Compte rendu de Lakoff Andrew, 2017, Unprepared. Global health in a Time of Emergency. Oakland California, University of California Press.
Unprepared rassemble en un seul volume les travaux d’Andrew Lakoff publiés de 2007 à 2016, révisés et complétés. Les premiers travaux sont initialement publiés alors que les États-Unis viennent de subir l’ouragan Katrina (août 2005) et les épidémies de grippe aviaire (2005 et 2009). Ils s’échelonnent jusqu’aux épidémies de Zika (2016) et de fièvre à virus Ebola dans les pays la Mano River (2013-2016)1. La lecture combinée de ces articles donne l’occasion d’apprécier dans son ensemble le travail de leur auteur, de replacer la série des événements et des normes qui les encadrent dans le temps long et à la lumière de notre actualité épidémique. Cette lecture est d’autant plus salutaire qu’elle offre un exemple de ce que peuvent les sciences sociales lorsqu’elles se déploient dans toutes leurs dimensions. C’est-à-dire lorsqu’elles appréhendent le temps long et contextualisent le présent au regard du premier, des réseaux de significations et des rapports de pouvoir qui sous-tendent pratiques d’acteurs et logiques institutionnelles, autrement dit lorsqu’elles sont comparatives dans le temps et l’espace.
Une généalogie de la preparedness
L’ouvrage de Lakoff analyse l’avènement de la preparedness, un ensemble de techniques combinées et constituant une norme d’anticipation développée depuis l’après-Seconde Guerre mondiale jusqu’à nos jours. L’auteur relate comment la notion prend forme dans le contexte de la guerre froide aux États-Unis où la question d’une attaque nucléaire soviétique apparaît comme un événement peu probable, mais auquel la nation américaine doit cependant se préparer, à l’échelle domestique et à l’échelle fédérale.
La preparedness doit beaucoup aux réflexions d’Herman Kahn et à la Rand Corporation (Research and Development Corporation), Think Tank qui l’emploie. Kahn, dans le but de préparer les États-Unis à une possible attaque thermonucléaire, invite à « penser l’inconcevable » (Kahn 1962) et propose de développer une préparation fondée sur l’écriture de scénarios (p. 23). Le risque biologique prend ensuite le relais de la menace nucléaire. Pour les acteurs américains de la santé publique, il ne s’agit plus d’anticiper un risque calculé à partir de probabilités, mais plutôt, partant du principe qu’il adviendra, de s’y préparer. Lakoff retrace ainsi comment en quarante ans, la façon de penser les maladies infectieuses a fait l’objet d’un changement de paradigme radical, passant d’une grammaire du risque mobilisant l’outil statistique et la prévention à celle du danger et de la préparation à son apparition (chapitre 1, p. 13-34). Dans les années quatre-vingt-dix, la notion de preparedness est au cœur des institutions mondiales de santé, entretenue par les épidémies zoonotiques émergentes ou réémergentes qui circulent sur le globe : Zika (1954), Marburg (1967), Lassa (1969), Ebola (1976), VIH (1981), Nippah (1996), grippe aviaire (2005 et 2009). Les actions mises en place par les acteurs de la global health (institutions onusiennes, universités et coopérations bilatérales ou ONG) sont développées à l’échelle planétaire au nom à la fois du devoir moral d’agir là où les moyens sanitaires manquent et en raison de la reconnaissance de la globalisation du risque, ce que Lakoff désigne comme le double régime de la Global Health (chapitre 3, p. 67-94).
David et Le Dévédec (2019) ont quant à eux souligné que la preparedness se réalise concrètement par le développement de technologies de surveillance et de diagnostic, par la constitution de stocks de masques, de vaccins, etc. Elle se traduit également par la mise en place d’une surveillance globale illimitée dans le but d’identifier toute nouvelle émergence ou résurgence avant qu’elle ne devienne pandémique, ce que King définit comme une « clinique globale » (King 2002 : 775). En ce sens elle a également à voir avec la constitution d’un marché (ibid. : 776-777). Elle prend la forme d’exercices (en ligne ou sur site) fondés sur des scénarios inspirés d’expériences épidémiques passées et visant à simuler une épidémie à venir (Keck et Lachenal 2019). Si Lakoff traite de la généalogie des normes de preparedness et des questions techniques et politiques qu’elles soulèvent et reprend les travaux de King (2002), ce que celles-ci deviennent lorsqu’elles sous-tendent les pratiques ordinaires de la surveillance dans des réalités localisées reste un point aveugle de sa réflexion.
