Compte rendu de : Aleysia K. Whitmore, World Music & The Black Atlantic. Producing and Consuming African-Cuban Musics on World Music Stages, Oxford, Oxford University Press, 2020, 264 p.
Depuis son adoption par l’industrie musicale en tant que « genre musical et catégorie de marketing » (p. 42), le terme World Music s’est accompagné de disputes acharnées qui ont pointé les rapports asymétriques, les effets homogénéisants et les assignations essentialistes inhérentes à l’opération de sélection et de promotion de contenus musicaux associés à une forme d’altérité culturelle. La critique n’a pas seulement émaillé les milieux académiques, mais traverse aussi régulièrement les discours publics, modifiant les objets qui marquent l’identité du genre. En guise d’exemple récent, en 2020, le prestigieux prix de la musique Grammy Awards, désireux d’éviter toute « connotation de colonialisme » et d’» embrasser une mentalité véritablement globale »1, a changé le nom de son prix » Best World Music Album » pour « Best Global Music Album ».
Dans son ouvrage World Music in the Black Atlantic, Aleysia K. Whitmore discute les « frictions » (Tsing 2005) inhérentes à la World Music à partir des trajectoires globalisées de deux ensembles qui combinent musiques cubaines et ouest-africaines et développent une carrière internationale sous la houlette de producteurs occidentaux. Pour ce faire, l'autrice utilise le prisme conceptuel de l’Atlantique Noir (Gilroy 1993), à travers lequel elle met en relation la pluralité des constructions et croisements culturels qui germent des circulations transnationales contemporaines avec les flux historiques, de la traite esclavagiste aux projets nationalistes, anticolonialistes et panafricanistes qui ont caractérisé les indépendances ouest-africaines.
L’une des originalités de cet ouvrage tient à ce qu’il analyse les rencontres musicales de la globalisation non pas du point de vue de leurs résultats, mais plutôt de celui « des rencontres elles-mêmes, des situations spécifiques dans lesquelles des acteurs négocient différents niveaux de pouvoir et versions de la réalité » (White 2012 : 6). Dans cette perspective, l’ouvrage met en miroir les lieux communs à propos d’une rencontre avec l’altérité heureuse et pacifique, les logiques hégémoniques qui gouvernent un marché capitaliste et les représentations idéalistes et stratégiques de musiciens maliens, sénégalais et cubains qui présentent sur scène des référents multiples, du ngoni mandingue (luth à trois cordes) à la guitare électrique, de la salsa cubaine aux louanges griotiques. Ce faisant, cet article montre le travail de l’industrie globale et des acteurs qui fabriquent les normes du genre.
Après avoir présenté les grandes lignes des différentes analyses que propose l’autrice, dans cet article je m’intéresserai au champ de recherche dans lequel il s’inscrit, centré sur une ethnomusicologie de la World Music et de la globalisation musicale. Je montrerai comment ce champ a provoqué des débats qui ont modifié les objets et les terrains de l’ethnomusicologie, d’abord dans le monde anglophone, puis en France. J’expliquerai ensuite comment il a contribué à instaurer un dialogue avec d’autres sciences sociales, l’anthropologie notamment, avec laquelle l’ethnomusicologie a toujours entretenu un rapport de proximité, mais aussi avec l’horizon plus éclectique des popular music studies. Je terminerai en réfléchissant aux impacts de la révolution numérique sur les échanges musicaux à l’échelle globale. Quelles nouvelles pistes de recherche en découlent pour l’ethnomusicologie ?
