Improvisations et traditions musicales méditerranéennes. Parcours d’un ethnomusicologue et de sa discipline

À propos de Bernard Lortat-Jacob, Petits pays, grandes musiques. Le parcours d’un ethnomusicologue en Méditerranée, 2020.

Panagiota Anagnostou

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Panagiota Anagnostou, « Improvisations et traditions musicales méditerranéennes. Parcours d’un ethnomusicologue et de sa discipline », Lectures anthropologiques [En ligne], 11 | 2024, mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 07 février 2025. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/1173

Bernard Lortat-Jacob, dans un ouvrage qui rassemble des textes pour la majorité déjà publiés ailleurs depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui, nous livre son parcours en ethnomusicologie et par cela même sa contribution à l’étude des rapports entre musique et société. Ce compte rendu présente d’abord les lignes directrices des trois parties de l’ouvrage : 1) l’étude des structures notamment dans l’effort de modéliser l’improvisation dans des musiques traditionnelles du bassin méditerranéen ; 2) l’analyse de l’action et la prise en compte de la musique dans son vécu par ses praticiens dans des contextes d’oralité et plus particulièrement des pratiques polyphoniques ; 3) enfin, la vision épistémologique et méthodologique de l’auteur sur sa discipline. La richesse de la réflexion ouvre plusieurs perspectives pour l’ethnomusicologie : elle nous invite à questionner les notions d’authenticité et de tradition et à revenir sur un supposé isolement des musiques et des sociétés qui les pratiquent.

In this book assembling texts for the majority already published, since the 1980s until today, Bernard Lortat-Jacob guides us in his personal journey through ethnomusicology and thereby in his contribution to the study of the relationship between music and society. The present review presents the guidelines of the three parts of the book: 1) the study of structures, particularly in the effort to model improvisation in traditional Mediterranean music; 2) the analysis of musical action and the consideration of music in its experience by its practitioners in oral contexts and more particularly polyphonic practices; 3) finally, the author’s epistemological and methodological vision of his discipline. The richness of the reflection opens several perspectives for ethnomusicology. It also invites us to question the notions of authenticity and tradition and to revisit the idea of a supposed isolation of music and of the societies that practice it.

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Compte rendu de : Bernard Lortat-Jacob, Petits pays, grandes musiques. Le parcours d’un ethnomusicologue en Méditerranée. Nanterre, Société d’ethnologie, Hommes et musiques, 2020, 511p.

Bernard Lortat-Jacob (1941-2024), chercheur au CNRS, est incontestablement une figure de référence de l’ethnomusicologie française. Nourri par les enseignements de chercheurs comme Claudie Marcel-Dubois, Nicolas Ruwet et Gilbert Rouget, il a collaboré avec le Musée des arts et traditions populaires et le Musée de l’Homme, avec des chercheurs comme Jacques Bouët et Speranza Radulescu, et arpenté des territoires et terroirs français, marocains, albanais et roumains, mais surtout sardes. Il a marqué de son sceau l’étude des rapports entre musique et société. Homme de terrain, ayant réalisé plusieurs missions d’importance sur une période de cinquante ans, et mobilisant une solide formation musicologique, Bernard Lortat-Jacob justifie pleinement son titre d’ethnomusicologue. L’ouvrage dont il est question dans le présent article rassemble une série de ses textes publiés entre 1981 et 2014, concernant ses différents terrains et interrogations scientifiques, reflétant l’œuvre d’une vie de chercheur, son parcours personnel, mais aussi celui de la discipline qu’il a contribué à forger.

L’ouvrage est découpé en trois parties, chacune composée de neuf chapitres. À l’exception d’un texte rédigé en 2019, il s’agit d’articles déjà parus, certains substantiellement remaniés, d’autres raccourcis, d’autres encore traduits, bénéficiant de l’ajout de nouvelles illustrations. La préface rédigée par Giovanni Giuriati (p. 11-22) situe l’ensemble de l’œuvre et la postface/volte-face inédite de l’auteur nous livre son appréciation réflexive. Ces chapitres sont accompagnés par 76 extraits sonores et filmiques, facilement accessibles en ligne, dont les deux tiers sont issus des enregistrements et des captations de terrain effectués par l’auteur. Les trois parties englobent différents terrains et questionnements, et exposent les interrogations et les apports de Bernard Lortat-Jacob au fil des décennies.

