Les pensées comme des flux. Éléments pour une anthropologie comparative de la porosité de l’esprit

À propos du Journal of the Royal Anthropological Institute, n° 26, 2020.

Christophe Pons

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Christophe Pons, « Les pensées comme des flux. Éléments pour une anthropologie comparative de la porosité de l’esprit », Lectures anthropologiques [En ligne], 8 | 2021, mis en ligne le 13 février 2024, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/890

L’article discute les enjeux d’un projet interdisciplinaire mené sur les théories de la pensée et la porosité de l’esprit humain, dirigé par l’anthropologue Tanya Marie Luhrmann. Il s’agit d’une entreprise comparatiste dont fait état une première publication collective, visant à démontrer que les interprétations culturelles de ce qu’est un esprit, et de la manière dont il fonctionne, ont des implications phénoménologiques concrètes quant aux façons de faire l’expérience quotidienne du monde, que ce soit dans la relation aux choses, aux autres, aux pensées, à l’environnement et aux entités invisibles.

The article discusses the challenges of an interdisciplinary project on comparative theories of thought and the porosity of the human mind, led by anthropologist Tanya Marie Luhrmann. This first collective publication is an attempt to demonstrate that cultural interpretations of what a mind is, and the way it functions, have concrete phenomenological implications on how people experience the world, things, thoughts, others, environment and invisible entities.

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Compte rendu de Luhrmann Tanya M. (dir.), 2020, « Mind and Spirit: A Comparative Theory », Journal of the Royal Anthropological Institute, n° 26, vol. 1.

Le Journal of the Royal Anthropological Institute consacre un numéro spécial aux premières publications des études issues d’un projet interdisciplinaire intitulé Mind and Spirit : A Comparative Theory (M & S), dirigé par l’anthropologue Tanya Marie Luhrmann de l’université de Stanford aux États-Unis. Il s’agit d’une entreprise comparatiste visant à démontrer que les interprétations culturelles de ce qu’est un esprit, et de la manière dont il fonctionne, à la fois dans sa dimension cognitive relative aux phénomènes mentaux (mind) et dans sa dimension psychique associée aux idées de conscience et d’intentions (spirit), ont des implications concrètes sur les expériences phénoménologiques du quotidien, que ce soit dans la relation aux choses, aux autres, à l’environnement, aux entités représentées. En somme, il s’agit de considérer que les manières dont les humains interprètent le fonctionnement de leur esprit modifient phénoménologiquement leurs expériences du monde. Si l’hypothèse n’implique pas qu’il y ait une contingence du réel, elle admet en revanche une pluralité des expériences de celui-ci. Pour cela, il faut accorder une importance majeure à l’idée de « cultures », en considérant celles-ci non comme de simples habillages ad hoc qui draperaient des expériences phénoménologiques universelles (lesquelles seraient systématiquement identiques, partout et en tout temps), mais plutôt comme les matières premières avec lesquelles (et à partir desquelles) les humains auraient une appréhension phénoménologique de ce qui existe.

Réaccorder une importance accrue au concept de culture n’est en principe pas très difficile à admettre pour des anthropologues ; et ceux qui sont réunis autour du projet Mind and Spirit l’ont été parce qu’ils sont de fins connaisseurs des modes de pensées à l’œuvre dans les sociétés où ils travaillent : Chine, Ghana, Équateur, Thaïlande, États-Unis, Vanuatu. Voilà en effet un ensemble de sociétés où les conceptions locales de ce que sont un esprit, une conscience, une pensée et une intention mentale, sont culturellement variables et éloignées les unes des autres. C’est ainsi que le projet M & S a consisté, pour ces anthropologues, à questionner la variabilité des théories de l’esprit, avec les mêmes méthodes (ethnographies classiques et doubles questionnaires systématiques, l’un sur les expériences spirituelles, l’autre sur les conceptions de l’esprit), la même thématique d’étude (les expériences spirituelles), les mêmes couples ethnographiques d’observations (pour chaque cas d’étude un double terrain avec d’une part des chrétiens d’Églises évangéliques et des non-chrétiens issus de religiosités locales coutumières), mais dans des aires culturelles suffisamment différentes (Asie, Afrique, Amérique, Océanie) pour que la variabilité des expériences phénoménologiques puisse être révélée. L’expression « théorie locale de l’esprit » est donc bien employée pour référer à des différences culturelles d’ordre ontologique, en considérant que ces différences soient susceptibles de générer des développements psychiques variés. Mais il ne faut pas en déduire pour autant une idée de cloisonnement entre les ontologies. L’ensemble des contributions témoigne d’ailleurs de situations de glissements et plus encore de chevauchements entre de telles ontologies, acculant les individus à penser et éprouver leurs manières d’être au monde selon des registres divergents, voire contradictoires.

