Compte rendu de : Stéphanie Geneix-Rabault et Monika Stern (dir.), Quand la musique s’en mêle dans le Pacifique Sud : Création musicale et dynamiques sociales. Paris, L’Harmattan, 2021, 258 p.
La catégorie musicale de la Pan Pacific Pop incarne une vision englobante de la créativité dans la région, comme l’exprimait le chanteur fidjien George Veikoso, alias « Fiji », dans son titre « Warrior Call » (2008)1. Le terme, forgé par Adrienne Kaeppler à propos d’enregistrements de musique de Tonga (1976 : 612), fut repris par Don Niles (1979) à propos des « bamboo bands » ‘areʻare2. Il définira plus tard les nouvelles chansons appartenant au répertoire des groupes du Pacifique apparues pendant la colonisation au contact de la culture occidentale : « songs accompanied by guitar, ukulele, or both, in local languages, and often based on the harmonies and melodic patterns of western music. » (2005 : 267)
Or comme le souligne Éric Wittersheim dans cet ouvrage, la question des circulations culturelles et de l’« hybridité » (p. 237), qui représentent pourtant des problématiques centrales de l’anthropologie contemporaine, a été jusqu’à présent très peu abordée en Océanie, alors même que la recherche historique a démontré qu’hommes et savoirs y circulent depuis très tôt dans son histoire humaine. Ceci explique, pour lui, le caractère fondamentalement « hybride » de la culture populaire océanienne, une « culture cosmopolite partagée » (p. 256). À une vision « classique » (p. 238) de l’Océanie opposant une musique « traditionnelle » qui serait authentique à une musique populaire, il suggère à juste titre de voir un continuum musical où fleurissent des expressions artistiques variées et au sein desquelles les musiciens naviguent librement, en se réappropriant notamment les genres globalisés du reggae, du rap et du hip-hop.
L’intérêt des universitaires anglophones pour ces questions débuta avec l’apparition massive des musiques « syncrétiques » (p. 16) dans le Pacifique à partir des années 1990, dans le sillage de la naissance des Popular Music Studies, au croisement des pratiques locales avec l’industrie musicale et l’essor des technologies d’enregistrement. L’approche des musiques de la région sous l’angle de l’industrie musicale et de la globalisation date de cette époque. La naissance en 1992 de la revue à comité de lecture Perfect Beat (« The Asia-Pacific Journal of Research into Contemporary Music and Popular Culture ») accompagna ce mouvement, en s’intéressant « au “world beat” et/ou à la “world music”, à la commercialisation des musiques non occidentales sur le marché occidental et à l’analyse de la production musicale locale »3. Or d’une façon générale, l’ethnomusicologie française commence à aborder ces questions dans les années 2000 seulement. Par ailleurs, les publications réunissant les travaux d’académiques anglophones et francophones spécialistes de l’Océanie dans le domaine anthropologique sont rares.
