À propos du colloque « Les chercheur.e.s face au(x) terrain(s) : Être mis.es à l’épreuve, éprouver et faire ses preuves ». Université de Rouen-Normandie, 7 et 8 avril 2021

Laura Bellenchombre, Chloé Bussi, Léa Castanon, Frédérique Dambre et Clémence Piedagnel

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Laura Bellenchombre, Chloé Bussi, Léa Castanon, Frédérique Dambre et Clémence Piedagnel, « À propos du colloque « Les chercheur.e.s face au(x) terrain(s) : Être mis.es à l’épreuve, éprouver et faire ses preuves ». Université de Rouen-Normandie, 7 et 8 avril 2021 », Lectures anthropologiques [En ligne], 8 | 2021, mis en ligne le 13 février 2024, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/920

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L’origine de ce colloque1 tient à ce que nous, doctorant.e.s en sociologie et en socio-anthropologie du laboratoire DySoLab de l’université Rouen Normandie2, souhaitions proposer une réflexion autour de « l’enquête de terrain », un terme usuel qui renvoie à des réalités différentes (lieu physique, en ligne, archives, etc.). Contrepartie inévitable de notre socialisation professionnelle, nous connaissions alors des épreuves sur nos terrains respectifs, entre doutes, inquiétudes et dilemmes éthiques. Loin de les envisager avec résignation, nous avons choisi de voir ces épreuves comme des étapes nécessaires dans l’acquisition des savoir-faire et des savoir-être en sciences sociales (Beaud et Weber 1997 ; Becker 2002) et, comme le suggère la littérature sur l’observation participante (Peneff 2009) ou l’observation directe (Arborio et Fournier 2015), de développer une démarche réflexive en nous documentant sur les stratégies d’autres chercheur.e.s face à ces difficultés. Plus spécifiquement, nous rapportons ici comment ont été discutées les épreuves du terrain dans leurs dimensions relationnelles et subjectives (1), dans leurs dimensions émotionnelles et corporelles (2), et enfin dans leurs dimensions éthiques et déontologiques (3).

Faire du terrain et être soi : des épreuves de terrain aux preuves de scientificité ?

L’appel à communications invitait à réfléchir sur la question a priori classique de la relation d’enquête et de ses effets (Darmon 2005 ; Pinçon et Pinçon-Charlot 1991). En interrogeant le lien que l’on instaure avec les enquêté.e.s, c’est la question de la subjectivité du chercheur.e qui est ressortie durant ces journées. Cinq ateliers sur neuf ont été consacrés à cette question en interrogeant la gestion des identités multiples du chercheur.e, la place de son corps et de ses émotions et enfin ses valeurs et engagements personnels face au travail de recueil de données. Ces thématiques rappellent que l’objectivité absolue du chercheur.e est intenable dans nos démarches de recherche. Si la personne sociale du chercheur.e a longtemps été éludée et mise de côté dans les écrits en sciences sociales, au profit d’un « nous » représentant l’autorité scientifique, le colloque a rappelé l’importance du soi dans la recherche, en faisant référence au projet d’une neutralité axiologique tenant compte des valeurs et dispositions incorporées par chaque individu (Weber 1959).

L’ensemble du colloque et la diversité des épreuves présentées ont permis de repérer l’existence de postures variées dans le rapport à la subjectivité, complexifiant par-là la binarité du débat entre objectivité et subjectivité. De nombreuses émotions, troubles et malaises ont été évoqués, avec une récurrence autour du sentiment de trahison envers les enquêté.e.s et envers soi-même. Auréliane Couppey3, en enquêtant en tant que femme féministe dans un groupe d’hommes victimes de violences conjugales, s’est heurtée à la distance entre ses propres valeurs et celles, a priori opposées, des enquêtés : « Je me sentais du côté de la violence » exprime-t-elle lors de sa communication. La proximité au terrain a, elle aussi, été présentée comme une épreuve. Dimitri Coste, en enquêtant sur la gendarmerie en tant que fils de gendarme, s’est interrogé sur la recevabilité des données récoltées en off en raison de sa position ambivalente.

Si les communications citées sont exemplaires des tensions que l’on peut ressentir sur le terrain, leur originalité ne doit pas masquer la récurrence du constat que le terrain, proche ou lointain, confronte inexorablement le.la chercheur.e à des épreuves morales. Les réflexions menées ont finalement déplacé le questionnement initialement posé entre objectivité et subjectivité. Romain Juston-Morival explique ainsi que l’on « obtient des données non pas parce qu’on est sociologue, mais parce qu’on a [...] travaillé à ne pas être réduit à sa position de sociologue ». Puisque l’on ne peut se défaire de soi en enquêtant, comment en tenir compte et faire malgré tout preuve de scientificité ?

