Compte rendu des deux derniers symposiums du Mediterranean Music Study Group de l’ICTMD, en ligne du 23 au 28 septembre 2021 et au Mucem (Marseille) du 26 au 30 juin 2023.
Existe-il une ethnomusicologie qui serait propre au pourtour méditerranéen, avec ses méthodes, ses problématiques et ses spécificités ? C’est la question à laquelle nous nous proposons de réfléchir en examinant les symposiums organisés par l’ICTMD Mediterranean Music Study Group (anciennement Anthropology of Music in Mediterranean Cultures) depuis 2021.
L’International Council for Traditions of Music and Dance (ICTMD)1 a été fondé en 1947. Il s’agit d’une organisation internationale dédiée à l’étude, la préservation et la promotion des pratiques musicales et dansées dans le monde. Outre qu’il favorise l’organisation de colloques internationaux, de forums et d’ateliers, l’ICTMD publie le Yearbook for Traditional Music et le Bulletin of the ICTMD en ligne. Cette organisation entretient d’importants liens avec l’UNESCO et endosse ainsi régulièrement le rôle d’organisme consultatif pour son expertise. Elle a été présidée par de grands noms de l’ethnomusicologie, comme Jaap Kunst, Zoltán Kodály ou encore Salwa El-Shawan Castelo-Branco, pour n’en citer qu’un petit nombre, contribuant ainsi au déploiement des méthodes de la discipline.
L’ICTMD se divise en vingt-sept « groupes d’étude » (study group), thématiques et/ou aréaux. Au vu de la thématique de ce dossier, il nous a paru utile d’interroger, via l’activité du Mediterranean Music Study Group, duquel l’une des co-autrices de cet article est membre, les orientations et les choix de cette organisation. Ce regard donnera un aperçu panoramique de la manière dont se déploie l’épistémè ethnomusicologique à l’échelle internationale. Il permettra également de réfléchir aux conditions matérielles de la fabrique des savoirs musicaux, en exposant les contraintes des chercheurs et chercheuses exacerbées de façon inédite dans cet espace géographique tiraillé par des enjeux tout à la fois politiques, religieux et technologiques.
Depuis sa création en 1992 par Tullia Magrini (1950-2005), ethnomusicologue méditerranéiste, ce groupe se réunit à peu près tous les deux ans lors de symposiums thématiques. Les thèmes abordés dans ce groupe concernent l’espace méditerranéen dans sa dimension plurielle : il s’agit d’interroger la singularité – s’il en est – de cet espace, autant que d’explorer les rouages géographique, culturel, politique, religieux, etc., qui contribuent à façonner les pratiques sonores et musicales de cette région. Ce study group se consacre aux échanges et aux contacts autour de la musique, mais il explore aussi, à travers l’organisation de ses rencontres, des manières inédites de se retrouver, d’intervenir et d’échanger. Si la Méditerranée a toujours été marquée du sceau des échanges et des contacts, quelles formes prennent-ils aujourd’hui, et comment les pratiques musicales peuvent aider à les comprendre autrement ?
Les deux derniers symposiums de ce study group dont nous rendons compte ici offrent des pistes de réponse.
Interroger les spécificités aréales : en quête d’un paradigme méditerranéen ?
Les groupes d’étude de l’ICTMD sont tous situés, thématiquement, méthodologiquement ou géographiquement parlant. Partant, des choix théoriques traversent chacun d’entre eux. Dans le cas particulier de la Méditerranée, certains anthropologues et musicologues remettent en cause la pertinence de penser cet espace géographique comme formant un tout musical, pétri de caractéristiques communes (Gilmore 1987 ; Boissevain 1979 ; Davis 1993). D’autres, comme l’anthropologue Christian Bromberger, adoptent une approche plus nuancée et complexe, et suggèrent d’aborder la Méditerranée « comme un espace dialogique au sein d’un même système » (Bromberger 2018 : 73) ou encore comme un ensemble d’éléments qui interagissent comme « the polyphonic challenge of a multiple modernity and polycentric Mediterranean » (Chambers 2008 : 12). Cette approche suggère que les individus qui vivent dans ce même espace se nourrissent mutuellement d’une diversité identitaire et culturelle, mais réagissent aussi en se différenciant sur des points saillants. Ce rapport, double, invite à considérer la Méditerranée comme un système relationnel, où la musique et ses déplacements restent constants. C’est ce parti-pris qui nourrit l’ICTMD Mediterranean Music Study Group : à travers les échanges et les conflits, les circulations et les blocages, le pourtour méditerranéen y est saisi comme un espace heuristique de diversité. À l’heure d’une mondialisation qui rebat les cartes des visions culturalistes, aux prises entre rejet et renforcement des contours identitaires, les productions musicales en Méditerranée peuvent-elles effectivement être considérées comme un ensemble porteur de problématiques singulières ? L’idée de « musiques méditerranéennes » peut-elle véhiculer des perspectives qui dépassent sa pertinence réflexive ?