Structures et modèles à la loupe

La première partie (p. 23-156) porte sur l’improvisation qui constitue le premier grand chantier de Lortat-Jacob, entamé dès le début des années 1980. La composante « musicologie » de son métier est ici bien présente et rend les textes moins accessibles au lecteur non spécialiste. En effet, l’auteur entreprend l’étude de différentes musiques, notamment instrumentales, pour déceler des modèles ou plutôt différents types que les musiciens combinent à l’infini dans leurs interprétations. Dans le cas des launeddas de Sardaigne, la clarinette sarde en roseau et trois tuyaux, deux mélodiques et un bourdon, il décrit dans le détail les différentes structures fixes (les nodas) et mobiles (les passegius) en se basant principalement sur le jeu d’Aurelio Porcu. La noda apparaît comme « un modèle à la fois matriciel et générateur » (p. 43). Ou encore, pour le chant à guitare sarde, « le modèle-mère a constamment un rôle en double jeu : il est à la fois une trame musicale en filigrane dans toute forme improvisée, et un point d’ancrage pour les variantes à venir » (p. 69). L’auteur invite à une analyse musicale systématique et détaillée afin de décrire le système sur lequel se fonde l’improvisation et parvenir à la modéliser. Que ce soit pour les launeddas ou le ballu campidanese1, l’objectif est de distinguer des catégories et des types, de décortiquer les structures sous-jacentes régissant les œuvres et les rendant possibles, d’établir les règles qui les traversent, en suivant pour cela une méthodologie claire : enregistrements effectués sur le terrain, transcription et production d’autres figures qui peuvent clarifier l’interprétation du chercheur. Enfin, il prône un recours à un étroit concours avec les musiciens, car si le modèle n’est pas nécessairement formulé ou conscient chez ces musiciens, le musicologue ne peut le déceler qu’en collaboration avec eux, sous peine de remettre en cause la validité de son interprétation.

Le modèle peut être plus ou moins fixe, de nature et de fonction différentes. Il peut être réel (avoir une substance acoustique propre) ou sans matérialité préconçue (être par exemple fondé sur un principe comme la non-répétition). La convergence avec le fonctionnement d’une langue et l’influence de la linguistique sont ici centrales : « la production d’énoncés improvisés suppose en effet l’existence d’un modèle générateur et d’un ou de plusieurs modèles-figures en nombre variable, sédimentant le savoir du musicien et lui permettant de produire ses improvisations » (p. 101). Au tournant des années 1990, le contact avec les musiques du nord de la Roumanie, et notamment du pays de l’Oach, met en cause la présence des invariants. Dans les musiques de l’Oach, où Bartók près d’un siècle auparavant enregistrait des musiques « sans structure déterminée » (Bartók cité p.73), rien n’est stable ou prévisible, le modèle est surtout mental, lié à une façon locale de se représenter la réalité acoustique. En poussant plus loin, une série d’expérimentations, transformant le terrain en laboratoire, est entreprise pour saisir la dimension culturelle de l’oreille humaine. Réaliser des dictées musicales en Roumanie ou faire chanter Chet Baker par un chanteur de formation classique génère des « fautes » qui sont en fin de compte révélatrices d’un savoir d’une autre nature, d’autres aptitudes. Devant ces résultats, l’ethnomusicologue doit reconsidérer son super-pouvoir de comprendre la musique de l’Autre (Aubert 2001) sans pour autant se laisser accabler par un découragement total.