La voie théorique commune qui est déployée par chacune des contributions porte sur le processus circulatoire de « la pensée ». Si la pensée est un « acte de conscience », il s’agit alors d’en considérer les limites, la fluidité et la porosité des frontières. Comment les pensées se déploient-elles dans d’effectifs mouvements de circulations entre les intériorités et extériorités des « esprits-agents » ? Alors que la polysémie du mot français « esprit » induit une ambivalence — et aussi une imprécision —, le dossier en anglais s’appuie au contraire — et joue — sur la dualité entre spirit et mind. Pour autant, certaines contributions n’échappent pas au besoin de reforger le concept à l’aune de ses usages locaux.

Dans sa contribution majeure, « Thinking about thinking: the mind’s porosity and the presence of the gods » (pp. 148-162), T. M. Luhrmann propose de considérer la « puissance » et la « vulnérabilité » comme deux dimensions délimitant les circonvolutions des pensées ; la vulnérabilité quand les pensées s’imposent au sujet depuis l’extérieur et lui assènent avec force sa perméabilité aux affections qui viennent du dehors ; et la puissance quand les pensées sont générées par lui-même, depuis sa propre intériorité, et qu’elles sont la manifestation de son pouvoir d’action sur le monde. Le concept de porosité est emprunté à Charles Taylor qui en faisait usage pour caractériser le self non-séculier, celui non-moderne du sujet qui n’est pas encore advenu en ego et demeure perméable au monde (2007). S’écartant de cette partition entre self moderne imperméable et self non-moderne poreux, l’ambition du projet M & S est plutôt d’observer la pluralité des niveaux de variations de cette porosité ; tel un curseur modulable, le dosage fluctuerait constamment entre puissance et vulnérabilité, sachant que jamais l’une de ces deux dimensions n’est exclusive à l’autre.

T. M. Luhrmann est une anthropologue culturelle qui a gagné une reconnaissance internationale avec ses travaux sur Dieu parlant à l’oreille des chrétiens évangéliques américains, mais aussi pour avoir suggéré que l’audition de telles paroles pouvait être observée par des techniques d’imagerie mentale, ce qui dès lors questionne le rôle des constructions et représentations culturelles dans la phénoménologie des expériences cognitives. En ce qui concerne le projet M & S, l’enjeu est aussi de déterminer si la porosité observée ne serait qu’une affaire d’interprétations et de représentations culturelles (croyances), ou bien si elle n’engagerait pas également une phénoménologie objective des processus mentaux et psychiques, mesurable par exemple par des neurosciences ? T. M. Luhrmann veut retenir simultanément les deux hypothèses — à la fois croyance et processus mentaux effectifs —, ce qui dès lors l’amène à oser une difficulté supplémentaire en brisant l’unité disciplinaire des anthropologues, pour associer au projet M & S une équipe de psychologues.

Pour ces derniers, considérer que la variable culturelle puisse être un critère déterminant du processus même de la pensée relève d’une hypothèse audacieuse. En effet, selon une perspective académique la plus fréquemment admise dans les théories du psychisme, « penser » n’est pas une chose qui dépendrait des cultures ; ce qui est pensé le serait, sans aucun doute, mais pas le processus même de la pensée. Dès lors, selon cette perspective classique, une « théorie de l’esprit » — entendue comme une théorie sur la manière dont procède l’esprit humain — ne devrait être qu’a-culturelle et anhistorique, non-dépendante des contingences sociales, car relevant de mécanismes universels du développement psychique. Malgré tout, de plus en plus de psychologues suggèrent aujourd’hui d’intégrer les variations culturelles dans leurs protocoles de recherches, rejoignant les lectures anthropologiques qui considèrent que les différences dans les représentations locales ont des effets significatifs sur les expériences mentales. Pour autant, ajoute T. M. Luhrmann, si cela est désormais partiellement accepté par des pans non négligeables des deux disciplines, il reste encore à conduire une réflexion systématisée sur la manière dont « différents groupes sociaux encouragent les gens à appréhender leurs activités mentales de différentes manières » (p. 15)1.

