À propos de Candea Matei, 2019, Comparison in Anthropology. The impossible method. Cambridge, Cambridge University Press

Christian Bromberger

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Christian Bromberger, « À propos de Candea Matei, 2019, Comparison in Anthropology. The impossible method. Cambridge, Cambridge University Press », Lectures anthropologiques [En ligne], 8 | 2021, mis en ligne le 13 février 2024, consulté le 14 décembre 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/912

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La traduction dans L’Homme, en 2016, d’un article de Matei Candea, reader à l’université de Cambridge, sur le comparatisme avait déjà retenu l’attention des anthropologues francophones. L’auteur y distinguait deux types de comparaisons : « la comparaison frontale » opposant « eux » et « nous », et « la comparaison latérale » entre « eux » et « eux ». La première rend « le familier étrange et l’étrange familier », « intensifie l’autodistanciation » et « déstabilise les catégories d’analyse » ; la seconde, plus modeste, révèle « des différences internes » au sein d’une même société, ou des « connexions inattendues » entre ensembles différents (Candea 2016). S’il reprend dans le présent ouvrage l’analyse de cette opposition, le propos de l’auteur est ici beaucoup plus large. Dans une première partie (p. 27-183), celui-ci dresse une histoire du comparatisme en anthropologie ; dans la deuxième partie (p. 185-354) M. Candea « vise à la reconstitution d’un modèle archétypal de la comparaison en anthropologie »1 (p. 2). Il ne faut donc pas se fier au sous-titre du livre (La méthode impossible), peu optimiste, tout comme l’était le titre du livre de Marcel Détienne Comparer l’incomparable (paru en 2000). En fait, ces deux ouvrages, malgré l’impression donnée par leur intitulé, font la preuve de la pertinence du comparatisme, l’un (Candea 2019) par la théorie, le second (Détienne 2000) surtout par des exemples.