Partant d’une évaluation critique du modèle romantique d’espace culturel cohérent, mais sans négliger le fait que, comme le rappelle Magrini (1999), les pays riverains de la Méditerranée partagent une histoire vieille de 6 000 ans jouissant de contacts multiples et constants, les deux derniers symposiums de l’ICTMD, coorganisés notamment par les autrices de ce texte, ont interrogé la pertinence de cet espace dialogique constitué d’altérités multiples. L’une des lignes directrices du symposium de 2021 était le concept de rhizome de Deleuze et Guattari, qui sert de modèle aux interactions dynamiques, multiples et pluri-hiérarchiques – modèle pertinent pour aborder les interactions musicales. Celui de 2023 a pensé les interactions à travers l’idée de pont, à la fois métaphore, réalité physique et principe musical, qui relie, sépare et crée les sentiments d’altérité ou de similarité. Ce feuillet d’actualité permet de revenir sur les thématiques et les méthodes de ces deux derniers symposiums, et de considérer les questions qui occupent les ethnomusicologues, musicologues et anthropologues de la musique spécialistes de cette région, principalement depuis quatre ans.
Problématiser un espace traversé
Interroger l’intérêt d’un paradigme méditerranéen qui s’appuie sur un état de fait géographique implique d’étudier le déplacement et/ou le statisme des musiques et des musiciens et musiciennes. Aucun des chercheurs et chercheuses impliqués dans ce groupe de l’ICTMD ne déroge à cette manière d’appréhender l’objet musique, et il n’était donc pas surprenant d’écouter dans les deux derniers symposiums – organisés sous la présidence efficace de Ruth Davis, ethnomusicologue spécialiste des musiques du pourtour méditerranéen (Université de Cambridge) – des interventions abordant de façon plus ou moins frontale la notion large de circulation en Méditerranée, notamment aux prismes du pouvoir, de l’espace, des passages et des frontières.
Le treizième symposium s’est tenu virtuellement du 23 au 28 septembre 2021, sur le thème Music, Power, and Space: A Mediterranean Perspective (« Musique, pouvoir et espace : une perspective méditerranéenne »). Porté par Vanessa Paloma Elbaz, il devait initialement avoir lieu en juin 2020 à Tanger, au Maroc, sous la houlette du Musée de la Kasbah des Cultures Méditerranéennes et de L’Institut des Études Marocaines de la Légation Américaine de Tanger (TALIM), mais le symposium a été reporté à deux reprises en raison des restrictions liées à la pandémie. La décision d’organiser ce symposium à Tanger visait à poursuivre la dynamique initiée lors du douzième symposium à Essaouira, au Maroc, en 2018, qui visait à s’engager de façon active avec et auprès des chercheurs et chercheuses nord-africaines membres du study group.
Ce symposium s’est donc déroulé intégralement en ligne : prise par dépit, cette décision a finalement ouvert une fenêtre sur de nouveaux échanges au sein du groupe d’étude, les conditions d’accessibilité à telle ou telle région étant très inégales pour les chercheurs et chercheuses – nous y reviendrons. Cette accessibilité virtuelle a permis une grande diversité de panels thématiques, avec des intervenant-es d’Afrique du Nord, de Méditerranée orientale et des États-Unis.
