Compte rendu de Barbara Pentimalli et Rémery Vanessa (dir.), 2020, « La fabrication du regard dans l’apprentissage du métier », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 14, n° 3.
Apprendre à voir comme un professionnel
Repérer les indices d’une pathologie par le biais de dispositifs d’imagerie médicale, intervenir sur les mécanismes microscopiques d’une montre ou évaluer la qualité d’un diamant : ces actions nécessitent l’apprentissage de formes particulières de regards1. Ces « manières de voir », comme celles de nombreuses autres professions, permettent de distinguer les éléments ou les phénomènes, imperceptibles pour les profanes et les novices, qui constituent des enjeux pour ces activités professionnelles. Comment s’acquièrent ces « coups d’œil » et ces habiletés visuelles nécessaires à l’exercice d’un métier ? Quels sont les éléments qui favorisent ou, au contraire, freinent l’apprentissage de « manières de voir » professionnelles ? Comment les formateurs et professionnels expérimentés s’y prennent-ils pour transmettre leur savoir-voir ?
C’est à ces questions que se propose de répondre le dossier thématique de la Revue d’anthropologie des connaissances coordonné par Barbara Pentimalli et Vanessa Rémery, intitulé « La fabrication du regard dans l’apprentissage du métier ». L’objectif principal du dossier, constitué de treize contributions, est de documenter, à partir d’études de terrain, la formation des « manières de voir » de radiologues spécialistes de l’endométriose, d’échographistes, de médecins d’un laboratoire d’hémodynamique, d’infirmières de bloc opératoire, de pompiers et « paramédics »2, de restaurateurs d’œuvres d’art, de fromagers, d’horlogers, de mécaniciens de rue, de forestiers, d’évaluateurs de diamant, de mineurs et d’archéologues.
Ces contributions, qui portent sur des terrains et des domaines d’activités variés, prolongent les recherches réalisées sur le savoir-voir professionnel depuis les années 1990 (Cornu 1996 ; Goodwin 1994 ; Grasseni 2009). Une place particulière est accordée aux travaux de Charles Goodwin et à la notion de vision professionnelle autour de laquelle s’articule la majorité des articles du dossier thématique3. Avec cette notion qui désigne « des façons socialement organisées de voir et de comprendre des événements qui répondent aux intérêts spécifiques d’un groupe social particulier » (Goodwin 1994 : 606, cité et traduit par les coordinatrices du dossier, p. 9), l’objectif de Charles Goodwin est de saisir les compétences visuelles partagées et transmises au sein de communautés de pratique (Lave et Wenger 1991). Le projet descriptif proposé par l’auteur a des implications méthodologiques. Goodwin considère que la perception visuelle est une « activité publique, sociale, visible » (p. 19), qui peut s’observer en situation, par l’intermédiaire des gestes, des outils, des échanges entre professionnels et des supports sans qu’il soit nécessaire d’investiguer la sphère privée et subjective des praticiens. Dans cette perspective, les chercheurs qui prolongent le projet goodwinien dans ce dossier se sont prioritairement attachés à décrire les indications gestuelles et verbales, les configurations matérielles et technologiques, les instruments et les usages des autres sens qui aident les professionnels à voir et à faire voir. Ces aspects constituent les « thématiques transversales » (p. 8) identifiées par les coordinatrices du dossier dans leur introduction, car ils sont également présents dans la plupart des articles qui n’ont pas repris la notion de vision professionnelle. Pour appréhender l’ensemble de ces éléments qui supportent le voir, les chercheurs ont mobilisé des ressources issues de la sociologie de la perception (Bessy et Chateauraynaud 1995), des workplace studies, de l’approche instrumentale (Rabardel 1995) ou encore des analyses prenant en compte la multimodalité des interactions (Mondada 2008).
