Dans un article éponyme paru en 2012, l’anthropologue Denis Laborde (2012a) pose une question qui pourrait paraître un brin provocatrice pour les ethnomusicologues que nous sommes : L’Ethnomusicologie sert-elle encore à quelque chose ? Inspiré des réflexions proposées par Gérard Lenclud sur les disciplines comme « objets historiques de part en part » (Lenclud 2006), Laborde s’intéresse, par cette question, à l’histoire récente d’une discipline jeune qui peine à afficher son intérêt et ses spécificités au sein d’une cartographie académique déjà bien balisée. Comparée à son « ancêtre tutélaire, inamovible » (Laborde ibid.) qu’est la musicologie, ou encore à ses proches parentes, l’anthropologie, l’ethnologie et la sociologie, l’ethnomusicologie pèche encore, constate-t-il, par son manque de représentation dans le paysage universitaire et institutionnel français. Elle se trouve le plus souvent insérée dans les cursus de musicologie, plus rarement dans ceux d’anthropologie, quand bien même le CNRS inclut l’ethnomusicologie dans sa section 38, celle de l’anthropologie générale. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une discipline productrice de savoirs très complets tant sur la musique que sur l’anthropologie, « sans doute une des plus difficiles des sciences humaines », nous dit Jean-Jacques Nattiez (2004 : 721)1, en raison de son recours souvent nécessaire à un panel diversifié d’autres champs disciplinaires. Les parcours des auteur·es de ce numéro en témoignent : formé·es à la musicologie, à l’anthropologie, aux sciences politiques, à l’histoire de l’art, etc., leur spécialisation en ethnomusicologie relève de démarches spécifiques de formation et de recherche, imposées parfois d’elles-mêmes par leurs objets d’études.
Nous avons toutes et tous en commun, toutefois, d’être instruit·es des rebondissements terminologiques et épistémologiques qui ont marqué l’histoire de cette discipline depuis son avènement au sein des sciences humaines et sociales. Consacrée aux rapports entre société et musique, l’ethnomusicologie porte une dénomination qui, encore aujourd’hui, prête à débat2. Elle s’est en effet construite selon deux voies principales, déterminantes à la fois pour les objets d’études et la manière, par conséquent, de les saisir. L’une considère l’analyse musicologique comme primordiale, l’autre met l’approche anthropologique au premier plan. Si ces deux voies devraient idéalement se compléter dans les études produites par les chercheur·euses, force est de constater qu’à l’heure actuelle, la distinction entre ethnomusicologie et anthropologie de la musique prête toujours à discussion (Nettl et Bohlman, 1991 ; Lortat-Jacob et Rovsing Olsen 2004 ; Fernando et Nattiez 2014)3. Le débat est lui-même structurant, puisqu’il dessine les contours, les méthodes, les partis-pris de l’ethnomusicologie, tout comme les querelles qui ont jalonné son déploiement jusqu’à aujourd’hui et ont amené nombre de chercheur·euses à discuter la porosité des frontières entre disciplines, et à devoir choisir ou accepter de se nommer ou non « ethnomusicologues ». L’inconfort qui peut parfois saisir certain·es à se voir étiqueté·es « ethnomusicologues » signifie sans doute une crainte d’être enfermé·es dans un cadre institutionnel qui pourrait sembler trop étroit4. Celles et ceux qui préfèrent se présenter comme anthropologues, sans nécessairement devoir ajouter à cela la nature de leurs principaux objets de recherche — la musique ou la danse par exemple —, refusent-il·elles de reconnaître la spécificité de leurs objets et celles des méthodes à employer pour les analyser et les comprendre ? Afin de ne condamner aucune de ces positions, mais de les observer pour ce qu’elles sont, il nous a paru pertinent de les penser comme la marque de fabrique de ce champ disciplinaire qui nous lie toutes et tous, que l’on se considère ethnomusicologue ou anthropologue travaillant sur la musique en société. Cette heuristique de l’ethnomusicologie, qualifiée ici d’indiscipline5 tant elle est mouvante, insubordonnée aux institutions, faisant fi de tout cadre figé — preuve en sont des recherches menées et de leurs auteur·es qui mobilisent des ressources multiples — contribue in fine à la richesse des échanges possibles par cette ouverture que possède intrinsèquement ce champ des sciences humaines et sociales (SHS).
Les contributions de ce numéro mettent en exergue les enjeux de ce débat à la fois terminologique et épistémologique, tel qu’il peut être perçu au sein d’ouvrages parus entre 2019 et 20216. En s’inscrivant dans une histoire spécifique, mais aussi en insufflant de nouvelles approches (thématiques, théoriques et aréales), les spécialistes et les voies qu’ils et elles empruntent montrent la grande diversité de la recherche sur le fait musical aujourd’hui. C’est ce que nous avons d’ailleurs voulu suggérer en intitulant ce dossier Ethnomusicologies, au pluriel. Alors que ces productions peuvent d’une part être incluses dans les champs de l’ethnomusicologie et de l’anthropologie de la musique, elles en questionnent d’autre part les contours épistémologiques et les spécificités méthodologiques. À l’aune de l’histoire d’une discipline telle que l’ethnomusicologie, quelles sont les méthodes et les enjeux de la recherche sur les liens entre musique et société aujourd’hui ? De quelle manière ses fondements théoriques et méthodologiques façonnent-ils encore les objets d’étude des chercheur·euses et/ou quelles autres approches contribuent à son renouvellement permanent ? Sous la forme notamment d’une histoire des idées, les textes de ce dossier présentent quelques productions récentes en ethnomusicologie, en anthropologie de la musique, ainsi qu’en anthropologie du sonore, afin d’en examiner les perspectives heuristiques et épistémologiques. Au-delà des objectifs propres aux ouvrages sélectionnés, leur mise en perspective permet de considérer ce qui différencie, ou au contraire rapproche, les multiples versants de la discipline aujourd’hui. Plus spécifiquement encore, elle nous permet d’examiner la manière dont cette dernière a évolué et est transmise dans le milieu universitaire français. Bien qu’il ne nous soit pas possible de prétendre à l’exhaustivité ici, nous espérons offrir dans les lignes qui suivent un panorama clair des enjeux de la discipline et de sa construction, particulièrement en France7.
Brève genèse d’une discipline plurielle
Traversée depuis ses débuts par d’abondantes réflexions terminologiques et épistémologiques, l’ethnomusicologie plonge une part de ses racines théoriques et institutionnelles dans les possibilités offertes par les techniques de reproduction sonore dès la fin du XIXe siècle. Dès son avènement, l’enregistrement permet de fixer, de réécouter et de reproduire le son. Or comme l’ethnologie, l’ethnomusicologie suppose un ancrage profondément empirique : combiné aux observations de terrain et à la recherche organologique, relative aux instruments de musique (Zemp 1971 ; Brăiloiu 1973 ; Brandily 1974 ; Rouget 1990), l’enregistrement constitue le principal moyen méthodologique pour inventorier, répertorier, conserver et analyser. Et comme le rappelle Emmanuelle Olivier (2022a), cette prégnance de l’enregistrement reste le socle commun à tout ethnomusicologue formé comme tel, quelles que soient ses orientations de recherche et les tendances dont il ou elle est issu·e.