Preparedness et surveillance One Health : la surveillance épidémique comme « chorégraphie ontologique »
Inscrite dans le paradigme du One Health (une seule santé), la surveillance repose sur la reconnaissance du lien entre humains, non-humains et environnement en termes de risque de contamination et promeut la mise en place de plateformes orchestrant la surveillance épidémique multi-espèces et environnementale dans des zones identifiées comme des « hotspots » (Brown et Kelly 2014) ou territoires sentinelles (Keck 2020). Le paradigme One Health repose sur la reconnaissance de l’interconnectivité du monde (un monde, une santé) et du fait que ce monde est « partagé » entre les espèces (humains et non-humains) et l’environnement, il conduit cependant à sous-estimer les relations de pouvoir entre les différentes parties du monde, tant dans l’exposition au risque, les moyens de lutter contre les épidémies que dans la définition même de l’agenda du One Health et du risque lui-même (Craddock et Hinchliffe 2015). Les sciences sociales ont identifié les frictions qui peuvent résulter de ces interactions comme l’enjeu de la reconnaissance des voix subalternes dans la définition des risques (Giles-Vernick et al. 2015).
La gouvernementalité globale des maladies zoonotiques s’incarne au sein de ces plateformes One Health, l’un des principaux instruments de la surveillance des maladies émergentes et réemergentes. Elles sont chargées d’identifier la survenue des zoonoses et d’alerter les autorités compétentes et associent acteurs de la santé animale, humaine et environnementale, mais également chasseurs, mères d’enfants présentant des fièvres, pangolins, agoutis, chauve-souris et virus. Elles peuvent être pensées comme lieu d’une « chorégraphie ontologique » (Cussins 1996, puis Thompson 2005), un espace sociotechnique où se rencontrent émotions, techniques, sentiments, etc. L’activité de ces plateformes s’apparente à une négociation, relevant de ce que Charris Cussins a défini comme une « chorégraphie ontologique » à propos de ce qui se jouait au sein de laboratoires de procréation médicalement assistée accueillant en leur sein agents de santé, spécialistes de la reproduction et leurs outils, et mères en désir d’enfant : « J’ai appelé la constitution d’un espace fonctionnel rendant compatible le pouvoir référentiel entre des choses de nature différente, la chorégraphie ontologique. La chorégraphie est l’action coordonnée de nombreux acteurs ontologiquement hétérogènes au service d’un soi à long terme » (Cussins 1996 : 600)2. Ces plateformes sont mises en place notamment dans les pays ayant connu des zoonoses récentes (République Démocratique du Congo, République de Guinée, etc.) aux échelles sous-préfectorales, préfectorales, régionales et nationales. Lakoff ne mobilise pas la notion de chorégraphie, dans son ouvrage il est plus intéressé par la circulation – et l’historicité – des idées qui gouvernent la preparedness que par la description ethnographique de la manière dont elle se met en œuvre empiriquement.
À la différence du laboratoire de reproduction médicalement assistée étudié par Cussins et agissant au service du sujet, dans le contexte de la surveillance, la chorégraphie met en mouvement différentes entités au service du gouvernement du risque. La notion de chorégraphie invite à saisir comment différents régimes ontologiques pensent le risque (Descola 2005), entrent en contact, collaborent et/ou entrent en friction au sein de ces plateformes. Elle invite à interroger comment humains et non-humains co-construisent la prévention du risque. Analyser les « chorégraphies ontologiques » qui résultent de ces rencontres permet d’interroger les conditions dans lesquelles les collaborations sont possibles entre différents mondes dans le domaine de la santé globale.
Au fil de la lecture des chapitres de Lakoff, chaque nouvelle épidémie n’apparaît comme ni totalement inédite, ni entièrement reproduite. Elles sont nourries par un assemblage de débris historiques : l’héritage de la guerre froide, le souvenir d’une épidémie précédente où l’intervention était trop lente, ou d’une autre encore où elle était trop rapide. Ainsi, la preparedness apparait dans sa dimension utopique non seulement parce qu’elle repose sur une notion de progrès idéalisé, mais aussi parce qu’elle ne prend pas en considération la question des inégalités et des contextes dans lesquels les épidémies s’inscrivent (Birn 2020). Pour autant, Lakoff n’est pas dans une posture critique facile qui consisterait pour l’observateur à simplement décrire l’inefficacité des dispositifs. Il cherche plutôt à comprendre : « comment les normes de la preparedness sont parvenues à structurer la pensée et l’action des experts concernant les maladies infectieuses » (p. 12)3.