Kaléidoscopes asiatiques et anxiété ontologique aux États-Unis

À la suite de l’introduction, les deux premières contributions confrontent immédiatement le lecteur au problème du comparatisme avec deux contextes culturels radicalement différents où, cependant, l’expérience spirituelle de Dieu interroge à chaque fois le sujet sur lui-même, sur les frontières de la conscience et la porosité de son esprit. Le premier prend place en Thaïlande où l’auteur examine comment une théorie karmique de l’esprit fait une place au Dieu chrétien ; le second aux États-Unis d’Amérique où la même question se pose dans un cadre naturaliste occidental.

Dans « From karma to sin: kaleidoscopic theory of mind and christian experience in northern Thailand » (pp. 28-44), Felicity Aulino — professeure assistante à l’université de Massachusetts Amherst aux États-Unis — observe les procédures de passage du bouddhisme au néo-pentecôtisme et montre comment, chez les convertis chrétiens, les expériences phénoménologiques de la présence de Dieu sont extrêmement redevables d’une conception locale. À partir des traditions karmiques et méditatives vernaculaires, F. Aulino s’efforce tout d’abord de saisir les expériences phénoménologiques locales de l’esprit, ce qui l’amène à décrire l’esprit d’un sujet comme un ensemble kaléidoscopique de combinaisons. Il ne faut pas, dit-elle, appréhender la porosité comme si elle découlait de l’effritement d’une fixité initiale, comme s’il y avait un self qui devenait peu à peu perméable. Dans le nord de la Thaïlande, le self, ou l’esprit du sujet, n’est jamais initialement une monade ; il n’est pas préalablement pensé en ces termes, mais plutôt comme une combinaison faite de l’ensemble des hétérogénéités qui le constitue. On voit donc en quoi la conception locale du self est ici différente de celle proposée par C. Taylor (2007). En somme, plutôt que de parler d’esprit — ce qui suppose une unité — il serait plus juste explique-t-elle de parler d’une indéfinie « attention de la conscience » (« conscious awareness ») (p. 34) comme une capacité de perception panoptique, produite par l’ensemble hétérogène qui structure et fait le sujet. Bien évidemment, poursuit-elle, parmi cet ensemble kaléidoscopique de combinaisons qui définit l’esprit, certaines sont plus fréquentes que d’autres et confèrent au sujet une « illusion de continuité » (« powerfull illusion of continuity ») (p. 31). Ces observations relatives à l’idée du kaléidoscope rappellent de très près ce que la philosophe Miri Albahari décrit par ailleurs avec le concept de « self-conscious illusion » (2006 : 161). Albahari réaffirme en effet l’hypothèse ancienne du soi comme illusion ; si elle reconnait l’importance évolutionnaire de cette illusion — sans laquelle, dit-elle, il serait difficile d’être agent d’une action ou d’une expérience —, elle suggère toutefois qu’il est également possible d’envisager qu’un processus de conscience se passe de l’illusion d’un soi. C’est ce qui arrive, explique-t-elle, lorsqu’un individu ne se perçoit pas comme propriétaire des expériences qu’il vit. On ne peut, dit F. Aulino, faire l’économie de ces conceptions culturelles pour saisir les normes psychiques locales. Les habitudes méditatives et la tradition karmique sont suffisamment prégnantes pour que domine localement une interprétation kaléidoscopique de l’esprit et du soi.

Dès lors, c’est dans le contexte de cette porosité constitutive du soi que procèdent les expériences de rencontre avec le Dieu chrétien ; et on ne peut que s’interroger sur ce que cette rencontre produit à l’endroit de cette combinatoire initiale qui esquissait malgré tout les contours du sujet. F. Aulino pointe alors une tension qui émerge entre, d’une part, la conception panoptique vernaculaire, où l’esprit serait une combinatoire kaléidoscopique innervée par tout ce qui l’entoure (les entités environnantes, les ancêtres, les autres familiers…), et, d’autre part, la conception substantialiste exclusiviste puisque le converti refuse désormais de penser que toute relation (spirituelle ou autre) ne soit pas médiatisée par Dieu. Le plus souvent, nous dit l’auteure, la conception kaléidoscopique n’est pas exclue ; elle demeure, mais Dieu y est introduit comme la plus puissante condition de ce qui affecte. De cette situation nait alors un paradoxe, qui n’est cependant qu’apparent. D’une part, le nouveau sujet chrétien s’efforce exclusivement d’être médiatisé par Dieu, dans ses actes et pensées, et cherche même à rompre avec toute autre relation qui pourrait l’affecter. Cela se traduit, par exemple, avec la visitation des esprits familiers ; les convertis constatent ne plus rêver de leurs ancêtres, ou bien, si cela leur arrive encore, ils avouent leur inconfort face à ces visitations oniriques qui ne devraient plus avoir lieu. Il y a donc une prédominance de l’affectation du sujet par Dieu qui se substitue à toute autre possibilité de relation kaléidoscopique. Mais, d’autre part, dans les perceptions locales, se convertir au christianisme est vu comme un processus par lequel le sujet deviendrait plus attentif aux autres. Le paradoxe de cette interprétation vernaculaire n’est cependant pas éloigné de la théorie taylorienne, car, en devenant chrétien, le sujet médiatisé par Dieu s’intéresserait aux autres dans un rapport nouveau d’objectivation, tandis que dans la perspective vernaculaire il ne serait pas dans un rapport d’empathie, mais davantage pétri et affecté par les altérités.