Tributaire de cette matérialité technologique, le tournant du XXe siècle voit fleurir les collectes qui donnent lieu à la création des premières archives musicales et à la Vergleichende Musikwissenschaft, la musicologie comparée, aussi nommée École de Berlin8, une des premières dénominations de la discipline. Ces collectes, analysées a posteriori, révèlent les orientations développées par la musicologie allemande : aspirations nationalistes et quête des origines teintées d’évolutionnisme se mêlent à travers la constitution systématique de collections d’instruments de musique. Ces premières archives sonores se doublent d’un intérêt grandissant pour les processus physiologiques, acoustiques et cognitifs liés au fait musical, dans le but d’œuvrer à une science naturelle de l’être humain (Arom et Alvarez-Pereyre 2007 : 16-17). En Europe, alors en pleine expansion coloniale, notamment en Afrique, ces collectes s’inscrivent dans le contexte de développement des institutions muséales. Celles-ci permettent la conservation, la présentation et l’étude des artefacts et enregistrements, notamment par le prisme de l’analyse comparée. Ces démarches muséographiques ne sont pas sans susciter une certaine concurrence entre les capitales européennes, nombreuses à s’engager dans la voie de la patrimonialisation (Bachir-Loopuyt et Belly 2018 : 698). Elles favorisent également les débuts de l’« ethnologie musicale » proposée par André Schaeffner (Roueff 2006). Dès leurs débuts, l’enregistrement et l’archivage musical ont voué à la postérité des répertoires dits de tradition orale dont on craignait la disparition, rappelant l’injonction patrimoniale de l’« ethnomusicologie d’urgence » suggérée par Gilbert Rouget (1988), ancien responsable du département d’ethnomusicologie du musée de l’Homme, tout en permettant la mise en place de nouvelles grilles d’analyse (Gérard 2014). Ce rapport étroit aux institutions muséales a dessiné les contours de la discipline, ses potentiels, mais aussi ses limites. Enregistrer implique en effet de sélectionner, trier, évaluer, hiérarchiser. Les contraintes technologiques, quant à elles, supposent de fait des formats de durée, de prise de son et d’écoute. Ces choix, plus ou moins contraints, ont accompagné et accompagnent encore les constructions idéologiques, la création d’identités locales, régionales, nationales (Trebinjac 2000), voire l’instrumentalisation de mémoires collectives, que les chercheur·euses interrogent aujourd’hui (Gabry 2009 ; Isnart 2015 ; Aterianus-Owanga et Santiago 2016 ; Gabry-Thienpont 2019 ; Lambert et al-Akouri 2019 ; Djebbari et Grabli 2022). Ces questionnements sur les processus et les effets de la patrimonialisation des musiques restent d’actualité lors d’expositions qui, par exemple, mettent en valeur des collections privées ou institutionnalisées, comme ce fut le cas avec L’Orient sonore. Musiques oubliées, musiques vivantes, qui s’est tenue au Mucem (musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) à Marseille, de juillet 2020 à janvier 2021. Cette exposition était organisée à partir de la collection de la Fondation libanaise Amar qui numérise depuis 2009 des 78 tours des mondes arabes dans une démarche de sauvegarde de ce patrimoine musical. Retrouver des enregistrements sur 33 tours ou cassettes est également devenu une aventure dans laquelle se lance nombre d’amateurs et autres diggers, ces collectionneurs passionnés, véritables archéologues du musical en quête de pépites sonores, à l’origine de compilations de musiques remasterisées : c’est par exemple le cas du label allemand Jakarta Records avec son projet Habibi Funk, qui rassemble des musiques funk et électroniques d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient des années 1960 et 1970. Outre qu’elles permettent l’accès à certains répertoires non adoubés par les institutions patrimoniales, ces démarches génèrent un marché des musiques « perdues » ou « oubliées », non sans susciter parfois de nouvelles formes d’exotisme musical, tractant leur lot d’imaginaires9.
Quoiqu’il en soit, les moyens de reproduction sonore et donc, l’histoire de ces techniques, dessinent la chronologie d’une discipline qui n’a pris le nom attribué par Jaap Kunst d’« ethnomusicologie » qu’en 1955, avec la seconde édition de l’ouvrage de ce chercheur néerlandais, Musicologica (1950), nouvellement intitulé Ethno-musicology (1955). Cette dénomination est aussi le choix de la Society for Ethnomusicology, société savante créée aux États-Unis en 1955 également, qui adopte le terme sans trait d’union. Ces années sont celles d’un rebattage des cartes de la pensée en sciences humaines et sociales, marquée par une hégémonie du structuralisme sur les disciplines. L’évolution des techniques d’enregistrement se combine à ce contexte intellectuel dynamique : depuis leurs débuts, les outils ne cessent de se perfectionner, passant d’un matériel lourd et encombrant au magnétophone à bande, puis à cassette dès les années 1960, qui améliore les conditions d’enregistrement, d’écoute et de travail sur le terrain. Les préoccupations théoriques évoluent donc et génèrent de nouvelles pratiques et méthodes : c’est ainsi que l’ethnomusicologue Simha Arom met en place dès les années 1970 la technique du re-recording pour comprendre les polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique centrale, déterminant à sa suite de nombreuses approches sur ces mêmes terrains. Il s’agit de faire émerger des pistes sonores indépendantes, pour faciliter le travail de transcription — l’« arraisonnement graphique », comme le nomme Laborde (2012a) — et analyser les différentes lignes mélodico-rythmiques, leur grammaire, leur structure. Cette méthode s’avère particulièrement heuristique en termes d’analyses sémiologiques et est encore utilisée de nos jours en d’autres endroits10.