Avoir des intervenants connectés depuis Le Caire, Paris, Rabat, Washington DC, Santa Barbara, San Francisco, Londres, Marseille, Aberdeen, Toronto, Tel Aviv, Tunis, Rome, Istanbul, Copenhague et ailleurs, a élargi les discussions thématiques sur l’espace et le pouvoir, mais aussi disciplinaires, sur les différentes manières de pratiquer l’ethnomusicologie aujourd’hui2. Cette rencontre a débuté par un panel consacré aux rapports entre le son et le pouvoir dans les espaces rituels chrétiens et musulmans en Méditerranée orientale, illustrant les liens entre les méthodes de l’ethnomusicologie et celles des Sound Studies. La relation entre les notions d’appartenance et d’espace aux extrémités de la Méditerranée a été abordée au sein d’un panel considérant la musique comme productrice de hiérarchies spatiales sur les scènes underground libanaise et marocaine, tandis que l’idée de plaisir musical en contexte urbain a été questionnée à partir d’études de cas marocain et syrien. Avec la perspective d’inviter à plus de transversalité dans le partage de connaissances et d’expériences, une approche moins conventionnelle de discussions entre universitaires et musiciens a été éprouvée au sein d’un panel, pour réfléchir aux sociabilités et aux marges de négociation dans la musique marocaine. Un doctorant étudiant les structures de pouvoir dans la curation musicale institutionnelle, en relation avec l’improvisation et l’identité des minorités, a exploré ce sujet avec un interprète, dont la position dans la discussion a rompu les codifications académiques habituelles. Leur rencontre s’est terminée dans une explosion de rythmes, de sons et d’émotions. Ces sessions, qui visaient à réduire les clivages géographiques et épistémologiques, illustrent l’approche du groupe d’étude, appliquée depuis des années, qui consiste à considérer les productions musicales comme le résultat de rapports pluri-hiérarchisés et pluri-nodaux, dans la veine du rhizome deleuzo-guattarien.
Les enjeux politiques relatifs à ces trois répertoires d’Afrique du nord que sont les musiques andalouse, amazighe et gnawa, chacune entretenant des relations singulières au pouvoir et à l’espace, ont occupé toute une journée : ils ont permis d’appréhender la relation entre tradition, espace et symbolisme. L’un des panels s’est concentré sur les « espaces de la tradition », permettant d’identifier les liens historiques entre ces répertoires en Afrique du Nord ; un deuxième a concerné les notions de pouvoir et de symbolisme dans l’espace, notamment dans la ville de Casablanca et plus largement, dans la sphère publique, ce qui a fait surgir l’intime dans les lieux présentés et a permis de libérer la parole de la jeune génération musicale engagée dans ces traditions ; un troisième, enfin, a illustré les enjeux des pratiques gnawas en contexte urbain et transnational. Les espaces musicaux ont été également interrogés au prisme d’une intimité qui les produit, les sous-tend ou les restreint, à travers les notions de genre, de langage et de croyance : ils ont souvent représenté, dans l’histoire, des sites de pouvoir et de coercition, ou au contraire, de résistance, que les intervenant-es ont présentés comme autant d’études de cas. La question de la collecte et du partage des connaissances musicales dans l’espace méditerranéen – sous forme d’archives notamment – a été approfondie, notamment à partir du travail d’Alan Lomax en Espagne, de même que celle du poids d’Internet dans la définition de nouveaux espaces de stockage et de circulations musicales, avec ce que cela dit des stratégies de pouvoir. Un bond dans l’histoire a permis d’écouter l’exposé de certains liens entre espace, musique et pouvoir à l’époque médiévale, puis de porter ensuite la focale sur les politiques musicales égyptiennes au XXIe siècle, intimement liées à l’histoire culturelle du pays. Cette sorte de longue durée temporelle d’enjeux similaires a mis en évidence la question de la trans-temporalité des négociations musicales autour du pouvoir et des manières dont les musicien-nes et les chercheur-ses peuvent appliquer des concepts du passé dans les débats épistémologiques contemporains. Un dernier panel a réuni un groupe de chercheurs et chercheuses issus du programme de recherche ERC Past and Present Musical Encounters Across the Strait of Gibraltar, pour démontrer comment le son et le silence représentent des enjeux de domination et constituent ainsi des sources d’analyse du pouvoir et de la violence en Afrique du nord coloniale.
Conformément aux innovations méthodologiques contemporaines, les artistes-interprètes ont été intégrés dans certaines discussions de façon délibérée. Une caractéristique saillante du format virtuel était en effet l’opportunité offerte à un large éventail de chercheurs et chercheuses et de musiciens et musiciennes de participer aux discussions : la session consacrée sur une journée aux pratiques musicales des Gnawas a offert un bon exemple du dynamisme de ces échanges. Ces derniers ont démontré une manière originale de renégocier les dynamiques traditionnelles de pouvoir et de hiérarchie dans l’étude des musiques en Méditerranée, concomitamment à leur pratique. Ils ont également mis en lumière les perceptions de subjectivité et d’objectivité dans l’échange de connaissances, engageant ainsi une réflexion sur le caractère interconnecté du sujet, de l’objet, de l’espace, du pouvoir et du son.