Dans « Crossing the buffer: ontological anxiety among US evangelicals and an anthropological theory of mind » (pp. 45-60), l’anthropologue Joshua Brahinsky de l’université de Stanford (États-Unis), s’arrête sur l’ambivalence des perceptions chez les fidèles d’une église des Assemblées de Dieu à San Francisco. Ces derniers, explique-t-il, éprouvent la contradiction. D’un côté, ils sont des Occidentaux héritiers d’une conception moderne du self : ils partagent la représentation d’une intériorité qui leur serait propre, celle d’un esprit générateur de pensées, qui ne serait pas perméable à un monde extérieur et qu’ils distinguent d’eux-mêmes. Mais d’un autre côté, leurs expériences de foi charismatique témoignent constamment de l’inverse ; elles rendent compte de la possible porosité à l’Esprit saint ou, pire, par extension, à ses contraires démoniaques. « Laisser entrer Dieu » et « laisser agir l’esprit dans la prière », telles sont les expériences éprouvées qui fondent l’économie sensible de leur foi. Dès lors, J. Brahinsky s’intéresse à la porosité des frontières entre les ontologies convoquées ; entre celle d’un substantialisme et celle d’un relationnisme, en s’efforçant de scruter leurs points de bascules. Il s’agit de voir par exemple comment la crainte de la surinterprétation ne quitte jamais les croyants ; comment, loin d’être pleinement assurés de leurs expériences et de leur capacité à distinguer entre ce qui viendrait d’eux et ce qui serait dû à l’Esprit saint, ils estiment sans cesse leurs expériences phénoménologiques du surnaturel. Les doutes sur la porosité, sur les erreurs de discernement entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, tout cela rend compte d’un souci d’examen et d’une inquiétude de justesse dans la relation à Dieu. Partant de là, J. Brahinsky arrête son attention sur ce qu’il identifie comme des stratégies d’évaluations critiques, mobilisées au cours de ces expériences sensibles.

L’émotion, par exemple, n’est pas perçue par les charismatiques évangéliques comme un mouvement intérieur qui serait exprimé au dehors de soi, mais plutôt comme une décharge externe provenant du divin, qui se traduirait par un ensemble de manifestations émotionnelles dont le croyant deviendrait tout à coup le support. La formulation « être saoulé dans l’Esprit (saint) » (« to be drunk in the spirit ») (p. 49) traduit cette idée de submersion par l’esprit, lorsque les émotions qui débordent à l’intérieur du fidèle ne sont pas propres à lui-même, mais à l’expression d’une altérité spirituelle qui « pleure » ou « rit » en lui. L’audition de la parole divine est un autre exemple manifeste des enjeux de stratégie. D’où émane cette voix ? Sourd-elle du tréfonds intérieur ou bien est-elle entendue du dehors ? Et dans les deux cas, est-elle audible par les sens ou bien entendue mentalement ? Ces questions, nullement anodines et extrêmement récurrentes, accompagnent, chez leurs auteurs croyants, une domestication tâtonnante des représentations topologiques de l’intériorité, du corps et des limites de l’esprit, des consciences en actes.