Figurant parmi les fondateurs de la Society for Ethnomusicology, Alan Merriam propose, en 1964, de parler d’« anthropologie de la musique » : les discussions qui émergent alors au sein de l’ethnomusicologie anglo-saxonne (Merriam 1964 ; Hood 1971 ; Blacking 1973 ; Nettl 1983) font école et infusent en France. Fondée en 1983 par Bernard Lortat-Jacob, la société française d’ethnomusicologie (SFE)11 permet de réunir tant des chercheur·euses en ethnomusicologie que des musicien·nes, des responsables de festivals ou d’autres associations culturelles : la création de cette société savante contribue elle aussi à la construction historique de la discipline et à assoir son rôle en France. L’organisation de journées d’étude annuelles élaborées en partenariat avec des institutions ou associations dédiées à la musique assure la mise en réseau d’une grande variété d’acteurs·rices culturel·les sur l’ensemble du territoire. Par ailleurs, la collaboration avec les Ateliers d’ethnomusicologie de Genève pour assurer la parution annuelle des Cahiers d’Ethnomusicologie dès 1988 — anciennement Cahiers de musiques traditionnelles12 — permet la publication régulière des recherches produites par l’ethnomusicologie francophone. La SFE noue également des relations solides avec d’autres organisations du même type à l’étranger : notons les partenariats récurrents avec le British Forum for Ethnomusicology ou sa représentation pérenne au niveau de l’International Council for Traditions of Music and Dance (ICTMD)13. L’arrivée en 2012 d’un comité d’administration constitué d’une nouvelle génération d’ethnomusicologues marque une étape importante de l’histoire de cette société, qui introduit une rupture avec les paradigmes anciennement structurants. Mais comme le souligne Talia Bachir-Loopuyt dans ce numéro à la suite de Martin Stokes (2022), l’heure ne semble plus être à l’élaboration de théories généralistes sur ce qu’est ou doit être l’ethnomusicologie. C’est du moins ce que dévoilent les actualités éditoriales, qui ne se positionnent plus de façon frontale sur des thématiques théoriques généralistes aspirant à un consensus disciplinaire autour de l’objet « musique », mais qui valorisent au contraire la diversité des approches et la pluralité de cet objet. Il n’empêche que des tendances, visibles tant dans les différents cursus universitaires proposés, en France comme à l’étranger, que dans certaines lignes éditoriales spécialisées (la maison d’édition Routledge et sa série Ethnomusicologies of Europe, par exemple), se distinguent : elles permettent d’observer et d’interroger les pratiques à la lumière de différents partis-pris, géographiquement et culturellement situés. C’est notamment la réflexion que mène Talia Bachir-Loopuyt à partir de l’ouvrage dont elle propose une lecture dans ce dossier, Music, Dance, Anthropology (2021), qui réunit des chercheur·euses de différentes générations, formées dans le contexte académique britannique dont la figure de proue est John Blacking, et qui lui permet de constater un éclatement des perspectives théoriques et institutionnelles dans le champ actuel de l’ethnomusicologie. Ce constat illustre le jeu d’équilibriste qui peut parfois se mettre en place dans les publications collectives consacrées à la musique, mais aussi lors de grands congrès internationaux, comme ceux de l’ICTMD, présentés par Vanessa Paloma Elbaz et Séverine Gabry-Thienpont dans ce dossier. En réunissant des contributions ou des communications qui croisent différentes approches, voire différents partis-pris, parvient-on à offrir un panorama pertinent des méthodes et des orientations épistémologiques qui feraient sens ensemble, de façon cohérente ? Ces travaux collectifs ont au moins le mérite d’en proposer un inventaire et un état des lieux, comme le souligne là encore Bachir-Loopuyt.
Certains textes de ce dossier rassemblent ainsi des lectures d’ouvrages dont les approches et les méthodes s’inspirent et prolongent l’ethnomusicologie de la première partie du vingtième siècle. Ils mettent en lumière l’actualité de ses thèmes et de ses méthodes, lorsqu’ils sont intimement liés à la question des sources sonores. Archives musicales et analyses musicologiques y sont saisies dans leur rapport dialectique à la politique, l’histoire, le religieux. Certains rappellent les techniques majeures de l’ethnomusicologie que sont l’enregistrement et la collecte, l’analyse musicale, l’étude des performances, et les prolongent. L’analyse de l’ouvrage Petits pays, grandes musiques (Lortat-Jacob 2020), menée par Panagiota Anagnostou, se concentre ainsi sur l’une des figures marquantes de l’ethnomusicologie française, Bernard Lortat-Jacob (1941-2024). À la fois héritier des précurseurs de cette discipline en Europe (Constantin Brăiloiu et Gilbert Rouget) et imprégné des théories françaises structuralistes portées par Claude Levi-Strauss, Marcel Mauss et André Leroi-Gourhan, Lortat-Jacob s’est toujours illustré par un regard ethnographique d’une grande acuité. Parmi ses références figure aussi la linguistique, discipline qui a particulièrement marqué une autre méthode phare de l’ethnomusicologie : la notation musicale qui suit, généralement, l’enregistrement. Celle-ci peut être soit descriptive, soit prescriptive : en linguistique, les termes « prescriptif » et « descriptif » renvoient à deux approches différentes de l’étude du langage. Ils ont donné lieu, en ethnomusicologie, à l’usage des mêmes concepts pour distinguer une notation musicale établie à partir de normes solfégiques occidentales, standardisées (prescriptive), d’une notation descriptive, qui inclut l’utilisation de notations graphiques ou autres, adaptées à l’exécution musicale de chaque contexte14. Des orientations et des problématiques singulières émergent ainsi du choix et de la méthodologie de transcription, ce que les travaux menés par l’ethnomusicologue spécialiste des traditions hébraïques éthiopiennes Olivier Tourny (2010) démontrent avec précision. Enfin, Lortat-Jacob, dans la pluralité de ses approches, s’est singularisé par sa vision pragmatique de la musique depuis les années 1990, puis par son rapprochement avec les sciences cognitives dès les années 2000. Ces liens se retrouvent dans son enseignement — nous pensons notamment aux travaux articulant cognition et expérimentations ethnographiquement informées menés par Aurélie Helmlinger (2012) et Filippo Bonini Baraldi (2013) qui a réalisé sa thèse sous la direction de Lortat-Jacob. Nous pensons encore aux approches qui se sont déployées dans son sillage sous l’angle de l’écoute, de l’ethnopoétique (Calame et al. 2010), des émotions — déjà bien traitées par Jean Lambert pour la musique savante au Yémen (Lambert 1997) — et de la performance (Stoichiţă 2008 ; Amy de la Bretèque 2013 ; Langlois et al. 2017). Au terme d’une longue carrière marquée par une ethnographie intime du fait musical, Lortat-Jacob en vient à produire une « ethno (musico) logie » dont le choix ortho-typographique signifie pour lui l’enclavement de la discipline, un enclavement qui a dessiné ses méthodes et leur évolution tout au long de sa carrière, où son, musique, contexte et sens ne peuvent être dissociés. La contribution de Panagiota Anagnostou permet de rappeler que la pratique ethnomusicologique s’élabore sur la base d’une interdisciplinarité en perpétuelle évolution, qui se construit tant par des trajectoires de recherche individuelles que par des efforts collectifs sur le long terme. Elle souligne la finesse des approches de Lortat-Jacob et sa dextérité à combiner analyses musicologiques et sociales. Ce dernier a contribué de façon indéniable à définir les perspectives de la discipline, tout en maintenant une distinction entre ethnomusicologie et sociologie des musiques populaires.
