Compte rendu de Marta Amico, 2020, La fabrique d’une musique touarègue. Un son du désert dans la World Music. Paris, Karthala
Avec ce livre sur la musique mondialisée des Touaregs du Mali, Marta Amico contribue à un domaine de recherche grandissant dans l’ethnomusicologie française, pourtant peu investi s’agissant du Sahara. S’interrogeant sur la spécificité de la catégorie de « musique touarègue » au sein de la World Music et sur sa capacité à revitaliser la musique dans le Sahara contemporain, elle cherche à comprendre ses processus de fabrication en les observant dans les festivals et les studios d’enregistrement ainsi qu’en examinant les discours autour de sa création ou de sa promotion.
À ces questionnements, Marta Amico ajoute une dimension supplémentaire nettement plus politique. En effet, dans une Afrique du Nord à forte ruralité, les bouleversements géopolitiques qui ont suivi la décolonisation dans les années 1950 et 1960 ont été particulièrement violents pour les Touaregs, contraints d’abandonner progressivement leur vie nomade au Sahara. Cela ne s’est pas fait sans résistance. Le nord du Mali a été traversé à plusieurs reprises au cours de ces dernières décennies par de fortes tensions et par des soulèvements qui ont poussé à l’exil de nombreuses familles touarègues. C’est dans de tels contextes que Marta Amico a conduit son enquête entre 2006 et 2011 pour sa thèse de doctorat (2013) dont ce livre est issu. Si c’est bien la musique mondialisée qui constitue son objet d’étude principal, le contexte politique s’est imposé dans son enquête, faisant de sa recherche non seulement une contribution importante pour la compréhension de la World Music en cette région, mais aussi un précieux témoignage d’une recherche sur la musique en période de conflit. La démarche anthropologique choisie par Marta Amico est originale, au sens où son point de départ n’est pas, ici, la musique des Touaregs dans leur espace géographique saharien, mais celui des groupes de musique se déployant en Europe (la France principalement, mais aussi la Belgique, l’Espagne, l’Angleterre, l’Italie) dans le milieu de la World Music et des festivals. Ses enquêtes au nord du Mali ont été réalisées dans un deuxième temps seulement, et dans le cadre restreint d’un festival appelé (en français) le « Festival au Désert ». Ainsi, c’est avec son expérience acquise au sein du milieu festivalier mondialisé en Europe qu’elle observe le festival au Mali.
L’analyse de Marta Amico repose sur deux groupes du nord du Mali qui ont acquis une grande notoriété internationale : Tartit, groupe majoritairement féminin et centré sur la pratique d’une musique traditionnelle (le tindé) et Tinariwen, groupe de jeunes hommes dont l’utilisation de guitares électriques est en rupture avec les pratiques traditionnelles, et cela à plus d’un titre, puisque selon la tradition touarègue et sa hiérarchie sociale en milieu rural, le jeu des instruments de musique (vièle monocorde imzad et mortier tindé) est réservé aux seules femmes nobles (p. 72). Ces deux groupes, leurs trajectoires et les évènements clés auxquels ils participent à Paris et au Mali servent de fil conducteur au livre.
Après une introduction qui situe ses positions théoriques et méthodologiques, l’auteure relate tout d’abord ses recherches en Europe et la naissance des deux groupes (chap. 1), puis elle poursuit par une ethnographie menée au Festival au Désert au Mali (chap. 2 et 3). Les deux derniers chapitres portent quant à eux plus étroitement sur la musique. L’un avec une analyse de quatre performances d’un même chant par Tinariwen, performances exécutées entre 1990 et 2009 (chap. 4). L’autre avec une explication de la fabrication du « son du désert » par l’ingénieur du son qui y a contribué (chap. 5). La conclusion se concentre sur la situation politique en 2011 et 2012 suite à la période d’enquête, période qui précède l’intervention militaire française au Mali le 11 janvier 2013.