L’attention à la seule dimension publique du regard professionnel amène néanmoins une partie des chercheurs de ce dossier à privilégier des pratiques expertes comme celle du diagnostic et à en délaisser d’autres plus discrètes. Ces effets d’accentuation et d’occultation méritent d’être questionnés. Le dossier a aussi un intérêt méthodologique en ce qu’il donne à voir les résultats (et les limites) des différentes approches ethnographiques adoptées par les chercheurs pour saisir l’apprentissage du voir professionnel. La lecture que je propose délaisse volontairement la notion de vision professionnelle, pour examiner la manière dont les différentes contributions ont mené le projet d’ethnographie de l’apprentissage des regards professionnels porté par ce dossier thématique. Après avoir présenté les différentes contributions et les démarches dans lesquelles elles s’inscrivent, je tenterai d’identifier les enjeux d’une focalisation sur certaines expressions particulières du voir professionnel.
Ethnographier l’apprentissage du regard professionnel
Cette épaisse livraison4 de la Revue d’anthropologie des connaissances s’organise en trois parties, qui correspondent aux secteurs d’activité des professions étudiées : « le domaine médical », « l’artisanat et l’art » et « la nature et la terre ». La première de ces parties est la plus homogène, les contextes et les enjeux présentés étant relativement analogues, notamment ceux des trois premiers articles5 qui mettent au premier plan l’utilisation de dispositifs d’imagerie médicale et les conflits de légitimité et de juridiction noués entre les diverses professions médicales. La suite du dossier est plus hétérogène, à la fois par les activités décrites et par les démarches dans lesquelles s’inscrivent les chercheurs. On notera toutefois qu’à l’exception de l’étude menée par Matthieu Bolay et Filipe Calvão entre la Belgique et l’Inde, qui explore la construction d’un savoir-voir d’évaluateur dans l’industrie globalisée du diamant, l’ensemble du dossier porte sur des situations professionnelles observées dans des contextes « proches » (France, Italie, Québec et Suisse). Les chercheurs qui ont contribué à ce dossier sont issus de disciplines variées (sociologie, psychologie, sciences de l’éducation, anthropologie, ingénierie agronomique, sciences politiques) et leurs propositions restituent des données recueillies au cours d’enquêtes ethnographiques menées dans le cadre d’études exploratoires, de terrains longs ou de programmes de recherche-intervention. Deux contributions exposent ainsi des études réalisées dans une perspective de didactique professionnelle. Il s’agit des articles proposés par Fanny Chrétien, Jean-François Métral et Paul Olry et par Dominique Guidoni-Stoltz qui abordent la transmission du regard professionnel chez les fromagers (des filières AOP Comté et Salers) et chez les forestiers. Dans ces travaux, la description et l’analyse des pratiques s’insèrent dans un projet de développement ou d’amélioration des offres de formations professionnelles. Enfin, l’article de Jean-Luc Tomás, Maria Ianeva, Pascal Simonet et Yves Clot se singularise par le fait qu’il livre une recherche en clinique de l’activité, dont la visée est d’observer la création d’un dispositif permettant à des praticiens (en l’occurrence des infirmières de bloc opératoire) de porter collectivement un regard sur leur travail afin de le réorganiser. Davantage que la vision au travail, c’est la vision (réflexive) sur le travail qui intéresse ces chercheurs.
Dans ce dossier, l’apprentissage des « façons de voir » est abordée depuis différentes perspectives. Alors que certains chercheurs se sont attachés à observer des situations de transmission entre des praticiens expérimentés (ou des formateurs) et des novices, d’autres ont documenté cette formation au prisme de leur propre expérience de débutants ayant progressivement « appris à voir » (en contexte). D’autres, enfin, ont interrogé des professionnels sur leurs parcours d’apprentissage.
Ethnographier la transmission dans des lieux de formation
Plusieurs des contributions présentent des ethnographies réalisées dans des centres de formation et d’apprentissage. Dans le cadre d’un programme de recherche visant le développement d’un environnement virtuel éducatif dédié à la formation des forestiers, Dominique Guidoni-Stoltz a étudié la façon dont les enseignants d’un lycée professionnel français s’attachent à transmettre « l’œil forestier » à leurs élèves. Cette « manière de voir » permet notamment aux professionnels de poser un diagnostic sur l’état d’une parcelle de forêt et d’envisager les interventions à effectuer. La multiplicité des paramètres à considérer (écologiques, économiques, sociaux) ainsi que la configuration de certaines « futaies irrégulières » constituent des obstacles importants à son apprentissage.