Lakoff aborde son sujet comme ethnographe et sociologue. Mais son ethnographie est d’abord historique et sa sociologie des idées. Il s’intéresse plus à la façon dont le risque d’émergence a été constitué dans le temps long et comment la norme de preparedness s’est imposée et moins à la façon dont cette norme et les pratiques qui y sont associées circulent et s’inscrivent dans des réalités locales à l’échelle globale. En outre, si Lakoff suspend le jugement, décrit et rend intelligible les rationalités et pratiques des acteurs, s’il convoque la longue durée pour les discuter au regard des expériences du passé qui nourrissent les formes d’engagements des contemporains, ces derniers sont surtout nord-américains. Le contexte de la guerre froide, on l’a dit, apparaît ainsi comme un moment fondateur de la notion de preparedness ayant ensuite infusé au cœur des logiques de la Global Health (chapitre 2, p. 35-66). Mais c’est aussi sur l’expérience cumulée des épidémies précédentes que se fondent les exercices et dispositifs de préparation et l’identification d’une urgence de santé publique de portée internationale, PHEIC (Public Health Emergency of International Concern). C’est au nom des expériences cumulées que des fonds d’urgence importants sont débloqués ou que des campagnes de vaccination massives sont mises en place. Ainsi la crainte de l’accusation d’une réponse trop lente et timorée incite les acteurs de santé publique à répondre rapidement et massivement. L’inverse est également vrai et les acteurs peuvent tarder à répondre de crainte d’être accusés d’avoir réagi trop rapidement4. Les acteurs agissent ainsi non seulement conformément aux normes de la preparedness, mais ils réagissent également à la crainte d’être tenus responsables. L’incertitude n’est donc pas seulement celle de la nature du virus qui viendra ou celle de l’état de préparation des États, mais c’est aussi l’incertitude concernant la façon dont les décisions prises dans l’action seront jugées (chapitre 4, p. 95-118).
Lakoff relate ainsi comment à partir de la fin des années 1980, début 1990, « le domaine fragile et toujours incertain de la sécurité sanitaire globale a été bricolé » (p. 7)5. Le domaine des pathogènes émergents est constitué à partir de cette époque et pendant la vingtaine d’années suivantes grâce au travail articulé des experts, des scientifiques, des États mais aussi des non-humains réunis au sein de dispositifs de surveillance locaux avec des ramifications globales (Brown et Kelly 2014 ; Keck 2020). « Dans ce cas, la catégorie technique et administrative "d’urgence sanitaire globale" est le produit non seulement de formes d’interactions humano-écologiques à partir desquelles de nouveaux pathogènes émergents, mais également de cadres scientifiques et de pratiques étatiques visant à connaître et à gérer ces pathogènes » (p. 7)6.
L’entreprise de connaissance comporte également sa part de risques et de controverse comme le rapporte le chapitre 5 (p. 118-139) consacré aux débats suscités par les expérimentations menées en laboratoire sur la capacité de mutation du virus H5N1 et leurs conséquences en termes de transmissibilité par aérosol. Le statut des virus n’est pas définitif. Dangereux, mais isolé dans la forêt, il n’est pas menaçant (Ebola à Kikwit) ; il le devient lorsqu’il apparaît qu’il peut voyager (Ebola dans les pays de la Mano River). Ainsi Lakoff souligne que l’urgence de l’intervention ne dépend donc pas tant de la nature du virus, que de sa capacité à menacer le monde et plus particulièrement les pays du Nord. La lecture de l’argument de Lakoff offre ainsi une piste de compréhension des inégalités criantes dans le développement des vaccins contre la COVID-19, Ebola et le paludisme, la faiblesse des programmes de lutte contre les maladies non transmissibles. Elle permet également d’interroger la relative invisibilité entourant aujourd’hui l’épidémie de VIH/sida qui pourtant, associée au COVID-19, constitue un problème majeur de santé publique sur le continent africain (Nasir et al. 2022), alors que dans les pays les plus avancés, depuis la mise sur le marché des traitements antirétroviraux (Peretti-Watel et al. 2008), pré- et post-exposition (Nicolas et al. 2021), le VIH/sida semble avoir acquis le statut de maladie chronique.