Les terrains et répertoires investis dans l’ouvrage recensé par Talia Bachir-Loopuyt, précédemment évoqué, dévoilent un continuum des méthodes employées depuis les débuts de la discipline. Aussi ne propose-t-il que peu d’ouvertures vers des thématiques plus actuelles, comme celles se rapprochant des Popular Music Studies, dont il sera question plus loin. Il met davantage en valeur la persistance d’approches classiques, comme l’un des chapitres discutés par Bachir-Loopuyt le propose : ce texte donne l’occasion à l’auteure de constater que, sur certains terrains, la pensée ethnomusicologique reste prédéterminée par les travaux antérieurs, à plus forte raison si ceux-ci ont contribué à la construction de la discipline — nous pensons ici aux recherches menées sur les musiques d’Afrique centrale par les ethnomusicologues Simha Arom, Susanne Fürniss et Sylvie Le Bomin, entre autres, et aux méthodes d’analyse musicologique qu’il et elles y ont développées, dont le re-recording déjà cité. Il peut être difficile de s’affranchir des travaux précédents, dont les techniques d’analyse, élaborées pour traiter certaines musiques, ne sont pas forcément transposables à d’autres répertoires ni à d’autres problématiques. Ce constat souligne combien l’ethnomusicologie est une discipline irriguée par des méthodes profondément liées aux répertoires qu’elles éclairent. La discipline a construit son bagage théorique à partir de terrains culturellement et géographiquement situés. C’est précisément la raison pour laquelle il doit constamment être repensé et décloisonné pour faire émerger de nouveaux savoirs sur les répertoires et, surtout, de nouvelles manières de les aborder.
Ethnomusicologies multisituées : les débats épineux autour de la World Music
Tout au long du vingtième siècle et jusqu’à nos jours, les évolutions technologiques en termes d’enregistrements musicaux et de production sonore ont eu différentes conséquences sur la discipline et la constitution de ses méthodes et objets d’étude. À partir de la seconde moitié du vingtième siècle, le développement et la démocratisation de l’électrification et l’amplification des instruments de musique, et en parallèle, des technologies médiatiques audiovisuelles, conduisent à la popularisation de nouveaux genres musicaux. Leur diffusion commerciale à plus ou moins grande échelle s’accompagne de phénomènes de réappropriation qui entraînent à leur tour la transformation des genres locaux, qui circulent ensuite dans d’autres réseaux et médias. Dans ce processus, la radio, puis la télévision, notamment par l’avènement du format des vidéoclips à partir des années 1990, jouent un rôle important. Les musiques produites alors, considérées comme populaires, mainstream, de « variété », ont tardé à être appréhendées comme des objets d’étude légitimes par les ethnomusicologues (Martin 1996 ; Mallet 2002 ; Aubert 2003). Elles ont même parfois été perçues comme des menaces pour les musiques dites traditionnelles qui restaient privilégiées par la discipline. C’est là l’une des interrogations soumises par Miriam Rovsing Olsen dans sa lecture de l’ouvrage de Marta Amico dans ce dossier. En parallèle du grand intérêt que représente pour elle le travail d’Amico sur les pratiques mondialisées des Touaregs, elle se demande si le manque d’informations quant aux autres pratiques musicales sahariennes ne serait pas le signe d’une « condescendance pour les musiques traditionnelles » qui accompagnerait ce travail développé sur les musiques populaires par toute une génération de chercheur·euses.
Il est certain que dès les années 1990, l’émergence du label commercial de la « World Music » a profondément interpellé les ethnomusicologues. L’ethnomusicologie française s’est intéressée aux musiques intégrées dans cette catégorie au fur et à mesure de leurs éclosions en divers endroits du monde, et avec elles, de nouvelles thématiques de recherches sont apparues. Dans ce processus, la discipline s’est rapprochée du domaine des Popular Music Studies (Tagg 1982 ; Stokes 2019, 2022 ; Amico et Parent 2022) en questionnant notamment les phénomènes de circulation, d’appropriation, de création musicale, de professionnalisation des musiciens, de droits d’auteurs (Feld 2004 ; Guillebaud, Stoichiţă et Mallet 2010 ; White 2012 ; Andrieu et Olivier 2017 ; Martin 2020). Les recherches notamment conduites par Julien Mallet à Madagascar sur ce qu’il désigne par « jeunes musiques » (2009) rompent ainsi avec l’ethnomusicologie « d’urgence » en s’attachant à décrypter, analyses musicologiques à l’appui, les dynamiques contemporaines d’une musique prise dans la modernité de sa fabrique à la fin du XXe siècle. Ces musiques à la fois locales et globalisées ont ainsi été envisagées au prisme de leur marchandisation et de leur transformation en biens de consommation au sein de l’industrie du disque, des réseaux de la World Music et des festivals (Guilbault 1993 ; Manuel 1993 ; Erlmann 1996 ; Martin 1996 ; Baumann 2001 ; Bohlman 2002 ; Mallet 2002 ; Meintjes 2003 ; Feld 2004 ; Aubert op. cit., 2005 ; Martínez 2009a ; Stokes 2012).
L’ouvrage co-édité par Stéphanie Geneix-Rabault et Monika Stern, analysé par Geoffroy Colson dans ce dossier, s’inscrit dans cette dynamique : il montre comment l’ensemble de ces questionnements a pu être saisi par les ethnomusicologues et anthropologues à l’échelle des musiques populaires en Océanie. En rassemblant de manière synthétique les différentes contributions en quatre axes transversaux, Colson souligne combien ces travaux mettent en avant à la fois « le rôle de la matérialité technologique dans la circulation des musiques et des savoirs, l’industrie culturelle et les circuits économiques, l’articulation de la création musicale et des politiques culturelles, et les problématiques liées à la propriété intellectuelle ». Contextualisées dans la région océanienne, les études de cas proposées dans l’ouvrage et la lecture analytique qui en est faite par l’auteur du compte rendu contribuent in fine à noter comment ces questionnements interrogent les principes épistémologiques et méthodologiques de l’ethnomusicologie, tout autant que la capacité des auteur·es à les discuter et les renouveler.