La musique comme action et expérience vécue

La deuxième partie, intitulée « Chanter ensemble, être ensemble » (p. 157-315), regroupe des textes sur le second grand chantier de Bernard Lortat-Jacob, celui de la polyphonie, se concentrant notamment sur les rapports entre chant et société dans l’action et l’expérience vécue. Plusieurs niveaux sont examinés et analysés. D’abord, les relations humaines et les passions que suscitent les chants. Dans le cas de ceux de la Semaine sainte à Castelsardo en Sardaigne, c’est le prieur qui choisit chaque année les confrères qui participeront à leur exécution, chacun selon sa spécialisation, exprimant par cela les valeurs qu’il entend défendre. Ce choix génère de la jalousie voire de la colère de la part de ceux qui en sont exclus, et provoque des affects qui sont exprimés ouvertement et surtout discutés. Affects et discussions sur la musique divisent, brisent des amitiés, révèlent des contradictions entre idéaux et pratiques, et laissent apparaître le pouvoir symbolique du chant et ses rapports constamment négociés au sein de la confrérie. Mais à Castelsardo, une véritable culture de la critique existe et donne lieu à une rhétorique fort développée. Elle exploite l’humour, l’antiphrase, l’ellipse et le sous-entendu, la répétition ironique, le second degré, le goût du commentaire. Parler de musique c’est aussi parler de la mémoire des exécutions passées qui ont marqué les esprits, et ont laissé une empreinte particulière dans le répertoire standardisé du point de vue structurel. Le bello (le beau) est socialement construit et transmet à son tour les valeurs qui fondent l’identité de la communauté : le sacré est valorisé contre le profane, le local contre l’emprunté, l’expression polyphonique contre l’individuelle, l’investissement collectif important des chanteurs contre le peu d’implication. Le chant est à l’image du soi (chanter fort c’est être fort), l’harmonie musicale est d’abord une harmonie sociale. Enfin, il faut s’aimer pour chanter ensemble, puisque les relations entre les chanteurs ont des incidences sur l’esthétique du chant.

C’est ainsi que les rapports humains et sociaux sont explorés pendant, dans et par le chant. L’auteur, inspiré de la pragmatique, bâtit son approche en mettant en relation les signes musicaux et leurs usagers. Dans cette approche, l’action est au cœur de la connaissance et le sens de la musique se construit à travers, et non pas à partir de, l’écoute. Ce sens est relatif aux acteurs et à la situation qu’ils vivent. Pour l’approcher, les conditions et les contraintes du chant sont décortiquées : le temps et le calendrier, ses lieux et espaces d’exécution, ses normes stylistiques propres, les rôles spécifiques des parties polyphoniques, le style de chaque chanteur, les grammaires où l’écart « permet de juger la qualité (ordinaire ou exceptionnelle) d’une prestation et de rediscuter de la norme elle-même » (p. 254). En somme, le jeu de la performance, dans ses dimensions spatiales, musicales et sociales, est décrit en détail, ainsi que les différents enjeux qui s’y trouvent liés. Forme et fond, événement et structure fusionnent, car la « forme fait sens » (p. 233), même dans le discours oral. « L’événement est la structure » (p. 266), il charge le sens au sein de la communauté, en rapprochant le passé et l’avenir.

Que ce soit dans les chants sacrés de Castelsardo, dans le tenore2 de Sardaigne, ou dans les chants de compagnie autour d’une table dans les bistrots en Sardaigne et en Albanie, la notion du partage est centrale dans les pratiques polyphoniques. Lundi saint à Castelsardo, la quintina, cette cinquième voix qui surgit grâce à la fusion des harmoniques et à la couleur des voyelles des quatre chanteurs, en est la quintessence, résultat d’une écoute du soi et des autres et de la capacité d’interagir, de s’impliquer, de faire ensemble. Elle est à la fois signe de perfection sonore et d’osmose sociale. En Albanie, boire et chanter se mettent au service de l’état recherché de qejfi ou humeur festive. Par un enchaînement adéquat des chants, évoquant la mémoire des convives, mais aussi des absents, grâce à une grande plasticité expressive, chanteurs et auditeurs, jamais drastiquement séparés, vivent la culture. Dans les chants de compagnie, intentions personnelles et attentes sociales s’entremêlent, l’émotion tient une place centrale (chanter « juste » c’est produire de l’effet), le résultat sonore « s’évalue moins en termes de réussite esthétique qu’en termes d’interactions sociales » (p. 281), il traduit toujours « une certaine façon d’être ensemble » (p. 274).