Afrique-Cuba-Europe-États-Unis : frictions productives dans l’industrie musicale
La recherche présentée dans l’ouvrage de Whitmore est le fruit d’une thèse de doctorat en ethnomusicologie soutenue à la Brown University en 20142. Cette enquête ayant comme objet des rencontres entre musiciens d’Afrique de l’Ouest et de Cuba qui s’inscrivent dans un marché musical basé en Europe et aux États-Unis d’Amérique, son terrain ne peut qu’être multisitué entre trois continents et dix-neuf pays. Les négociations, les médiations et les rapports de pouvoir à l’œuvre sont observés des deux côtés de la chaîne de la World Music, dans les lieux de commerce (bureaux, foires internationales), de performance (concerts, festivals), de voyage (bus touristiques, hôtels) en Europe et aux États-Unis, mais aussi dans les lieux représentés par les rencontres, Mali, Sénégal et Cuba, où habitent les musiciens et où certains d’entre eux entretiennent des carrières parallèles au marché international. Loin d’une narration manichéenne et caricaturale qui verrait des méchants professionnels du nord venus exploiter de pauvres musiciens du Sud, Whitmore porte la focale sur les stratégies des différents acteurs qui fabriquent la globalisation, musiciens, professionnels et publics, protagonistes de négociations, traductions et collaborations qui transforment la culture en bien consommable et les biens en expériences culturelles agréables (p. 8).
Les trois parties de l’ouvrage sont consacrées à ces figures. La première se concentre sur les professionnels. Whitmore rappelle que ces acteurs-clés des rencontres interculturelles ont souvent été accusés de compromission avec le marché, y compris de la part des premiers chercheurs qui ont enquêté sur la globalisation musicale (Erlmann 1999, Feld 2000, Meintjez 1990, Taylor 1997, Zemp 1996). Toutefois, leur travail de médiation reste encore peu abordé par la recherche, alors qu’il est caché par le marché sous les images de musiciens authentiques qui arrivent directement des coins les plus reculés de la planète. Whitmore met ici la notion d’authenticité (au sens d’une supposée essence culturelle des musiciens africains et cubains), en rapport avec la notion apparemment opposée d’hybridité (au sens d’un mélange culturel en tant que fruit d’une relation de long cours entre l’Afrique et les Amériques). En effet, pour l’autrice, les professionnels joignent les idées apparemment paradoxales d’authenticité et d’hybridité pour positionner leurs produits par rapport à différentes mémoires de la domination coloniale et postcoloniale. Ceci amène le public à percevoir la « réalité hybride de l’original » (p. 64), soit celle de musiques qui se construisent depuis des siècles à la jonction entre différents contextes politiques et culturels de l’Atlantique Noir (Aterianus et Guedj 2014). Ici, Whitmore reprend les débats sur les notions d’authenticité et d’hybridité, mettant l’accent sur leur dimension historique, ce qui enrichit les approches d’autres chercheurs, focalisés sur les questions de contextualisation des traditions (Aubert 2001), sur les dynamiques de création (Andrieu et Olivier 2017) ou encore sur les enjeux de la rencontre interculturelle (White 2012).
Dans son rappel historique sur la World Music, Whitmore rend compte de l’imbrication entre les développements de l’ethnomusicologie et les enjeux de la globalisation musicale, qu’elle considère à partir de deux échelles : d’abord, une échelle large, qui englobe l’intérêt des musicologues et des compositeurs pour les « autres » musiques depuis le XIXe siècle, le développement des industries du disque locales à partir des années 1950 et les flux migratoires vers le Nord qui ont contribué à faire connaître de nouveaux répertoires au public occidental ; une échelle plus restreinte, ensuite, qui rappelle et discute un récit convenu des origines, relaté dans la presse du secteur comme le magazine fRoots cité par l’autrice (p. 46). Selon ce récit, la World Music aurait été inventée lors d’une rencontre qui eut lieu dans un pub de Londres en 1987, où des professionnels anglophones se sont entendus sur la création d’une catégorie du marché ou d’un « genre » censé rendre visibles, et vendables, des produits musicaux dont le trait commun était leur altérité relativement au mainstream euraméricain qui dominait l’industrie du disque.