Matthieu Bolay et Filipe Calvão ont, quant à eux, participé à des formations pour apprendre à évaluer les diamants. Ils montrent, en s’appuyant sur leurs observations et sur des propos recueillis auprès de formateurs et de professionnels, comment l’expertise visuelle des évaluateurs de diamants repose à la fois sur une procédure de codification qui vise « à objectiver l’évaluation sensorielle » (p. 322) et sur une part de subjectivité propre à l’expérience de chaque professionnel (que les novices peinent à mobiliser dans un premier temps).
La contribution de Hervé Munz est le dernier volet d’un triptyque consacré à la fabrication du regard dans l’apprentissage du métier d’horloger en Suisse et en « Grande Chine ». Ses précédents articles portaient sur les façons dont apprentis et formateurs contournent la difficulté à voir certains mécanismes horlogers, en usant d’explorations tactiles (2017) et de pratiques qui permettent de « fabriquer la visibilité » (2019). L’étude qu’il propose ici est consacrée aux différents procédés de « voilement » mis en œuvre par des formateurs ou des horlogers expérimentés, à l’école ou en contexte professionnel. En masquant leurs gestes et leurs opérations avec leur corps ou en limitant le nombre de leurs conseils, il s’agit, pour ces horlogers, d’inciter les apprentis à trouver des solutions par eux-mêmes et à acquérir ainsi l’autonomie du professionnel accompli.
Vanessa Rémery et Nelly Duret Benou ont ethnographié des situations de formations se déroulant au sein d’un service de médecine fœtale d’un hôpital suisse. Elles ont notamment été attentives à la façon dont des médecins novices sont guidés par des sage-femmes expérimentées pour apprendre à réaliser des échographies fœtales au contact des patientes. Si l’examen de ces séquences de transmission permet l’identification de différentes phases de l’apprentissage, il ne constitue toutefois qu’un des axes d’une étude dont l’objectif principal est de documenter la vision professionnelle des échographistes.
Enfin, l’étude de Gwendoline Torterat présente, elle aussi, des données issues de l’observation minutieuse de la transmission qui s’opère, sur un site de fouille français, entre une archéologue expérimentée et des débutantes. L’analyse des interactions entre elles révèle « l’attention » visuelle que la professionnelle déploie pour mener ses propres tâches tout en surveillant et en guidant les opérations des novices. En se concentrant sur la formatrice et sur les indications qu’elle donne, l’étude délaisse la question de la réception de ces instructions par les novices. Peu d’informations nous sont alors livrées sur la construction effective d’une « manière de voir » propre aux archéologues.
La contribution de Karine St-Denis prolonge utilement ces recherches menées dans des contextes de transmission et de formation. Ses observations et les entretiens réalisés en milieu professionnel avec des pompiers et des « paramédics » du Québec l’ont conduite à dissocier le regard professionnel construit lors de la formation et celui mobilisé en pratique lors des interventions. En effet, outre les « aspects cliniques » au cœur de la formation, ces urgentistes doivent apprendre à « percevoir et décider dans des environnements physiques complexes, changeants et imprévisibles » (p. 177). L’anthropologue convoque ses propres erreurs de perception lorsqu’elle s’est trouvée confrontée, pour la première fois, à des phénomènes thermiques. Elle relate également le développement de ses capacités visuelles au fil de son immersion prolongée auprès de ces professionnels de l’urgence.
Restituer son expérience de novice
Deux articles du dossier se distinguent par le choix de leurs auteurs d’adopter cette même démarche immersive pour renseigner l’apprentissage du regard expert en analysant leur expérience personnelle de novices ayant progressivement appris à voir les éléments pertinents du domaine investigué. C’est le cas de Denis Giordano dont le choix6 résulte certainement des particularités de la pratique étudiée. Les mécaniciens de rue, qui réparent les automobiles de particuliers, exercent en effet leur activité dans la précarité et l’informalité, hors ou à la marge des structures professionnelles. Ces mécaniciens ont suivi des parcours variés. Si certains ont appris sur le tas, d’autres ont pu s’appuyer sur des expériences ou des formations au sein de garages professionnels. En devenant apprenti auprès de plusieurs mécaniciens de rue de la banlieue parisienne, Denis Giordano découvre que la vue et les autres sens sont essentiels pour pallier la carence en outillage et en instruments de diagnostic.