Enfin, ce treizième symposium a été marqué par la projection du film documentaire d’Antonio Baldassare, Moussem, suivie d’une discussion et d’une conférence du compositeur et interprète Ariel Lazarus, qui a interprété ses compositions depuis sa soukka, lieu de résidence temporaire occupé pendant le souccot, la fête juive des tabernacles. Le cinéaste et le compositeur/interprète ont parlé de leur processus de création et de l’intégration de leur propre perception, de leur sensibilité, de leur histoire de vie, mais aussi des nuances parfois dues au hasard dans leurs œuvres. Les discussions suscitées par ces présentations ont permis d’intégrer et de faire décanter celles plus théoriques des panels, grâce aux expériences musicales elles-mêmes.
Le quatorzième symposium, Music, Bridges, Passages: Towards a Mediterranean Paradigm?, s’est tenu à Marseille, au Mucem, du 26 au 30 juin 2023. Organisé par Olivier Tourny et Séverine Gabry-Thienpont, il s’est concentré sur l’analyse des évolutions contemporaines qui traversent et marquent l’espace méditerranéen – pandémies, conflits, intérêts macro et micro économiques, exacerbation des positionnements religieux et politiques, flux migratoires, crise environnementale, négociations post-coloniales – et dont le fait musical témoigne. Dans la continuité de la précédente édition, des panels ont ainsi interrogé l’impact des circulations tant des musiques que des musicien-nes en Méditerranée, au prisme des questions épineuses de légitimité, de pouvoir, d’authenticité et de « traditionnalité » de la musique, au niveau local et transnational. Les interventions se sont attardées sur les ponts et les points de rencontre des circulations, culturelles et musicales, pour évaluer dans quelle mesure le monde méditerranéen offre encore – ou pas – un cadre comparatif et évolutif pertinent au sein duquel les imaginaires et les identités se configurent, s’affirment, s’affichent et se dissolvent.
Parmi les thématiques les plus discutées, on retrouve celle des liens, notamment historiques, entre musiques et migrations. Trois panels ont abordé cette question à partir de sources diversifiées, allant des disques 78 tours aux articles de presse, en soulignant les circulations transnationales des supports, des musiciens, mais aussi des textes et des mélodies. Quelques sauts dans l’histoire plus ancienne des musiques et des transferts musicaux du bassin méditerranéen nous ont permis d’écouter des interventions consacrées à des instrumentistes et à des pratiques médiévales, tandis que d’autres ont entrainé les auditeurs dans les registres intimes de la nostalgie et de l’exil, notamment via l’incidence des écritures musicales dans la transmission de mémoires collectives.
Ce sont aussi les frontières symboliques, artistiques et politiques qui ont été discutées : un panel a été consacré aux rencontres entre art, littérature et musique, avec un focus particulier sur la notion d’avant-garde et sur les imaginaires à l’œuvre dans la création ; un autre a porté sur la musique et ses liens avec les pouvoirs en place, thématique incontournable de n’importe quel espace étudié, avec un ensemble de présentations entièrement consacrées à l’activisme politique au sein de la scène musicale cairote. Par les circulations, ces frontières se diluent dans de nouvelles configurations transnationales productrices de symboles identitaires et politiques forts : le thème de la « frontière » peut alors être placé délibérément par les compositeurs au centre du processus créatif, quand ce ne sont pas différentes temporalités et géographies qui sont assumées par les musiciens et musiciennes dans leur performance en contexte transnational.
Que seraient ces ponts, passages et circulations sans les technologies sonores qui les portent et les transforment ? Un panel a permis de considérer avec attention la construction des identités, concomitante à l’émergence du son enregistré dans les mondes arabes, tandis que des interventions ont questionné les enjeux liés aux NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) en contexte musical. Ce sont également les potentialités des archives sonores dans l’espace créatif qui ont été explorées, notamment par la présentation de projets de recherche collectifs en cours sur ce thème. Les instruments et leurs organologies circulent, eux aussi, charriant leurs propres problématiques : celles-ci concernent notamment l’exécution de répertoires à adapter aux nouveaux intrumentariums en usage ou encore l’impact d’un instrument sur l’élaboration d’un « territoire acoustique » (S. Morra) par l’acte même de construire le son comme un espace de connexion.