Whitmore utilise le mot « genre » comme « un terme générique qui comprend les nombreuses interactions sociales, créatives et économiques inscrites dans la World Music » (p. 48). Il s’agit ici d’une « culture du genre » (Negus 1999) ou d’un « genre-monde » (Frith 1996) plutôt que d’un genre musical à part entière. Cette utilisation du mot « genre » par Whitmore me permet de proposer que l’histoire de la World Music puisse être entendue comme une « théorie ordinaire » selon les mots de Cheyronnaud, qui comporte « une activité́ d’objectivation [qui] consisterait à narrer, à particulariser certains évènements et à relever l’importance de les prendre en considération pour la suite » (2013). En l’absence d’un quelconque critère esthétique de référence, la World Music en tant que genre serait alors un « artefact discursif » (id.) identifié à partir d’un imaginaire établi collectivement et relaté dans les journaux, les charts des ventes des disques, les festivals : un ailleurs rêvé, une altérité prête à être découverte et appréciée, un imaginaire de fraternité et d’humanité qui voudrait dépasser les rapports de pouvoir postcoloniaux. Si cette catégorie s’est imposée, c’est notamment en vertu de ce flou définitoire qui lui permet d’accueillir un vaste spectre de musiques, mais aussi de cette capacité à « catalyser un ensemble d’idées reçues sur le monde, la culture, la musique, la tolérance » (Laborde 1998 : 51) et, par là, à constituer un support pour les débats d’idées.
La particularité de cette altérité liée à des musiques pures, authentiques, venant de loin, est qu’elle n’existe que dans l’effacement des conditions de sa production. À ce propos l’autrice montre que les professionnels de l’industrie s’efforcent d’épurer les produits identifiés comme World Music des impacts du marché et de les relier à des valeurs regroupées en « axes d’opposition » (p. 58), telles qu’altruisme et commerce, pur et hybride, authentique et faux, moderne et traditionnel. L’analyse de cette démarche de médiation consiste à repérer la façon dont ils se déplacent le long de ces axes afin de satisfaire les musiciens et le public. Par exemple, les sons des groupes doivent apparaître comme live et purs, mais cette idée de pureté nécessite des ajustements esthétiques (comme un effacement du son des synthétiseurs électroniques ou des distorsions des microphones et amplificateurs très en vogue en Afrique de l’Ouest) et des manipulations technologiques comme l’enregistrement « avec des micros d’ambiance dans un espace clos » (p. 69), qui doit restituer l’idée d’un son « naturel », c'est-à-dire un son que le public « doit croire comme réel » (p. 70). De la même manière, les histoires des groupes doivent être racontées de façon à exalter leur origine et leur diversité. Les trajectoires vers le Nord, la communication avec le staff, les coulisses des tournées sont ainsi dissimulées, effaçant au passage toute possibilité de jugement des responsabilités des professionnels, dont on ne connaît pas les identités ni les rôles et le travail. En fin de partie, Whitmore montre les limites de la logique de « genre » qui a donné corps à la World Music, avec des professionnels pris au piège de leur propre objet, désireux d’échapper à une niche trop étroite qui les sépare d’une industrie musicale plus profitable liée aux musiques populaires. Ainsi, après avoir milité pour constituer le genre, ces figures se retrouvent contraintes à œuvrer pour le dépasser afin de s’assurer de nouvelles parts de marché plus profitables.