Bien qu’elle expose également sa propre expérience, Barbara Pentimalli s’inscrit dans une démarche différente. Le laboratoire d’hémodynamique d’un hôpital italien où elle mène son ethnographie est un lieu de transmission. Des médecins expérimentés y forment des plus jeunes au diagnostic des pathologies des coronaires, à travers la réalisation et la lecture de coronographies. Au cours de son terrain, la chercheuse, guidée par les médecins et les techniciens du laboratoire, a progressivement été capable de distinguer, sur les coronographies, une partie des indices de pathologies. Son parcours fait alors écho à la trajectoire d’apprentissage des jeunes médecins, à cette différence près, que leur regard, contrairement à celui de la sociologue, est préalablement aiguisé par des cours d’anatomie.
Ces huit contributions donnent à voir, dans des contextes variés, des situations d’échanges entre experts et novices durant lesquelles les premiers guident les seconds (qui sont parfois les ethnographes eux-mêmes) dans leur apprentissage d’un regard professionnel. L’ethnographie s’appuie alors sur l’observation des gestes, des instruments ou supports utilisés et des interactions entre praticiens. Les articles de Karine St-Denis, d’Hervé Munz et de Matthieu Bolay et Filipe Calvão présentent, en outre, des extraits d’entretiens réalisés avec des apprentis, des formateurs et des professionnels. Ces récits d’apprentissage ou de transmission viennent judicieusement compléter les observations des ethnographes. Ils soulignent les moments charnières de la formation du regard et exposent des trajectoires individuelles. Avec ces extraits, l’ethnographe peut à la fois analyser des situations qu’il n’a pas pu observer directement et restituer la temporalité des apprentissages. À l’inverse, les études qui se concentrent sur la description des situations de transmission donnent à voir un apprentissage quelque peu désincarné dans lequel apprentis et formateurs semblent interchangeables7.
Retracer des parcours d’apprentissage
Deux études de ce dossier se sont principalement appuyées sur des données recueillies lors d’entretiens avec des professionnels expérimentés pour aborder l’apprentissage de façon rétrospective. En raison des restrictions qui encadrent l’accès à des sites sensibles, en l’occurrence des mines d’uranium, il était difficilement envisageable pour Sylvain Le Berre et Sophie Bretesché de pouvoir observer des professionnels au travail. Les chercheurs ont alors documenté la formation du regard des mineurs d’uranium par le biais d’entretiens réalisés avec d’anciens mineurs (le site choisi n’étant plus exploité). Leur approche historique souligne les évolutions qu’a connues ce voir entre 1950 et 2010, au fil des transformations de l’activité minière et jusqu’au réaménagement du site auquel certains mineurs ont participé en tant qu’experts environnementaux.
Anne-Charlotte Millepied a, pour sa part, eu la possibilité d’observer les pratiques de radiologues français spécialistes du diagnostic de l’endométriose, y compris lors de moments de transmission avec des internes. Néanmoins, sa contribution se concentre sur des apprentissages plus anciens qu’elle a détaillés à partir d’entretiens avec des radiologues expérimentés. Contrairement à leurs cadets, ces derniers ont eu à élaborer et à « légitimer un regard radiologique sur l’endométriose » (p. 84) dans un contexte où les gynécologues ont cherché à s’approprier les nouvelles technologies d’imagerie médicale permettant de visualiser la maladie. La sociologue insiste sur le développement de cette « nouvelle » vision professionnelle par les radiologues.
Ethnographier la vision professionnelle davantage que son apprentissage
Deux autres contributions ont, elles, un rapport distant au projet de description de l’apprentissage du regard expert porté par ce dossier. Dans leur proposition, Fanny Chrétien, Jean-François Métral et Paul Olry analysent et comparent le savoir-voir des fromagers de deux filières AOP (Comté et Salers). Cependant, la transmission et la formation sont uniquement abordées comme des objets à construire (dans une approche de didactique professionnelle) sans que ne soient observées ou interrogées les formes d’apprentissages existantes.
