exemple matriciel. S’agissant plus d’une postérité hybride que d’une rupture déclarée ou vécue, entre mimétisme et antagonisme, se dessine ainsi la place que j’ai parfois perçue comme ironique de certaines actions individuelles et collectives relatées par Bondaz. J’envisage ces actions et conduites comme étant ironiques puisqu’elles sont présentées comme étant de facto involontairement ou tacitement et pragmatiquement contestataires de la version/vitrine officielle « idéale » des faits et de spécimens mis en culture nationale. Les zoos et les musées peuvent alors être appréhendés comme des mondes sociaux en miniature traversés par des usages publics en contact, secrets ou « cachés » des notions mêmes de musée et de zoo, de leurs effets de réception, de restitution, d’appropriation de la part de leurs habitants.

Des expositions habitées

Dans le langage philosophique, l’ironie est une interrogation de la réalité qui procède de la fiction d’une ignorance ou de la suspension d’un jugement. Les conduites et les espaces ethnographiques observés par Bondaz sont ironiques dans le sens qu’ils montrent le jeu — parfois consensuel, parfois subversif, parfois vécu comme allant de soi, nécessaire ou contraint — des individus au sein de l’institution héritée, et qu’ils contribuent à faire devenir sans cesse. L’ironie contraste ici, sans s’y opposer vraiment, la rhétorique de discours prétendument établis et l’« évidence » doxique de la signalétique muséale et zoologique. Les objets et les animaux sont alors investis des regards et des manipulations qui me semblent être moins la preuve d’une continuité des représentations locales entre mondes « naturels » et « culturels » que les figures d’un bricolage incessant provoqué par un investissement humain, « trop humain », sur des artefacts ou des êtres animés censés véhiculer des forces peut-être « vitales » (comme le nyama), mais volontiers impondérables ou contingentes, soumises au hasard du quotidien. Bien entendu, comme Bondaz le montre, de telles forces sont significatives de rapports de pouvoirs entre agents et visiteurs, du suivi de règles alimentaires, de l’élaboration d’une pharmacopée populaire, des actes propres à des logiques sorcellaires, de relations conflictuelles entre sexes, rôles, statuts, générations. En même temps, simulacres immobiles ou vivants de « vérités » immémoriales et d’exemplarités données à voir, les biographies sociales et rituelles des objets et des animaux ne cessent de finir et de recommencer sous forme de forces utilisées d’une manière accoutumée ou épisodique par des gardiens, émissaires, visiteurs. Au croisement de leurs existences précoloniales, coloniales et contemporaines, la captivité de ces spécimens constitue à la fois la condition de la renégociation sémantique de leurs qualités concrètes et symboliques. En ce qui concerne leurs qualités thérapeutiques, par exemple, Bondaz décrit le cas des soigneurs de bêtes du musée-zoo de Niamey qui sont aussi, grâce à leurs compétences en matière de remèdes d’origine animale et végétale, des soigneurs et des « pharmaciens », fabricants et commerçants clandestins de médicaments et de charmes (p. 108-112). 

Sur un plan plus général, dans les divers contextes observés, les qualités concrètes et symboliques des espèces d’objets et de la faune sont reconnues par les acteurs comme actives au rythme du quotidien, mais elles renvoient aussi à des identifications collectives pouvant être définies, alternativement ou simultanément, comme primordiales, ethniques, nationales, afrocentrées, syncrétiques, diasporiques. 