La deuxième partie de l’ouvrage se concentre sur les expériences et les représentations des musiciens ainsi que sur les liens à l’histoire de la traite esclavagiste, du colonialisme, des indépendances ouest-africaines. Whitmore décrit les accommodements et les frictions de ces collaborations en les inscrivant dans les logiques de l’Atlantique Noir. En effet les musiciens positionnent leurs esthétiques comme modernes et cosmopolites, mais en même temps spécifiquement africaines ou cubaines. Ce faisant, ils prennent part à un cosmopolitisme en dehors de la blanchité, du colonialisme, de toute dépendance des Européens et des Américains. Au lieu de mentionner la traite esclavagiste comme repère historique de leurs collaborations, ils exaltent la période des indépendances, lors de laquelle les connexions politiques de l’Afrique de l’Ouest avec Cuba ont soutenu une exceptionnelle créativité court-circuitant les routes coloniales. Le cosmopolitisme promu par les musiciens se trouve ainsi associé aux racines panafricaines et à une lutte réussie contre l’impérialisme occidental. De la même manière, bien que les musiciens ouest-africains se reconnaissent comme griots, ils ne mobilisent pas ce rôle dans les projets afro-cubains, préférant effacer un imaginaire trop figé dans les traditions du passé. Selon Whitmore, la dépendance du business euro-américain demeure au cœur de la trajectoire des groupes, ce qui les situe dans un espace paradoxal, entre la méfiance pour tout aspect rappelant un rapport de pouvoir de matrice coloniale (assignation identitaire, exploitation économique, fracture entre nord et sud) et un certain pragmatisme quant aux stratégies pour conquérir le public et se faire une place sur le marché international.
La troisième partie de l’ouvrage aborde le public, figure assez peu observée par les ethnomusicologues, qui ont laissé à des politologues ou des sociologues de la culture comme Emmanuel Ethis (2002), Jean-Louis Fabiani (2013) ou encore Emmanuel Négrier (2014), le soin de décrire les profils et les tendances qui s’expriment au bout de la chaîne des marchés artistiques. Whitmore passe d’abord en revue les différents sites de performance où elle a rencontré les personnes avec qui elle s’est entretenue, des sites qui, par leur identité propre, conditionnent les significations de la World Music : salles de concert, où la World Music est assimilée au prestige de la musique classique ; festivals dédiés, où l’on valorise l’engagement et l’humanitarisme d’une communauté éphémère qui ne renonce pourtant pas à ses modes de vie, loin des lieux de pauvreté et d’immigration ; festivals de musiques populaires, où les groupes afro-cubains apparaissent comme « traditionnels » dans une programmation dédiée à l’amusement des jeunes ; festivals de jazz, où l’on valorise plutôt le lien entre les cultures américaines et leur descendance africaine, rangeant les groupes dans un imaginaire des origines.
Ensuite, Whitmore discute la notion de « plaisir » afin de montrer les contradictions entre une musique considérée résistante, pacifique, autonome par rapport à la culture de masse et connotée de valeurs humanistes, et une expérience de consommation culturelle soumise aux mécanismes de reproduction du système capitaliste. En d’autres termes, « l’acte d’acheter un billet et de participer à un événement de World Music permet au public d’adresser des enjeux qui semblent décourageants et impossibles à adresser dans les structures de leurs sociétés et de leur vie de tous les jours : leur complicité avec l’impérialisme global » (p. 190). En effet, les spectateurs des concerts demeurent ignorants du vécu des musiciens et des raisons de leurs choix esthétiques, mais cette ignorance est aussi un moteur pour créer un monde imaginaire (Erlmann 1996), fruit des connexions entre leur position subjective, leurs aspirations sociales et politiques d'une part, et celles des musiciens d'autre part. Ainsi, la World Music est perçue comme une antithèse du capitalisme et un modèle pour résoudre les problèmes liés à l’immigration, l’intégration, le multiculturalisme et la xénophobie. Plus encore, pour Whitmore les projections parfois essentialistes du public traduisent une métaphore des origines de l’Occident et des signifiants qui composent son identité (Mbembe 2001).