Théories et méthodes

Au travers des études de cas, qui ne concernent pas uniquement la musique pour pouvoir justement révéler sa singularité au sein des pratiques culturelles, la troisième partie intitulée « La musique en effet » (p. 317-456) présente une série des suggestions épistémologiques et méthodologiques. Toujours dans une écriture limpide et inspirée, en emboîtant le pas à ses prédécesseurs et à ses contemporains, et en restant ancré sur le terrain, Bernard Lortat-Jacob discute les principaux enjeux de sa discipline et expose sa vision des sciences de la musique. D’abord, « il n’existe pas de musique “pure” renvoyant exclusivement à elle-même » (p. 479) ou selon la formule de son professeur Gilbert Rouget : « la musique, c’est toujours beaucoup plus que la musique » (Rouget 1996 cité p. 478).

Si cette acception est largement partagée aujourd’hui, comment définir les rapports entre société et musique et comment délimiter le champ musical ? D’autant plus qu’une des particularités de la musique réside dans sa polysémie. Les méthodes d’approche non seulement varient, mais ont des implications sur la définition même de l’objet. L’analyse du niveau « neutre », proposé par Jean Molino (1975) et Jean-Jacques Nattiez (1987) dans leur tripartition, incluant la poïétique3, la trace et l’esthésique4, paraît insuffisamment consistante. Le matériau musical ne peut être dissocié des pratiques et des représentations qui le composent, affirme Lortat-Jacob. La transcription musicale, « outil commode et puissant, mais terriblement réducteur » (p. 349), ne suffit pas ; pire encore, elle peut nous conduire à des interprétations éloignées de la réalité. Elle ne peut être utile qu’à l’intérieur d’une variété de descriptions possibles, capables de rendre compte de la complexité des faits sociaux et des processus symboliques. Pour la produire, la comprendre et la déchiffrer, le concours des musiciens eux-mêmes semble primordial, ainsi que l’observation organologique, une connaissance du terrain, de l’instrument et de ses modalités d’accord, également des danseurs. En se positionnant contre la musicologie, prêtant attention aux faits de cognition/perception, l’auteur plaide en faveur de l’ethnomusicologie de terrain. La composante ethnologique de son métier resurgit avec force.

De même, la distinction entre étique et émique est remise en cause, puisque le niveau étique ne peut exister dans l’étude de la musique. Ici, c’est la question de la scientificité de la démarche qui est posée. Si tout est objectivable, le manque de subjectivité par une approche externe viderait le sens socialement construit de la musique et apporterait des résultats peu significatifs. Car « toute musique est déjà une interprétation qui se soumet aux interprétations de ceux qui l’écoutent » (p. 389). Une ethnomusicologie de qualité présuppose alors de « s’aventurer “dans la tête des gens” » (p. 483), de s’intéresser aux relations que les sujets entretiennent avec leur objet. Sujet et objet ne sont pas deux réalités méthodologiques séparées, mais sont en interdépendance. Le chercheur prend part à cette intersubjectivité. Il est obligé dans un deuxième temps de réobjectiver l’expérience partagée en produisant des enregistrements, des captations, des transcriptions, des sonagrammes5, des photographies, et surtout un récit. En somme, l’ethnomusicologie apparaît ici comme une discipline empirique et herméneutique, où l’objet ne se conçoit pas sans celui qui le pense, n’existe pas sans les savoirs explicites et implicites qui le composent. Musique et contexte, son et sens ne peuvent être dissociés. Externe et interne ne font qu’un dans l’expérience vécue qui est toujours intérieure. La musique ne peut être considérée elle-même en dehors de sa production et des conditions dans lesquelles elle s’exerce et pour cela, les monographies détaillées sont incontournables. Mais s’il n’y a pas de doute sur l’utilité des monographies, comment peut-on sortir d’un certain isolement qui les accompagne souvent et « connecter » la musique étudiée à d’autres, antérieures ou contemporaines, de la même localité ou d’ailleurs, et ainsi au monde ?