Considérant l’expression « musique touarègue », avec sa référence ethnique, comme un label de la World Music « qui identifie une dizaine de groupes du Mali et du Niger » (p. 15) Marta Amico définit ce label « comme une invention dynamique, un syntagme commun qui, depuis les années 1990, s’applique à différents personnages institutionnels (groupes, festivals, morceaux de musique, médias), qui font exister une nouvelle catégorie à l’intérieur d’un marché musical international » (p. 17). Elle se distancie en ceci de l’idée d’une « musique touarègue » comme « la somme de toute la musique jouée par un peuple » et de l’objectif d’une « composition d’un tableau statique de ”la musique dans le monde touareg” » (ibid.). Ce label donne donc un autre sens à la notion de « musique touarègue », un sens détaché de son appartenance linguistique berbère et de la vie nomade, pour définir un « objet » construit et renouvelé en permanence par les acteurs culturels, même s’il mobilise certaines des références anciennes (« nomades », « dunes », « turbans », « chameaux », « tentes », « résistance ») pour mieux se connecter à la mondialisation.
Dans son approche, l’auteure prend en compte les points de vue des différents acteurs de cette musique. S’appuyant sur l’approche développée par Howard Becker dans Les mondes de l’art (1988), elle inclut dans sa recherche les nombreux opérateurs qui gravitent autour du milieu musical mondialisé, « […] managers, éditeurs, ingénieurs du son, producteurs, attachés de presse, journalistes, surtout français, mais aussi belges, allemands, anglais et nord-américains » (p. 42), lesquels façonnent la musique en imposant tantôt leurs choix esthétiques aux musiciens, tantôt en les négociant avec eux. De leur côté, ces musiciens voient surtout dans la musique mondialisée la possibilité d’exprimer leurs préoccupations politiques ou sociales devant des publics internationaux, rejoints en cela par les opérateurs professionnels : demandes de reconnaissance de la communauté touarègue au Mali ou aspirations d’émancipation cosmopolite pour les uns ; promotion du tourisme et développement durable ou lutte contre la pauvreté pour les autres. Marta Amico s’attache donc à analyser de nombreux enjeux, auxquels se greffent des attributs « d’authenticité et de partage » (p. 16) à destination des différents publics occidentaux en quête de découverte de l’Autre et de voyages dans des contrées lointaines.
On mesure combien il importe que la démarche soit bien adaptée à l’étude de tels enjeux. Pour ce faire, Amico choisit deux axes de recherches : l’étude d’un festival et de ses enjeux politiques, d’une part ; celle de la construction du son, d’autre part.
Le festival et ses enjeux politiques
Le premier chapitre du livre (p. 27-93) porte sur les enquêtes de Marta Amico en Europe (surtout en France) et sur son immersion dans les différents circuits de production de la World Music. On y mesure l’importance d’acteurs culturels français dans la promotion d’une dizaine de groupes touaregs (p. 15 et 41-42). Elle y évoque notamment la naissance des deux groupes privilégiés Tartit et Tinariwen dont les fondateurs respectifs Fadimata Walet Oumar et Ibrahim ag Alhabib sont aussi des militants de la cause touarègue. Mais leur conversion à la World Music s’est faite selon des modalités très différentes.
Ancienne militante de la cause touarègue en Italie et déjà bien au fait du système culturel européen, Fadimata Walet Oumar est très investie dans les problèmes de scolarisation des enfants touaregs et dans la « réinsertion scolaire et économique des femmes » (p. 46). Alors qu’elle se trouve dans un camp de réfugiés au Burkina Faso, elle saisit l’opportunité offerte par la demande d’une coopérante italienne qui souhaite faire venir un groupe de femmes touarègues au Festival belge Voix de Femmes en 1995. La militante touarègue se soumet d’emblée aux conditions commerciales demandées et au formatage occidental, pourtant si éloignés de ceux de sa communauté : constituer un « groupe » de femmes susceptible de se produire sur scène, lui donner un nom, considérer ces femmes comme des « musiciennes » ou des « artistes », se professionnaliser — statut réservé au Mali aux griots (p. 48-49) —, transformer les performances des campements en concerts, voyager au gré des demandes des tourneurs, s’adapter à la production de disques. Fadimata Walet Oumar ira quelques années plus tard, en 2000, jusqu’à introduire dans le deuxième CD de Tartit (Tartit 2000) la guitare électrique dans son groupe (p. 53-54) pour attirer les jeunes aux messages qu’elle cherche à promouvoir : aller à l’école, par exemple (p. 62).