De semblables questionnements accompagnent la parole en langues ; et l’affaire est d’autant plus centrale que, rappelle J. Brahinsky, la question de l’imitation et du « faire semblant » n’est jamais sincèrement exclue des praticiens eux-mêmes. Comment être absolument certain, en effet, qu’on ne mime pas à son propre insu ce qu’on voit chez les autres quand on apprend à parler en langues ? S’il s’agit moins d’une tricherie que d’une étape dans la découverte, J. Brahinsky rappelle qu’une part conséquente des apprenants spirituels procèdent par mimétisme et que nombre d’entre eux confessent que leurs premières glossolalies ont été forcées, voire singées. Pour autant, cet aveu n’est pas celui d’une supercherie, mais bien la preuve que l’expérience phénoménologique de la porosité et de la visitation est aussi une technologie cognitive, une performance qui nécessite un apprentissage et qui transite par des périodes balbutiantes de tests et d’essais.

Un autre intérêt de l’analyse de J. Brahinsky est d’opérer un retour aux principes fondamentaux des réveils ascétiques du xviiie siècle, dont ces Églises évangéliques sont aujourd’hui issues. Le but de cette perspective historique est d’inscrire cette tradition de porosité dans la longue durée. Ainsi, en reprenant la catégorie de « rupture » — ou « discontinuité » — qu’il emprunte à la nouvelle anthropologie du christianisme (Robbins 2003), J. Brahinsky s’efforce de saisir une disposition cognitive qui, en appui au méthodisme et au mouvement de la sainteté, a donné au corps le statut d’un outil/support de l’expérience spontanée du divin, surgissant par le corps comme une fulgurance. Tout ceci génère, dit-il, une « anxiété ontologique » (p. 45). À la différence de l’aisance à penser une pluralité kaléidoscopique, telle que décrite par F. Aulino en Thaïlande, ici J. Brahinsky pointe l’embarras de ces charismatiques évangéliques américains face aux frontières du réel et de l’irréel, face au constat de leurs rencontres surnaturelles qui contrarient leurs premières intuitions sur le fonctionnement de l’esprit. Cette anxiété ressort notamment dans les questionnaires que l’auteur a soumis aux fidèles à propos des causalités de l’esprit humain. En interrogeant la manière dont les pensées pourraient affecter les choses, les hommes et le monde, le doute et le trouble se sont imposés. Face à cette idée — qui n’est autre que celle d’une pensée des sorts —, les évangéliques américains ont une première tendance à répondre par la négative, en se référant à une conception close de l’esprit, celle qui domine académiquement dans la conception psychologique occidentale. Puis, ils se ravisent assez vite devant ce qui est pour eux l’évidence de l’action à distance de la prière ; et inversement, ils affirment savoir qu’il peut en être de même avec des pensées négatives, sinon des sorts, a minima de la colère et de l’envie. À propos d’une informatrice, il conclut : « Elle était inquiète de quelque chose qu’elle aurait souhaité clarifier ; car elle pressentait que l’esprit est clos et que les pensées ne pouvaient pas voyager, excepté dans les livres. Mais aussi qu’il y avait un domaine, et un chemin, où certaines autres choses subtiles, comme les communications de Dieu, voyageaient effectivement » (p. 57)2.

Plus tard dans le volume, une autre contribution offre un cas d’étude qui synthétise ces deux contextes. Il s’agit de « The mind and the devil porosity and discernment in two Chinese charismatic-style churches » (pp. 95-113) d’Emily Ng, anthropologue américaine en post-doctorat à l’université d’Amsterdam. Pendant plus de huit mois, dans le cadre du projet M & S, E. Ng a mené en Chine une enquête dans deux Églises charismatiques, l’une dans la ville de Shanghai et l’autre en milieu rural dans la province du Huan, mais simultanément aussi auprès des bouddhistes de Shanghai et des praticiens de la médiumnité de possession à Huan.

Questionnant à son tour la porosité de l’esprit en s’efforçant d’évaluer comment elle s’articule variablement selon ces contextes, E. Ng observe deux tendances : parmi les chrétiens de Shanghai la conception taylorienne du self moderne et de l’esprit fermé a pénétré les mentalités de la société séculière, tandis que dans le village Zhao (Huan) celles de la porosité et de la vulnérabilité sont davantage représentées. Mais ces deux tendances sont à nuancer ; d’abord du fait de pratiques bouddhiques et médiumniques qui, toujours présentes auprès des chrétiens, contrebalancent les modèles dominants ; ensuite parce que l’examen des procédés de défiance et de discernement (opérant chez les deux types de fidèles quand ils doivent juger de la pertinence, bienveillance et véracité de leur rencontre supposée avec Dieu) introduit de nombreuses nuances. Car les chrétiens de ces deux églises redoutent d’être abusés comme de s’autoabuser. Dans l’Église Zhao de province comme dans celle de Shanghai, le corps est le lieu de ce qui advient. Mais à Zhao, comme dans le médiumnisme et les pratiques de possession relatives aux esprits et fantômes de la même région, le mal et le bien ne sont pas des réalités morales existantes en soi, plutôt des faits événementiels relatifs aux contextes et à l’aléatoire des rencontres. Cela se distingue nettement dans l’Église de Shanghai où, en revanche, ces catégories morales de bien et de mal sont essentialisées, surgissant de l’intériorité du corps où elles sont tapies, en sommeil ou bien révélées. On retrouve donc là, en Chine, les deux grandes voies décrites plus avant par F. Aulino à propos du kaléidoscope de l’esprit, et par J. Brahinsky sur l’anxiété ontologique.