Critiques et perspectives

Par une écriture plastique et poétique, pleine de métaphores et de jeux sur les mots qui donnent à voir sa pensée, Bernard Lortat-Jacob nous fait voyager dans l’espace et dans le temps pour découvrir ces « grandes musiques » des « petits pays ». Il raconte sa trajectoire intellectuelle personnelle, ainsi que son approche scientifique qui évolue au gré de l’histoire de la discipline. Sous ses auspices, un renouvellement scientifique s’opère dans les années 1980, concernant, d’abord, la recherche des modèles de l’improvisation, ensuite, dès les années 1990, l’étude de la performance, de la mise en action des structures sonores et poétiques, du temps et de l’expérience partagés, gardant des distances avec la fonction et le rituel, pour mettre au centre le plaisir d’être ensemble.

Dans sa pensée, des éléments comme les règles sociales et musicales, les opérations mentales, les comportements et émotions sont appréhendés – la place de l’affect se fait de plus en plus sentir au long de l’ouvrage et l’émotion tient, en effet, une place de prédilection dans les travaux des chercheurs qu’il a contribué à former comme Stoichiţă (2009) et Pistrick (2015)6. En insérant la dimension spatio-temporelle, ces paramètres révèlent la complexité des relations entre acte/événement et contexte/système. L’analyse de l’improvisation « permet de saisir la dynamique de la création musicale » (p. 102) ; celle du chant polyphonique, d’approcher le renouvellement de la tradition. Si, dans la veine initiée par Regula Qureshi (1987), Lortat-Jacob décortique musicalement et socialement une unité de temps, un lieu et des acteurs précis, on regrette un certain isolement qu’il défend pour ces musiques.

Cet isolement s’exprime de plusieurs façons et devient le gage de leur authenticité : a) les musiciens sont en majorité des amateurs – on ignore leur éducation musicale (pour Castelsardo, on apprend qu’ils ne reconnaissent pas de maître) ou leur éventuel parcours professionnel en musique. Les rares mentions sur ceux qui en font une profession semblent, à quelques exceptions, être dévalorisantes ; b) l’action se situe dans des contextes ordinaires, soit dans des pratiques religieuses, soit dans des pratiques conviviales, loin des scènes musicales ou des festivals ; c) la notion d’auditeur, juge suprême de l’inscription de l’interprétation dans la tradition ou de l’imprévisibilité d’une improvisation, se limite aux musiciens eux-mêmes ou à des experts dotés d’une grande mémoire, comme ce « cinquième homme » à Castelsardo qui commentera le chant7 ; d) l’oralité se situe au centre de l’étude et les enregistrements mentionnés sont ceux de l’ethnomusicologue ou les cassettes conservées par les chanteurs de Castelsardo de leurs propres prestations passées, rarement des enregistrements commercialisés ; e) la tradition orale semble être alimentée uniquement par l’exemplarité d’une exécution locale ; f) ces petites sociétés rurales et communautaires font avec ce qu’elles ont. Présentées comme fermées sur elles-mêmes, elles « composent moins des œuvres qu’elles ne composent avec leurs œuvres » (p. 186).

On retrouve ici un des fondements de l’ethnomusicologie, avancé par Constantin Brӑiloiu (1959) : les musiques orales, intemporelles et collectives, n’innovent pas, mais sauvegardent. Leur créativité s’y réduit au principe de variation. Maints travaux sur la culture, l’identité ou la tradition attestent que l’état d’isolement ne peut être que narratif, d’autant plus que ces dernières décennies, les connexions transnationales se sont démocratisées et, donc, considérablement intensifiées. Dans cette direction, en attribuant une place à la création dans les musiques traditionnelles et en examinant leurs connexions au monde, les travaux de l’équipe du projet ANR Globamus (Création musicale, circulation et marché d’identités en contexte global) ont posé d’importants jalons pour une nouvelle orientation de l’ethnomusicologie française (Olivier 2012 ; Andrieu et Olivier 2017).