L’autre groupe étudié, Tinariwen, est plus directement engagé dans la lutte armée des Touaregs. Comme Tartit, il ne constitue pas non plus au départ une formation fixe. Son intégration dans le milieu de la musique mondialisée se fait plus progressivement et dans des années antérieures à l’éclosion de la World Music au début des années 1980. Tinariwen émerge parmi les jeunes hommes, dans les camps d’entrainement militaire de Mouammar Kadhafi en Libye. Leur répertoire circule dans le Sahara grâce aux cassettes, dont deux produites en studio à Abidjan avec des ajouts de boîtes à rythmes à l’intention du marché de l’Afrique de l’Ouest constituent un premier tournant majeur (p. 76). Une autre date importante pour Tinariwen sera une invitation à participer au festival de Bamako en 1998 (p. 76-77), puis sa prise en main cette même année par des opérateurs français d’Angers issus du rock, suivie de près par celle d’opérateurs anglais (directeurs artistiques, managers, ingénieurs du son) et l’ouverture sur l’internationalisation. Le groupe fait cinq albums entre 2001 et 2012 (dont Amico dresse l’évolution), et il reçoit un prix aux États-Unis en 2012, avant qu’éclate un nouveau conflit avec l’État du Mali. Du fait d’un parcours semé de péripéties politiques, leur nom est associé à une image d’artistes rebelles qui contribuera à leur succès en France et dans le monde.
Les enquêtes de terrain au Mali portent sur le Festival dit « au Désert ». Né en 2001 d’une rencontre à Bamako entre des musiciens de Tinariwen et des musiciens du groupe français Lo’Jo, ce festival, qui se déroule dans la région de Kidal sur trois jours au mois de janvier, est destiné à promouvoir les cultures nomades du nord ainsi que les musiques du sud du Mali et du reste du monde. Rapidement dépassés par les récupérations politiques au profit d’une reconnaissance de la communauté touarègue au Mali et par le succès rencontré à l’échelle internationale, les musiciens français préféreront passer la main à des acteurs locaux touaregs de Bamako.
C’est donc sur un festival reconnu qu’Amico mène ses enquêtes (éditions 2009, 2010 et 2011). Elle s’attache d’abord à décrire avec précision et détail le site du festival qui se veut semblable à un campement nomade : le décor (deux scènes, l’une pour les groupes traditionnels de la région, l’autre pour les grands spectacles des groupes nationaux et internationaux) et les différents aménagements en vue des concerts ou du bien-être et de la sécurité des touristes — surtout avec les mouvements terroristes à partir de 2006. Amico fournit entre autre des précisions chiffrées sur les groupes nationaux et internationaux invités ; sur la composition du public — en majorité des locaux, lesquels accèdent gratuitement aux concerts — et sur les financements, en grande partie étrangers. Les discours soutenant cette nouvelle « culture nomade festivalière » sont aussi passés au crible (p. 111). Ils font écho aux discours occidentaux, vantant auprès des participants la rencontre entre les peuples, la « découverte de soi par le métissage des cultures du monde » (p. 113) et l’« ouverture aux autres » (p. 118). Le festival véhicule des valeurs de pays multiculturel (p. 130) où les « particularités ethniques » s’affichent en « diversités culturelles » (p. 131).
Du point de vue malien, le fait que les Touaregs, qualifiés par la presse de « rebelles », côtoient les autres groupes et ethnies maliens au sein d’un tel festival revêt une valeur hautement symbolique qui contribue à l’apaisement du pays (p. 128-129). Marta Amico souligne aussi les transformations opérées pour donner à ce Festival au Désert une dimension internationale, à travers l’introduction de « scènes, lumières, câbles, microphones, tables de mixage, toilettes, matelas, restaurants, douches » (p. 117).
Les précisions fournies par Marta Amico sur les différents groupes invités au festival permettent de mieux saisir certains enjeux. Parmi la « quarantaine de groupes pour chaque édition » du festival, la moitié sont certes Touaregs et locaux. Mais ces groupes sont en fait, par leur participation même, amenés vers « le marché international » (p. 127). L’autre moitié est composée à parts égales d’autres musiques africaines et de groupes non africains (surtout Europe et États-Unis), motivés par la perspective de jouer dans le désert avec des Africains et défendre la « sauvegarde d’une culture nomade menacée » (p. 128). On est donc bien en présence, derrière les discours et les motivations altruistes – quelle que soit l’origine des groupes — de processus de transformation plus ou moins avancés des musiques africaines en une musique marchande mondialisée. Les touristes, persuadés d’être devant une tradition « authentique » malgré les lourds dispositifs technologiques mis en place (p. 121), participent également de ce processus.
