Compte rendu du colloque « Cultures hip-hop, création, légitimation, patrimonialisation ? », Philharmonie de Paris, 28 et 29 janvier 2022.
Je propose dans ce texte de questionner le statut de la conversation comme forme de coproduction de savoirs à partir d’un colloque dont j’ai été membre du comité d’organisation. Il ne s’agit pas ici de proposer une description d’une exposition ou d’un colloque, mais bien d’utiliser cet évènement comme point de départ d’un questionnement plus large, destiné à s’inscrire dans une anthropologie collaborative. Ce texte constitue un retour d’expérience d’une table ronde que j’ai animée, dont l’enjeu central était l’inclusion et l’horizontalité. Les glissements de sujets, les tensions entre acteurs de différentes générations, les méfiances de chacun envers les institutions culturelles et académiques amènent ici à questionner notre pratique scientifique.
Depuis plusieurs années, la volonté de sortir d’un entre-soi universitaire a fait émerger des initiatives telles que des colloques où interviennent des acteurs issus de milieux professionnels autres qu’académiques. Du 17 décembre 2021 au 24 juillet 2022 s’est tenue l’exposition HIP-HOP 360, Gloire à l’art de rue, portée par le commissaire François Gautret1 à la Philharmonie de Paris. Avant elle, deux autres institutions culturelles avaient exposé une histoire du hip-hop : en 2005 à Marseille, Hip-hop, art de rue, art de scène au musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), et en 2015 à Paris l’exposition Hip-hop, du Bronx aux rues arabes dirigée par Akhenaton, rappeur membre du groupe IAM, à l’institut du monde arabe. Pour François Gautret, l’enjeu principal de HIP-HOP 360 était de construire une exposition interactive, pour dépasser la double crainte d’un enfermement d’une culture en permanente réinvention, et de récupération politique de celle-ci. Plusieurs évènements ont été organisés en lien avec l’exposition : des concerts, des représentations, et un colloque international qui s’est tenu les 28 et 29 janvier 2022. Coproduction entre différentes institutions culturelles et académiques phares2, ce colloque a été piloté par un collectif de chercheurs issus de différentes disciplines, duquel j’étais membre, et de personnalités issues de mondes professionnels autres qu’académiques. Le comité de pilotage a eu la responsabilité de réaliser le colloque, mais n’a pas été consulté dans la conception de l’exposition elle-même.
L’ambition de ce colloque, intitulé « Cultures hip-hop : création, légitimation, patrimonialisation ? », était d’impliquer des acteurs non académiques dans son organisation et de considérer le hip-hop dans sa dimension culturelle et non strictement musicale. Pendant les réunions d’organisation, notre volonté collective était de faire entendre une multiplicité de points de vue et de thématiques ainsi que d’opérer des décentrements épistémologiques, afin de faire entendre des analyses sur la France depuis l’extérieur de l’hexagone. Le colloque fut ainsi ouvert par Edwin C. Hill, chercheur en Sound Studies, professeur associé à l’University of Southern California (USC). Dans sa conférence intitulée La France : une république du son, il nous invita à déplacer le regard, des politiques de reconnaissance et de légitimation des institutions envers le hip-hop, vers une réflexion sur les conditions d’écoute de l’État français face à des voix subalternes, marginalisées, discriminées. Depuis plusieurs années, il utilise le concept de « son consensuel » pour analyser la tension entre voix reconnue, entendue, et voix inaudible : parmi les voix noires, celle de Joséphine Baker entre au Panthéon, tandis que celle d’Assa Traoré qui clame justice pour la mort de son frère Adama Traoré, tué par la Gendarmerie en juillet 2016, reste étouffée. La reconnaissance officielle de voix au détriment d’autres passe ainsi par des formes d’écoute directement reliées à des agendas et des enjeux politiques. De cette reconnaissance découle un traitement médiatique important et la tenue d’évènements subventionnés qui construisent et structurent le « son consensuel » de l’État-nation français. Edwin C. Hill nous invita à développer des « formes radicales d’écoute », c’est à dire des formes d’écoute qui permettent une émancipation des représentations médiatiques et des agendas politiques, dans l’optique de pouvoir mieux « écouter ensemble » ces autres voix étouffées.
Notre envie commune de faire dialoguer des chercheurs avec d’autres acteurs tels que des journalistes, artistes, compositeurs, acteurs culturels ou entrepreneurs s’est traduite par la mise en place de différents formats d’échanges : des conférences avec un discutant non académique, et des tables rondes pour croiser différents points de vue. Nous souhaitions soulever les enjeux contemporains qui affectent ces mondes sociaux : la question de l’économie générale du marché de la musique, de la rémunération des artistes, la notion d’un « son hip-hop » à partir de la composition musicale, la question des scènes en marge de l’industrie musicale nationale, comme celle de la Guadeloupe, les enjeux de structuration des danses hip-hop, l’importance grandissante de l’image à travers l’esthétique des clips vidéo et la question de l’autonomie des acteurs face aux institutions, aux médias et aux industries.