En modifiant l’intitulé d’un ouvrage paru il y a quelques années, il serait possible de dire que les musées et les zoos observés par Bondaz sont « habités » (Fabre et Iuso 2009) par leurs êtres et objets montrés, mais surtout par leurs récipiendaires et destinataires. Ce sont les pratiques de ces acteurs qui confèrent constamment des significations inédites aux lieux en question et qui semblent en quelque sorte escamoter la pertinence du partage classique, entre musée « des autres » et musée « du soi ». Dans son Introduction à l’ouvrage collectif Les monuments sont habités, Daniel Fabre écrivait : « Nul n’a le pouvoir d’effacer d’un trait les habitants du monument, ils savent, à l’occasion, se rappeler à l’attention, ils produisent une tout autre mémoire » (Fabre 2009 : 21). Il me semble que tout en ne mobilisant pas la notion de mémoire et même s’il ne s’agit pas à proprement parler de « monuments », Julien Bondaz prolonge et décline implicitement, à l’échelle du musée et du zoo africains, une telle remarque. En constatant comment « toute élection monumentale transforme l’ordonnancement des lieux par le simple fait qu’elle délimite une zone autrement qualifiée, chargée d’une autre valeur qui se traduit par un régime juridique et administratif différent, par des pratiques autres ; cette métamorphose touche nécessairement l’espace social qui entoure le monument, soit les gens qui vivent dans sa proximité, ceux qui l’habitent, le visitent, etc. » (ibid. 24)4, Fabre mettait en exergue le surgissement de pratiques locales ou localisées intégrant l’autorité monumentale. En reprenant une histoire racontée par Victor Hugo, il nommait de tels surgissements comme des phénomènes marqués par l’« effet Gavroche » (ibid. 28)5. Fabre faisait ici référence à un passage des Misérables relatant le jeune Gavroche qui « habite » un monument parisien abandonné, initié par Bonaparte et jamais achevé : un éléphant creux installé dans un angle de la place de la Bastille. En suivant une autre piste herméneutique, Bondaz lui-même évoque la signification du mot « habité » dans certaines acceptions vernaculaires qu’il a recueillies au musée de Ouagadougou : « Malgré les traitements rituels et le travail de désacralisation, en dépit des processus de muséalisation ou de réification, il n’en demeure pas moins que continue de se poser le problème d’un musée habité » (p. 264, souligné par Bondaz). Dans ce cas, le musée serait habité par une présence ancestrale immanente à la force des objets que le dispositif muséal ne serait pas arrivé à évacuer des lieux de l’exposition. Ici, c’est l’autorité quasi monumentale du musée et du zoo européens, transplantés dans la situation coloniale et par la suite postcoloniale, qui semble faire l’objet de pratiques autres. Par rapport à ce modèle, les pratiques observées par Bondaz sont moins significatives d’une rupture ou d’une imitation que d’une autonomisation d’un tel principe d’autorité et des usages sociaux qui rendent les zoos et les musées habités et habitables au quotidien par des acteurs locaux. 

Au sujet du défilé annuel des agents du musée national de Niamey — accompagnés par un mulet, un crocodile et un lion —, défilé qu’il a observé le 1er mai 2007, Bondaz remarque : « Il s’agissait de donner à voir aux spectateurs du défilé une synthèse du musée, lui-même étant conçu comme une synthèse de la Nation » (p. 123). Ce sont les usages publics, à travers la parade physique et symbolique, d’une unité nationale à rappeler et consolider, qui sont révélateurs ici d’une intentionnalité oscillant — ou prise — entre plusieurs références sémiotiques et affiliations identitaires ; entre engagement syndical et participation à l’idée nationale. À mon sens, le musée nigérien ainsi mis en mouvement, défilant avec les représentants humains de mondes institués et des animaux spécimens de mondes qu’il serait possible d’imaginer comme étant déjà là (c’est-à-dire : précédant l’hégémonie coloniale européenne à l’origine des musées et des zoos), est moins le miroir d’une continuité des représentations entre nature et culture que le théâtre de sa mission nationale de décolonisation des consciences et de sa spectacularisation populaire contemporaine. À travers une cérémonie qui brouille à la fois la frontière entre le vivant et le matériel, nous assistons à la mise en scène d’un transfert de significativité d’attributs traditionnels et naturels re-sémantisés. Bondaz préfère à juste titre ne pas envisager un transfert de sacralité et il parle plutôt de processus problématiques de « désacralisation » (p. 300). Pourtant, il me semble évident que les musées et les zoos sont des lieux traversés par la transfiguration et l’appropriation d’une autorité perçue comme canonique au sens large et d’une efficacité symbolique que les hommes exercent à travers des pratiques qui ré-instituent sans cesse des normes à ritualiser.

En lisant L’exposition postcoloniale, il m’est arrivé de penser, d’une manière assez inattendue j’avoue, au roman-essai d’Umberto Eco, L’île du jour d’avant (1996), fable philosophique autour de la laborieuse et incertaine conquête moderne du récit scientifique sur l’espace et le temps. Plus précisément, je me suis rappelé du passage où l’auteur/conteur constate que la production matérielle et discursive d’emblèmes était à une certaine époque (vaguement identifiée comme prémoderne) toujours associée à une devise, c’est-à-dire, pouvons-nous interpréter, à l’organisation d’un discours ou d’une règle de comportement à affirmer (ibid. : 113 et suivantes)6. Les objets et les animaux pensés et agis par les acteurs des musées et des zoos étudiés par Bondaz pourraient être considérés, eux aussi, comme les emblèmes concrets d’entreprises symboliques ordinaires ou codifiées. Ici, comme l’île scrutée à travers la longue-vue du protagoniste du roman — qui croit pouvoir la situer sur une autre longitude que la sienne et donc en décalage temporel avec le navire d’où il l’observe — les spécimens historiques et géographiques de mondes « culturels » et « naturels » se situent à l’écart de toute frontière étanche entre nature et culture, mais ils sont néanmoins installés de manière irréversible dans le présent, définitivement contemporains des regards, des gestes et des mots qui les manipulent.