C’est finalement l’idée de la fabrication d’une nouvelle identité culturelle nomade décontextualisée qui se dessine et que défend l’auteure, identité « perçue comme naturelle et authentique » et qui incorpore les « clichés des touristes » (p. 122). Cette identité est validée et légitimée par la prise en charge des « participants locaux » (ibid.). C’est donc un nouveau modèle qu’expose Marta Amico. Un modèle qui s’incarne dans le festival à travers la présence et l’échange dans la World Music des trois catégories musicales, touarègue, malienne, internationale, et qui est censé permettre à la culture touarègue de s’adapter à un Sahara contemporain (p. 122-123) ainsi qu’aux valeurs politiques favorables à la mondialisation auxquelles aspirerait le pays (p. 133). On peut s’interroger sur la pertinence et le sens d’une validation de ce modèle par des acteurs locaux face à une domination occidentale musicale si écrasante et intrusive. La marge dont disposent les acteurs locaux paraît ténue. Des travaux sur le postcolonialisme rappellent que le fonctionnement hégémonique des dominants sur les dominés, hérité des périodes coloniales a persisté bien au-delà des indépendances à travers l’intériorisation chez les anciens colonisés des valeurs et idées des régimes coloniaux, amenant les premiers à accepter inconsciemment leur rang inférieur (John McLeod cité par Solomon 2012 : 219). Cela devrait inciter à une certaine prudence concernant l’assentiment des Touaregs donné à ce processus vers une nouvelle identité culturelle.
L’édition 2010 du Festival coïncide quant à elle avec une montée des tensions politiques du fait de menaces terroristes. Des kidnappings de diplomates canadiens ou d’humanitaires et de simples citoyens suisses, anglais, allemands, français, espagnols, italiens, ont lieu au Mali, au Niger, en Algérie et en Mauritanie, mais les otages sont conduits au nord du Mali. Un Britannique et des Français seront tués. La région est qualifiée de « zone rouge » par l’ambassade française, rapidement suivie par les autres ambassades occidentales (européennes, américaine, canadienne, australienne) (p. 141-143). Une dimension nettement plus frontale s’installe alors entre autorités occidentales — interdisant à leurs ressortissants de se déplacer au nord du Mali — et autorités maliennes, soucieuses du maintien du tourisme et de ses retombées financières pour le pays. L’enquête de Marta Amico prend alors une dimension délicate puisque la chercheuse décide de se rendre au Mali malgré les alertes et la situation incertaine en constante évolution. Amico se voit alors contrainte de réorienter en un temps record son projet de recherche initial prévoyant de se rendre dans cinq festivals et d’ajouter à sa problématique de départ sur la musique mondialisée des Touaregs une autre dimension, celle des « enjeux politiques immédiats du festival » et de son organisation en « zone rouge » (p. 157). Elle choisit de s’installer dans la capitale de Bamako où elle occupera un poste de « stagiaire en charge des artistes internationaux » (p. 151) au sein du bureau d’organisation du festival. Cette position lui permet de comprendre les décisions et les motivations des autorités maliennes décidées à sauver le tourisme et l’économie locale face à ce qu’ils considèrent comme de la désinformation étrangère (p. 152 et 157). Sur décision du président de la République malienne, et pour en assurer la sécurité, le festival est déplacé à Tombouctou, ville située à l’entrée du désert. Du fait des difficultés rencontrées, la réflexion autour de l’enquête elle-même occupe alors une place importante.
On mesure ici toute la fragilité d’une politique culturelle fondée sur le tourisme — tourisme culturel développé par le gouvernement malien depuis les années 1990 — et sur une festivalisation onéreuse nécessitant un partenariat financier international important (p. 151). Du fait du déplacement à Tombouctou, le Festival au Désert devient un évènement malien, soutenu financièrement par le seul État malien (les sponsors internationaux ayant fait défection au vu des interdits émanant des ambassades concernant les déplacements au Mali). Dans le but de préserver les touristes dans ce nouveau contexte, les organisateurs se voient alors poussés à identifier certains « marqueurs identitaires » (p. 159) à destination de ceux-ci tels que l’« atmosphère » de dunes (p. 163), ou les échanges spontanés avec des populations nomades locales. Afin de ne pas décourager les touristes, les organisateurs justifient, dans leur communiqué de presse, le déplacement du festival par les célébrations du « cinquantenaire de l’indépendance du Mali et les dix ans du festival ».