La preparedness et les inégalités
La question des inégalités induites ou reproduites dans le cadre de l’agenda de la santé globale ne fait pas l’objet de la réflexion de Lakoff, ni celle de l’établissement de scores visant pour les agences onusiennes à évaluer le niveau de préparation des États. Ce dernier point a cependant fait l’objet d’une parution récente (Lakoff 2021) dans laquelle l’auteur poursuit sa réflexion et fonde sa discussion sur les failles de la réponse des États-Unis à la COVID-19, malgré la note mondiale la plus élevée qui leur a été attribuée en 2019 par l’index de sécurité sanitaire mondiale. L’attribution de ces scores est un résultat empirique de l’imposition des normes de preparedness dont Lakoff retrace la généalogie.
L’indice de vulnérabilité aux maladies infectieuses (IDVI) est ainsi un outil quantitatif visant à fournir une métrique synthétique de la vulnérabilité aux maladies infectieuses (Moore et al. 2017). Quant à la base de données SPAR (Self-Assessment Annual Reporting) des États parties (Règlement sanitaire international de l’OMS 2005, International Health Regulation 2021), elle contient 24 scores indicateurs « organisés et regroupés en fonction des capacités suivantes : législation (trois), coordination du règlement sanitaire international (deux), zoonoses (un), sécurité alimentaire (un), laboratoire (trois), surveillance (deux), ressources humaines (un), cadre national d’urgence sanitaire (trois), fourniture de services de santé (trois), communication (un), points d’entrée (deux), événements chimiques (un) et urgence radiologique (un) » (Gilbert et al. 2020 : 872).
Force est de constater avec Lakoff (2021) qu’un bon score dans ces systèmes métriques n’a pas été un prédicteur de succès dans la gestion de la pandémie de COVID-19. Au final, les États ont eu recours à une réponse au risque aussi ancienne que les épidémies : fermeture des frontières et gestes barrières, soit isolement et quarantaine. Décrites dès le 13e siècle en Europe (Grmek 1980), c’est la réponse faite à l’époque coloniale aux épidémies de fièvre jaune sur le continent africain ou au choléra (Chiffoleau 2015). Ces pratiques caractérisent également la réponse initiale mondiale au VIH/sida (Farmer 1992). L’amélioration du diagnostic, la capacité à produire des vaccins a quant à elle certes eu un impact, mais celui-ci reste mitigé par l’extrême mutabilité du virus, l’absence de solidarité vaccinale, et la faiblesse des systèmes de santé (Gomez-Temesio et Le Marcis 2020).
Au même titre que l’histoire de la vaccination fondée sur l’analyse de ses multiples dimensions : scientifiques, économiques et culturelles (Moulin 1996), ou que celle de la COVID-19 en France qui a quant à elle nécessité une analyse articulée des problèmes moraux et de gouvernance (Bergeron et al. 2020) que ne manquent pas de soulever les épidémies, tout au long des pages de son ouvrage, Andrew Lakoff démêle les fils qui tissent la preparedness — technologies, utopies, scenarios — entendue comme assemblage de normes visant à conférer aux autorités politiques la capacité d’anticiper les épreuves que constituent les épidémies pour le pouvoir dans sa capacité à prévenir, à identifier et à soigner (Fassin 1996).
L’épidémie de COVID-19 et les programmes de vaccination et de surveillance génomique qui lui sont associés sont un exemple de cette dimension politique. On retrouve dans cette question la tension inhérente à la Global Health — et discutée par Lakoff (chapitre 3, p. 67-94) — entre une logique sécuritaire — identifier le risque là où il émerge pour anticiper, voire prévenir sa circulation — et humanitaire — devoir moral de prendre soin des populations au-delà de ses propres frontières nationales.