L’article de Yaël Kreplak qui porte sur la description de la réalisation des constats d’état des œuvres d’art par des restaurateurs du Musée national d’art moderne de Paris ne traite pas directement de la question de l’apprentissage du regard des restaurateurs. Cette étude vient toutefois souligner que la transmission et la perpétuation d’un regard professionnel stable sur les œuvres d’art passe aussi par des pratiques normées, comme celle du constat d’état. La procédure suivie par les restaurateurs pour évaluer le vieillissement des œuvres impose une « manière de voir » spécifique qui se transmet par le biais des constats réalisés antérieurement par d’autres experts.
Ce premier examen révèle que le programme de documentation de l’apprentissage du regard professionnel, proposé par le dossier, a diversement été mené par les contributeurs. Si la majorité des auteurs s’est attachée à faire l’ethnographie de situations de transmission ou à interroger le parcours de formation de professionnels expérimentés, d’autres ont privilégié la description de l’expertise visuelle, en délaissant l’étude des enjeux et du moment de sa fabrication.
La présentation des articles qui composent ce dossier fait apparaître que les « manières de voir » étudiées ont divers buts. Chacune d’entre elles poursuit une série d’objectifs propres à l’activité dans laquelle elle s’exerce : la vision de l’échographiste permet d’identifier d’éventuelles malformations du fœtus, tandis que celle de l’archéologue est utile pour identifier les fragments d’os et évacuer les cailloutis. Néanmoins, il est possible de distinguer deux types de finalités, selon que le voir sert principalement à émettre un diagnostic, à formaliser un constat ou selon qu’il est mobilisé pour agir (même si l'action implique parfois l’explicitation de diagnostics intermédiaires).
L’œil diagnostic : un regard professionnel visible
Dans leur article introductif, Barbara Pentimalli et Vanessa Rémery8 indiquent que le regard du professionnel qui identifie des éléments saillants et repère des signes dans un contexte donné peut être considéré comme une « activité sémiotique » (p. 8). Mis en relation les uns avec les autres et rapportés à des connaissances et à des situations déjà expérimentées, ces signes permettent aux professionnels de faire des diagnostics, comme le montrent la plupart des contributions du dossier. Cependant, ces diagnostics ont des statuts différents selon les configurations. Dans certains cas, ils servent essentiellement au praticien lui-même, qui va alors pouvoir s’appuyer sur cette évaluation pour déterminer le cours (et le moment) de ses actions à venir. Ce type de processus est au cœur des contributions sur les savoir-voir des fromagers, des horlogers, des mécaniciens de rue et des archéologues. Dans d’autres cas, la production du diagnostic représente une fin en soi, dans la mesure où l’intervention du professionnel (et de son œil) est entièrement orientée vers la formulation d’une évaluation ou d’un constat, comme le donnent à voir les articles consacrés aux évaluateurs de diamants, aux radiologues spécialistes de l’endométriose, aux échographistes, aux restaurateurs d’œuvres d’art et aux forestiers. Enfin, les contributions qui étudient le regard professionnel des pompiers et « paramédics » et celui des médecins d’un laboratoire d’hémodynamique exposent des situations intermédiaires dans lesquelles un diagnostic doit être explicité afin qu’une action puisse s’engager de manière collective. Même si certaines pratiques professionnelles ont d’autres finalités que l’évaluation, leur dimension collective, le fait qu’elles impliquent la coordination de plusieurs acteurs (de la même profession ou non) rend nécessaire l’explicitation d’un diagnostic. À l’inverse, cette contrainte est moindre pour les professionnels qui, à l’image de certains artisans9, travaillent individuellement sur leur projet.