Cyril Lemieux, lors de la conférence plénière, a ainsi proposé de faire de cette subjectivité un élément de l’analyse, une ressource, afin de faire « toujours plus de sociologie ». Cela suppose alors d’objectiver ses propres dispositions en tant que chercheur.e. La communication de Marwa El Chab a montré combien les caractéristiques, telles que la couleur de la peau ou encore la féminité, sont labiles et nécessitent d’être perpétuellement réinterrogées selon le contexte de l’enquête. Ces caractéristiques subjectives, qui façonnent les expériences de l’enquête, alimentent alors en retour des éléments de compréhension sur ces catégories elles-mêmes ainsi que sur l’objet d’étude. Si être soi et faire du terrain constitue bien une épreuve troublante, l’analyse de nos dispositions conjuguées aux terrains d’enquêtes s’avère heuristique pour la recherche. Au-delà de nos caractéristiques sociales, c’est également l’analyse des ressentis corporels et émotionnels qui peuvent alimenter l’analyse.

L’éprouvé : corps et émotions sur le terrain, où en est-on aujourd’hui ?

Le colloque a fait émerger l’intérêt des chercheur.e.s pour l’apprentissage par corps et celui d’analyser la place du corps dans ses dimensions émotionnelles, sensorielles et affectives, comme outil à part entière du recueil de données. De nombreuses communications sont revenues sur les méthodologies et les façons d’insérer dans l’analyse les expériences émotionnelles et corporelles du chercheur.e. Ainsi, la communication d’Oumaya Hidri-Neys, à partir de ce qu’elle nomme « un retour réflexif sur son bricolage méthodologique » lors de sa pratique de la salsa, montre que l’acquisition du langage indigène ne passe pas toujours par la parole, mais aussi par l’apprentissage d’un langage corporel. Par exemple, en vivant « des perturbations par corps »4, elle décrit la place importante de ce dernier dans l’apprentissage des codes caractéristiques de l’activité et l’intégration au groupe.

Quand certains chercheurs soulignent l’importance des dimensions sensibles dans l’expérience du terrain (Laplantine 2005), d’autres signalent le rôle moteur que peuvent avoir les émotions comme l’angoisse (Devereux 1994) et l’inquiétude (Fassin et Bensa 2008) dans une démarche de questionnement et de connaissance. Ici, ces épreuves servent à comprendre les rapports subjectifs du chercheur.e avec l’objet de recherche. Lors de la conférence conclusive, Aurélie Jeantet a également souligné la capacité heuristique des émotions qui « agissent comme un révélateur. […] Le processus de recherche est imprégné de nos émotions, nous devons nous en servir pour l’analyse ».

Un autre point soulevé lors de ce colloque concerne la difficulté de l’expression des émotions, c’est-à-dire le passage du ressenti à la mise en mots et en analyse. À la manière de Jeanne Favret-Saada (1981), certain.e.s communicant.e.s ont témoigné de situations les ayant affecté.e.s et dont ils et elles ont dû se détacher avant de pouvoir les analyser de manière scientifique. Marlène Dulaurans et Jean-Christophe Fedherbe, qui se sont intéressé.e.s au cyberharcèlement et au revenge porn, ont raconté qu’ils vivaient le fait d’amener les victimes à relater les faits qu’elles avaient subis comme une épreuve émotionnelle. De plus, certaines émotions sont parfois tellement violentes sur le moment qu’elles ont un impact sur le corps des chercheur.e.s (fatigue extrême, nausées, cauchemars) ou dans le travail d’analyse (ne pas réécouter un entretien, attendre avant d’analyser certaines données, etc.). Néanmoins, comme l’a rappelé Stéphane Beaud en introduction, loin d’être seulement négatives, les émotions peuvent également être stimulantes, source de joie et de plaisir, et amener à s’intéresser à certaines thématiques de recherche.

Enfin, dans leurs présentations, les communicant.e.s ont donné un statut très variable à l’analyse des dimensions sensibles et des émotions, allant du non-dit au doute sur la légitimité de partager leurs ressentis, ou sur la pertinence de les intégrer à leurs analyses. Les caractéristiques sociales du chercheur.e (âge, genre, discipline de rattachement, lieu de la formation universitaire, ancienneté dans la recherche, etc.) déterminent également la confiance en la légitimité de ce type de données et la capacité à les mobiliser. Au cours des débats, plusieurs chercheur.e.s ont rappelé la nécessité de faire en sorte que les émotions deviennent une thématique centrale dans les formations en sciences humaines et sociales. Ainsi, dans la continuité des travaux sur les émotions et les sensorialités, les chercheur.e.s pourraient intégrer le travail émotionnel à leur boîte à outils méthodologique (Fernandez et al. 2008, Fortino et al. 2015).