Cette partie, qui rapporte avec beaucoup de précision l’évolution de la situation politique et sécuritaire au Mali, les problèmes rencontrés et les discussions autour de la tenue du festival, se nourrit de très nombreuses sources dont l’auteure fournit des extraits, émanant tant des débats publics que de discussions privées avec ses amis maliens (articles scientifiques, communiqués de presse, rapports présentés à l’Assemblée nationale française par des députés, mais aussi sites ministériels occidentaux et réactions maliennes, rencontres entre organisateurs du festival et ministres maliens). Marta Amico n’occulte pas sa position ambigüe parmi les Touaregs, du fait qu’elle est vue tantôt avec sympathie comme militante ayant contré les recommandations des ambassades, tantôt avec méfiance (p. 151-152). Il en ressort une partie très instructive sur une expérience d’enquête en période de crise politique, même si les « précautions » et recommandations éthiques qu’elle introduit et qu’elle s’attache alors à respecter pour ne pas éveiller inutilement la suspicion et se mettre, elle ou son entourage, en danger, s’appliquent certainement aussi à des situations de terrain de nombreux chercheurs hors situation de conflit (p. 156).
L’auteure utilise aussi des entretiens réalisés avec des opérateurs et guides touristiques de Tombouctou (p. 180-181) pour évoquer ce qu’elle appelle la « schizophrénie médiatique » (p. 184-185) partagée entre récits d’apaisement promus par les organisateurs du festival et alertes sur le terrorisme. Ainsi les touristes sont censés participer au développement économique local d’une région très pauvre et contribuer aux valeurs de tolérance et de paix entre les peuples. Pour comprendre pourquoi les touristes sont venus malgré les alertes diffusées par les médias, Marta Amico a mené une quinzaine d’entretiens avec des touristes qui témoignent à la fois de leur ignorance sur les Touaregs et de motivations proches de celles des organisateurs : « les interdictions peuvent non seulement être ignorées, mais aussi constituer un attrait pour une forme de tourisme aventurier et solidaire vis-à-vis des populations locales » (p. 196).
Le son plutôt que le chant
Le chapitre 4 (p. 203-243) aborde l’adaptation de la musique aux normes commerciales de la musique mondialisée par l’analyse d’un chant ou « ligne poétique et mélodique » (p. 206) appelée Chetma dans quatre performances différentes chantées par Tinariwen, dont une a été faite alors que le groupe n’avait pas la configuration et l’assise professionnelle acquises par la suite. Ces quatre performances ont été exécutées la première fois entre le sud de l’Algérie et le nord du Mali en 1989-1990, la deuxième en studio à Bamako lors de l’enregistrement d’un album en 2003, la troisième dans un « festival de musiques du monde » à Paris en 2009 et la dernière dans le festival à Tombouctou cette même année. Appartenant au répertoire né parmi les jeunes hommes exilés (appelés ishumar, « chômeurs ») dans les camps d’entrainement de Mouammar Kadhafi à la fin des années 1970, cette forme poético-musicale – appelée Al Guitara en raison de son accompagnement à la guitare électrique – circula dans le Sahara grâce à la participation des ishumar aux fêtes locales et aux cassettes très répandues à cette époque.
Selon Marta Amico, la structure du chant — tant la mélodie que le rythme — reste inchangée, mais la différence se fait au niveau du son, par l’amplification et l’égalisation des instruments. Le processus mis en place pour la production de l’album enregistré en studio montre bien comment les musiciens sont en quelque sorte dessaisis de leur musique enregistrée par les ingénieurs du son et les producteurs venus du rock, lesquels s’attacheront à redéfinir le son selon leur conception, un son propre à celui de la World Music.