L’imbrication de ces thématiques a été travaillée dans le champ francophone par des chercheur·euses réuni·es en équipe soutenues par l’Agence nationale de la recherche dans les années 2010, au sein notamment des programmes Musmond (Mondialisations, musiques et danses : circulations, mutations pouvoirs) — coordonné par Sara Le Menestrel de 2007 à 2011, et Globamus (Création musicale, circulation et marché d’identités en contexte global) — dirigé par Emmanuelle Olivier de 2008 à 2012. Au-delà des dynamiques collectives de recherche qui ont pu émerger et se pérenniser, un certain nombre de publications rendent compte des résultats des travaux de ces équipes (Le Menestrel et al. 2012 ; Olivier 2012 ; Andrieu et Olivier op.cit). Ils étudient notamment en profondeur la question des processus de la création musicale, interrogeant tant les sources et ressources d’inspirations, imaginaires et mécanismes créatifs mobilisés par les individus fabriquant ces musiques, que mettant au jour les phénomènes d’emprunts, de réemploi, de citation. L’heuristique des dynamiques d’appropriation, particulièrement travaillées par Denis-Constant Martin (2014), combinée aux analyses des processus créatifs, a opéré là encore un pas de côté quant à l’objet « musique » proprement dit. Ces recherches s’intéressent non plus à un produit fini (enregistré, écouté, performé), mais plutôt aux conditions empiriques faisant advenir une idée musicale chez un·e créateur·rice et les divers cheminements qui en permettent, ou non, la réalisation. Cet intérêt pour la fabrique musicale a conduit à mettre toutes les musiques sur un même plan15, qu’elles soient de tradition orale, nées sur des partitions écrites ou en studio d’enregistrement à partir de samples. Il a également permis d’attirer l’attention sur des figures de la création musicale jusqu’alors laissées dans l’ombre : les arrangeurs, producteurs, managers, mais aussi les danseurs, chorégraphes, et les publics de ces musiques. L’inclusion des pratiques dansées dans ces travaux sur la musique représente par ailleurs un enjeu important porté par ces équipes de recherche qui ont favorisé des dialogues particulièrement productifs entre ethnomusicologues, et anthropologues et sociologues de la danse. Ces programmes ont ainsi insisté sur l’intérêt d’un rapprochement de disciplines sœurs qui ont parfois évolué en parallèle sans se rencontrer pleinement au fur et à mesure de leurs évolutions respectives (Stepputat et Seye 2020). La fécondité d’une approche anthropologique conjointe de la musique et de la danse, rappelée par Talia Bachir-Loopuyt dans ce dossier, a donné lieu à des travaux qui montrent comment l’étude des performances musicales et dansées éclaire l’organisation sociale (Martínez 2009b ; Djebbari 2012 et 2020 ; Loncke 2015 ; Beaudet 2017 ; Biermann 2017).
Ces programmes de recherches ont été structurants pour une partie des nouvelles générations d’ethnomusicologues qu’ils ont permis de former et qui ont désormais des postes dans le système académique français. En outre, certaines figures intellectuelles impliquées de près ou de loin dans ces projets ont joué un rôle important dans le développement de l’ethnomusicologie. Le compte rendu de Talia Bachir Loopuyt permet ainsi au lecteur de comprendre celui de Martin Stokes, professeur du King’s College de Londres, pour le champ anglo-saxon. Quant à celui de Panagiota Anagnostou, il présente la figure récemment disparue de Bernard Lortat-Jacob et son influence en France.
À ces recherches fondatrices, nous pouvons ajouter celles menées par Denis-Constant Martin. Ces dernières ont contribué à saisir la pluralité ontologique de l’objet « musique », en l’inscrivant dans les enjeux politiques sous-jacents de son émergence et de sa performance, voire en lui attribuant une portée politique refusée par ailleurs. C’est ainsi qu’en 2002, il utilisait le terme d’OPNI, « objets politiques non identifiés » (Martin 2002), pour les désigner. Marqués par une approche pluridisciplinaire combinant principalement sciences politiques, sociologie, anthropologie, ethnomusicologie, les travaux de Martin n’ont cependant cessé de plaider pour l’intégration d’une analyse musicologique du matériau musical invoqué, critiquant parfois les choix de certains anthropologues à ce sujet (Martin 2018). Notre sélection initiale d’ouvrages à recenser pour ce numéro incluait la somme parue en 2020 rassemblant certaines de ses différentes productions, Plus que de la musique... Ce volume rappelle la pensée novatrice, sans doute aussi un peu visionnaire, de Martin, dans sa recherche d’une articulation complémentaire entre les composants ethno et musico de l’ethnomusicologie, ayant par ailleurs collaboré avec les figures incontournables de ce champ disciplinaire (Arom et Martin 2006, 2015). Dans le sillage de Martin ou avec son accompagnement, notamment à travers les thèses qu’il a dirigées, nul doute que ses travaux ont influencé toute une génération d’ethnomusicologues français. Combinées à l’apport d’autres grand·e·s penseurs·euses de ce champ disciplinaire, les recherches en ethnomusicologie ont progressivement prêté attention aux dynamiques politiques charriées par toutes les musiques rencontrées sur les terrains ethnographiques et ce, quels que soient les statuts de ces dernières et la géopolitique des lieux d’enquête.
Imprégnés de ces différentes approches élaborées à la fin du XXe siècle, les ethnomusicologues ont mis en place des enquêtes multisituées et/ou ont développé davantage de terrains du proche, notamment au contact des communautés diasporiques formées par les courants migratoires (Aparicio et Jàquez 2003 ; Damon-Guillot et Lefront 2017 ; Sechehaye et Weisser 2018). De ce fait, les travaux anthropologiques sur la musique ont grandement contribué à développer le « tournant transnational » (Goyal 2017) pris par les SHS à partir des années 1990, tout autant qu’ils rompaient en partie avec la tradition monographique d’une certaine ethnologie historique. Face à la complexité de réaliser des enquêtes qualitatives au sujet des réseaux migratoires et des musiques en circulation qui en résultent, l’attention a pu en retour se focaliser sur les parcours transnationaux de certain·es artistes important·es pour la mise en mouvement de genres musicaux spécifiques. L’approche biographique de figures considérées comme représentatives de trajectoires musicales est ainsi devenue une clé d’entrée importante pour les travaux ethnomusicologiques (Le Menestrel et al. 2012 ; Olivier 2013 ; Andrieu et Olivier op. cit.), entérinant une alternative méthodologique significative. Suivre ces figures et les circuits de fabrication et diffusion des musiques a montré les logiques imbriquées entre échelles locales et globales de la création musicale (Kiwan et Meinhoff 2011 ; Mallet 2022). Dans ce dossier, l’ouvrage de Marta Amico présenté par Miriam Rovsing Olsen illustre de manière particulièrement pertinente la densité des réseaux de circulation entre l’espace du Sahara malien et les scènes globalisées de la World Music qui ont fait émerger un label musical comme celui du « blues touareg ». En menant des enquêtes multisituées en Europe (France, Belgique, Italie) et au Mali, aussi bien dans les studios d’enregistrement que dans les bureaux et les scènes des festivals, Amico explore les facettes multiples et enchâssées des technologies musicales, des dynamiques politiques et territoriales, des logiques marchandes, touristiques et patrimoniales, et des stratégies médiatiques qui, prises ensemble, concourent à l’avènement d’une catégorie musicale qui prend sens au sein d’un écosystème globalisé de la marchandisation des musiques. Cette pensée en termes de dynamiques transnationales s’est par ailleurs complexifiée en mettant au jour les réseaux translocaux qui président plus concrètement aux circulations musicales, que ce soit en termes de productions d’imaginaires et d’esthétiques ou de trajectoires individuelles des artistes (Aterianus-Owanga, Djebbari et Salzbrunn 2019).