L’ouvrage Quand la musique s’en mêle dans le Pacfique Sud : Création musicale et dynamiques sociales, coédité par Stéphanie Geneix-Rabault et Monika Stern, arrive donc à point nommé. En réunissant, pour la première fois sur le sujet, des articles originaux et des traductions en français d’auteurs d’origines et de profils diversifiés (Aurélie Condevaux, Denis Crowdy, Georges Cumbo, Brian Diettrich, Jane Freeman Moulin, Soufiane Karim, Elatiana Razafimandimbimana et Éric Wittersheim), il jette un regard décloisonné sur la création et les problématiques musicales contemporaines de la région. Les pratiques musicales sont examinées sous l’angle transversal de l’industrie musicale : production, distribution, place des technologies, rôle des médias, mise en festivals et industrie touristique, droit, enjeux économiques et politiques. Faisant suite à l’introduction des coéditrices, deux articles examinent tout d’abord les enjeux de la commercialisation et de la patrimonialisation des « traditions musicales ». Les deux contributions suivantes s’intéressent au rôle des technologies numériques dans la circulation des musiques. Les trois derniers chapitres analysent, sur la base d’études de cas, l’impact des politiques culturelles, du développement institutionnel et des pratiques pédagogiques sur le secteur musical. Enfin, Wittersheim conclut sur l’état des lieux des travaux en sciences humaines sur les musiques populaires de la région. Les auteurs mobilisent ici la « riche anthropologie historique et critique qui a contribué à renouveler l’approche des questions d’identité, de représentation et de réappropriation » (p. 237). Eu égard aux implications locales des processus de mondialisation culturelle et au développement exponentiel des technologies de l’information, les présentes contributions mettent en lumière la pertinence et la nécessité d’un aggiornamento méthodologique et épistémologique de la discipline « ethnomusicologie ». Dans cette perspective, afin de réexaminer des catégorisations jugées trop normatives selon Wittersheim (p. 252) et en vertu des thèmes saillants de l’ouvrage, quatre axes seront développés ci-dessous : le rôle de la matérialité technologique dans la circulation des musiques et des savoirs, l’industrie culturelle et les circuits économiques, l’articulation de la création musicale et des politiques culturelles, et les problématiques liées à la propriété intellectuelle.
La matérialité technologique
La « matérialité » de la pratique musicale, comprise comme l’ensemble des techniques de production, diffusion et reproduction de la musique, constitue selon Crowdy un vecteur incontournable des « nouveaux réseaux de sociabilité musicale » (p. 112), nouveaux modes de circulation des musiques enregistrées. En tant qu’outils de renouvellement des formes existantes de circulation de la musique, les technologies de l’information et de la production musicale sont au centre de nouvelles créations artistiques par l’intermédiaire des structures de production. Elles autorisent et accompagnent l’émergence, constatée de façon générale dans tout le Pacifique, de nouveaux genres musicaux. Denis Crowdy note le déplacement, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, des supports d’enregistrement de la cassette vers les supports numériques SD et téléphones portables. Les nouvelles facilités induites de partage de fichiers de musique, essentiellement via le protocole Bluetooth, engendrent une circulation accélérée des répertoires. Ces nouveaux modèles de partage présentent cependant deux écueils d’importance. D’une part, les informations présentes dans les métadonnées associées aux fichiers sont très lacunaires. Ceci s’explique par les compétences hétérogènes des individus qui animent les home studios, et par la prépondérance d’une diffusion par voie orale de ces informations dans les réseaux personnels (liens familiaux et claniques). Cet état de fait complique le processus d’identification et de documentation des musiques, central dans une démarche d’ethnomusicologue. Il est donc déterminant d’être attentif aux informations orales complémentaires qui circulent en association avec ces fichiers. D’autre part, pour Crowdy l’équipement sommaire des nombreux home studios amateurs influe directement sur la qualité audio des enregistrements produits, notamment sur le plan de la compression numérique, ce qui rend beaucoup plus problématique l’accès à la source sans perte audio. Toutefois, il est à noter que cela n’est probablement pas une nouveauté car la copie en chaîne des cassettes analogiques induisait tout autant une perte de signal.
L’article de Brian Diettrich se penche sur le nouveau terrain ethnomusicologique que constitue la « présence numérique » du douzième Festival des Arts du Pacifique4 de Guam en 2016. En dressant une cartographie de l’« espace virtuel » des performances, de ses influences sur le cours du festival et sur ses acteurs, il s’interroge sur la façon dont celle-ci « éten[d] l’évènement dans le temps et l’espace » au travers d’une « mise en scène virtuelle ». L’« hyper-documentation » des performances en temps réel par les différents acteurs et le public (appareils photo, téléphones portables, drones) mais aussi par les médias traditionnels (radios et télévisions locales) s’opère via plusieurs médias numériques : 1) le « web 1.0 » (une forme de vitrine ne proposant pas d’interaction avec l’internaute) où le festival est plutôt présenté comme « commodité touristique » fléchant Guam en tant que destination ; 2) les réseaux sociaux, ici Facebook et Twitter, dans leur rôle en amont en tant que plateformes permettant aux individus de s’impliquer dans la préparation, de diffuser des informations sur l’évènement et de partager des instantanés de moments ponctuels ; 3) la fonction d’« archivage social », de type « web 2.0 » promouvant la « culture participative » et constituant un « catalyseur d’échanges », portée par YouTube. En cela, YouTube devient un lieu de « réémergence » des performances du festival, selon un processus continu contribuant à brouiller les frontières entre production et consommation.