Au printemps 2022, le vaccin ne semble pas avoir apporté une réponse définitive à l’épidémie et les variants du covid circulent. En cause, au-delà de la qualité intrinsèque du virus qui le rend apte à se transmettre, à se répliquer et donc à muter — rendant ainsi les vaccins inopérants —, les inégalités d’accès aux vaccins à l’échelle planétaire associées à la lassitude vaccinale des populations alors qu’elles sont invitées à effectuer une quatrième ou cinquième dose. Cette lassitude doit s’analyser en parallèle de l’anxiété vaccinale (Leach et Fairhead 2007). Dans le contexte de la COVID-19, il s’agit de l’anxiété de ceux qui refusent la vaccination par peur de ses effets ou parce qu’ils la considèrent simplement comme non pertinente — car l’épidémie est perçue comme extérieure à leur réalité et simple opportunité politique (Attas et al. 2022) mais également de l’anxiété de ceux qui se demandent comment accéder aux vaccins (Leach et al. 2022). Partout l’indice de positivité7 remonte même en Europe malgré une couverture vaccinale importante. Cette couverture vaccinale traduit à l’échelle mondiale les inégalités assumées dans la valeur relative accordée aux vies des humains dans les pays les plus riches et les plus pauvres. Quand l’Europe présente un taux moyen de vaccination de plus de 70 %, celui de l’Afrique est de moins de 20 %8. En conséquence, ici l’immunité est octroyée par le vaccin, là-bas elle semble devoir s’acquérir par l’exposition naturelle au virus. Le faible taux de vaccination sur le continent africain est moins lié aux réticences vaccinales – réelles par endroit et relatives aux contextes politiques et historiques de mise en place des campagnes (Leach et al. 2022 ; Attas et al. 2022) — qu’à l’absence criante de produits et à l’échec de l’initiative COVAX9. Le continent africain semble une fois encore condamné à servir de lieu d’extraction (Magrin 2013 ; Ostergard Jr. 2021).
La mise en place en cours des dispositifs de surveillance de la circulation des variants (initiatives Afroscreen et Africa Pathogen Genomics Initiative10), si elle va participer au renforcement des capacités diagnostiques (matériel et expertise) et, comme indiqué sur le site de l’Africa Pathogen Genomics Initiative, permettre de produire des vaccins pour les populations les plus à risque, rien n’indique que les populations africaines seront considérées « à risque » et aucune garantie n’est fournie quant à l’allocation aux pays africains d’une partie des vaccins ainsi produits.
Élargir le sens de la preparedness ?
Des voix s’élèvent pour dénoncer cette situation (Lees et al. 2021). D’autres soulignent en France en quoi les réponses apportées à l’épidémie sont à la fois le produit d’un désengagement étatique dans le financement de la santé sur la longue durée (Gaudillière et Beaudevin 2020) et de la négociation dynamique du manque (de tests, de personnel) pendant la durée de l’épidémie, tant au niveau des politiques publiques — la quarantaine s’imposant comme moyen de gérer le manque —, qu’au niveau des réponses bricolées par les acteurs (cliniciens, biologistes) pour y faire face (Beaudevin et al. 2021). Des économistes appellent à penser les brevets et technologies relatifs aux vaccins comme des biens communs (Cassier 2021 ; Coriat et al. 2022). Ce faisant, ces travaux, à l’instar de l’ouvrage de Lakoff, sortent les sciences sociales d’une posture confinée soit à l’analyse des réticences vaccinales et des thèses conspirationnistes (qui invisibilisent les inégalités profondes qui structurent l’offre vaccinale), soit à la collecte de récits, expériences et autres mémoires épidémiques alimentant une économie mémorielle au présent au détriment d’une analyse de l’épidémie comme réalité socio-politique et technique.
La nécessité d’améliorer la capacité du système de santé à détecter précocement et à guérir est patente, mais il reste que la préparation aux épidémies gagnerait cependant à être pensée au-delà d’une dimension uniquement technologique et visant la surveillance et le diagnostic (David et Le Dévédec 2018 ; Keck et Lachenal 2019). Les résistances aux mesures prises contre la COVID-19 de par le monde invitent, plutôt qu’à rejeter les voix dissonantes dans le domaine du complotisme et de l’obscurantisme, à les comprendre comme la revendication d’une capacité d’agir dans un monde largement incertain, alors que la confiance envers les élites politiques s’érode. Elles appellent à considérer les citoyens comme possible partie intégrante des stratégies de préparation plutôt qu’à les exclure. Pour ce faire, la notion de préparation gagnerait à être pensée en termes de mémoire présentant une double dimension : l’une est institutionnelle, l’autre populaire. La première renvoie à l’expérience collectivement acquise par les États qui favorise une réponse institutionnelle aux menaces de pandémie, mais parfois la neutralise — quand elle conduit les États à privilégier la simple reproduction de réponses utilisées dans d’autres épidémies à une posture réflexive et attentive aux spécificités du présent. La seconde est liée à ce que Didier Fassin a défini comme l’incorporation de l’histoire (2006). Il s’agit de la mémoire incorporée à la suite de l’expérience objective et de la compréhension subjective de celle-ci, favorisant la manière dont les gens donnent un sens au présent et s’y engagent. Cette incorporation peut avoir de longues racines dans l’histoire coloniale (White 2000) ou dans un passé plus récent (Gomez-Temesio et Le Marcis 2017). Elle peut être motrice de résistance ou de participation active.