Que seraient, enfin, ces circulations musicales sans les corps ? Contrainte ou vecteur créatif, corps musical ou corps hermétique : corps et musique cheminent ensemble, suivant différentes modalités. Ce que le genre fait aux musiques a ainsi été longuement discuté au sein de deux panels, tandis qu’un autre s’est emparé de l’implication du corps dans l’expression musicale, notamment quand il se trouve lié à la transe. Cette semaine s’est terminée par un panel qui s’est saisi de l’idée de pont (musical) en tant que construction métaphorique. Les cas d’étude proposés, de la musique flamenco à Grenade aux tensions entre désir, genre et rencontres interreligieuses au Maroc, ont confronté les notions de connexion et séparation, espaces intermédiaires et négociations, à travers les frontières et les limites que la musique révèle ou maintient.
Ces deux programmes ont été élaborés par des comités d’organisation différents, mais ils montrent de fortes similitudes. La présence régulière du même noyau de chercheurs et chercheuses à ces événements explique à elle seule une constance dans les thématiques, et on peut donc se demander s’il reste intéressant de penser la discipline dans le carcan d’une région, en l’occurrence, méditerranéenne. On peut aussi se demander si ce n’est pas la région qui dessine la constance de ces thématiques. La perspective de ce groupe reste la pratique d’une ethnomusicologie qui questionne le prisme méditerranéen, en tenant compte de la mobilité historique des individus et des pratiques.
Des symposiums aux enjeux pluriels
Lors de la dernière réunion à Marseille, le groupe d’étude a dû quitter le site de la conférence pour une journée, en raison d’une visite du président français au MUCEM, et a dû faire face aux deux premiers jours d’émeutes à Marseille, qui ont éclaté dans toute la France à la suite d’un incident de brutalité policière à Paris. Ces deux moments politiques, sans rapport dans l’immédiat, ont créé des ruptures dans les réunions du groupe, mais aussi des opportunités pour une forme différente d’échange. Pendant les troubles civils, certains chercheurs et chercheuses ont rencontré des résistances musicales dans les rues du centre-ville de Marseille, ce qui a amené le terrain politique sur le site du symposium d’une manière inattendue. Cette anecdote dévoile une malléabilité (contrainte ou délibérée) au sein de la structure même du symposium. Cette malléabilité fournit de façon générale des ouvertures créatives qui contribuent à la discipline dans une grande variété de domaines, à travers la performance, la publication, la pédagogie et les médias.
Au-delà de l’intérêt scientifique qui anime ces rencontres, leur organisation relève d’enjeux éminemment politiques et financiers. La tenue de ces événements internationaux vise à encourager et faciliter une plus large participation de chercheurs et chercheuses du Maghreb et de la région méditerranéenne, quand les collègues sont confrontés à des difficultés d’obtention de visas ou de financements. Finalement, les thématiques choisies pour ces journées s’éprouvent au sein même de l’organisation de telles manifestations : la Méditerranée est plus que jamais un espace contraint où la seule motivation des chercheurs et chercheuses ne peut justifier à elle-seule la tenue d’événements scientifiques. Pour en faciliter l’accès, comme ce fut le cas pour le symposium d’Essaouira, premier à être organisé hors d’Europe sur ce versant de la Méditerranée, l’ICTMD avait mis à disposition pour l’organisation du symposium à Tanger des fonds par le biais d’allocations au groupe d’étude, ce qui aurait contribué à couvrir les frais d’un grand nombre de participants individuels si ce treizième symposium avait bel et bien eu lieu à Tanger. C’est la raison pour laquelle, pour la première fois, le programme comprenait une présence significative de chercheurs et chercheuses du Maghreb et d’autres pays méditerranéens, issus d’institutions européennes, turques, levantines et nord-africaines, ainsi que des collègues d’Europe et d’Amérique du Nord. Les organisateurs du quatorzième symposium organisé à Marseille nourrissaient la même ambition, mais il ne leur a pas été possible de rassembler des fonds suffisamment conséquents. Même si la diversité des pays bordant le pourtour méditerranéen a belle et bien été représentée, la venue en France de plusieurs collègues s’est trouvée compromise par la difficulté d’obtenir les visas, tant pour des raisons financières, que pour des raisons de rétention d’autorisations à l’heure où plus que jamais, la Méditerranée est devenue un espace pétri de restrictions des mobilités.