On ne peut donc faire abstraction de cette nouvelle configuration des pratiques musicales. Les usages locaux de ces technologies de nature globale produisent ici, en suivant Emmanuelle Olivier (2014a), « de nouveaux imaginaires situés de la globalisation » (p. 4). Loin d’une « hyper-reproductibilité » d’un Bernard Stiegler, le caractère uberisé, majoritairement amateur et informel des circuits d’échange de la musique enregistrée va dans le sens d’une reproductibilité restreinte, et relève donc davantage de l’« artisanat », d’une micro-industrie aux contours géographiquement réduits – ceux de l’île ou de l’archipel. Toutefois, la canalisation, pas nécessairement systématique, de ces enregistrements sur Internet et sur YouTube en particulier catapulte ces productions musicales dans la sphère culturelle intangible globale.
Un champ d’étude de ces nouvelles médiations relève donc de l’observation du devenir du matériau musical (appropriation, manipulation, détournement), des réseaux établis par ces outils numériques, et des stratégies de diffusion associées. On pensera notamment au récent projet ARC5 « Music, Mobile Phones, and Community Justice in Melanesia » emmené par Crowdy. Les enjeux pour la discipline de l’ethnomusicologie relèvent donc de l’émergence de nouveaux questionnements et de nouvelles méthodologies appropriées à ce terrain protéiforme. Ainsi l’irruption du Big Data (Spielman et al. 2017), la révolution que l’exposition sur les réseaux sociaux et YouTube apporte à la visibilité de groupes auparavant exclus de l’industrie musicale (Jung 2014 : 54), l’investissement par l’ethnomusicologue de nouveaux terrains comme le studio d’enregistrement (Barnat 2015), ou l’activité des groupes diasporiques questionnent les outils méthodologiques classiques. Tout cela redéfinit structurellement le terrain ethnomusicologique. L’un des piliers de la discipline, l’observation participante, en vient ainsi à être remodelé à l’aune des communications distantes ; Internet et les réseaux sociaux deviennent des « espaces virtuels de transmission du savoir » (Dasen 2020 : 305) et l’ethnographie d’Internet devient méthodologie de recherche. Ces nouveaux terrains élargissent considérablement les objets de recherche, au-delà des traditions, des genres musicaux, des activités concernées.
Fait notable, ces réseaux de circulation de répertoires, dissociés du réseau économique, se superposent de façon assez lâche avec l’intégration de certains de ces produits musicaux dans un « marché du disque » globalisé, à condition qu’ils souscrivent aux standards de production internationaux. C’est ici que le deuxième grand thème traité dans l’ouvrage, celui des flux financiers et économiques, revêt une importance particulière.
L’industrie culturelle et les circuits économiques
Philip Bohlman (2020 : 105) notait à juste titre que le succès et le développement des phénomènes de tourisme musical et de festivalisation des musiques du monde dans le paysage musical global du XXIe siècle montraient qu’ils étaient, à la base, motivés économiquement. L’intensification des flux de capitaux, de marchandises, d’êtres humains, d’images et d’idées caractérise en effet, pour suivre Marc Abélès (2012 [2008]), le processus de globalisation. Pour Appadurai (2005), la complexité de la nouvelle économie culturelle globale peut s’appréhender au travers des flux vers et depuis un ensemble de « paysages » humain, technologique, financier, informationnel et idéologique.