Au-delà de l’attention portée aux phénomènes d’hybridation, de « métissage » musical (Servan-Schreiber 2010) ou de créolisation (Martin 2006 ; Gaulier 2010 ; Samson 2013), les études présentées dans ce dossier montrent les enjeux économiques et politiques sous-jacents à ces processus circulatoires. Ces derniers se situent bien souvent à la croisée de trajectoires individuelles et de dynamiques globalisées, certes contemporaines, mais qui puisent également leurs sources dans un passé plus ou moins lointain. À ce titre, l’ouvrage d’Aleysia K. Withmore, analysé par Marta Amico, montre comment les histoires connectées sur la longue durée émergeant de l’espace de l’Atlantique noir (Gilroy 1993), notamment liées à la mémoire de la traite esclavagiste, mettent en relation de nombreuses musiques produites en divers endroits du monde (Martin 2012 ; Aterianus-Owanga et Guedj 2014 ; Djebbari et Grabli op.cit.).
Au tournant des années 2000, l’avènement d’Internet et des technologies numériques de production (logiciels, sampling, beatmaking, etc.), de diffusion et consommation de la musique (streaming, téléchargement, etc.) entraîne de nouvelles transformations quant à l’écologie du système musical à l’échelle tant locale que globale. Les modalités de performance évoluent également au contact des captations audiovisuelles diffusées en différents formats sur les plateformes comme YouTube, lancée en 2005, ou plus tard sur les réseaux sociaux. Alors que de nouveaux objets de recherche émergent avec l’avènement du numérique (Spielmann et al. 2007 ; Sterne 2012 ; Born 2022 ; Olivier 2022b), la notion du terrain, en ethnomusicologie comme plus largement en anthropologie, se retrouve questionnée à nouveaux frais ; les méthodologies tout autant que les épistémologies fondatrices sont scrutées à la lumière de nouveaux paradigmes éthiques et scientifiques.
L’ethnomusicologie face aux tournants intellectuels et épistémologiques du XXIe siècle
Non hermétique aux autres disciplines, l’ethnomusicologie s’est développée tout au long de son histoire parallèlement à d’autres courants ressortissants de l’anthropologie — par exemple l’école française d’ethnologie dans la première partie du XXe siècle. Au tournant du XXIe siècle, l’évolution des objets de recherches et des méthodologies adoptées par les ethnomusicologues s’inscrit dans une réflexion épistémologique globale, menée par l’ensemble des sciences humaines et sociales. Le développement des études post- et décoloniales et les remises en cause des héritages de la colonisation mettent en lumière les ressources théoriques et méthodologiques des disciplines comme l’anthropologie (Mahieddin 2023) et l’ethnomusicologie (Pelinski 2004). Cette question des héritages pose notamment celle des patrimonialisations musicales, en lien avec la création des protections au titre du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco (2003) et de la valorisation de la notion de diversité culturelle (2005), qui place à nouveau les musiques dites traditionnelles sous les projecteurs. L’ethnomusicologie se saisit des questions complexes qui en résultent, liant mesures patrimoniales globales, politiques culturelles nationales et mise en tourisme des pratiques musicales (Desroches et al. 2011 ; Parent 2018 ; Broclain, Haug et Patrix 2019)16. Ces considérations soulignent l’engagement et interrogent la posture des chercheur·euses sur leurs terrains. Ils·elles peuvent en effet se trouver impliqué·es dans les procédures de candidature auprès de l’Unesco, ce qui conduit à des remises en cause des méthodologies adoptées et les pousse bien souvent à situer, voire à préciser leur positionnement de manière réflexive (Spielmann et Cyrille 2009 ; Samson 2011 ; Roda 2016). Les institutions culturelles s’occupant de l’administration des droits d’auteur ou favorisant les programmes de création musicale « transculturelle » ont également suscité l’intérêt des chercheur·euses tout en interrogeant les enjeux méthodologiques liés aux positionnements individuels complexes qu’ils·elles adoptent (Laborde 2014 ; Oleksiak 2020).
Un certain nombre d’enjeux du renouvellement disciplinaire concerne en effet les méthodologies de recherche, notamment face à l’implication des nouvelles technologies numériques dans la collecte, l’analyse et l’ouverture des données à différents types de publics (curieux, amateur, professionnel, scientifique). À ce propos, Stokes, dans l’ouvrage recensé par Bachir-Loopuyt, défend et justifie une ethnomusicologie à mettre au service de la société. C’est également là une proposition d’Emmanuelle Olivier, quand elle invite à penser l’enregistrement, si cher aux ethnomusicologues, au prisme d’une « ethnomusicologie impliquée » (Aubert et al., 2016 : 10, cité par Olivier 2022b). La question des restitutions des résultats des enquêtes ethnomusicologiques auprès des communautés concernées s’avère une préoccupation essentielle des ethnomusicologues avant même de commencer leurs terrains, ceci notamment pour satisfaire les chartes d’éthique des bailleurs de fonds subventionnant les recherches en sciences humaines et sociales. Les choix méthodologiques, la réflexivité, les positionnements éthiques et l’horizontalité de la relation d’enquête sur le terrain figurent désormais au cœur de tout travail ethnographique.
Le statut des enregistrements audiovisuels réalisés sur le terrain pose également plus que jamais question. Si les enregistrements ont été pensés initialement comme des matériaux bruts utiles à l’analyse post-terrain, leur usage plus ou moins public en différents contextes et sur diverses plateformes nécessite un encadrement précis pour respecter l’ensemble des droits et devoirs afférents. L’inclusion d’enregistrements de terrain dans des formats podcast ou leur diffusion lors d’émissions de radio ou dans des contextes de retransmission plus performatifs, à l’instar des DJ sets proposés dans différents lieux de Genève par Madeleine Leclair17, sont autant d’exemples qui impliquent une connaissance rigoureuse de la chaîne juridique autorisant ou restreignant l’usage public de ces matériaux. Ces démarches permettent d’interroger de nouveau les auctorialités en jeu, de la même manière que les travaux issus des projets soutenus par l’ANR mentionnés précédemment ont permis de réattribuer la notion d’auteur aux musiques dites traditionnelles et de tradition orale et d’en examiner toute la complexité. Notons également qu’un nombre croissant d’ethnomusicologues se tournent vers l’anthropologie visuelle et le cinéma documentaire pour présenter leurs recherches. Au-delà des enjeux liés aux productions audiovisuelles d’un travail ethnographique — un aspect d’ailleurs relevé par Talia Bachir-Loopuyt à propos du chapitre de Barley Norton dans l’ouvrage qu’elle a analysé — celles-ci peuvent représenter des voies alternatives pour mener les enquêtes de terrain puis pour restituer les savoirs auprès des acteurs·rices concerné·es.