Si l’on prolonge cette analyse, on pourrait ainsi distinguer des regards professionnels essentiellement tournés vers l’action, se donnant peu à voir ou à entendre (sinon dans certains contextes particuliers de transmission ou de réunions entre pairs) et d’autres, plus manifestes, en ce qu’ils se traduisent en évaluations ou en diagnostics explicites. Cette distinction entre des activités dont la finalité serait de faire et d’autres dont le but serait de dire, apparaît en filigrane dans l’article de Sylvain Le Berre et Sophie Bretesché. Ils montrent qu’en devenant experts environnementaux après la fermeture de leur mine, les mineurs passent « d’un régime productif et industriel à un régime d’expertise et de gestion environnementale » (p. 346). La perspective historique adoptée par les auteurs permet de souligner la continuité entre le savoir-voir des mineurs et celui des experts environnementaux. Plus généralement, on peut observer que la plupart des professions développent conjointement des activités orientées vers le dire et vers le faire. Les mécaniciens de rue comme les médecins du laboratoire d’hémodynamique commencent par expliciter un diagnostic (au propriétaire de la voiture ou aux autres professionnels de santé) avant d’engager une action. Au contraire, dans certains cas, le faire précède le dire, comme le montrent notamment les articles consacrés aux radiologues spécialistes de l’endométriose et aux échographistes. Ces articles mettent en évidence que pour pouvoir poser un diagnostic, ces professionnels ont d’abord à fabriquer des images grâce aux dispositifs d’imagerie médicale, à faire voir les signes à partir desquels ils établissent leur évaluation.
Pourtant, l’examen des regards professionnels étudiés dans ce dossier révèle que, dans la majorité des contributions, l’accent est mis sur un voir qui s’explicite dans des activités d’évaluation et de diagnostic. On notera en particulier que Yaël Kréplak et Dominique Guidoni-Stoltz ont choisi de présenter les pratiques du constat d’état d’une œuvre d’art et du diagnostic d’une parcelle de forêt, alors même que ces tâches ne constituent qu’une des facettes de l’activité des restaurateurs d’art et des forestiers. Les savoir-voir à l’origine de diagnostics qui demeurent ordinairement implicites, sont, eux, peu travaillés par les chercheurs de ce dossier (à l’exception de deux articles), alors même que les situations d’apprentissage et de transmission sont des moments privilégiés pour leur étude. À cette occasion, le professionnel expérimenté indique au novice ce à quoi il faut être attentif, en explicitant les évaluations et les diagnostics qui guident son action. Dans ce dossier, ce type de configuration a été mis à profit par Gwendoline Torterat. Au moyen d’un dispositif de vidéo-filature, la chercheuse a enregistré l’ensemble des instructions données par une archéologue à des novices dans des situations ordinaires de fouilles. Les séquences présentées dans son article permettent de mesurer la finesse et la précision des données offertes par cette méthode d’observation. Les moindres gestes, regards et indications de l’archéologue sont saisis et analysés par l’ethnographe. De manière significative, les chercheurs ayant étudié les « manières de voir » des fromagers, ont créé une situation analogue à celle de la transmission. En filmant les fromagers durant leur pratique puis en leur demandant de commenter ces enregistrements vidéo, Fanny Chrétien, Jean-François Métral et Paul Olry ont élaboré un dispositif permettant à ces artisans d’expliciter un savoir-voir qui demeure ordinairement tacite. Ils indiquent aux chercheurs les signes qui guident leurs actions et explicitent le raisonnement qui est le leur.
La prévalence accordée aux regards professionnels orientés vers l’évaluation n’est pas questionnée dans le dossier. Si elle ne fait l’objet d’aucune justification, elle semble résulter du choix, opéré par la plupart des contributeurs, de mobiliser le projet descriptif de Charles Goodwin déjà évoqué. La visibilité des indices de l’activité visuelle des professionnels est d’autant plus marquée que cette dernière se développe dans le cadre de pratiques d’évaluation qui impliquent plusieurs acteurs ou qui se traduisent par une formalisation marquée. En effet, dans ces situations, le voir s’accompagne d’échanges entre pairs ou s’inscrit dans un protocole identifiable. Les études portant, dans ce dossier, sur les professions médicales, sur les restaurateurs d’œuvres d’art ou sur les évaluateurs de diamant le soulignent. Pour chacune de ces professions, l’évaluation s’appuie sur une grille ou un guide qui précise à la fois les objectifs de l’intervention et ses différentes étapes. De tels repères favorisent à la fois l’apprentissage de ce voir évaluateur et son observation par l’ethnographe. Cette visibilité est redoublée lorsqu’une transmission s’opère en parallèle entre un praticien expérimenté et un novice.