Or, si dans le Pacifique, l’échange de biens culturels et la valorisation des répertoires musicaux ont largement été mis en évidence depuis Malinowski (1966 [1922]), la marchandisation des objets musicaux consécutive à la mondialisation culturelle a projeté aussi sûrement que rapidement les sociétés océaniennes dans un processus de consumérisme culturel assujetti aux règles du marché international ainsi qu’aux conditions du progrès technique qui, comme Schumpeter (1935) l’a montré, a une incidence sur le comportement et les habitudes des agents économiques et bouleverse les rapports de force. Laurent Aubert et al. (2017 [2007]) avaient ainsi montré les questions paradoxales soulevées par la marchandisation de la world music en termes d’exploitabilité, et l’oscillation entre les impératifs du global et ceux du local.
À titre d’illustration, Jane Freeman Moulin examine le développement économique du ‘ori tahiti6 au Japon (OTJ) au travers de l’analyse des dynamiques et des flux culturels, financiers et de transmission entre Tahiti, la communauté diasporique tahitienne de Hawaiʻi et les acteurs culturels au Japon, autant d’éléments multiples d’un réseau de connexions transnationales. Parti en 2006 du succès du film « Hula Girls », présentant la danse tahitienne comme une activité épanouissante et plaisante, accessible au profane, le développement du OTJ fut considéré comme « vertigineux » par les Tahitiens eux-mêmes. Hawaiʻi, à partir de laquelle la diaspora tahitienne développe ce marché artistique, constitue pour Moulin un point de contact et de transfert culturel essentiel dans cette diffusion. Le succès d’entreprises individuelles des membres de cette communauté tient à une bonne compréhension des circuits de l’industrie culturelle internationale et au fait qu’ils s’appuient sur le réseau transnational préexistant établi par les promoteurs du hula7 hawaiien depuis le début du XXe siècle. Il tient aussi à la proximité de Hawaiʻi avec le Japon et aux liens historiques entre ces deux États. Les Tahitiens s’inquiétèrent de ce succès, posèrent la question de l’habilitation des premiers à transmettre le ‘ori tahiti, et mirent en question la pédagogie employée. Dans quelle mesure ce développement économique peut bénéficier à la « maison-mère » Tahiti est une question qui reste posée, d’autant plus que l’inertie du circuit de transmission tahitien explique les difficultés constatées de son insertion dans un réseau économique international. Il reste que la taille du marché japonais confère à l’OTJ un potentiel de croissance important (enseignement, festivals, concours, tourisme et produits culturels dérivés), contrastant bien évidemment avec le marché tahitien, pour des raisons d’échelle et de densité de population. Outil de diffusion de la culture tahitienne, l’OTJ démontre la complémentarité des rôles respectifs de la diaspora tahitienne de Hawaiʻi et des habitants de Polynésie française dans la pérennité des arts vivants de Tahiti.
Denis Crowdy s’intéresse quant à lui à la mutation des circuits économiques de production, distribution et consommation de musique populaire en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Il souligne le déclin des circuits de l’industrie musicale conventionnelle au profit de la matérialité des cartes SD et des téléphones portables devenant supports multimédias tous usages, Internet étant souvent absent, instable et/ou très cher, induisant de nouveaux « réseaux de sociabilité musicale ». Parce que la création musicale s’est déplacée vers les amateurs et s’est démonétisée, Crowdy propose de substituer les termes « création », « partage » et « écoute/utilisation » aux dénominations de type économique issues de l’industrie musicale. Dépendant davantage de réseaux personnels, les enregistrements sortent du circuit économique. Si ceci a un impact évident sur la production professionnelle qui pâtit de ces nouveaux modes de partage, on peut cependant se demander si ce n’était pas déjà le cas avec les cassettes pirates auparavant. Pour suivre Schumpeter (1935), ces évolutions posent la question des déséquilibres économiques induits au détriment des créateurs locaux. Crowdy s’interroge sur l’impact du « néolibéralisme » (p. 131) sur la soutenabilité économique (difficulté à se procurer le matériel nécessaire, non produit sur place, l’aspect financier s’étant déplacé sur l’acquisition du matériel d’écoute et des supports de partage), et des dissonances entre les principes de l’économie de marché et les systèmes d’échange locaux.