Les programmes de préparation discutés ici se fondent sur la confiance en la technologie — à travers la capacité de diagnostic — et l’idée que les pandémies se répètent. Mais la réalité empirique résiste (Olivier de Sardan 2021) et la COVID-19 n’est pas Ebola. L’illusion d’une solution technologique minimise la nécessité de situer les interventions dans des contextes spécifiques alimentés par des politiques et des histoires. Ce qui est loué pour sa capacité à anticiper l’avenir (préparation) produit ainsi sa part d’ignorance. Elle détermine à l’avance ce qui doit être connu et donc ce qui sera ignoré : les autres pathologies, les nouveaux virus, les inégalités de santé, le contexte politique et économique dans lequel les épidémies se déploient. Par définition, comme le montre amplement Lakoff, la préparation en tant que norme d’anticipation, laisse de côté des éléments qui n’entrent pas dans son scénario. Cependant en tant que norme et ethos elle peut intégrer des formes d’anticipation basées sur la mémoire des communautés.
Antoine de Bengy Puyvallée et Sonja Kittelsen identifient ainsi à juste titre « certaines des tensions inhérentes à ce nouveau régime de sécurité sanitaire mondiale, notamment la résistance de l’intérêt national, le fait de privilégier les politiques de confinement à celles de prévention, et les réponses technologiques à court terme aux engagements à plus long terme dans le renforcement des systèmes de santé » (Bengy Puyvallée et Kittelsen 2019 : 61)11.
L’épidémie n’existe pas sans son contexte épidémique, et chaque virus implique une réaction sanitaire différente en fonction de ses comportements. Chaque épidémie appelle une approche réflexive qui, si elle tire les leçons des expériences passées, n’en reproduit cependant pas les réponses de manière identique.
En outre, la préparation ne doit pas être pensée et mise en œuvre indépendamment du système de santé général. Qu’est-ce que la préparation sans la lutte contre les inégalités géographiques et socio-économiques en matière de soins ?
Une préparation étendue inclurait alors le système de santé et ses usagers. L’expérience de pays cumulant faiblesse du système de santé et épisodes épidémiques est à ce sujet éclairante. Kamara et ses co-auteurs suggèrent « que les populations rurales de Sierra Leone répondent aux risques d’infection de manière rationnelle et calibrée. Les bénéfices de cette réponse ont été expérimentés lors de l’épidémie d’Ebola de 2014-2015. Nous ne voyons aucune preuve qu’il n’en sera pas de même avec COVID-19. Il faut faire confiance aux communautés pour jouer un rôle plus complet dans le contrôle des infections » (Kamara et al. 2020 : 7)12. Au lieu de travailler contre les communautés en faisant « la guerre aux virus », on gagnerait à collaborer avec elles pour négocier collectivement les risques. Pour reprendre la distinction faite par Lakoff (p. 103) entre la logique actuarielle qui sous-tend la prévention des risques avant l’avènement de la preparedness — calcul de la probabilité pour un risque d’advenir — et les normes de preparedness — qui entendent se préparer un risque anticipé à partir de sentinelles, intégrer la communauté reviendrait en partie à introduire la question de la distribution du risque en tenant compte de la capacité des populations à l’atténuer.
Si les mémoires incorporées au sein des communautés peuvent parfois favoriser les peurs et les logiques d’évitement, elles sont aussi une source puissante de connaissances fondées sur l’expérience sur lesquelles construire des réponses collectives à une pandémie (Richards 2016). La reconnaissance de ces savoirs et expériences pourrait conduire à transformer la preparedness d’un programme vertical et descendant en une préparation assumée collectivement. Les travaux de Lakoff constituent une fondation incontournable de cette réflexion et une invitation à la poursuivre.