Au-delà des questions relatives au recours à l’audiovisuel, de nombreuses manifestations scientifiques (colloques, journées d’études, etc.) articulent désormais les travaux des chercheur·euses aux présentations artistiques sous diverses formes — ce que soulignent Elbaz et Gabry-Thienpont dans leur feuillet d’actualité. Les programmes incluent non seulement des concerts, DJ sets et performances, mais aussi des master classes ou ateliers pratiques délivrés par les artistes avec lesquel·les collaborent les chercheur·euses sur leurs terrains. Ces derniers·ères sont également invité·es à s’exprimer par eux·elles-mêmes et différents formats de présentation ou de dialogue sont imaginés par les organisateurs·rices de ces événements. Le récent colloque Cultures populaires et identités en actes. Technologie numérique, musique et danse en Afrique et au-delà, dernier événement organisé à Aubervilliers dans le cadre du projet Afrinum18 en mars 2024, a particulièrement illustré ce point19. Ces enchevêtrements sont également explorés par Anna Cuomo dans son feuillet d’actualité présentant un autre colloque, celui qui s’est tenu à la Philharmonie de Paris en marge de l’exposition HIP-HOP 360, Gloire à l’art de rue (décembre 2021 -juillet 2022)20.
Les enjeux de mise à disposition et de partage des données et archives de la recherche que ces différents exemples soulèvent, figurent au cœur du projet Immersions coordonné à l’université Paris Nanterre par Nicolas Prévôt et Magali de Ruyter, que cette dernière présente dans un feuillet d’actualité. Considéré comme un double projet de recherche-action et de recherche-création multimédia, Immersions réunit le webdocumentaire INOUÏ — Musiques du monde de Nanterre21 et la visite virtuelle en ligne Chez Rouget de l’appartement parisien de l’ethnomusicologue. Favorisant une approche immersive et interactive, en ligne et libre d’accès, des données de la recherche scientifique, le projet relève d’un double objectif de formation universitaire à visée professionnalisante, et d’ouverture de ces données à des publics variés, académiques ou non. Mis en regard dans ce numéro, un autre feuillet d’actualité, rédigé par Julie Oleksiak et Laura Souillard, présente la cartographie Infrasons, portée par le centre des musiques traditionnelles Rhône-Alpes (CMTRA) et l’agence des musiques des territoires d’Auvergne (AMTA). Dédié aux patrimoines sonores de la région Auvergne–Rhône-Alpes, Infrasons22 mobilise les outils numériques et les représentations cartographiques pour valoriser des contenus sonores jusque-là peu accessibles et favoriser le dialogue entre les premiers acteurs·rices concerné·es (habitant·es, artistes, associations, etc.) et les métiers du patrimoine, de la documentation et des SHS pour « repenser les espaces de construction collective de connaissances ». Ces contributions permettent d’insister sur le rôle grandissant des associations et autres collectifs ancrés dans les territoires dans la construction de la discipline. En croisant recherche et création à partir d’archives sonores, ces projets interactifs et collaboratifs proposent des formats innovants bénéficiant des outils numériques pour œuvrer à la mise en valeur et au partage éthique des données de la recherche, tout en permettant de rendre l’ethnomusicologie accessible au plus grand nombre.
D’autres recherches, relevant des sciences du numérique, développent des réflexions similaires, plus directement portées sur la création musicale coproduite par des entités humaines et non-humaines, ou dans une situation individuelle d’expérience de réalité augmentée. Les travaux actuellement menés au sein du programme européen Raising Co-Creativity in Cyber-Human Musicianship (REACH)23 et du projet Improtech, fondé en 2012, illustrent ce déploiement des méthodes et des techniques, notamment dans les rencontres musicales hommes-machines. En croisant l’art de l’improvisation avec les cultures émergentes de l’intelligence numérique, les chercheur·euses et musicien·nes impliqué·es explorent et assument la cocréation homme-machine, et la développent. Ils·elles réfléchissent aux modalités et aux opportunités de ces interactions, et les modélisent, pour explorer et augmenter le potentiel créatif, voire individuel et social, du musicien (Assayag, Chemillier, Lubat 2021).
Ces enjeux méthodologiques amènent au constat que le champ de recherche des ethnomusicologues et anthropologues de la musique a considérablement élargi les contours de l’objet « musique » en intégrant pleinement les dimensions du sonore et de l’audible. L’ethnomusicologie comme l’anthropologie de la musique évoluent ainsi en parallèle des méthodes et réflexions liées aux anthropologies des sens, du sonore et du sensible. Un exemple figure là encore dans l’article de Bachir-Loopuyt, avec le résumé d’un texte de Rachel Harris sur les Ouïghours inclus dans l’ouvrage recensé : les travaux de cette ethnomusicologue britannique analysent en les croisant différentes pratiques sonores qui contribuent, selon elle, à la transmission et à l’intégration de la foi24. En filigrane apparaît ici l’attrait de l’ethnomusicologie, et plus largement, des SHS pour la notion de « paysage sonore », élaborée par le musicologue et théoricien de la musique canadien Raymond Murray Schafer à la fin des années 1960, et qui a donné lieu à une somme de publications depuis, tant la notion a été discutée25. Apparaît également l’héritage des travaux de l’ethnomusicologue Steven Feld : dans les années 1970, Feld proposait « une anthropologie du son » (Feld et Boudreault-Fournier 2019) pour dépasser ce qu’il considérait être les limites de l’anthropologie musicale de Merriam et Blacking. Il a construit ensuite le concept d’« acoustémologie », mélange entre « acoustique » et « épistémologie », pour envisager le son comme voie de connaissance (Feld 2003). Il formalisait ainsi le fait que le son peut, voire doit se comprendre dans ses contextes (physiques, culturels), ses relations et ses interactions, et qu’il en devient ainsi pleinement heuristique. Mais il entérinait plus largement l’existence d’une anthropologie par le son, qui consiste à considérer les sons comme des outils de recherche et de diffusion des connaissances anthropologiques.
Parmi les approches initiées par les ethnomusicologues dans le sillage de ces notions et de leurs développements se situent pour le champ francophone les travaux de Christine Guillebaud, responsable du collectif d’Anthropologie des MILieux SONores (MILSON), réseau de recherche créé dans les années 2010. L’ouvrage qu’elle a codirigé avec Catherine Lavandier sur les espaces sonores rituels et sur lequel Sandrine Teixido réfléchit dans ce dossier ne rassemble pas des contributions d’ethnomusicologues (à l’exception de celle de Christine Guillebaud), mais il défend l’intérêt d’une démarche multidisciplinaire qui mêle intimement l’ethnomusicologie à l’histoire, l’acoustique et l’architecture. Cette étude propose ainsi une approche perceptuelle des espaces religieux, en s’appuyant sur un aspect central de l’ethnomusicologie : celui de l’écoute. Sandrine Teixido insiste sur l’apport de cette approche pour l’ethnomusicologie, en ce qu’elle renouvelle l’intérêt pour les processus acoustiques tout comme elle permet de relancer le débat épistémologique sur la place de l’écoute et du sonore au sein de cette discipline (Steingo et Sykes 2019).