Le postlude de l’ouvrage s’interroge sur le sort de la World Music aujourd’hui et postule une fracture entre la version 1.0, commencée officiellement avec la réunion dans un pub de Londres en 1987, et la version 2.0, une culture du genre très récente définie par des sons éclectiques, des plateformes de distribution basées sur le web qui privilégient une formule participative et gratuite et une forte culture du « Do It Yourself ». Ce changement de paradigme et de modèle économique se situe dans le contexte d’une chute drastique des revenus provenant de la vente des disques concomitante à l’explosion du numérique qui domine désormais toutes les phases de la chaîne musicale, production (enregistrement avec des moyens technologiques à faible coût), distribution (essentiellement digitale), communication (aux formes classiques de la presse écrite s’ajoutent blogs, réseaux sociaux, sites dédiés), acquisition et écoute (sur des dispositifs largement partagés comme les téléphones portables ou les ordinateurs).
La palette des professionnels qui concoctent cette World Music 2.0 s’ouvre à de nouvelles figures : des DJs et producteurs numériques qui recomposent les sons d’ailleurs contournant les rapports de domination entre musiciens du Nord et du Sud,et des blogueurs et podcasteurs qui se donnent à des modalités de diffusion rapides et plus étendues, avec une communication minimale qui capture rapidement le public du net. Whitmore remarque que ces professionnels 2.0 sont souvent critiques par rapport à la World Music 1.0, considérée trop académique, moraliste et traditionaliste. Ils valorisent au contraire la richesse des musiques populaires non occidentales avec des nouveaux brands comme « groove tropical » ou « global electronic » et promeuvent leurs propres histoires pour encourager la confiance du public dans leur rôle de médiateurs motivés par une forte curiosité et un amour de la bonne musique. Ce faisant, ils attirent un public plus jeune, qui cherche des esthétiques nouvelles mais familières dans des espaces numériques. Toutefois, Whitmore reste prudente quant à la capacité de cette nouvelle World Music à résoudre les vieux problèmes. Elle insiste sur l’urgence pour les tenants de la World Music 1.0 et 2.0 de réinterroger la longue histoire d’exploitation et de contestation inscrite dans la globalisation musicale et « d’apprendre de leurs propres frictions productives » (p. 224).
La World Music comme objet commun : ethnomusicologie, anthropologie, popular music studies.
L’ouvrage World Music in the Black Atlantic prend comme objet la rencontre interculturelle, le travail de l’industrie globale et les mouvements esthétiques et politiques qui caractérisent un contexte postcolonial, ce qui l’inscrit dans le programme d’une ethnomusicologie renouvelée qui se développe depuis les années 1980–1990, notamment dans le monde anglophone. L’influence de nouveaux courants critiques comme les études postcoloniales et l’approche réflexive sur le pouvoir de l’ethnographie élaborée par l’anthropologie (Clifford et Marcus 1986, Favret-Saada 1977) ont encouragé une prise de distance des dimensions coloniales de la musicologie comparée et de la première heure de la discipline ainsi qu'un questionnement sur les découpages de ses objets et terrains. Il fallait aussi questionner les isolats dans lesquels l’ethnomusicologie avait rangé jusque-là les musiques du monde. Sous l’influence notamment de l’anthropologie, l’équation un peuple=une musique qui avait caractérisé les premières décennies, laisse progressivement la place à une logique constructiviste qui interroge plutôt les frontières et les processus amenant à de telles définitions normatives, ainsi que les logiques de production de l’ethnicité à l’œuvre dans la classification des musiques qui n’appartiennent pas à la tradition savante européenne. Ceci amène une réflexion sur les « grands partages » des sciences sociales (Althabe et al. 1992). D’une part, l’on peut maintenant questionner la position minoritaire de l’ethnomusicologie à l’intérieur des études sur la musique en tant que science « des autres » par rapport au « nous » dominant de la musicologie classique. D’autre part, l’on constate son absence des grands débats des sciences sociales sur le nouvel aménagement mondial, ces débats étant dominés par une vision macrosociale et une critique du néolibéralisme économique (Stokes 2004).
La révision des vieux paradigmes doit beaucoup à l’émergence de la globalisation comme sujet de débat et de discussion publics, à l’essor du marché de la World Music, à l’inquiétude suscitée par la transformation des musiques du monde dans des contextes d’urbanisation, d’hybridité, de migration et de mobilité des personnes, de circulation accrue de biens, d’idées et d’imaginaires, de diffusion des technologies de production et d’écoute, ce que montre bien l’ouvrage de Whitmore.