Cette dualité « amateur/professionnel » du musicien, ou plutôt ce continuum serait-on tenté de dire, est également soulignée par Geneix-Rabault et Stern à partir de l’analyse du degré de professionnalisme des musiciens de musique populaire (kaneka8, reggae en Nouvelle-Calédonie et au Vanuatu) sur la base de leur autonomie économique. L’importance de la musique en tant que « sef ples » (p. 244), un espace d’expression individuelle et collective, fait passer les considérations économiques au second plan par rapport au désir de créer, de transmettre un message ou de s’engager socialement. Ainsi, les aspects de promotion liés à l’industrie musicale s’avèrent peu significatifs et l’étape de l’enregistrement – la production d’un CD – n’a pas d’impératif de rentabilité mais constitue un marqueur individuel et social de l’activité de musicien. Pourtant, des discours professionnalisants émergent parmi les musiciens locaux, et en corollaire de nouveaux besoins en termes de ressources ou de structures d’enseignement spécialisé s’expriment. Le discours de la rentabilité imprègne donc de plus en plus la créativité et conditionne la pérennité de l’industrie musicale, quand bien même la taille réduite des marchés, comme le souligne dans cet ouvrage Georges Cumbo, directeur de l’Alliance française au Vanuatu, rend problématique un tel équilibre (p. 219). L’équation financière de la création implique également de structurer et renforcer le système de la propriété intellectuelle, dont la prise de conscience par les musiciens est croissante. Enfin la grande diversité des parcours individuels des musiciens au sein du maillage institutionnel et associatif, formel et informel témoigne de la grande vitalité créatrice qui caractérise la « musique actuelle amplifiée » au Vanuatu et en Nouvelle-Calédonie, et démontre la fluidité des rapports qu’entretiennent les musiciens avec la question de la professionnalisation sous son acception économique.
Ces trois cas d’étude viennent étoffer un corpus de recherche déjà conséquent concernant la marchandisation de la musique à l’ère digitale et l’irruption du capitalisme néo-libéral dans les musiques de l’oralité (Heuva 2022, Olivier 2014b). Mais au-delà de la matérialité technologique et de la réalité économique sur le plan local, l’examen des politiques culturelles permet d’éclairer l’articulation de la création musicale avec les processus d’institutionnalisation dans la région.
Les politiques culturelles
Les arts performatifs océaniens, à la fois sujets à marchandisation pour certains, parties prenantes des politiques publiques culturelles et économiques locales, et constituant le creuset de nouveaux genres musicaux prenant le rôle d’étendards politiques forts, ont donc un statut ambivalent. L’étude de l’organisation des politiques culturelles au travers des outils associatifs et institutionnels, leurs modes de financement, leur singularité, permet de comprendre l’action de celles-ci sur les « paysages musicaux » correspondants, leurs effets sur la réalité concrète de la création musicale locale et leur articulation avec les contraintes et opportunités présentées par l’industrie musicale mondiale.