J’étais en charge d’animer une table ronde sur les circulations musicales et les influences africaines en France. L’objectif de l’échange était de dépasser une approche classique centrée sur l’influence américaine dans le hip-hop, pour recentrer le dialogue autour de l’histoire postcoloniale de la France. L’émergence d’industries musicales en Afrique et le développement des réseaux sociaux ont considérablement transformé les perceptions des Français d’origine africaine envers leurs pays et leur continent d’origine (Steil, 2021). Par ailleurs, si la conférence d’Edwin C. Hill portait sur les formes d’écoute et de production sonore de la République française, son appel à développer des formes d’écoute fait écho à l’idée que je développe du rôle du chercheur en tant que concepteur de cadres au sein desquels ces conditions d’expression et d’écoute sont possibles (Cuomo, à paraître). En effet, au-delà de la thématique abordée, ma préoccupation principale concernait ma compétence en tant que chercheuse, de construire la table ronde comme un espace dans lequel les personnes invitées ne seraient pas simplement matière à penser pour les chercheurs, mais bien des personnes dont la réflexivité est statutairement placée au même niveau que celle du chercheur. Autrement dit, je souhaitais expérimenter le dépassement d’un objet d’étude vers un dialogue de subjectivités en train de se faire.
L’enjeu était de sortir d’un schéma de table ronde où le modérateur s’adresse à chaque participant qui attend son tour pour répondre aux questions. Ce type d’interaction place d’emblée la personne invitée comme témoin et laisse peu de place à une conversation collective. Il s’agit de revenir à l’enjeu de la conversation dans son sens premier : converser renvoie à la façon d’être en relation avec les autres, de vivre ensemble (Benmahklouf, 2016). C’est une situation de rencontre intergénérationnelle. Par cette approche, une modification du statut de la parole publique au sein de la table ronde peut s’opérer : elle n’est plus la représentation d’une pensée préétablie et délivrée à un public, mais une action collective dont l’issue est incertaine, inspirée de l’épistémologie de la recherche-expérimentation (Nicolas-Le Strat, 2018). Consciente que ma posture, en tant que celle qui invite, est une position de pouvoir — celle de décider qui est invité et qui ne l’est pas, de distribuer la parole, de la reprendre, de la diriger — l’objectif était de créer une discussion collective où chaque intervenant pouvait se sentir libre d’interagir avec les autres sans attendre de répondre uniquement à mes questions. Ainsi, mes interlocuteurs étaient invités à participer à une conversation au sein de laquelle ils n’étaient pas objets d’étude, mais coproducteurs d’un savoir qui se créé dans/par la conversation.
La première étape était de réfléchir aux manières de convaincre des artistes souvent méfiants — voire hostiles — envers les mondes institutionnels et ceux de la recherche en sciences sociales. À titre d’exemple, parmi ceux qui ont répondu à mes sollicitations téléphoniques, un artiste populaire, reconnu dans le monde du rap comme une personnalité intellectuelle et littéraire, a refusé de participer, non pas parce que ça ne l’intéressait pas, mais parce qu’il ne se sentait pas légitime à prendre la parole dans ce contexte. Je n’ai pas été mise en relation avec l’artiste, les échanges se sont déroulés avec son producteur. Ce dernier, méfiant au départ, me disait ne pas voir l’intérêt de participer : « on a l’impression que c’est un entre-soi, que ça ne nous aide pas à avancer ». Finalement convaincu par mes arguments, il m’avoua par la suite avoir été déçu de ne pas avoir réussi à convaincre l’artiste. La question de l’audience a par ailleurs été soulevée par le manager d’un autre artiste : « quels publics ça touche ? » Pour convaincre, il me fallut expliquer que l’enjeu ici n’était pas de toucher une large audience, mais d’être présent et de s’exprimer dans ce lieu hautement symbolique. Je les invitais à venir échanger autour des influences africaines sous l’angle de la reconnaissance des apports culturels et économiques des différentes vagues migratoires issues des anciennes colonies et non en tant que représentants (du rap, des banlieues et autres assignations identitaires).