M. Candea commence par recenser les difficultés inhérentes au comparatisme : des problèmes dans l’établissement des données (unités, objets… mis en jeu dans la comparaison mais, plus encore, du « nous », procédant d’une « simplification excessive » [p. 35], dans la comparaison frontale) ; des problèmes de « communication » d’une culture à l’autre (les concepts, les situations que nous comparons ont-ils les mêmes caractéristiques ici et là ?) ; des problèmes de finalité (s’agit-il de comparer pour résoudre des problèmes, pour dégager des lois générales, ou encore pour faire ressortir des différences ?). Ces préalables posés, l’auteur distingue plusieurs ramifications (« forks ») qui ont mené vers le comparatisme. La première mène vers l’évolutionnisme distinguant, par la comparaison, des sociétés simples et complexes et recourant, chez Tylor, aux « variations concomitantes » (p. 64), comme les dénomme l’auteur de Primitive Culture, pour dégager des lois générales ; Durkheim et Mauss, avec plus de précautions, et dans une démarche qui n’est pas sans évoquer celle de Marx et Engels en leur temps, analyseront ces « variations concomitantes » pour établir des lois à partir de la comparaison de cas particuliers. Une deuxième ramification débouche sur la méthode historique, représentée par Franz Boas, qui récuse le « diktat des similitudes » (p. 74), constatant que des phénomènes similaires peuvent avoir différentes causes et posant, en termes critiques, le problème de la comparabilité. Troisième tournant, le fonctionnalisme, représenté par Malinowski et Radcliffe-Brown. Le premier pratique, et c’est une nouveauté, un comparatisme interne (les différentes formes de kula) ou met en œuvre des comparaisons frontales entre les Trobriandais et « nous », faisant, par exemple, un parallèle entre la kula et les bijoux de la couronne. Le second, Radcliffe-Brown, effectue des zigzags comparatifs entre la recherche de lois générales (quand il y a des moitiés, celles-ci s’opposent) et des enquêtes plus localisées (sur les différences et similarités entre moitiés matrilinéaires et moitiés patrilinéaires en Australie). Les auteurs du milieu du xxe siècle, conscients des problèmes de contextualisation, s’écartent des « grandes généralisations du passé, issues d’une anthropologie de cabinet » (p. 96) et pratiquent un « comparatisme ancré régionalement » (p. 93). Vient ensuite le quatrième virage, celui du structuralisme. Alors que les prédécesseurs de ce courant comparaient des traits, des institutions, des sociétés, la comparaison porte désormais sur les procédés mis en œuvre pour penser les réalités. Ces procédés sont fondamentalement les mêmes à l’échelle de l’humanité mais leur agencement varie d’une culture à l’autre. « La comparaison chez les structuralistes […] portait non pas sur les faits sociaux eux-mêmes mais sur les principes génératifs et conceptuels qui les avaient façonnés » (p. 106-107). Cinquième moment dans cette reconstitution de l’histoire du comparatisme, l’anthropologie interprétative et ses héritiers. Le but n’est pas de repérer des similarités mais, au contraire, de faire ressortir la « spécificité culturelle », selon Holy (1987 : 15) en scrutant les modes d’interprétation des pratiques. La « description d’une situation étrange (et le défi interprétatif que celle-ci nous lance » — on revient ici à la comparaison frontale) “est le but même recherché” (p. 129). Nous voici à l’aube des années 1980 qui seront celles de la crise de la représentation, de la remise en cause de “l’autorité ethnographique”, selon l’expression de James Clifford, d’une réévaluation des relations observateur-observés, de l’injonction à la réflexivité. Le comparatisme, et ses relents empiristes et positivistes, n’est plus à la mode, c’est le moins que l’on puisse dire. Qu’en est-il aujourd’hui ? Le sixième embranchement mène vers la situation contemporaine où, débarrassé de ses oripeaux “essentialistes”, le comparatisme peut nourrir de “nouveaux espoirs” (p. 136), entre le Scylla du positivisme et le Charybde du postmodernisme, selon les mots de l’auteur (p. 137). M. Candea choisit une voie intermédiaire entre une rupture (“caesurism”, p. 149 et suiv.), s’affranchissant radicalement du passé, et des procédures de recherche (“heuristics”, p. 152 et suiv.), utilisant un répertoire de techniques éprouvées et renouvelées, un faisceau de méthodes de découverte. “D’un côté, écrit-il, une critique limitée qui vise, de façon constructive, à trouver une meilleure solution aux problèmes posés et aux buts recherchés ; de l’autre, une critique radicale qui soulève de nouveaux problèmes” (p. 181).

Après cette histoire de la comparaison et du comparatisme en anthropologie, voici venu le temps des propositions, essentiellement épistémologiques (et ardues !). Au début de cette deuxième partie (p. 193-196), on trouve bien deux exemples empruntés à l’anthropologie, mais ce sont là les seules exceptions : les expériences différentes des Hutus réfugiés au Burundi, analysées par L. Malkki (1995), et la comparaison entre l’élaboration de la loi dans le domaine politique et dans le domaine scientifique menée par B. Latour (2009). Pour entamer cette partie programmatique, M. Candea reprend la définition de F. Goyet (2014 : 162) : “Comparatio consiste à faire un parallèle entre x et y pour faire ressortir des ressemblances et des différences” (p. 193). Trois entités en relation sont donc impliquées dans la comparaison : les (deux) objets comparés et le comparateur. La “comparaison latérale” ne se réduit pas pour autant à la confrontation d’eidos, c’est-à-dire d’entités stables. Ces entités changent selon le contexte. Pour rendre et tenir compte de ces variations, M. Candea introduit le concept deleuzien d’“intensité”. Alors que dans la “comparaison latérale”, “le point de vue de l’anthropologue est en dehors du cadre” (p. 245), dans “la comparaison frontale” (“nous” et “eux”), le point de vue de l’anthropologue est (ou est inclus dans) un des termes de la comparaison » (Ibid.). Ce « nous » est souvent un « je », « le soi de l’ethnographe », comme le dit M. Herzfeld (2001 : 263) et le point de vue de l’autre est souvent conçu et exprimé par nos concepts, comme le fait remarquer M. Strathern (1988 : 16). Dans un monde « considéré comme un enchevêtrement de flux et de processus globaux, la comparaison frontale semble relever d’une conception bizarre et archaïque, pittoresque au mieux, colonial au pire » (p. 271). Faut-il alors jeter la « comparaison frontale » avec l’eau du bain ? Non, répond M. Candea ; si la « comparaison frontale » doit faire une large place à la réflexivité, elle affiche des caractéristiques voisines de la « comparaison latérale ». En définitive, « l’archétype de la comparaison en anthropologie pourrait être défini comme la prise en compte de similitudes et de différences, de continuités et de ruptures entre trois entités, ou plus, l’une d’entre elles au moins incluant la perspective où s’inscrit le projet comparatif » (p. 323). L’ouvrage s’achève par un vibrant appel à la rigueur, soulignant la nécessité de soumettre les comparaisons effectuées aux collègues y compris non spécialistes de la même aire culturelle, voire aux chercheurs d’autres disciplines et aux « personnes directement impliquées dans le processus qui fait l’objet de l’analyse » (p. 342). M. Candea recommande enfin « des comparaisons assez solides et complexes pour que l’on puisse les mettre en question » (p. 353).