Commentant ses transcriptions musicales du « refrain » de ses deux premières versions analysées, Marta Amico admet que ses transcriptions ne rendent pas justice à la différence sonore (p. 225). On ne peut alors que regretter ici l’absence de liens vers les enregistrements en question, tant chacun sait qu’une transcription musicale ne peut à elle seule représenter de telles musiques. Même si l’auteure n’aborde pas la voix, il aurait été aussi intéressant d’entendre les enregistrements pour apprécier ce paramètre et les transformations dont il est si souvent l’objet dans la World Music. Si l’on peut regretter que l’analyse de Marta Amico — partagée entre les transcriptions musicales portant sur la structure et les études de performances saisies de manière globale en concert et formatées pour s’adapter partout, grâce à l’intervention de l’ingénieur du son — ne permette pas d’apprécier le paramètre du son, la dimension sonore est finalement traitée dans une autre perspective, celle du point de vue de l’ingénieur du son du deuxième album de Tinariwen. Le chapitre 5 (p. 245-288) relate à travers un entretien savoureux, conduit par l’auteure, un séjour de deux mois et demi dans le désert afin d’effectuer les enregistrements pour l’album et ainsi satisfaire la demande du leader de Tinariwen pour l’obtention d’un son du désert, un « son sec et sableux » (p. 248). Ce son supposé naturel et authentique est en fait obtenu aux détours d’innombrables interventions techniques effectuées dans le désert et de retour en France. Il résulte des négociations sur les choix esthétiques entre les musiciens et l’ingénieur du son, lequel est issu du milieu du rock’n’roll, dans lequel il importe aussi de veiller à privilégier la nouveauté (p. 259) pour satisfaire aux exigences de l’auditoire français. Deux journalistes de France Inter sont également présents dans le désert afin de préparer leurs reportages en vue de la promotion du disque. Les efforts importants de l’ingénieur du son pour obtenir sur place ce son « naturel » sont alors effacés dans les reportages radiophoniques au profit d’un récit de soutien à la « cause des peuples nomades écrasés par les logiques des États-nations et de la mondialisation » (p. 264) et c’est l’ingénieur du son de l’album qui est interviewé « en qualité d’expert » pour rendre compte de « l’originalité de cette musique » (ibid.).
Marta Amico clôt cet ouvrage par une réflexion (p. 289-304) portant sur les années 2012-2013. Elle rend compte, en s’appuyant à la fois sur un concert de Tinariwen Salle Pleyel à Paris et sur des articles du journal Libération, de la complexité des enjeux soulevés par les différents acteurs tiraillés entre les revendications indépendantistes touarègues, les mouvements islamistes et les positions de puissances internationales en faveur de l’unité territoriale du Mali ; alors qu’au Mali, ce sont des valeurs tout autres qui sont promues, « de paix, de tolérance, de rencontre, de diversité culturelle » (p. 299). Le Festival au Désert, dont la treizième édition sera annulée après l’intervention militaire française, se déploiera alors dans l’exil et deviendra « Festival en Exil » (p. 300). Maintenant le rapport au désert, mais dorénavant comme source imaginaire, le festival pourra se dérouler n’importe où dans le monde.
Une méthodologie sociologique en rupture avec les musiques traditionnelles
À l’issue de la lecture de cette étude captivante, nourrie à la fois par des données précises, des entretiens croisés et proposant de nombreuses pistes de réflexion, c’est en définitive un milieu clos sur lui-même qui se dégage, doté d’une grande cohésion entre les différents opérateurs et les musiciens. La méconnaissance dont témoignent ces différents professionnels d’une ethnomusicologie portant sur les musiques traditionnelles touarègues peut surprendre. Les quelques incursions en ce domaine par l’auteure ne contribuent d’ailleurs pas davantage à éclairer le lecteur : la recherche ethnomusicologique qualifiée « d’archéologie de la musique touarègue » (p. 28-32) est réduite à l’idée de « classification » ou à un « archivage de pratiques ou de répertoires » (p. 32). Une véritable prise en compte des recherches sur les musiques traditionnelles sahariennes aurait pourtant permis de contrebalancer de nombreux propos rapportés par des acteurs culturels issus du milieu du rock, du jazz, du divertissement ou de l’industrie de la musique. Fadimata Walet Oumar, leader de Tartit, insiste d’ailleurs elle-même dans un entretien sur l’existence de deux fonctionnements différents des pratiques musicales au Sahara et en Europe (p. 35).