Être sorcier ou agressé par Dieu au Ghana

Deux contributions nous conduisent ensuite en Afrique, au Ghana, sous le regard d’un anthropologue puis d’une psychologue. Le premier, John Dulin, assistant professeur à l’université d’Utah Valley (États-Unis), travaille chez les Fante du groupe Akan de Cape Coast et compare les expériences spirituelles des pentecôtistes charismatiques de l’Église Lighthouse Chapel International avec celles des praticiens coutumiers. La seconde, Vivian Afi Dzokoto, professeure de psychologie de l’université de Virginia Commonwealth (États-Unis), est née au Ghana de parents ghanéens où elle réside et travaille depuis près de dix ans. Elle suggère d’envisager ce que pourrait être une théorie générale de la psychologie à partir de critères normatifs empruntés à la société ghanéenne ; il ne s’agit pas dit-elle d’essentialiser une norme africaine, mais de se distancier d’une norme occidentale. Les deux auteurs en tous cas s’accordent sur la nécessité de considérer les théories locales de l’esprit pour saisir les modèles de psychismes ainsi que leurs expériences phénoménologiques réelles.

Dans « Vulnerable minds, bodily thoughts, and sensory spirits: local theory of mind and spiritual experience in Ghana » (pp. 61-76), J. Dulin insiste d’emblée sur les conceptions qui prédominent au Ghana quant à l’association corps-esprit, et en distingue deux. Celle, classique, qui associe à un corps un esprit, mais aussi celle qui accepte une pluralité d’esprits à l’intérieur d’un seul corps. Les deux conceptions, coprésentes, conditionnent (et sont produites par) deux types d’expériences : celles où l’esprit du self (sujet) est affecté depuis l’extérieur par l’esprit de l’alter (divin), et celle où l’un et l’autre forment une sorte d’interface immanente au corps. Or, parmi les chrétiens charismatiques comme parmi les sorciers du monde coutumier, cette coprésence des deux perspectives alterne chez chacun, articulant les variations dans les idées d’intériorité et d’extériorité. En associant le concept taylorien de vulnérabilité du « porous self » à celui d’« enemyship », J. Dulin se ré-appuie sur Peter Geshiere (2013) pour rappeler la distinction entre sorcery (attaque mystique par envoi de formules) et witchcraft (attribut inhérent au sujet). Et c’est là que la réflexion prend un tour fécond, dans le fait que la sorcellerie puisse être quelque chose qui soit en dépôt à l’intérieur d’un corps, comme un attribut surgissant de l’intériorité. Quelques exemples frappants illustrent cette ambivalence douloureuse, lorsque le sujet découvre non pas qu’il est ensorcelé, mais plutôt qu’il est lui-même sorcier, suppôt d’une part obscure intérieure : « Je pense que je suis une sorcière » (« I think I’m a witch ») (p. 66) dit une informatrice effarée, réalisant ce que génère la porosité de l’esprit qu’elle abrite. Birgit Meyer (2012) l’avait déjà pointé pour les Ewe, soulignant à quel point ce concept taylorien de porosité était au Ghana particulièrement bon à penser. Si les Akan sont différents des Ewe, sur ce point en revanche J. Dulin se dit prêt à parler de continuité. Puis, quittant le cadre coutumier pour celui des chrétiens, il dégage un principe inversé où le Dieu peut surgir avec la force d’un prédateur contre lequel on ne parvient pas à lutter. Il exerce une pression, agit sur un mode intrusif, force le passage dans le corps jusqu’à ce que l’anxiété soit trop forte et que le fidèle lâche enfin, s’abandonnant à Dieu. Voilà sans doute, nous dit en substance J. Dulin, un point de divergence par rapport aux évangélistes américains : chez ces derniers, Dieu parle davantage depuis leurs intériorités, les expériences charismatiques se produisant au-dedans, quand le croyant découvre qu’il abrite déjà le divin. Si cette forme d’expérience existe également chez les Akan, non seulement elle n’est pas la seule modalité, mais on peut aussi la trouver chez le sorcier.