La seconde étape fut de poser le cadre en introduction de la conversation : je ne suis pas celle qui détient le savoir, mais celle qui provoque la rencontre3. Ma première question a été de demander à Calbo4, à Le Juiice5 et à Médina Koné6 pourquoi il et elles avaient accepté l’invitation, afin que chacun puisse ensuite s’exprimer en connaissance des enjeux individuels en présence. C’était la première fois que nous nous rencontrions. Une tension était palpable. Dès le départ, j’avais souhaité créer une conversation avec un artiste issu d’une génération précédant la massification de l’usage des réseaux sociaux et du streaming avec un artiste de la nouvelle génération (né dans les années 1990 et suivantes), afin d’aborder ces transformations. Au-delà d’une rupture liée à la digitalisation, ces deux générations ont tendance à s’opposer à propos de positionnements esthétiques et politiques : schématiquement, la génération précédente accordait une importance centrale à l’écriture des textes (la qualité des figures de style, les références, le vocabulaire, le message) et à la technicité de l’interprétation (le flow). Parmi les artistes les plus populaires nés à partir des années 1990, une attention centrale est portée à l’énergie, la création d’univers, les attitudes (postures, gestuelles), les « gimmicks » faciles à retenir. Ainsi, la valorisation d’une posture d’« artiste-entrepreneur » comme figure populaire dominante a pris de l’ampleur face à celle d’« artiste engagé ».
Calbo incarnait une posture d’aîné qui souhaitait transmettre sa vision d’un rap centré sur des textes ancrés dans une dénonciation politique, avec une attitude de défense liée à sa perception de la nouvelle génération jugée trop matérialiste et individualiste. Le Juiice critiquait les visions trop intellectualisées de la musique et reprochait à la première génération d’avoir peu investi dans l’industrie musicale et dans la génération suivante. Médina Koné s’inscrivait dans une volonté de transmission et de reconnaissance de son travail invisibilisé. La thématique initiale, les circulations et les influences musicales africaines, a peu à peu été écartée pour laisser place à un échange sur le fossé générationnel creusé par un manque de transmission. En se mettant à l’écoute de ce que la rencontre crée, un déplacement de sujet s’opère et rend possible la coproduction d’un savoir dans le respect du principe d’induction. Cette démarche renvoie à ce que Yasmeen Arif nomme « l’audace de la méthode », c’est-à-dire une volonté d’opérer dans sa méthodologie, à partir de ses propres observations, des connexions qui défient les catégories déjà existantes, et de les penser comme des innovations théoriques (Arif, 2015).
Une fois la conversation terminée, certains collègues m’ont fait part de leur malaise concernant la posture d’aîné incarnée par Calbo, qu’ils jugeaient paternaliste et sexiste, me demandant « tu savais qu’il était comme ça ? » et ajoutant : « je n’aurais pas aimé être à ta place ». Cette remarque d’apparence anodine pose l’enjeu essentiel de notre place dans une société en pleine transformation. En effet, Calbo a exprimé plusieurs fois son étonnement face à la capacité de Le Juiice à s’affirmer et à bien s’exprimer. La conversation l’a mis face à une artiste plus jeune, une femme, qui défend une autre branche du rap7 qu’il juge néfaste. Mais face à elle, il a dû adapter sa posture, et a reconnu que sa génération a manqué de compétences en entrepreneuriat, ce qui a permis à Le Juiice de sortir d’une posture défiante et ainsi de reconnaitre l’influence de la génération de Calbo. Cette tension renvoie à l’analyse de Simmel sur le conflit comme forme de socialisation (Simmel, 1992). La conversation a permis de collectivement constater le manque de dialogue intergénérationnel au sein d’un monde du rap fragmenté, et a permis de faire émerger l’expression d’une envie de poursuivre et de réfléchir à d’autres formes de collaboration. Au lieu de qualifier Calbo de sexiste de manière ontologique — l’interrogation « tu savais qu’il était comme ça ? » renvoyant ici à l’idée que si je l’avais su je ne l’aurais pas invité —, cette situation a favorisé la rencontre, à l’origine de toute forme de coproduction, mais aussi de lien social.
« Ce qui rapproche l’anthropologie de l’éducation, plus que de l’ethnographie, à mon sens, c’est que nous n’étudions pas les autres, mais avec les autres » (Ingold, 2013 : 10) : en suivant Tim Ingold, étudier avec les autres nous oblige à travailler avec l’incertitude, et à développer nos capacités d’adaptation et nos formes d’écoute. La dimension publique nécessite en outre d’accepter de se mettre en danger face à l’incertitude de ce qui va émerger face à un public, de sortir de la peur d’être jugé, d’être assimilé à, qui amène à un entre-soi préjudiciable pour les sciences sociales. Cette situation permet d’amorcer une dynamique avec des interlocuteurs au départ très méfiants. Pendant la visite de l’exposition, j’observais et partageais l’émotion de Calbo face à la place importante accordée au groupe Ärsenik (fondé avec son frère Lino à la fin des années 1990) dans le parcours de l’exposition, laissant apparaître la dimension sensible du processus de légitimation qu’il accepta de partager avec moi suite au moment que nous venions de vivre. Enfin, la dimension publique donne à voir cette pratique anthropologique en train de se faire, ce qui participe aussi à la rendre plus accessible.