L’apport de ce livre consiste surtout à souligner la pertinence pour la World Music d’une méthodologie différente de celle employée pour les musiques traditionnelles touarègues. Cette méthodologie, qui s’applique à la fois à la France et au Mali, s’appuie essentiellement sur des entretiens, d’ailleurs toujours instructifs. Particulièrement bien adaptée à cette musique mondialisée dans laquelle le musicien n’occupe plus un rôle essentiel, la méthodologie de Marta Amico se dessine au fil des pages et met l’accent sur une série d’éléments, lesquels, envisagés ensemble, relèvent d’une grande cohérence :
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Les institutions et autorités gérant les politiques culturelles (ministère de la Culture et ministère de l’Artisanat et du Tourisme au Mali, Directeurs et organisateurs de festivals, etc.).
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Les moyens d’action des institutions (festivals, concerts, disques, enregistrements en studio…).
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Les acteurs culturels issus, pour certains, de différents pays (managers, producteurs, ingénieurs du son, journalistes, directeurs ou organisateurs de festivals, responsables de salles de concerts, attachés de presse, représentants politiques).
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Le public des festivals.
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Les moyens de communication (programmes de concerts, communiqués de presse, reportages radiophoniques, articles de journaux, livrets de disques, sites internet, etc.).
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Les mots-clés de la communication (paix, sécurité, développement durable, diversité culturelle, harmonie entre les peuples, partage, rencontre multiculturelle) et de la promotion (rock ou blues touareg, musique rebelle, rebelles des dunes, desert blues).
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Les dispositifs technologiques pour l’amplification et pour la modification du son.
On peut ici regretter l’absence de recherches menées auprès des autorités françaises (ministère de la Culture et Centre culturel français au Mali) à propos d’un sujet où les politiques culturelles françaises paraissent importantes.
Cette méthodologie s’apparente à la sociologie de la musique telle que Denis-Constant Martin a pu la développer (2006). Il reste à savoir à quoi aboutit la recherche issue de cette méthodologie.
Compte tenu des mécanismes mis au jour dans le milieu de la World Music et des propos rapportés, on s’attendrait tout naturellement à une conclusion ouvrant sur des perspectives critiques et sur un recentrage vers le fonctionnement traditionnel. Or, Marta Amico semble exprimer une pleine adhésion à cette musique mondialisée et à son action. Elle estime que « L’institution de la guitare électrique en élément de jonction entre le désert et l’Occident, et la juxtaposition des "sons du désert" et de genres connus par le grand public comme le blues et le rock, font de la musique touarègue un symbole transversal de modernité et de métissage, une clé pour mixer les sons et rapprocher les cultures, fabriquant l’idéal d’un monde enfin réconcilié » (p. 304). C’est ainsi pour la musique mondialisée que Marta Amico mobilise des concepts comme « sauvegarde » et « patrimonialisation ». Cette musique, estime-t-elle, permet la « sauvegarde » des « identités nomades menacées au pays » malgré la déterritorialisation (p. 303), et les « dynamiques de circulation et échanges » (…) favorisent des nouvelles formes de patrimonialisation » (p. 304). De fait, la position de Marta Amico s’inscrit dans une orientation répandue dans le domaine ethnomusicologique depuis quelques décennies.
Le paradoxe postcolonial dans la musique
On observe depuis les indépendances un intérêt accru dans le milieu académique pour les musiques urbaines autres que classiques telles que les popular musics. Ces musiques ont émergé à la fois dans les villes des anciennes colonies et dans les diasporas issues des anciennes colonies. Il paraît ici pour le moins paradoxal que les ouvrages traitant du postcolonialisme se focalisent essentiellement sur ces musiques urbaines influencées par des apports internationaux — raï algérien ou musiques afro-trinidadiennes (Solomon 2012 : 232), ou formes afro-américaines telles que « blues, funk, hip-hop, house, jazz, rhythm and blues, rag-time, rap, rock, soul » (Young 2020 : 78). Les études de ces musiques se sont accompagnées d’un durcissement du rapport aux musiques traditionnelles, reléguées au passé, alors qu’elles devraient être le véritable objet d’un postcolonialisme qui se respecte. Thomas Solomon soutient ainsi que : « A postcolonial approach to music would, at its most basic, seek to uncover the impact of colonialism on music – broadly defined as human soundmaking, and encompassing ideas about music, musical performance as social action, and the resulting musical structures – during the formal colonial period, through the moment of political independence, and beyond through the ongoing process of decolonization.1 » (p. 220). Un tel propos suppose pourtant que l’on dispose de connaissances historiques et contemporaines sur les musiques traditionnelles.
