En quoi la récente disparition de l’artiste de rue Salvador González Escalona renvoie-t-elle à un workshop consacré aux dynamiques muséales de (non -?) sécularisation en contextes post-socialistes et/ou post-coloniaux ? Comment une anthropologie urbaine de l’art nous mène-t-elle à l’anthropologie des religions et celle-ci à l’étude des musées ? Mêlant compte-rendu d’un atelier aux thématiques effervescentes et hommage posthume à un artiste de Cuba hors du commun, plus connu sous le simple nom de Salvador, cette recension propose de mettre en valeur quelques dynamiques transversales à l’exposition du religieux en différents contextes ainsi qu’à sa muséification croissante sous forme de « patrimoine ».
Salvador et le callejón de Hamel
Décédé fin avril 2021 à son domicile havanais du callejón (ou ruelle) de Hamel, Salvador était et restera un artiste populaire dans tous les sens du terme et une figure exemplaire de « protagoniste communautaire » cubain. Né à Camaguey en 1948 dans un pays que la Révolution (1959) puis le socialisme (1961) allaient métamorphoser, il fut un autodidacte au génie multiforme. Originellement artisan et travailleur du cuir, il s’engagea en 1990 dans la production d’une œuvre qui, loin de ce qu’il nommait « l’art des musées »1, avait pour but de promouvoir un « héritage commun » tout en lui permettant de donner libre cours à sa créativité et de se faire connaître. Dramatiquement affecté par l’effondrement de l’URSS, le pays vivait alors un tournant historique lourd d’incertitudes, mais propice à certaines initiatives. Muni de pinceaux et armé d’un leitmotiv (« de l’art pour la communauté ! »), Salvador entreprit de peindre les murs du callejón d’immenses fresques colorées. Pour ce faire, il puisa librement dans l’univers des religions afro-cubaines, dont il était familier (il fut un digne « fils » de Changó, dieu viril, séducteur et colérique qu’il incarna avec une spontanéité et un sens de la représentation bien à lui, et à qui il érigea une grande tour de métal recyclée, « premier hommage monumental au syncrétisme » disait-il). Décorant l’échoppe de l’herboriste de quartier2 située dans la ruelle, il peupla l’endroit d’objets et d’installations inspirés d’autels où s’incarnent les dieux afro-cubains, y juxtaposa des éléments plus insolites, des objets et la représentation figurative ou allégorique de multiples entités sur les murs, assortie de proverbes populaires.
Dans un contexte où rien ne pouvait se faire hors de l’État, sa démarche fut immédiatement adoubée par le Ministère de la Culture (MINCULT) dans le cadre d’un programme dit de « Projets communautaires », ancrés dans des quartiers défavorisés. On permit à Salvador d’organiser des spectacles dans la ruelle et de populaires rumbas hebdomadaires (style musical profane désormais inscrit au patrimoine immatériel de l’UNESCO). Au fil des années 2000, il put y aménager une (modeste) « galerie », puis une boutique souvenir, plus récemment une buvette, où lui et son équipe fluctuante — le Projet a toujours drainé, au gré des affinités et des conflits sur place, de nombreuses personnes — pouvaient commercer avec les touristes en devises, etc. Au sein de l’espace public urbain havanais, l’initiative de Salvador, appuyée par un urbaniste du quartier puis plusieurs personnalités conféra donc une inscription inédite aux religions afro-cubaines.
Certes, dans un élan « décolonial », la Révolution avait dès les années 1960 déjà patrimonialisé certains répertoires religieux (musiques et danses), au prix toutefois de leur décontextualisation et de leur folklorisation. Rien d’aussi inclassable n’avait pris forme. Car si le callejón de Salvador se présente comme une œuvre artistique aux proportions gigantesques, il est aussi à d’autres égards musée en plein air, espace de vie à la sociabilité intense, centre socioculturel dans lequel un patrimoine religieux afro-cubain est intensément vécu et exhibé, ou encore espace de culte.
En ces lieux, certains déploient en effet de surprenantes pratiques face à différents artefacts ; offrandes spontanées, salutations, prières, comme si ces objets d’art incarnaient véritablement des dieux. D’autres investissent les spectacles comme de véritables cérémonies (attitude avec les danseurs, etc.) tandis que d’autres encore, cubains ou étrangers, viennent quêter auprès d’Elías Aseff, l’assistant de Salvador depuis plus de vingt ans et « promoteur culturel » du projet, une orientation rituelle. Une déroutante perméabilité entre les registres opère ainsi, alors même que les activités du lieu et l’endroit lui-même sont officiellement circonscrits au domaine de la « culture » (au sens étroit et le plus institutionnel du terme). Or, dans cette porosité entre les registres du rituel, de l’artistique et du politique, émergent toute la polysémie et la densité relationnelle de la construction à l’œuvre3 ainsi que ses résonnances avec nombre des cas d’étude évoqués pendant l’atelier Religious heritage in public museums : Post-colonial and post-socialist perspectives (désormais RHPM).