En effet, les ethnomusicologues se sont trouvé face à des musiciens qui, bien que provenant des mondes associés jusque-là aux « musiques traditionnelles », trouvaient moyen de se fabriquer une niche dans un nouvel espace de production et circulation, et de promouvoir des trajectoires lucratives autour des notions de métissage et de rencontre. Ces musiciens côtoyaient désormais des professionnels désireux d’alimenter un marché alternatif à celui des majors, fait de voyages intercontinentaux, de traductions de musiques et d’imaginaires d’altérité pour le plaisir de publics qui apprenaient à consommer cette altérité sans bouger de chez eux.
Au début, la relation des ethnomusicologues à ce nouveau cosmopolitisme consumériste a été compliquée. Ils ont en effet éprouvé une certaine gêne par rapport aux effets de la globalisation sur leurs terrains de recherche (Arom 1991 ; Lortat-Jacob 1999, Martin 1996, Picard 2008). Ils ont dû faire face à leur propre imaginaire de musiques pures et aux dilemmes éthiques et épistémologiques posés par la « schizophonie » (Feld 1996), soit la séparation entre le contenu musical et sa source première, qui provoque des utilisations ambiguës. Ils ont assumé des positions polarisées entre la critique d’un capitalisme global qui écrase les identités sous les lois du marché et la défense de nouvelles opportunités pour un travail créatif et politique aux marges de l’écoumène global (Feld 2004).
Seize ans après le travail novateur de Feld, traduit en français pour la prestigieuse revue d’anthropologie L’Homme, Whitmore explore les polarisations de la World Music depuis une perspective historique de long cours qui lui permet d’observer les mutations induites par le capitalisme global au filtre de mutations esthétiques et politiques plus anciennes. Le paradigme de l’Atlantique Noir apparaît dans ce sens comme un outil pertinent, puisqu’il permet de considérer la constante des rapports de domination culturelle tout en mettant en évidence les différentes mémoires historiques des circulations musicales.
Mais bien qu’empruntant des nombreux concepts à l’histoire culturelle et à l’anthropologie, le travail de Whitmore s’appuie sur toute une littérature, notamment anglophone, qui a révolutionné les objets et les approches de l’ethnomusicologie en proposant des nouveaux focus sur la production du local dans les processus globaux (Meintjes 2003 ; Guilbault 1993), le développement des musiques populaires dans les suds (Manuel 1988), les musiques des diasporas installées dans les villes européennes et nord-américaines (Slobin 1993) ou les échanges culturels de la World Music (Taylor 1997, Bohlman 2002). En France aussi, sous l’influence des études anglo-saxonnes, depuis les années 2000 les chercheurs commencent à ne plus privilégier une « ethnomusicologie d’urgence » (Rouget et Borel 1988) qui voudrait protéger des formes musicales « pures » de la « grisaille mondiale » (Lomax 1968) de la globalisation, mais à s’efforcer de fournir des clés pour comprendre la complexité des échanges actuels et les rapports de pouvoir à l’œuvre, s’efforçant de sortir les études sur la musique de leur position ancillaire par rapport aux autres sciences sociales (Amico 2020, Bachir 2013, Laborde 2014, Andrieu et Olivier 2017).
En effet si les acteurs peuvent désormais revendiquer « le monde » comme leur nouvelle surface d’action, ils continuent d’opérer dans des termes et des contextes locaux qu’il convient d’interroger. De la même manière, on peut décrire les mécanismes de production de réalités musicales vouées à la circulation globale et leur étiquetage en tant que musiques « traditionnelles », « ethniques », « world », « fusion ». En somme, derrière son ambition humaniste et universaliste, la World Music cache des questions brûlantes qui occupent le débat public, et les ethnomusicologues comme Whitmore y participent avec leurs propres outils : des études qui partent de « cas » situés, c'est-à-dire d’observations fines, à échelle réduite, sur des objets circonscrits.