Dans son effort de systématisation des modèles psychiques génériques, la psychologue Vivian Afi Dzokoto ne souhaite pas plaider en faveur d’une autre psychologie, africaine, qui serait remplaçante. Elle suggère en revanche de complexifier la compréhension plurielle des possibilités, ce que permettent précisément les ethnographies sur la porosité des esprits. Cette proposition théorique n’est cependant jamais simple, car elle ne peut être totalement disjointe d’une revendication politique ; difficile en effet de produire aujourd’hui une mise à l’épreuve des cadres conceptuels naturalistes, sans y voir par là même une critique assénée à l’endroit d’une pensée occidentale dominante, dont l’universalisme s’est confondu avec ses propres standards. C’est précisément le piège qu’il s’agit d’éviter, car le projet n’est pas de troquer une ontologie pour une autre, mais de les compléter au profit même d’une plus large universalité.

C’est avec cette ambition que, dans le cadre du projet M & S, V. Afi Dzokoto a mené une série d’entretiens auprès d’un large panel d’hommes et de femmes des groupes Fante et Asante Twi, tous issus de milieux soit « traditionalistes », soit « charismatiques ». Les questionnaires visaient à cerner l’influence des conceptions locales sur l’esprit et la pensée, dans la phénoménologie des expériences spirituelles vécues. Elle rend compte de ses observations dans « Adwenhoasem : an Akan theory of mind » (pp. 77-94), une contribution qui suit et recoupe d’assez près celle de J. Dulin. En mettant le focus sur le concept vernaculaire adwen, qui pourrait correspondre à celui d’esprit, elle montre comment celui-ci est pensé comme une boîte à outil à disposition ; n’étant pas propre à une identité de conscience, l’adwen peut être moralement bon ou mauvais, selon une dichotomie assez radicale. Cette conception de l’esprit, excessivement polarisée par les idées de bien et de mal, se distingue sur ce point de la conception kaléidoscopique décrite par F. Aulino pour la Thaïlande, ou de celle décrite plus loin par Rachel E. Smith au Vanuatu.

L’Océanie ne ferait plus de différence

Il aurait été difficile de conduire ce projet sans consacrer une section à l’Océanie. En effet, de Margaret Mead (1928) à Marylin Sthrathen (1988) — pour n’en citer que deux —, l’anthropologie océaniste a nourri de longue date une réflexion féconde sur la variabilité culturelle des théories de l’esprit ; elle s’est notamment fait connaître pour avoir suggéré que les sociétés mélanésiennes et océaniennes étaient adeptes du concept d’opacité de l’esprit humain, soit le fait de ne pas s’adonner à l’interprétation des intentions d’autrui. Rachel E. Smith, jeune anthropologue du centre Max Planck de l’université de Cambridge, a occupé un poste de postdoctorante de deux ans à l’université de Stanford aux États-Unis dans le cadre du projet M & S. Sa contribution, intitulée « Empowered imagination and mental vulnerability: local theory of mind and spiritual experience in Vanuatu » (pp. 114-130), analyse comparativement des expériences spirituelles observées à la fois dans des Églises charismatiques (New Covenant Church) urbaines et rurales, et dans des villages (kastom) connus pour être traditionalistes et anti-chrétiens. Se dégageant des théories supposées de l’opacité de l’esprit, elle s’efforce surtout de montrer comment on ne distingue pas localement entre facultés mentales du savoir, de la prédictibilité, de la création, du sens et des intentions, mais comment on les déploie collectivement à partir d’une conception poreuse et enchantée de l’esprit, ouvert aux entités/existants et aux intentions/forces morales. S’écartant là encore de la vision classique de l’esprit comme un espace d’intériorité relativement indépendant, elle prône donc plutôt une écologie de la cognition qui prend encore le corps pour point d’appui.