Postures déontologiques et éthique de la recherche : des épreuves individuelles ou collectives ?

Nombre d’intervenant.e.s ont évoqué les réflexions éthiques suscitées par leur enquête, puis en aval dans la restitution de leurs travaux, soulevant à nouveau la spécificité des méthodes de la recherche de terrain (Desclaux et Sarradon-Eck 2008). L’éthique est ici entendue à la fois comme les bonnes conduites à avoir en matière de recherche (intégrité, liberté et responsabilité du chercheur.e), et le respect des libertés individuelles des personnes rencontrées. Pour les méthodologies de type ethnographique, cela soulève notamment la question des modalités de recueil de données. Trouver l’équilibre idéal qui favorise la recherche sans mettre à mal la relation de confiance avec les enquêté.e.s et le respect de leur vie privée est un exercice périlleux. Cela demande au chercheur.e d’ajuster sans cesse son positionnement en relation aux situations émergentes sur le terrain, de faire des choix et de fixer les limites dans sa pratique de l’enquête. D’autres questions morales imprègnent le travail d’interprétation des faits et se posent dans la manière de restituer les résultats. Ces questions sont inhérentes aux recherches de terrain qui privilégient une approche inductive. Mais, comment ces spécificités s’accordent-elles aux procédures d’examen des qualités éthiques des recherches mises en œuvre par différentes institutions et qui tendent à se multiplier en amont de l’accès au terrain5 ?

Cette question a été débattue lors de la table ronde. Tout d’abord, tou.te.s les conférencier.e.s ont salué le développement d’une considération pour les dimensions éthiques de la recherche. Ils et elles ont toutefois souligné le besoin d’explicitation des enjeux liés à leurs applications en sciences humaines et sociales (lois, codes de déontologie, comités d’éthique, etc.) et la nécessité d’une adaptation. En l’état, les dimensions éthiques peuvent impacter les choix méthodologiques des recherches. Par exemple, faire remplir des formulaires de consentement, ou passer devant des comités d’éthiques peut augmenter les procédures administratives alors que les chercheur.e.s sont déjà contraints par le temps. Ces formalités peuvent également être en contradiction avec les démarches ethnographiques et inductives. Les comités d’éthique raisonnent souvent dans une logique hypothético-déductive, et se tiennent en amont du terrain. Leur action risque donc d’entraver des méthodologies d’enquête qui placent le travail éthique ailleurs, dans un examen constant et réflexif tenant compte de l’évolution des situations d’enquête.

Les échanges lors de la plénière ont toutefois fait émerger l’idée que les questions éthiques ne peuvent être résolues par la seule morale individuelle, et qu’il est nécessaire de disposer d’espaces collectifs pour les aborder, notamment par le prisme des épistémologies disciplinaires. Jean-Louis Génard et Marta Roca i Escoda ont proposé de développer des instances collectives où les questions éthiques de chaque recherche seraient discutées dans le cadre d’une approche disciplinaire. Cyril Lemieux évoquait quant à lui la nécessité de définir une morale professionnelle, à travers une réflexivité collective au sein de la profession. Sans présager du format que pourraient prendre ces lieux de discussion, la prégnance de ces réflexions tout au long du colloque met en évidence la nécessité de débattre de ces questions de manière collective afin de dépasser nos expériences individuelles. Serena Bindi concluait son intervention en ce sens : « Ces questions se posent continuellement sur le terrain, et il est difficile d’élaborer des règles communes et applicables à toutes les situations ». Elle ajoute que lorsque ces questions sont abordées en équipe, « ce n’est pas plus facile, mais c’est sans doute plus agréable », mettant ici en avant l’importance d’espaces de discussions collectifs sur les aspects éthiques et déontologiques du travail de recherche.

À l’image d’une épreuve sportive impliquant des émotions variées, un apprentissage au long cours, et nécessitant un soutien collectif malgré le caractère profondément individuel de l’expérience, nous avons envisagé le terrain comme une épreuve. Tel un centre d’entraînement où l’on partage et transmet, ce colloque nous a surtout rappelé qu’il n’existe pas de réponse univoque et intemporelle aux choix à opérer sur nos terrains. Chacun.e expérimente des situations originales en lien avec l’objet qu’il ou elle a choisi d’étudier. Par ailleurs, c’est à tout moment de sa carrière que le.la chercheur.e s’interroge sur les épreuves traversées, comme en témoigne la présence de chercheur.e.s confirmé.e.s proposant un retour réflexif sur plusieurs années de terrain. Pour finir, les échanges ont révélé la nécessité d’ouvrir les boîtes noires de nos pratiques d’enquête, en développant des espaces de discussions et de réflexions collectives, comme nous l’avons proposé au travers de ce colloque.