Exposer les « patrimoines religieux » : questions d’interfaces et de politiques (inter) nationales
Au-delà du seul constat du musée comme un espace politique de construction identitaire impliquant le rapport aux Autres (idée fondant grosso modo l’essor de l’anthropologie des musées ces dernières années – et qui vaudrait pour un retour sur l’entreprise de Salvador), l’ambition de RHPM a été de réexaminer la place du « religieux » dans l’espace public des sociétés laïques contemporaines à l’aune de son traitement muséal. Pour ce faire, il s’est agi de faire dialoguer de manière originale l’anthropologie des religions, une sociologie attachée aux notions de « sécularisation » et de « laïcité », l’histoire (de l’art et du politique) ainsi que les museum studies dans une perspective pleinement transdisciplinaire – ce qui, depuis une perspective française où les débats académiques sont longtemps restés à l’arrière-garde de ces croisements épistémiques, a aussi imprimé son originalité àcette rencontre.
Considérant la réappropriation par des communautés « sources » de référents autrefois combattus par des campagnes « anti-religieuses » en contexte colonial et/ou en ex-URSS, RHPM a donc visé à décloisonner l’étude des sociétés post-coloniales et post-socialistes en partant de la manière dont elles convergent aujourd’hui pour orchestrer, non sans engouement, la promotion de certains « patrimoines religieux ». Doté d’un caractère notoirement occidentalo-centré, ce dernier qualificatif s’est vu abondamment discuté par les participant.es dans son apposition emic/etic et dans sa valeur comparative, globalement retenue pour sa capacité à indexer des « relational entanglements » singuliers (Hodder, 2012 cité par Ksenia Pimenova). Comme l’a établi K. Pimenova dans son cadrage introductif, l’enjeu a alors été d’examiner les interactions à l’œuvre entre sphères « séculières » et « religieuses » à travers trois configurations non-exclusives : 1) celles où les musées devenus « zones de contact » (selon les mots pionniers de James Clifford, 1997) se transforment en espaces de pratiques hybrides (curatoriales, rituelles), 2) celles où muséifier et « patrimonialiser la religion » (Meyer & De Witte, 2015) relève d’une volonté politique des « communautés » confessionnelles et/ou « ethniques » de se (re) faire une place dans le récit national, 3) celles touchant à une « démuséification » qui (r) amène des objets de dévotion « hors des musées » dans le cadre de retours d’objets aux communautés d’origine, encadrés par des lois et/ou par des codes de bonnes pratiques muséales.
Dans Le goût des autres : de l’exposition coloniale aux arts premiers (2007), l’anthropologue Benoît de l’Estoile avait pointé comment ces idéologies émergentes pouvaient mettre en concurrence des conceptions divergentes de l’« inaliénabilité des objets ». Dans sa conférence intitulée « Out of place ? Notes on public museums and ‘religious’ things », l’auteur, invité comme keynote speaker, a rediscuté ces dimensions à partir d’un vaste tour d’horizon bibliographique et d’exemples variés. En leur sein, l’exposition d’objets vodou du Bénin et d’Haïti (appartenant à un même univers « cultu(r)el » que ceux créés par Salvador) offrait d’édifiants parallèles avec les situations esquissées dans le cas du callejón. Traitant des « déplacements » liés à la mise en musée ethnographique ou artistique d’objets liturgiques ou ethniques avec ce qu’elle comporte d’« hybridation » entre les domaines, la conférence de B. de l’Estoile a ainsi fait place à une stimulante réflexion sur la place octroyée à l’expression de « sentiments religieux » au musée, et ce, en lien avec la notion désormais omniprésente de « respect » (Paine, 2013), inscrite dans certaines chartes pratiques ou éthiques (au Canada ou en Australie par exemple), mais dont il existe des compréhensions antagoniques4.
Hybridations curatoriales, émotionnelles et spatiales
Abordant la question, précisément située au cœur de ces cadres moraux fluctuants, des droits « culturels » et « spirituels » des communautés sources sur les collections muséales, plusieurs interventions de RHPM ont mis en lumière un premier niveau d’analyse des interactions et des modes d’hybridation entre sphères laïque et religieuse5 : celui de pratiques curatoriales collaboratives qui s’inscrivent dans des entreprises de « décolonisation » des musées dont les actuelles vagues internationales de restitutions amplement relayées par la presse6 ne sont qu’une facette. Elles ont éclairé comment certains professionnels du musée (restaurateurs, commissaires d’exposition, etc.) déploient désormais, en partenariat avec les groupes concernés, des pratiques hybrides ritualisant, voire sacralisant, leur propre rapport professionnel à certains objets. Ainsi Damiana Otoiu et Lotten Gustafsson Reinius ont-elles abordé la ritualisation du traitement, de la restauration et/ou de la restitution de restes humains et d’artefacts cultuels monumentaux (respectivement dans l’Afrique du Sud post-apartheid et en Suède). Dans la même veine, l’ethnologue Jessica De Largy Healy a quant à elle évoqué la co-construction d’une « responsabilité morale » partagée lors d’une collaboration curatoriale avec des artistes aborigènes yolgnu au musée parisien du quai Branly (exposition Gularri, 2021).