L’espace méditerranéen est marqué par des tensions géopolitiques inextricables qui entravent de nombreux échanges institutionnels et scientifiques, et qui conditionnent les choix de lieux des rencontres. Les membres de ce groupe sont confrontés, parfois de façon très directe, à ces tensions, mais tous appellent de leurs vœux le maintien des échanges intellectuels. Comme suggéré plus haut, les orientations thématiques prises durant ces deux symposiums résultent sans doute pour partie, implicitement, de l’actualité politique. Les entraves à la mobilité dans cet espace, ainsi que les débats houleux sur les migrations portent à conséquence sur l’objet « musique » et ne peuvent que renforcer, au moins dans un avenir proche, ces problématiques liées à la circulation. Néanmoins, ces deux symposiums ont été les premiers à inclure des présentations en visioconférence - le premier de façon intégrale en raison des restrictions imposées lors de la COVID-19 et la seconde comme un reliquat du Covid qui a permis à certain-es collègues de surmonter des obstacles financiers ou liés à l’obtention des visas. Cette solution commence à offrir de nouveaux modes d’engagement, ouvrant les frontières à la circulation de l’information et à l’échange grâce à la technologie. Cependant, la qualité des connexions Internet et du matériel utilisé par les intervenant-es posait encore des difficultés à Marseille, ce qui signifie que pour les réunions à venir, des décisions sur les moyens les plus efficaces d’inclure des interventions virtuelles devront être envisagées. L’inconvénient évident est que ces intervenant-es ne peuvent pas prendre part aux conversations informelles qui jalonnent les moments de sociabilité propres à ce genre de rencontres, où les modes d’interaction multisensoriels après un échange intellectuel intense apportent des conversations nouvelles et productives à la réunion académique.
Le Mediterranean Music Study Group de l’ICTMD est l’un des rares groupes d’étude à avoir une histoire aussi longue, puisqu’il a fêté les 30 ans de sa ratification par l’ICTMD en 2023. Depuis ses débuts, ses membres se penchent sur les musiques de la région dans une perspective diachronique, tout en abordant de façon frontale les questions de genre (Magrini, 2003) et de circulation (Davis, 2015 ; Davis et Oberlander, 2023), au sein et à partir de la région. Ce groupe d’étude a donc toujours examiné la musique sous l’angle de la mobilité. Pourtant, dans la période actuelle, marquée par des technologies en rapide et constante évolution, l’ouverture des frontières de l’information et le durcissement des frontières physiques, la porosité de la musique à travers ces espaces et ces temporalités semble indiquer que les individus choisissent de plus en plus d’intervenir musicalement au-delà des ancrages communautaires, nationaux ou encore linguistiques. La discipline évolue en parallèle de cette question des frontières et s’éloigne des études régionales qui, historiquement, ont été productrices de hiérarchies. Un groupe comme celui-ci, fondé sur une zone géographique, devra nécessairement adapter ses approches et peut-être même ses ancrages disciplinaires et méthodologiques : c’est en s’y employant que ses membres contribueront à redessiner les contours de la discipline. Les années à venir montreront l’évolution des orientations épistémologiques dans lesquelles s’engagera ce groupe et, plus largement, l’ICTMD à l’échelle internationale.
Conclusion
Comme le rappelle Martin Stokes, membre de la première heure de ce groupe d’étude, il n’existe pas de « musique méditerranéenne », ni de « style méditerranéen » définissable (Stokes, 2016 : 1042), constat qu’il réitère lors de la commémoration des 30 ans du groupe en janvier 2024 (réunion qui s’est tenue en visioconférence3). Les musiques audibles sur le pourtour méditerranéen résultent d’histoires croisées et de migrations, ce que les membres de ce groupe démontrent à chaque symposium par leurs interventions. Historiquement et ethnographiquement parlant, les musiques en Méditerranée ne peuvent être saisies en tant qu’entité unique et spécifique, mais il reste intéressant de s’interroger sur ce que la Méditerranée, sa géographie et ses fantasmes, fait aux musiques. Longtemps perçue comme une ligne de séparation entre l’Occident et « les autres », la Méditerranée a ensuite été établie comme un espace de circulation – et ce, grâce aux travaux de Robert Lachmann (1892-1939), Alan Lomax (1915-2002) et, bien sûr, Tullia Magrini, fondatrice de ce study group, pour ne citer qu’eux. La Méditerranée incarne désormais une pluralité musicale irriguée par les idéologies, les nationalismes et la globalisation. Qu’un ensemble de chercheurs et chercheuses tente de dépasser ces clivages et se réunisse tous les deux ans pour discuter le « méditerranéisme » au prisme des musiques, des sons, des corps et des danses4, invite à réfléchir sur les apports de l’ethnomusicologie dans la compréhension d’un espace à la fois fragmenté et uni.