Le cas précis de la scène musicale au Vanuatu (analysé par Monika Stern et Georges Cumbo), sa visibilité internationale, ainsi que l’analyse du rôle de l’Alliance Française dans le soutien à la création musicale apporte un éclairage tout à fait pertinent (pp. 213-231). Alors que le « string band »9, naguère très populaire, est en perte de vitesse, se développe une « culture urbaine » autour du reggae puis du hip-hop, suscitant des « vocations » et la création de groupes composés pour la plupart de jeunes hommes avec l’apparition de structures d’apprentissage. L’environnement musical ni-Vanuatu est conditionné par sa taille réduite10 et la faiblesse des politiques culturelles nationales. Le rôle de l’Alliance Française en est pour Cumbo d’autant plus crucial dans l’accès à l’industrie musicale des groupes locaux. Ainsi la Fête de la musique, que l’Alliance Française instaure à Port-Vila dès 1994 avec de petits moyens, deviendra au fil des ans un moment incontournable pour les musiques actuelles au Vanuatu. Le financement se structurera autour de fonds privés et d’une aide de la Nouvelle-Calédonie, l’Alliance Française en assurant l’organisation. Mais cette aide au secteur ne s’arrête pas là, et l’Alliance Française soutient les groupes locaux en développement par leur programmation dans le cadre des « journées de la francophonie », et par une contribution financière de degré variable à l’enregistrement et à la production de CD. Du fait de la taille du marché du disque local, des problèmes structurels de piratage, et du caractère inabouti et imparfait du système de droits d’auteur, peu de retour sur investissement est cependant attendu. À quelques exceptions près, les productions musicales locales sont peu exportables en dehors de la catégorie des « musiques du monde » et de l’environnement régional immédiat. Comme ailleurs dans le Pacifique, la situation illustre la quadrature du cercle de l’équilibre entre l’impératif de se conformer aux standards musicaux internationaux pour conquérir de nouveaux marchés, et l’expression d’une identité musicale spécifiquement ni-Vanuatu.
Alors que ces politiques culturelles, à visée d’insertion sociale pour la jeunesse par la pratique musicale, n’ont été reprises que récemment par l’État ni-Vanuatu selon un modèle développé dans de nombreux pays dont la France, elles constituent le fer-de-lance culturel du processus d’autonomisation en Nouvelle-Calédonie dans le sillage des accords de Nouméa (1998). La multiplication, dans un souci de « rééquilibrage », de structures culturelles calédoniennes institutionnelles (écoles de musique, centres culturels, festivals) mais aussi associatives au cadre plus souple, s’inspire fortement de l’implémentation au plan national des politiques de « démocratisation de la culture » et de « démocratisation culturelle ». À ce propos, comme le montrent Razafimandimbimana et Karim, l’institutionnalisation du hip-hop en Nouvelle-Calédonie comme « passerelle didactique » (p. 205) est pertinente dans le cas de la société multiculturelle calédonienne, en ce que cette forme d’expression constitue un lien entre la réalité vécue par les étudiants et l’environnement universitaire où il a, d’après eux, toute sa place notamment dans le sillage des hip-hop studies. Ils voient de plus dans cette démarche la possibilité offerte au hip-hop, en tant que vecteur de l’expression plurielle des identités calédoniennes, d’acquérir une visibilité croissante et de consolider sa fonction de « levier social ».
La propriété intellectuelle
Pour finir, l’ouvrage aborde les problématiques liées à la propriété intellectuelle face aux nouveaux enjeux de la régulation des échanges dans le Pacifique. Comme l’ont souligné Christine Guillebaud, Victor A. Stoichiţă et Julien Mallet (2010), ces questions sont anciennes et reviennent à interroger les fondements mêmes de la musique, des « rapports entre les idées musicales et leur matérialisation » (p. 11). L’exercice de la création musicale dans la région s’inscrit dans l’environnement du régime global de propriété intellectuelle, lui-même inscrit dans le contexte normatif de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle11, et sous l’égide de l’ONU12. D’une façon globale, la normalisation et l’internationalisation du statut d’auteur-compositeur par la création d’agences telles que la CISAC (Confédération internationale des sociétés d’auteurs et de compositeurs), l’AIPPI (Association internationale pour la protection de la propriété intellectuelle), ou dans ses déclinaisons régionales telles que l’OAPI (Organisation africaine de la propriété intellectuelle) assurerait, pour certains (Arnaud 2006), une sorte de « nivellement par le haut » pouvant bénéficier aux économies locales. Il n’en reste pas moins que l’affrontement entre logiques autochtones et marché international dans le cadre des musiques de l’oralité a largement été pointé par Aubert (2010), Feld (1996), Pennewaert (2007) ou encore Trottier (2010). Emmanuelle Olivier avait montré que : « la question est moins de savoir si l’on a affaire à un auteur – catégorie qui relève d’une histoire occidentale propre –, que de questionner les pratiques en termes de régime d’autorité. Au-delà des seuls aspects techniques concernant les différentes formes de droit ou de maîtrise exercés par des individus sur leurs œuvres, l’intérêt […] est de montrer que, dans de multiples régions du monde, des solutions alternatives aux « droits d’auteur », certaines anciennes, d’autres plus récentes, ont été mises en place et s’inscrivent désormais dans ces nouvelles économies de services suscitées par la démocratisation du numérique. » (2014 : 24).