C’est à un deuxième niveau — non pas tant de la praxis curatoriale que de la scénographie d’expositions et plus généralement, de la muséographie — que d’autres communications se sont, elles, rejointes pour interroger la place du religieux au musée, en considérant notamment comment des expériences de visite s’appuient sur la volonté de susciter certaines émotions de manière quasi rituelle. Un regard sur l’exposition Hajj. Le pèlerinage à la Mecque (Institut du Monde arabe, 2014) dans laquelle histoire, ethnographie et art contemporain concourent à placer ponctuellement le visiteur dans la position de pèlerin a par exemple conduit Diletta Guidi à interroger l’idée de la « laïcité » muséale française, tout en ouvrant sur la question d’une « spiritualité bricolée » imprégnant certaines sphères culturelles françaises. Faisant un pas de côté et s’intéressant toutes deux à des musées de Russie contemporaine, Sofia Tchouïkina et Zuzanna Bogumil ont examiné respectivement comment la construction politique d’une mémoire « laïque » de l’événement violent (le premier conflit mondial) et la collusion et renégociation entre différentes formes de « sacré » (muséal, liturgique) dans le cas de monastères-musées – a dans les deux cas pour ressort ambigu la production de sentiments pensés comme religieux.
Une série de communications ethnographiques a finalement abordé de front un troisième niveau relevant cette fois pleinement de formes de ritualités muséales opérées de manière plus créative, voire spontanée, « par le bas » selon les termes de Ksenia Pimenova. À partir de l’exposition d’objets bouddhiques (à Touva) et de celle d’une momie archéologique connue sous le nom de Princesse altaïenne devenue le centre d’un culte populaire au musée national de l’Altaï, cette dernière a utilement proposé de les distinguer des formes politico-institutionnelles de cérémonies ou rites muséaux institués « par le haut ». Plusieurs communications y sont revenues à partir d’exemples de musées ayant en commun d’avoir réinvesti d’anciens lieux historiques — élément intéressant pour la compréhension croisée des formes de plurivocité en jeu. Ainsi celle d’Anna Seiderer, consacrée aux palais royaux d’Abomey (ceux auxquels sont liés une partie des objets que la France doit restituer au Bénin), a remarquablement illustré comment ces modes ascendants et descendants de ritualités se croisent pour transformer le musée d’aujourd’hui en autre chose que lui-même ; lieu patrimonialisé et théâtre de nouvelles ritualités locales et politiques. Celle de Detelina Tocheva, consacrée à un palais de la famille royale russe dans la région de Saint-Pétersbourg restauré en musée et comprenant une chapelle orthodoxe utilisée, sur l’initiative des employés du musée, comme un lieu de services religieux a bien montré que ces lieux — et les objets qu’ils abritent — semblent bien avoir conservé leur « pouvoir religieux » que certain.es (à la fois « croyants » et professionnels du musée) perçoivent, mais occultent et/ou révéler circonstanciellement à d’autres. Consacrée à la Mongolie post-soviétique, l’intervention d’Isabelle Charleux, traitant d’un musée créé pour préserver le patrimoine d’un lama bouddhiste du XIXe siècle par l’un de ses descendants près d’un lieu de fondation désertique, a finalement permis d’éclairer (à partir d’un autre modèle d’institution muséale) la cohabitation ancienne de pratiques de conservation du patrimoine et de pratiques rituelles.
Le retour du religieux
Au long du colloque, les communications se sont donc fait mutuellement écho autour de logiques variées d’hybridation conditionnées par différents facteurs (spatiaux, historiques, politiques, relationnels, etc.) et prenant place à la rencontre entre une multitude d’acteurs incluant aussi les modestes et souvent oubliés travailleurs des musées — gardiens par exemple — amenés à agir dans les pratiques de visite et à fréquenter et à co-construire certaines présences au quotidien. Car ici, fantômes politiques, ancêtres et/ou présences divines semblent en effet constamment surgir d’un espace muséal hybridé, investi de nouvelles ritualités muséales le métamorphosant en espace rituel ou en temple (au sens propre). Au sein de cet espace certains objets — les restes humains en particulier (ainsi que le savent bien les archéologues, comme le rappela l’anthropologue Pierre Petit à partir d’un retour sur son expérience archéologique d’africaniste) — requièrent souvent un traitement plus attentionné.