Plutôt que de voir dans le label « musique touarègue » l’illustration d’une « vitalité créatrice » des musiques dans le Sahara contemporain et une « longévité » acquise grâce à la mondialisation (p. 243), le véritable défi pour les acteurs de ce milieu paraît ici être celui de l’articulation avec le milieu traditionnel.
Le milieu traditionnel a-t-il vraiment besoin d’être « revitalisé » par la World Music ? Y répondre suppose tout d’abord de mieux le connaître ou le faire connaître. Une mise au jour du monde sonore traditionnel et des catégories de pensée locales dans toute leur singularité à partir de la langue vernaculaire s’impose, tant dans les entretiens, les concepts, la poésie chantée et en particulier dans ses modalités créatives. Ce sont bien les données empiriques qui peuvent nous éclairer, y compris celles provenant du passé dont font partie les archives sonores. Marta Amico ne ménage pas le couple d’ethnologues américains (Holiday et Holiday 1960), auteurs d’un disque : Tuareg Music of the Southern Sahara, publié dans la prestigieuse collection d’Ethnic Folkways Library (p. 31). Elle leur reproche à la fois leur absence de prise en compte du contexte colonial et l’hypothèse qu’ils émettent dans leur notice de disque. Cette dernière, qui s’inscrit pourtant dans les préoccupations théoriques de l’époque, concerne une probable permanence des « habitudes, vêtements, mœurs, croyances et langage » des Touaregs depuis 2000 ans (Amico, p. 28-29). Ils n’ont pourtant pas dénaturé la musique enregistrée ni cherché à se l’approprier. La méthode développée par l’anthropologue marocain Hassan Rachik (2020) pour l’évaluation nuancée des recherches anthropologiques pendant la période coloniale au Maroc prend ici tout son sens. Cette méthode tient compte non pas du seul contexte colonial, mais aussi des orientations culturelle et idéologique des chercheurs, leur position sociale et la tradition théorique à laquelle ils souscrivent au fil du temps.
Il s’agit ensuite de parvenir à une attitude que l’on pourrait qualifier de modeste, pour les différents opérateurs, où ils ne chercheraient pas à agir sur la musique traditionnelle touarègue et à lui apporter leurs dispositifs technologiques et autres innovations et où les musiciens locaux, de leur côté, ne se laisseraient pas non plus envahir par les musiques des autres. C’est l’attitude qu’ont adoptée au Maghreb, tout du moins jusqu’à une date récente, les groupes tribaux eux-mêmes lorsqu’ils sont en présence de la musique de musiciens itinérants de passage ou d’autres groupes tribaux invités dans leurs grandes fêtes villageoises ; ainsi, ils réussissent à maintenir une importante diversité régionale (Rovsing Olsen, 2022) ; c’est également l’attitude affichée par les compositeurs de musique contemporaine arabes face aux musiques traditionnelles dont ils s’inspirent parfois (Fariji 2022). Les émigrés conservent cette posture, comme le montrent les recherches d’Alessandra Ciucci menées auprès des Marocains en Ombrie (Italie). Il en ressort que leurs pratiques d’écoute portent exclusivement sur leurs propres musiques issues des plaines atlantiques (Ciucci 2022, p. 176).
Il serait temps à présent de s’interroger sur la domination euro-américaine du jazz et du rock et d’autres genres musicaux qui ont submergé de si nombreuses cultures traditionnelles depuis les indépendances. Comme le soutient Stephen Blum (2023 : 21), la tâche de l’ethnomusicologie devrait être la mise au jour de toutes les pratiques théoriques et musicales du monde sans que celles de l’Occident servent de modèle (« standard ») pour évaluer celle des autres. La véritable vitalité des musiques des Touaregs leur est propre et la saisir ne saurait se faire sans une meilleure prise de conscience de l’hégémonie culturelle euro-américaine et de ses conséquences tant pour les pratiques que pour les théories musicales.