La question épineuse des droits d’auteurs dans l’industrie musicale locale mérite donc d’être soulevée, tout comme la difficulté de leur applicabilité dans le contexte d’échanges numériques généralisés et en regard de conceptions autochtones de la propriété intellectuelle en décalage avec le droit international. Ainsi, Aurélie Condevaux apporte un point de vue précis et nécessaire sur la conception de la propriété intellectuelle dans le Pacifique en partant du cas de figure de Tonga, et sur l’articulation des flux culturels et créatifs locaux avec la donne internationale sur cette question. La régulation des échanges dans le Pacifique est loin d’être une nouveauté, nous rappelle Condevaux. Mais ceux-ci prennent ici un nouveau visage et engendrent de nouveaux enjeux. Parmi les symboles de dissonance figurent l’utilisation de tatouages māori par Ford et PlayStation, ou l’utilisation du haka13 « Ka mate » dans de nombreuses campagnes publicitaires14.
Un arsenal législatif s’est donc progressivement mis en place à Tonga pour pallier l’exploitation des productions artistiques. Si ces outils dérivent fréquemment de la conception occidentale du système de propriété intellectuelle, depuis quelques années de nouveaux instruments juridiques voient le jour qui prennent en compte les spécificités autochtones. À Tonga par exemple la loi protège les « œuvres collectives », mais cette législation semble selon l’autrice insuffisante. C’est pourquoi la « Loi type sur la protection des savoirs traditionnels et des expressions de la culture en Océanie » de 2002, établie par le Secrétariat général de la Communauté du Pacifique, le Pacific Island Forum, le SREP (Secretariat of the Pacific Regional Environment Program) et le bureau régional de l’UNESCO Pacifique, est centrale dans ce dispositif. La transposition de cette loi est à l’étude dans plusieurs États de la région, en complément d’autres dispositifs locaux (Nouvelle-Zélande, Iles Salomon, Vanuatu et Tonga).
L’analyse de ces nouvelles régulations montre les inconvénients d’un tel processus : le transfert et la confrontation de la propriété des biens immatériels océaniens dans un circuit international puissant, les contradictions de la conception de la propriété intellectuelle dans certaines sociétés avec les nécessités imposées par un tel régime (paternité des œuvres et relations à celles-ci, bornes temporelles). Cependant d’après Condevaux l’opposition des deux conceptions doit être nuancée. Cette discordance est ainsi parfois instrumentalisée par les autochtones à des fins politiques et idéologiques au sens de marqueur identitaire, et l’autrice s’interroge sur la réalité supposée d’une origine extérieure exclusive du processus de marchandisation observé à Tonga. Ainsi, elle rappelle que si les échanges de productions musicales et chorégraphiques dans le Pacifique sont bien réels, ils n’en sont pas libres pour autant et s’inscrivent dans une dynamique locale économique et culturelle spécifique. Sa contribution montre la diversité des conceptions de la propriété intellectuelle et les enjeux sociétaux de leur encadrement juridique tant pour les musiques considérées comme « traditionnelles » que pour les autres.
Enfin, Condevaux rappelle que certains acteurs locaux ont souligné la corrélation de la question de la propriété intellectuelle avec la nécessité d’un inventaire du patrimoine. La transposition de la loi type de 2002 risque alors pour elle de se heurter à certaines difficultés, comme de définir avec précision le ou les détenteurs du bien culturel. La rigidité de cet arsenal juridique est donc susceptible de mettre à mal la souplesse du système-cadre autochtone de « loi coutumière », où les relations hiérarchiques centrales risquent d’être difficilement institutionnalisées.