À l’inverse, certaines pratiques professionnelles engagent des « manières de voir » plus discrètes, dont les manifestations sont peu perceptibles ou font même, dans certains cas, l’objet d’un « voilement » comme Hervé Munz l’identifie chez les horlogers10. De façon symptomatique, les chercheurs qui documentent la vision professionnelle de fromagers opérant majoritairement seuls et hors de protocoles institués, développent, comme je l’ai déjà indiqué, un dispositif d’auto-confrontation pour amener ces artisans à expliciter les conceptualisations associées à leur savoir-voir. Cela les amène à explorer la « dimension cognitive » (p. 237) du voir mobilisé par les fromagers. Il s’agit là, comme le remarquent Barbara Pentimalli et Vanessa Rémery, d’un « déplacement qu’opèrent ces auteurs11 par rapport aux travaux de Goodwin » (p. 18). Les coordinatrices du dossier n’en examinent toutefois ni les origines ni les conséquences. Bien que cet intérêt pour les conceptualisations des fromagers résulte d’une adaptation à la configuration des pratiques fromagères observées, il révèle que chacun de ces artisans a un regard professionnel particulier qui ne s’inscrit qu’imparfaitement dans une vision professionnelle partagée. La comparaison entre leurs différents terrains révèle, en outre, un lien entre la structuration du secteur et l’émergence d’une vision professionnelle partagée. Les fromagers de la filière AOP du Comté, davantage organisés que ceux de la filière Salers, auraient également un voir plus homogène que celui de leurs collègues. L’articulation de « manières de voir » individuelles et collectives apparaît également dans d’autres contributions du dossier dont les auteurs ont interrogé la subjectivité des professionnels par le biais d’entretiens (c’est notamment le cas de celles portant sur les horlogers, sur les évaluateurs de diamants, sur les mineurs ou sur les radiologues spécialistes de l’endométriose).
En mobilisant la notion de vision professionnelle développée par Charles Goodwin, la plupart des chercheurs se sont centrés sur les dimensions collectives, sociales et visibles du savoir-voir. Pourtant, certains travaux du dossier ayant exploité les situations de transmission ou s’étant davantage appuyés sur les propos des acteurs, ont montré qu’en étudiant ces activités moins en vue, il était possible d’enrichir la notion de vision professionnelle et de l’articuler à des approches qui prennent en compte la subjectivité des acteurs et les différences au sein d’une même profession.
Les ethnographies qui mêlent l’observation des situations et les récits des apprentis et formateurs, offrent une compréhension plus fine des enjeux et des contraintes propres au domaine étudié. Les explications fournies par les professionnels permettent de saisir les différents ressorts des compétences visuelles qu’ils ont à mobiliser. Dans sa contribution consacrée aux pompiers et « médics » québécois, Karine St-Denis montre qu’il faut considérer « l’urgence » des interventions pour appréhender le savoir-voir de ces professionnels. De la même manière, le voir des mécaniciens de rue étudiés par Denis Giordano est indissociable de la précarité qui caractérise leur activité. Enfin, les pratiques de « voilement » décrites par Hervé Munz semblent absurdes si on ne prend pas en compte le fait que ces obstacles à l’apprentissage visent, au contraire, à favoriser la curiosité et l’autonomie des apprentis horlogers. Ces différents exemples, piochés parmi les contributions qui n’ont pas, ou peu, utilisé la notion de vision professionnelle, soulignent l’intérêt qu’il y a à insérer la description des « manières de voir » dans une démarche ethnographique plus ample. À l’inverse, les approches qui se concentrent sur le voir en situation lui font paradoxalement perdre sa spécificité. Privés d’histoires et d’intentions, ces regards deviennent mécaniques et semblables, alors qu’ils n’ont pas les mêmes objets ni les mêmes supports. Les mouvements des yeux, les gestes et les indications qui servent à transmettre une « manière de voir » sont en grande partie similaires, que l’on se trouve dans un laboratoire médical ou sur un site de fouilles archéologiques.