L’authenticité, à son tour, concept clé de l’ethnologie8, devient un critère de qualité esthétique. Si l’oreille humaine est culturelle et que l’écoute absolue n’existe pas, qui donc peut juger de la qualité esthétique, et de quelle(s) musique(s) ? Comment ne pas entendre dans la critique lucide de Lortat-Jacob sur la surdité de Lévi-Strauss devant le monde sonore des Bororos du Brésil (p. 377-383) la possibilité de notre propre surdité devant des mondes sonores proches ou éloignés ? La réflexion en termes de qualité musicale objective n’entre-t-elle pas en contradiction avec les subjectivités que prône l’auteur, et dont il nous livre les finesses dans la construction sociale du bello ? Dans un autre groupe, dans une autre culture musicale, au sein d’autres interactions sociales, ce bello ne serait-il pas, par conséquent, différemment conçu et perçu ? Ces interrogations deviennent des sujets épineux pour le métier de l’ethnomusicologue. Doit-il aimer les musiques qu’il étudie ? Doit-il sentir (dans le sens de embody) leur dimension affective pour les analyser ou même s’y pencher ? Si chacun et chacune reste libre (fort heureusement) de choisir ce qu’il ou elle aime et de travailler sur ce qui lui plaît, il n’en reste pas moins qu’un « son isolé dit déjà Nous » (Adorno 1972 : 11), que toute musique « crée » communauté – dans le cas des musiques commerciales, des communautés souvent plus étendues. Chaque musique a son propre bello qui mérite d’être interprété en entrant « dans la tête » de ses usagers. En d’autres termes, les musiques qui ne nous plaisent pas nous disent autant sur les communautés qui les pratiquent que celles qui nous émeuvent au plus profond de nous.

Isolement et authenticité vont de pair, dans la pensée de Bernard Lortat-Jacob, avec une certaine nostalgie pour un passé « pur » et non encore « contaminé » par les méfaits de la modernité, ou pour des pratiques ancestrales idéalisées, nostalgie qui piège le chercheur. Parfois la distance critique avec les mythes locaux établissant des continuités depuis l’Antiquité semble s’amoindrir. Jusqu’où avons-nous besoin de remonter dans le temps pour valoriser les musiques paysannes ? Cela ne révèle-t-il pas un reste du folklorisme romantique du XIXe siècle, qui a persisté dans l’ethnomusicologie du siècle passé, mais dont nous devrions désormais nous affranchir ? En quoi la parenté des launeddas de Sardaigne avec l’aulos9 ancien présent sur l’île depuis le VIIIe siècle avant J.-C. influe-t-elle ou conditionne-t-elle les pratiques de ces dernières décennies, si ce n’est dans l’imaginaire ? Dans l’écriture de Bernard Lortat-Jacob transparaît surtout l’attrait pour un monde plus proche, mais toujours d’avant ou en voie de disparition, un monde perçu comme plus complexe, plus « irrégulier », plus collectif, plus traditionnel en somme. La simplification, selon l’auteur, est liée à l’individualisme et à la professionnalisation qui nuisent à la tradition, par exemple dans certaines régions de Roumanie, où la disparition des formes irrégulières et des structures « non déterminées » répertoriées par Bartók pourrait être expliquée par le remplacement de la cornemuse par le violon, dans les mains désormais de musiciens experts (p. 71-91). Dans les villages sardes, les nouvelles règles suivies par des musiciens professionnels d’aujourd’hui, utilisant d’autres schémas mélodiques et rythmiques insulaires et même internationaux, comportent, pour l’auteur, le risque de l’altération de l’identité villageoise, qui serait alors en perdition (p. 93-111). On attribuera cette crainte et cette vision passéiste de l’identité au fait que le texte a été initialement écrit dans les années 198010 ; on s’inscrira plus volontiers dans des approches permettant de rendre compte du changement sociomusical incessant, des circulations et des appropriations ou dans cette « filiation inversée » dont parlait Lenclud (1987), qui, à partir des besoins du présent, ira chercher dans un passé plus ou moins lointain du ciment pour bâtir un point de vue, pour construire sa tradition.