Par-delà les contextes, c’est donc bien à un retour du religieux, massif et à géométrie variable, que nous ont confronté les communications rassemblées — l’impossibilité circonstancielle d’une véritable sécularisation nous questionnant à son tour sur la nature de ce religieux en retour et sur celle des ritualisations mobilisées, qui dépassent la problématique classique d’une sacralité artistique ou muséale et nous invite à les interroger en termes d’innovation religieuse. Ce retour redessine en ce sens les contours de visions jusque-là bien établies quant aux modes de fabrication et d’usages des musées d’État à vocation a priori « universaliste ». Comme l’a rappelé B. de l’Estoile en s’appuyant sur des propos de Tony Bennett7 ; le passage des signifiants religieux au musée induit précisément leur émancipation de leur contexte d’origine, se traduisant par le fait qu’en ce lieu, « les gens ne doivent désormais plus s’agenouiller devant les Madones ». « Mais le peuvent-ils ? » est la question qu’à rebours de cette réflexion fondatrice, on serait bien tenté de formuler de nos jours ; et si oui, comment, en quelles circonstances, face à quelles représentations et à quel prix ? La publication collective à laquelle devrait donner lieu la rencontre Religious Heritage in Public Museums sera probablement l’occasion de systématiser ces interrogations tout en les rapportant aux questions plus strictement idéologiques et aux stratégies politiques qu’elles recouvrent selon les contextes (nationaux ou confessionnels) envisagés. C’est là que pourra aussi saillir toute l’originalité de ces échanges au sein du récent bouillonnement que suscitent ces thématiques rejoignant in fine de brûlantes « questions de société »8. Dans ces projections, on pourrait peut-être souhaiter voir affinée ou affermie la notion d’« hybridité » (que celle de relational entanglement vise a priori à supplanter). On pourrait également imaginer que la notion d’agency, brièvement abordée dans la discussion finale en lien aux musées en tant qu’institutions, soit étendue à l’espace muséal lui-même (dans son sens topologique) ou à de singuliers objets à la carrière kaléidoscopique.
Pour ne prendre qu’un exemple emprunté au callejón afin de clore ce bref tribut à Salvador, cet artiste en était par exemple venu à « consacrer » (sous la « pression populaire » disait-il) l’une de ses œuvres d’art en la « chargeant » de minéraux, de végétaux, d’ossements humains, etc., afin que celle-ci puisse incarner pleinement, comme les nganga ou réceptacles rituels dont elle s’inspirait, l’esprit d’un mort. Et ce, alors même que, mettant à l’arrière-plan son identité d’initié et peu soucieux d’éventuelles ambiguïtés, il tendait à récuser l’idée qu’il produisait un « art religieux ». Autant dire que dans ce cas, « l’œuvre », comme émancipée de son maître, avait peu ou prou fini par le rattraper et lui dicter quoi faire, déployant ainsi une « agentivité » qui, comme dans le cas de certains objets et reliques humaines évoqués durant RHPM ne cesse d’interpeller. Aux confins de ces croisements, de ces ambivalences et de ces retours, est-ce finalement sous les traits d’un (street -) artiste inspiré, sous ceux d’un serviteur improvisé des dieux afro-cubains et de leurs rites, ou sous ceux d’un « leader » de quartier que la photo-portrait longtemps disposée au callejón représentait tel Fidel Castro qu’il faudra se souvenir de Salvador González Escalona ? La réponse ne peut être univoque tant, à l’instar de son œuvre-musée, il fut une figure unique et inclassable. Nul doute que pour beaucoup (sa famille, ses assistants, ses voisins, celles et ceux qui continuent de se réunir le dimanche pour la rumba au milieu de la ruelle), son esprit s’est d’ailleurs déjà ajouté à ceux qui peuplent le callejón – ses cendres ont été dispersées en endroits de ce lieu qu’on espère pour longtemps marqué des éphémères pinceaux dont il a su faire de durables « peints-sceaux ». Pourtant, à celles et ceux qui perçoivent moins que d’autres cette présence, à celles et ceux qui ne connaîtront cette ruelle avec laquelle il fit corps et âme qu’en son absence de chair et d’os, l’autorité, la fantaisie et le panache de Salvador manqueront. Et pour dire la tristesse de cette disparition trop discrète, en plein confinement pandémique à Cuba, les mots manquent. Seules valent alors quelques variations autour de formules ritualisées : Ibae baye ntonu Maestro, Eku ori ré Salvador, kinkamaché la ciencia, kinkamaché su arte…