1 Ces effets, qui ont occupé une partie importante de la réflexion de Bondaz tout au long du texte, sont en quelque sorte minorés dans la conclusion

2 Bondaz reprend et développe ces deux expressions respectivement à partir des travaux de James Clifford (1997) et Arjun Appadurai (1986). À ce propos

3 Le cas de l’école Griaule est bien sûr paradigmatique d’un africanisme en quête de cosmogonies, appréhendées comme des systèmes holistiques d’une

4 Voir aussi les pages suivantes.

5 Voir aussi les pages suivantes.

6 En réalité, dans le texte italien originel, Eco parle d’une impresa (« entreprise »), que le traducteur français a choisi de traduire par « devise »

Appadurai Arjun (ed.), 1986, The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective. New York, Cambridge University Press.

Augé Marc, 1988, « Les syncrétismes », in Le grand atlas des religions. Paris, Encyclopédie Universalis, p. 130-131.

Charuty Giordana, 2009, Ernesto De Martino. Les vies antérieures d’un anthropologue. Marseille, Parenthèses/MMSH.

Ciarcia Gaetano, 2003, De la mémoire ethnographique. L’exotisme du pays dogon. Paris, EHESS, Les Cahiers de l’Homme.

Clifford James, 1997, Routes: Travels and Traslation in the Late Twentieth Century. Cambridge/Londres, Harvard University Press.

Descola Philippe, 2005, Par-delà nature et culture. Paris, Éditions Gallimard.

Eco Umberto, 1996 [1994], L’île du jour d’avant. Paris, Grasset.

Fabre Daniel, 2009, « Introduction. Habiter les monuments », in Fabre Daniel et Iuso Anna (dir.), Les monuments sont habités. Paris, Maison des Sciences de l’Homme, Ethnologie de la France, n° 24, p. 17-52.

Fabre Daniel et Iuso Anna (dir.), 2009, Les monuments sont habités, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, Ethnologie de la France, n° 24.

Leprun Sylviane, 1986, Le théâtre des colonies. Scénographie, acteurs et discours de l’imaginaire dans les expositions, 1855-1937. Paris, L’Harmattan.

Lévi-Strauss, 1950, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », préface à Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss. Paris, PUF, p. IX - LII.

Marker Chris, Resnais Alain et Cloquet Ghislain, 1953, Les statues meurent aussi. Film documentaire, Présence africaine.

1 Ces effets, qui ont occupé une partie importante de la réflexion de Bondaz tout au long du texte, sont en quelque sorte minorés dans la conclusion, centrée davantage sur une analyse des interactions ritualisées à l’œuvre sur les lieux observés.

2 Bondaz reprend et développe ces deux expressions respectivement à partir des travaux de James Clifford (1997) et Arjun Appadurai (1986). À ce propos, il faut souligner que ses remarques sur les passages fréquents d’objets d’une zone dite « enclavée » à l’autre semblent montrer que ces zones ne sont pas vraiment isolées.

3 Le cas de l’école Griaule est bien sûr paradigmatique d’un africanisme en quête de cosmogonies, appréhendées comme des systèmes holistiques d’une pensée « noire », à la fois collectivement diffuse et dotée d’un substrat ésotérique.

4 Voir aussi les pages suivantes.

5 Voir aussi les pages suivantes.

6 En réalité, dans le texte italien originel, Eco parle d’une impresa (« entreprise »), que le traducteur français a choisi de traduire par « devise ».

Gaetano Ciarcia

Gaetano Ciarcia est anthropologue, directeur de recherche au Cnrs à l’Imaf (Institut des mondes africains, Umr 8171). Il est l’auteur des livres De la mémoire ethnographique. L’exotisme du pays dogon (Ehess, Les Cahiers de l’Homme, 2003) et Le revers de l’oubli. Mémoires et commémorations de l’esclavage au Bénin (Karthala/Ciresc, Esclavages, 2016). Il a également réalisé, avec Jean-Christophe Monferran, le film documentaire : Mémoire promise (Cnrs Images, 2014).