L’accent mis, par ailleurs, sur les traits partagés et distinctifs qui caractérisent le voir des professionnels laisse parfois à penser que le regard des novices doit se formater, plutôt que se former ou se fabriquer. L’étude des parcours d’apprentissage ou des « trajectoires de participation » qui décrivent, pour Lave et Wenger (1991), les processus d’engagement et de transformation propres à l’apprentissage est absente de la plupart des contributions12. Or, certaines expériences modifient la manière de regarder une situation. Les pompiers interrogés par Karine St-Denis le soulignent à plusieurs reprises. Ils relatent certaines interventions qui les ont affectés et ont changé leur pratique. Dans la mesure où, au fil de leur carrière, les professionnels vivent des situations analogues, ces épreuves qui marquent les parcours individuels, contribuent à forger des « manières de voir » partagées. Les contributions d’Anne-Charlotte Millepied, d’Hervé Munz, de Fanny Chrétien, Jean-François Métral et Paul Olry et de Matthieu Bolay et Filipe Calvão interrogent, plus ou moins explicitement, la manière dont les compétences visuelles individuelles entrent en relation avec ce que Goodwin nomme les visions professionnelles. L’attention à cette interface entre l’individuel et le collectif pourrait constituer un des prolongements possibles de ce dossier thématique. Il s’agirait alors de déterminer quels aspects du savoir-voir sont partagés et quels sont ceux qui demeurent propres à chaque professionnel, de considérer l’influence des parcours professionnels sur la formation des « manières de voir » ou encore de s’intéresser à la façon dont les visions professionnelles sont susceptibles de dialoguer entre elles par l’intermédiaire d’individus qui sont à la frontière entre plusieurs milieux professionnels.
Conclusion
La lecture des ethnographies qui composent ce dossier thématique révèle deux mouvements descriptifs distincts. Une partie des contributeurs, influencés par les travaux de Charles Goodwin, s’est attachée à observer différentes situations professionnelles dans lesquelles un savoir-voir se transmet. Dans ces travaux, les regards, les gestes, les instruments, les interactions et les environnements sont finement restitués. Leurs auteurs insistent également sur les traits distinctifs de ces « manières de voir » et notamment sur les conflits de légitimité qui peuvent surgir lorsque des acteurs issus de différentes professions portent conjointement leur regard sur un même objet. Comme je l’ai défendu au fil de ce compte rendu, cette première approche descriptive présente certaines faiblesses. D’une part, elle peine à appréhender les formes discrètes du voir professionnel qui ne s’explicitent pas sous forme d’évaluations ou de diagnostics. D’autre part, elle délaisse l’étude des parcours d’apprentissage pour se concentrer sur la transmission in situ.
La seconde perspective méthodologique que l’on trouve parmi quelques-unes des contributions de ce dossier insère, pour sa part, l’analyse de l’apprentissage du voir professionnel dans un projet ethnographique plus ample. Ces articles exposent des données issues d’observations et d’entretiens avec des professionnels et des apprentis. Les enjeux inhérents à la maîtrise de compétences visuelles particulières y sont plus finement analysés. Du point de vue de l’ethnographie, ce second mouvement descriptif semble plus pertinent, en ce qu’il laisse davantage de possibilités à l’ethnographe pour saisir les particularités du domaine étudié. Néanmoins, les descriptions des situations de transmission se révèlent moins précises dans ces études. La mobilisation de protocoles d’observation plus stricts, tels que ceux adoptés par les chercheurs ayant prolongé l’approche de Goodwin, montre son intérêt lorsqu’il s’agit de relever précisément le rôle des gestes, artefacts et autres supports technologiques. Combinées aux méthodologies de l’anthropologie sensorielle et aux recueils des discours des acteurs, ces méthodes d’observation permettraient de documenter les formes les plus discrètes du voir professionnel.
Finalement, bien qu’elle laisse dans l’ombre ces parts les plus ordinaires de l’activité visuelle des professionnels ainsi que les parcours des apprentis, l’usage qui est fait dans ce dossier thématique de la notion de vision professionnelle soulève différentes pistes de questionnement qui mériteraient d’être poursuivies. Celles-ci se rapportent notamment à la façon dont le singulier et le collectif s’articulent dans ce processus de « fabrication du regard dans l’apprentissage du métier ».