1 Le colloque s’est tenu en avril 2021 en distanciel et a connu un relatif succès (avec une centaine de propositions de communication, une diversité

2 Nous remercions François Féliu, ingénieur d’étude au DySoLab pour sa précieuse participation à l’organisation du colloque et pour sa relecture

3 À des fins de synthèse, nous n’avons pas pu citer dans ce compte rendu toutes les communications réalisées durant le colloque. Nous nous inspirons

4 Notion qu’elle reprend de Georges Devereux (1994).

5 Les approches ethnographiques et inductives peuvent se heurter à d’autres méthodologies d’enquête, notamment dans le domaine de la recherche

Arborio Anne-Marie et Fournier Pierre, 2015, L’observation directe. Paris, Armand Colin.

Beaud Stéphane et Weber Florence, 1997, Guide de l’enquête de terrain. Paris, La Découverte.

Becker S. Howard, 2002, Les ficelles du métier : comment conduire sa recherche en sciences sociales. Paris, La Découverte.

Darmon Muriel, 2005, « Le psychiatre, la sociologue et la boulangère : analyse d’un refus de terrain », Genèses, vol. 1, n° 58, p. 98-112.

Desclaux Alice et Sarradon-Eck Aline, 2008, « Introduction au dossier L’éthique en anthropologie de la santé : conflits, pratiques, valeur heuristique », ethnographiques.org, n° 17 [en ligne], https://www.ethnographiques.org/2008/Desclaux-Sarradon-Eck (consulté le 08.09.2021).

Devereux Georges, 1994, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris, Aubier.

Fassin Didier et Bensa Alban (dir.), 2008, Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques. Paris, La Découverte.

Favret-Saada Jeanne, 1981, Désorceler. Paris, Éditions de l’Olivier.

Fernandez Fabrice, Lézé Samuel et Marche Hélène (dir.), 2008, Le langage social des émotions. Etudes sur les rapports au corps et à la santé. Paris, Economica.

Fortino Sabine, Jeantet Aurélie et Tcholakova Albena, 2015, « Émotions au travail, travail des émotions. Présentation du Corpus », La nouvelle revue du travail, n° 6 [en ligne], https://journals.openedition.org/nrt/2071 (consulté le 08.09.2021).

Laplantine François, 2005, Le social et le sensible : Introduction à une anthropologie modale. Paris, Téraèdre.

Peneff Jean, 2009, Le goût de l’observation : comprendre et pratiquer l’observation participante en sciences sociales. Paris, La Découverte.

Pinçon Michel et Pinçon-Charlot Monique, 1991, « Pratiques d’enquêtes dans l’aristocratie et la grande bourgeoisie : distance sociale et conditions spécifiques de l’entretien semi-directif », Genèses, vol. 3, p. 120-133.

Weber Max, 1959, Le savant et le politique [trad. J. Freund]. Paris, Plon.

1 Le colloque s’est tenu en avril 2021 en distanciel et a connu un relatif succès (avec une centaine de propositions de communication, une diversité des profils, et près de 300 inscrit.e.s). Le public et les intervenant.e.s comptaient des étudiant.e.s en master et doctorat et des chercheur.e.s confirmé.e.s. Les disciplines représentées étaient la sociologie, l’anthropologie, les sciences de l’éducation, l’histoire et les STAPS. Les expériences d’enquête présentaient des durées et des méthodes variées. L’argumentaire et le programme complet sont disponibles à l’adresse suivante : https://calenda.org/856458.

2 Nous remercions François Féliu, ingénieur d’étude au DySoLab pour sa précieuse participation à l’organisation du colloque et pour sa relecture attentive de ce compte rendu.

3 À des fins de synthèse, nous n’avons pas pu citer dans ce compte rendu toutes les communications réalisées durant le colloque. Nous nous inspirons cependant des communications de l’ensemble du colloque dans cet écrit, et soulignons leur grande qualité.

4 Notion qu’elle reprend de Georges Devereux (1994).

5 Les approches ethnographiques et inductives peuvent se heurter à d’autres méthodologies d’enquête, notamment dans le domaine de la recherche médicale.

Laura Bellenchombre

Doctorante en socio-anthropologie, DySoLab Université de Rouen-Normandie.

Chloé Bussi

Doctorante en sociologie, DySoLab, Université de Rouen Normandie.

Léa Castanon

Doctorante en sociologie, DySoLab, Université de Rouen Normandie.

Frédérique Dambre

Doctorante en sociologie, DySoLab, Université de Rouen Normandie.

Clémence Piedagnel

Doctorante en sociologie, DySoLab, Université de Rouen Normandie.