Les nouvelles pistes de recherche renouvellent aussi les méthodes de l’ethnomusicologie. Sans prétention d’exhaustivité, on pourrait mentionner que la séparation entre musiques d’ici et d’ailleurs devient discutable dans un terrain où l’» ailleurs » est précisément un imaginaire promotionnel qu’il convient d’analyser. Ainsi, comme en anthropologie, l’ethnographie devient multisituée (Marcus 1995), suivant les trajectoires des acteurs et des produits entre différents contextes, et captant les mutations ontologiques à l’œuvre dans ces déplacements. Encore, l’enregistrement de terrain si cher aux ethnomusicologues de la première heure laisse la place à des pratiques d’analyse d’enregistrements effectués par d’autres : cassettes pour les marchés locaux, CDs pour l’industrie internationale, et plus récemment pistes numériques. Le travail d’enregistrement devient aussi un objet d’enquête, ainsi que les mises en forme de l’industrie musicale (Olivier 2022b). Ceci amène à analyser davantage les processus de production musicale, les individus producteurs, les enjeux éthiques et épistémologiques de la production d’un savoir sur la musique. L’ouvrage de Whitmore se situe dans cette tendance puisqu’il n’interroge pas la rencontre du côté de ses produits, soit des manifestations esthétiques d’une racine « afro-cubaine » commune, mais déplace le regard sur les individus eux-mêmes, producteurs, arrangeurs, distributeurs, tourneurs, réaffirmant leur rôle dans les processus de construction culturelle de la globalisation.
Ces mouvements, des œuvres produites aux individus producteurs, des catégories musicales comme objets stabilisés à la définition des catégories, rallume un débat qui est au cœur de l’histoire de la discipline, entre les tenants d’une ethnomusicologie, attentive aux formes musicales et aux expressions esthétiques de l’humanité, et donc plus proche de la musicologie, et une ethnomusicologie qui met au centre les enjeux de société, et donc tributaire de l’anthropologie. Malgré des nuances bien présentes dans la réalité de la recherche, ce clivage constitue encore une représentation de manières alternatives de penser la musique3, dans un tableau rendu davantage interdisciplinaire par les popular music studies.
Depuis les années 1980, ce courant fabrique un nouvel espace de réflexion autour des médias et des moyens de communication de masse, des rapports entre musiques mainstream et subalternes, du travail des industries culturelles. Comme le montre Stokes (2022), dans le monde anglophone ce courant constitue un terrain de dialogue fécond avec l’ethnomusicologie, non exempte de tensions. Parmi les sujets plus controversés, on peut mentionner la dispute sur le rôle hégémonique attribué à l’ethnographie dans la description de systèmes complexes face à une pluralité de méthodologies employées dans l’horizon des popular music studies, ou la place différenciée réservée à la notation/analyse musicale, qui a historiquement constitué le centre et la raison d’être de l’enquête ethnomusicologique, mais qui reste marginale dans les autres sciences de la musique (Amico et Parent 2022). La posture de Whitmore rappelle ces débats, car elle renonce à une analyse de la musique en tant qu’» objet sonore » ou « séquence acoustique », mais aussi à une analyse de la fabrication de la musique en studio ou lors des répétitions. En revanche, elle se situe clairement dans une posture d’analyse discursive, qui rend compte du « musiquer » (Small 2019) du point de vue du positionnement des acteurs et des termes de leur « rencontre globale » (p. 4), entendu comme une confrontation entre des cultures individuelles et professionnelles, des mémoires historiques, au contact avec les pressions du capitalisme et de son industrie globale de l’ethnicité.
Le numérique consacre-t-il la fin de la World Music ?