La lecture de cet ouvrage est malaisée, non seulement parce que la démonstration est discontinue, entrecoupée par de nombreux détours, regorgeant de renvois aux chapitres précédents ou suivants, mais surtout parce que l’auteur recourt trop rarement à des exemples de comparaisons anthropologiques pour asseoir et illustrer son propos. C’est, semble-t-il, un choix délibéré : à la fin de la première partie, il remarque qu’il a utilisé « comme documents, non pas des exemples ethnographiques, mais des écrits d’anthropologues sur la comparaison » (p. 182). Mais est-il normal d’élaborer une théorie sans la mettre en œuvre ? Le lecteur aurait souhaité que des travaux pratiques soient effectués après ces démonstrations, diagrammes et injonctions.

1 Les citations sont traduites de l’anglais par l’auteur de ce texte.

Candea Matei 2016, « De deux modalités de comparaison en anthropologie sociale », L’Homme, n° 218, p. 183-218.

Candea Matei, 2019, Comparison in Anthropology. The impossible method. Cambridge, Cambridge University Press.

Détienne Marcel, 2000, Comparer l’incomparable. Paris, Seuil.

Goyet Florence, 2014, « Comparison », in Barbara Cassin et al. (dir.), Dictionary of untranslatables: a philosophical lexicon. Princeton, Princeton University Press, p. 159-164.

Holy Ladislav, 1987, « Description, generalization and comparison: two paradigms », in Ladislav Holy (dir.), Comparative anthropology. Oxford, Blackwell, p. 1-21.

Herzfeld Michael, 2001, « Performing comparisons: ethnography, globetrotting and the space of social knowledge », Journal of Anthropological Research, n° 57, p. 259-276.

Latour Bruno, 2009, The making of law: an ethnography of the Conseil d’État. Cambridge, Polity Press. [Traduction de Marina Brilman et al. de La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État. Paris, La Découverte, 2004].

Malkki Liisa H., 1995, Purity and exile: violence, memory and national cosmology among Hutu refugees in Tanzania. Chicago, University of Chicago Press.

Strathern Marilyn, 1988, The gender of the gift: problems with women and problems with society in Melanesia. Berkeley, University of California Press.

1 Les citations sont traduites de l’anglais par l’auteur de ce texte.

Christian Bromberger

Christian Bromberger est professeur émérite d’anthropologie à l’université d’Aix-Marseille où il a fondé et dirigé de 1988 à 2006 l’Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative. Il a été membre senior de l’Institut Universitaire de France (chaire d’ethnologie générale) de 1995 à 2005 et professeur invité dans plusieurs universités étrangères. Il a dirigé de février 2006 à septembre 2008 l’Institut français de recherche en Iran à Téhéran. Parmi ses principaux ouvrages : Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin; Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde ; (avec Tzvetan Todorov) Germaine Tillion, une ethnologue dans le siècle ; Trichologiques. Une anthropologie des cheveux et des poils (réédité sous le titre Les sens du poil) ; Un autre Iran. Un ethnologue au Gilân; La Méditerranée entre amour et haine; L’extraordinaire destin de Milda Bulle. Une pasionaria rouge.