Enfin, isolement, authenticité et nostalgie conduisent à la critique de pratiques musicales qui se situeraient aux antipodes, à savoir les fêtes traditionnelles institutionnalisées et les musiques commerciales globalisées. Dans les deux cas, ce sont le partage et l’action qui manqueraient. La patrimonialisation et l’institutionnalisation des musiques traditionnelles leur ôteraient leur fonction, transformeraient les coutumes en costumes, inviteraient à l’exhibition gratuite et conduiraient à la folklorisation. Les musiques commerciales, à peine mentionnées dans l’ouvrage, semblent quant à elles participer à la perte des repères, donner un rôle passif au divertissement musical et favoriser l’individualisme. On pourrait débattre longuement sur le présupposé manque de partage et d’action dans un fest-noz breton par exemple ou dans un concert de hip-hop. Nous devons en revanche mentionner que la focale se déplace dans le dernier chapitre de chaque partie, et que de nouvelles perspectives s’ouvrent. Dans le texte inédit de 2019, le plus récent de l’ouvrage, l’auteur nous informe que la chanson albanaise Ianina est une création d’abord présentée dans le Festival de folklore de Gjirokastër en 1983 et rapidement reconnue comme « authentique » (p. 305-315). Dans son dernier chapitre, c’est Georgia on my mind de Ray Charles qui est examinée, un succès commercial devenu un standard mondial du jazz (p. 433-456).

En conclusion, nous dirons que Bernard Lortat-Jacob assoit les principes de sa discipline, en alimentant d’ailleurs la distinction proprement française entre ethnomusicologie et sociologie des musiques populaires11. Un autre ouvrage, paru la même année que celui que nous discutons ici, également un recueil de textes publiés auparavant et remaniés, part du même postulat de Gilbert Rouget et en tire même son titre, Plus que de la musique (Martin 2020), mais nous offre une perspective ancrée dans la sociologie et ouverte à la pluridisciplinarité. Souhaitons-nous maintenir ces traditions scientifiques étanches ou comme nous y invite Denis-Constant Martin, devenir indiscipliné(e)s12 ?

Dans les deux cas, l’ouvrage de Bernard Lortat-Jacob mérite pleinement qu’on s’y attarde. L’approche de l’auteur, les interrogations sur sa discipline et sa vision du métier même de l’ethnomusicologue tout au long de quatre décennies s’y déploient et donnent matière à penser pour toutes les sciences de la musique. Sa manière d’imbriquer analyses musicale et sociale est magistrale. Ses années de terrain apportent de nouvelles perspectives et invitent à de nouvelles recherches qui appartiennent aux générations qui suivent. Une chose est sûre : jouant sur les règles scientifiques, musicales et sociales de son époque, Bernard Lortat-Jacob a créé de beaux passegiu qui pour certains sont devenus des nodas de sa discipline.

1 La danse du Campidano est une danse de Sardaigne que Bernard Lortat-Jacob analyse dans l’ouvrage (p. 45-50).

2 Forme de chanson polyphonique de Sardaigne, inscrite au patrimoine immatériel de l’UNESCO.

3 Étude des processus de création et de production.

4 Étude des processus de perception et de réception.

5 Un sonagramme, ou sonogramme, est une représentation, utilisée pour l'analyse spectrale des sons variables, de la pression acoustique ou de la

6 Bernard Lortat-Jacob a dirigé la thèse de Victor Stoichitӑ (2006) et codirigé, avec Gretel Schwörer-Kohl, celle de Eckehard Pistrick (2012).