L’ouvrage de Whitmore se clôt avec un aperçu sur les impacts de l’expansion du numérique sur les logiques de la World Music. Cependant, puisque l’essentiel de son terrain se tient en 2011 et 2012, l'autrice ne peut pas rendre pleinement compte des évolutions récentes des mondes professionnels observés. Actualisons alors les figures décrites par Whitmore. En effet depuis quelques années, les pays dits « du Sud » ont un accès aux technologies comparable à ceux dits « du Nord », téléphones portables, ordinateurs, connexion internet rapide, matériel d’enregistrement4. Aujourd’hui un musicien africain n’a plus besoin de se rendre à Londres ou à Paris pour enregistrer sa musique dans un grand studio, il peut trouver un home-studio près de chez lui, équipé et doté de personnel capable de manier les technologies. Il peut aussi diffuser lui-même sa musique sur le net, au prix d’une connexion à haute vitesse, alors que l’économie du disque sur laquelle s’était érigée la première World Music est devenue obsolète. Les métiers du son et de la musique prennent de l’ampleur dans les pays dits « du Sud » : les producteurs occidentaux n’ont plus le monopole de la diffusion des musiques du monde et collaborent sur place avec des professionnels locaux de la sonorisation et commercialisation. De même, un passionné de musiques du monde trouve de quoi satisfaire son oreille en surfant sur des plateformes virtuelles, des sites de stockage grand public de type YouTube ou Spotify aux blogs des experts qui révèlent des pépites inconnues, des archives historiques numérisées aux productions fraîchement sorties des cartes son.
La révolution numérique pose une nouvelle vague de questions qui vont sans doute transformer en profondeur le champ d’études sur la globalisation musicale. Comment ces changements influencent-ils les structures économiques, les processus de production et les réseaux de distribution instaurés par 30 ans de World Music ? Quelles nouvelles opportunités s’ouvrent pour les musiciens « du monde » ? Est-ce que les auditeurs font face à une offre plus large et démocratique que celle proposée par le mécanisme des sorties discographiques ? En effet si l’explosion du numérique a été accueillie avec enthousiasme dans beaucoup de pays émergents comme un outil d’émancipation et de progrès, l’on doit aussi considérer les disparités nationales et régionales en termes d’accès aux réseaux et aux objets, de maîtrise des outils, de formation professionnelle aux métiers du numérique (Olivier 2022a). La supposée horizontalité des moyens numériques, qui constituent des connexions très rapides entre les capitales régionales et les centres de production occidentaux, pose également la question de la démocratisation des usages, de la distribution des ressources et des structures de support. Il est aussi possible de se demander comment se jouent les équilibres entre maîtrise technologique et pouvoir de négociation de l’identité des sons et des cultures. En outre, on doit aujourd’hui poser la question du rôle des réseaux sociaux (Campos Valverde 2022) et des plateformes en ligne (Heuguet 2021 ; Hodgson 2021 ; Chemillier et Rabearivelo 2023) dans la production et dans la circulation des musiques. Enfin, le développement des réalités virtuelles et de l’écoute dite « nomade » peut transformer les imaginaires des mondes musicaux, mais aussi les méthodes d’enquête (Le Guern 2017), stimulant une dynamique interdisciplinaire avec les popular music studies, les études des médias, l’ingénierie sonore ou la programmation informatique5.
Il apparaît dans les études plus récentes que le numérique vient questionner une fois de plus les rapports de domination analysés par Whitmore et la vieille acception manichéenne qui oppose un marché occidental et des musiciens « du monde », la technologie et les « musiques traditionnelles », l’authenticité et le progrès. Les outils de l’ethnomusicologie doivent alors être redéployés pour saisir les usages locaux et la circulation des savoirs numériques globalisés, les transformations dans la conception, la fabrication et l’écoute musicale et les impacts sociétaux d’une créativité culturelle et technologique qui vient encore une fois questionner les barrières entre pays dits du « Nord » et du « Sud ».