Conclusion
Cet ouvrage propose donc une investigation aussi passionnante que nécessaire à propos de l’articulation de la créativité musicale et des dynamiques sociales en Océanie. Il présente en outre l’intérêt de réunir des textes de scientifiques anglophones et francophones, dépassant ainsi les frontières linguistiques et de culture académique. Ce regard transversal sur le paysage musical contemporain océanien évite la tentation d’une dichotomie entre musiques dites populaires et arts vivants, traditionnels, reflétant ainsi la pan-musicalité des musiciens d’aujourd’hui (voir Tenzer 2006 : 38 ; Cottrell 2007). Enfin, il ouvre une réflexion épistémologique sur la prise en compte des nouveaux terrains et des nouvelles méthodologies afférentes en ethnomusicologie, passant d’une ethnomusicologie de l’urgence à une ethnomusicologie du contemporain (Stern 2016). L’intérêt croissant de la discipline pour l’analyse de la circulation globale des musiques populaires technologiquement médiatisées illustre l’un des enjeux pour l’ethnomusicologie du XXIe siècle (Berger et Stone 2019). Ainsi, pour Wittersheim (pp. 239-242, 253-254) l’examen des processus de circulation des musiques populaires dans le Pacifique, globalisées mais « réinterprétées » dans une forme locale, invite à réinterroger un certain nombre de présupposés : la réalité des frontières – géographiques ou politiques et la notion même d’« aire culturelle », ou celle de la « diffusion des normes par les classes supérieures » chères à Norbert Elias ou Eric Hobsbawm. L’inclusion du champ des musiques populaires (comprises ici comme la catégorie des « musiques actuelles amplifiées ») comme fait musical significatif valant la peine d’être examiné avec les méthodes ethnographiques, peut nous apprendre beaucoup sur la connaissance des sociétés, et notamment les « mobilisations sociales et politiques » les parcourant.
L’investigation de Diettrich dans le web 2.0 illustre les défis posés par les nouvelles technologies dans une redéfinition contemporaine du terrain en ethnomusicologie, et de l’irruption du big data dans la discipline. Ces interrogations parcourent le monde académique depuis quelque temps (Hofmann et al. 2021, Spielmann et al. 2017), et font l’objet de colloques (Journées d’Étude SFE-BFE 2022) et de nouvelles réflexions épistémologiques (CNMLab projet Musique et données15).
Enfin, cet ouvrage met en lumière les nouvelles contradictions que les acteurs océaniens sont amenés à négocier face à la marchandisation de la culture, qu’elle soit populaire ou d’ordre traditionnel. La problématique de soutenabilité économique des acteurs musicaux, pour la plupart non professionnels (Crowdy), la fluidité (Geneix-Rabault et Stern), voire l’inopérabilité du concept de professionnalisme (Wittersheim), résultent en partie de la taille souvent très réduite des marchés locaux de la culture et d’une conception hédoniste de la pratique musicale, une sef ples selon Stern, c’est-à-dire un lieu en dehors des contingences sociales, où l’on se sent en sécurité, un lieu de « partage de valeurs, d’émotions, de temporalités, de codes ». Wittersheim souligne ainsi le paradoxe d’une approche ethnographique, intellectuelle des musiques populaires, dans laquelle on prend le risque de passer à côté du fait musical en tant qu’« expérience » dont le sens réside prioritairement dans l’émotion et le plaisir. Une approche partant de l’expérience musicale permet donc d’examiner son impact sur les catégories sociales, constituant notamment une « entrée privilégiée » pour l’étude des « marges ». On voit bien, pour finir, comment ces différents traitements, au niveau local, d’une culture globalisée, marchandisée, produisent de l’altérité et contestent de l’intérieur un modèle d’homogénéisation au travers du rôle inédit, pour suivre Appadurai, conféré à l’imagination.