7 La lecture est considérablement enrichie par les nombreux documents présentés. La photo de ce « cinquième homme » (p. 259) en offre un bel exemple.

8 Pour une discussion actuelle du concept en ethnologie, voir à titre d’exemple l’argumentaire de la table ronde : « Du faux et de la preuve

9 Instrument à vent en Grèce antique.

10 Il en va de même pour certains passages de l’ouvrage concernant les femmes. On se garderait aujourd’hui d’affirmer sans historiciser, que les

11 Son approche est en effet très peu sociologique, au point que les métiers et les milieux sociaux des chanteurs qu’il étudie ne sont pas mentionnés.

12 C’était le titre du colloque organisé en son honneur « Denis-Constant Martin, l’in-discipliné », Sciences Po Bordeaux, 20-21 novembre 2018.

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1 La danse du Campidano est une danse de Sardaigne que Bernard Lortat-Jacob analyse dans l’ouvrage (p. 45-50).

2 Forme de chanson polyphonique de Sardaigne, inscrite au patrimoine immatériel de l’UNESCO.

3 Étude des processus de création et de production.

4 Étude des processus de perception et de réception.

5 Un sonagramme, ou sonogramme, est une représentation, utilisée pour l'analyse spectrale des sons variables, de la pression acoustique ou de la tension associée, selon une graduation de couleur, en fonction de la fréquence et du temps, respectivement portés en ordonnée et en abscisse (Wikipédia).

6 Bernard Lortat-Jacob a dirigé la thèse de Victor Stoichitӑ (2006) et codirigé, avec Gretel Schwörer-Kohl, celle de Eckehard Pistrick (2012).

7 La lecture est considérablement enrichie par les nombreux documents présentés. La photo de ce « cinquième homme » (p. 259) en offre un bel exemple. Par rapport aux quatre chanteurs, fin connaisseur de la pratique polyphonique, il écoute attentivement et est prêt à fournir une critique éclairée.

8 Pour une discussion actuelle du concept en ethnologie, voir à titre d’exemple l’argumentaire de la table ronde : « Du faux et de la preuve imaginaire en ethnologie », Colloque international : La preuve imaginaire : Asseoir l’authentique dans les sciences sociales. Du faux et de la preuve imaginaire en ethnologie, Paris, 17-18 novembre 2022 [en ligne], http://www.inalco.fr/evenement/preuve-imaginaire-asseoir-authentique-sciences-sociales-faux-preuve-imaginaire-ethnologie (consulté le 30.11.2022).

9 Instrument à vent en Grèce antique.

10 Il en va de même pour certains passages de l’ouvrage concernant les femmes. On se garderait aujourd’hui d’affirmer sans historiciser, que les femmes sont des garantes de la tradition, mais non motrices de renouvellement ou qu’elles improvisent peu (partie I, chapitre 4).

11 Son approche est en effet très peu sociologique, au point que les métiers et les milieux sociaux des chanteurs qu’il étudie ne sont pas mentionnés.

12 C’était le titre du colloque organisé en son honneur « Denis-Constant Martin, l’in-discipliné », Sciences Po Bordeaux, 20-21 novembre 2018.

Panagiota Anagnostou

Panagiota Anagnostou est maîtresse de conférences au Département d’Histoire de l’Université d’Ioannina (Grèce). Elle a étudié la sociologie et la science politique. Sa thèse, soutenue en 2011 à Sciences Po Bordeaux, porte sur les représentations de la société grecque dans la musique populaire nommée rebetiko. Entre 2016 et 2019, elle a été ATER, puis post-doctorante au Département d’études néo-helléniques de l’Université de Strasbourg, avant de rejoindre l’École française d’Athènes en tant que membre scientifique de la section moderne et contemporaine (2019-2023). Son projet de recherche actuel concerne les enregistrements de la compagnie française Pathé en Grèce et en Égypte avant la Seconde Guerre mondiale.