L’ouvrage Street Sounds de Ziad Fahmy inclus dans ce dossier et traité par l’anthropologue Nicolas Puig s’inscrit quant à lui plus directement dans le champ des sound studies (Sterne 2015) combiné à l’histoire — rapprochement disciplinaire notamment développé, en France, par l’ethnomusicologue Luc Charles-Dominique (2009, 2013). Fort de sa double expérience cairote et beyrouthine sur l’étude des perceptions sensorielles menée à partir de parcours sonores26 qu’il présente brièvement dans son article, Puig propose sa lecture d’un travail qui historicise les sons de la modernité égyptienne. Il situe l’ouvrage recensé dans le « tournant auditif » (Ochoa Gautier 2014, cité par Puig dans ce numéro) qui touche de façon assez globale l’ensemble des SHS. Ce tournant va même jusqu’à dépasser la chronologie de la reproduction sonore pour saisir ses enjeux dans l’antiquité (Emerit, Perrot, Vincent 2015). Mais c’est dans Le Caire du XXe siècle que se situe ici l’action, ville aujourd’hui d’une densité sonore qui épouse une densité humaine et un patchwork social. Les sons, racontés par l’historien Ziad Fahmy, sont explorés dans ce qu’ils révèlent de l’histoire des sensorialités cairotes et des pratiques urbaines propres à la capitale égyptienne, évoluant dans l’entrelacs des jeux de pouvoir, de différences sociales et de compétition religieuse. Cette lecture permet à Puig de développer le paradigme de l’électrification et d’énumérer ses différents impacts sur les pratiques qui croisent sans pouvoir toujours les distinguer musiques, sons et esthétiques sonores dans les trames du quotidien27. Cette « organisation sonore du social » (Puig, dans ce numéro) fait écho à la proposition théorique des « lieux de mémoire sonore » faite par le musicologue Luis Velasco-Pufleau et l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault (2021), située au croisement du patrimoine et des sound studies. De la même manière que Katell Morand l’analyse dans ses travaux sur la poésie chantée en Éthiopie et ses relations avec le conflit et la mémoire (Morand 2017, 2020 ; Morand, Marmone et Calapi 2020), cette proposition invite à penser le sens des sons et des musiques audibles, voire sciemment utilisés dans des situations de violence, que ce soit en tant qu’arme de destruction ou en tant que ressources symboliques structurantes. Musiques et bruits dessinent ainsi le lien entre les individus, qu’il soit gage de familiarité, d’étrangeté ou de conflit (Bachir-Loopuyt et Damon-Guillot 2019).
Pas de doute : aux côtés de l’histoire, des sciences politiques et de la sociologie, les perspectives émanant de l’anthropologie sensorielle, des performance studies, de l’anthropologie de la danse ou de l’ethnoscénologie, et des sciences cognitives et informatiques, irriguent résolument les travaux produits sur la musique à l’heure actuelle.
Conclusion
Au sein d’un numéro de la Revue de musicologie, Talia Bachir-Loopuyt et Marlène Belly remarquaient « la présence multiple et diffuse de l’ethnomusicologie (ou des figures que l’on rattache aujourd’hui à cette notion) » (op. cit. : 696). Ce constat s’applique à d’autres espaces, notamment académiques et éditoriaux. À partir d’une sélection d’ouvrages parus récemment en français ou en anglais, le présent dossier illustre cette diversité des approches méthodologiques, ainsi que le renouvellement des objets de recherche et de positionnements épistémologiques. Il s’inscrit dans une recrudescence de travaux et de réflexions sur la discipline, son sens et ses méthodes aujourd’hui. Les lectures rassemblées ici mettent en valeur la pluralité de l’objet musique et des champs de compétences plurielles qu’il sollicite, voire provoque par ses spécificités. En cela, ces productions récentes concourent à réfuter, avec Denis Laborde, une quelconque « crise de l’ethnomusicologie » (2012a), au sens existentiel du terme. La discipline sait en effet se renouveler en permanence, que ce soit au niveau de ses objets de recherche, des méthodes mises en place pour collecter, analyser, restituer les données des terrains qui ne cessent de gagner en variété — les ethnomusicologies du numérique se montrent particulièrement habiles à saisir quasiment en temps réel les innovations technologiques qui ne cessent de se déployer — et le renouvellement des approches semble à l’heure actuelle assuré. Désormais, la musique, et plus largement les arts de la performance comme la danse, sont invoqués comme objets d’étude importants de l’anthropologie, d’autres disciplines des SHS (sociologie, histoire, géographie, psychologie), mais aussi d’autres champs scientifiques (sciences cognitives, neurosciences, intelligences numériques, etc.), démontrant, s’il le fallait, le caractère fondamental de la musique dans la fabrique des sociétés et des subjectivités contemporaines.
Force est pourtant de constater la pénurie des postes pérennes de recherche et d’enseignement accordés aux ethnomusicologues. Si crise il y a, elle est certainement institutionnelle et organisationnelle. L’on peut par exemple déplorer qu’il n’y ait plus d’ethnomusicologue en poste au musée du quai Branly-Jacques Chirac pour s’occuper à plein temps des instruments de musique pourtant visibles dans les vitrines de la grande tour centrale. En revanche, nous nous réjouissons de l’actuelle volonté du musée de la musique de Paris de reconfigurer la partie de la collection permanente dédiée aux « instruments du monde » en collaboration avec Nicolas Prévôt, ou des nombreuses expositions consacrées par la Philharmonie de Paris à des genres musicaux comme l’Afrobeat nigérian de Fela Kuti, le reggae jamaïcain, le hip hop ou encore le métal. La mise à l’honneur de musiques dites populaires dans cette institution parisienne signale la légitimation d’un intérêt nouveau pour des pratiques musicales qui ont pu être jusqu’à récemment marginalisées.
Ce dossier permet ainsi d’opérer un retour réflexif sur l’histoire et l’évolution de la discipline au vu de productions récentes en termes de publications, productions multimédias et événements scientifiques. Ces travaux montrent tant les orientations actuelles en ethnomusicologie que la manière dont elles émergent en lien avec l’histoire de la discipline. L’ethnomusicologie s’est construite de façon continue, par les voies originales empruntées par ses acteurs et actrices, et les lignes qui précèdent en dévoilent, sans doute trop succinctement, la chronologie. C’est pourtant bien par la spécificité de son histoire que la discipline et ses orientations passées et contemporaines peuvent être comprises. En faisant émerger une synthèse des méthodes, des choix thématiques et épistémologiques opérés par les chercheur·euses aujourd’hui, ce numéro spécial permet d’établir un bref état des lieux des pratiques actuelles en ethnomusicologie, tout en montrant la richesse de ce champ disciplinaire tel qu’il est développé en France, tant par ses membres fondateurs que les nouvelles générations de chercheur·euses.