Le corps en effet serait le vecteur des intuitions et interprétations suggérées par les contextes et les altérités environnementales, « rattrapant » en somme l’opacité des pensées. Voilà qui rendrait compte du fait que, malgré cette supposée absence de curiosité pour les pensées d’autrui, les sujets seraient — à l’instar de la personne dite « dividuelle » de M. Strathern (1988 : 13) — extrêmement « relationnistes » et dépendants écologiquement. Ce qui, dit-elle, peut ressembler à de l’évitement ou à une faiblesse des relations sociales, disposerait donc d’autres supports incorporés d’expression. R. E. Smith s’appuie sur ses matériaux pour en faire la démonstration ; son propos suggère in fine que la supposée différence ontologique de l’Océanie-Mélanésie au regard de l’opacité de l’esprit serait peut-être surtout une différence académique de son anthropologie aréale. Au fond, les éléments décrits n’ont rien de spécifiques au Vanuatu et sont aisément applicables à d’autres Églises, où qu’elles soient, dès lors qu’elles ont pour principe l’unité relationniste des frères et sœurs dans l’unité du Christ, capables d’intercéder les uns pour les autres, d’interpréter mutuellement leurs paroles en langues ou de discerner pour chacun le sens des expériences spirituelles. Pour le reste, comme pour les autres contributions du volume, l’auteur conclut ici par l’affirmative quant au fait de savoir si les théories locales de l’esprit influeraient sur la phénoménologie elle-même des expériences spirituelles. « La propension des Ni-Vanuatu à localiser le sens et le but moral comme extérieurs à l’esprit correspond à une perception poreuse du soi et de l’esprit, et conduit fréquemment les gens à des formes vives, intenses et tangibles de rencontres spirituelles » (p. 127)3.

Pour un retour à l’anthropologie

Le projet Mind and Spirit témoigne d’une ambition proprement anthropologique. Le défi qu’il se donne est d’explorer les limites du sujet humain, d’approcher les frontières mouvantes de son esprit et des pensées qui l’animent. On est bien là au cœur d’une « anthropologie de l’Homme », expression tautologique pour rappeler ce que cette discipline devrait être, inévitablement et patiemment, dans son fondement (Piette 2009). Pourtant, ses acteurs s’écartent souvent d’une telle visée ; pris par l’urgence des actualités de ce monde, ils proposent plutôt des histoires sociales, des lectures géopolitiques et culturelles des sociétés humaines. Il est donc important que la discipline soit reconnaissante des entreprises qui la ramènent à elle-même, comme s’y emploie ici Tanya M. Luhrmann.

L’idée explorée, celle de la porosité de l’esprit, implique de considérer les pensées comme des flux qui seraient produits à la fois par des individus singuliers, mais aussi par des collectifs. Parmi l’ensemble de ces flux de pensées qui traverseraient les individus, une bonne part n’appartiendrait donc pas toujours en propre à ces derniers ; ils n’en seraient pas singulièrement les auteurs, mais souvent plutôt les transmetteurs, véhiculant en somme des productions sociales, culturelles, en partie sans doute générées par l’ensemble complexe que représentent la société et les individus qui la font. En poussant plus avant le raisonnement, on peut suggérer que ces flux de pensées dessineraient ainsi des répertoires de subjectivités comme de larges avenues qui charrieraient des paquets de sens, de valeurs, de normes, notions et concepts que les individus, seuls et ensemble, concourraient à transmettre. Selon cette perspective, ce qu’indiquerait le niveau local de perception de la porosité de l’esprit — variable selon les cultures —, correspondrait au fond à un degré de conscience de cette perméabilité aux flux des pensées. Car il ne fait guère de doute, en effet, que cette idée d’une non-paternité systématique des pensées émises par un sujet — mais aussi ses émotions et même ses actes — n’est pas admise de manière identique selon les contextes culturels (Pons 2021). C’est une des avancées que suggère le projet M & S : la variabilité culturelle des conceptions sur la porosité indique moins un niveau effectif de porosité de l’esprit qu’un degré de conscience de celle-ci. Ce n’est donc pas la porosité d’un esprit humain qui est testée ici — afin de voir si elle serait réelle ou pas — mais bien davantage les variations interprétatives de celle-ci, ainsi que ses usages.

Le projet M & S débouche alors sur deux observations. D’abord, au regard de l’alternative conceptuelle taylorienne entre « self poreux traditionnel » et « self moderne imperméable », il démontre qu’il n’y aurait jamais de pleine substitution de l’un par l’autre, mais plutôt une variation de degrés dans leurs reconnaissances et usages. C’est une démonstration majeure du projet, qui mérite d’être soulignée et réaffirmée, notamment dans un contexte culturel — occidental — où prédomine malgré tout la conception selon laquelle un sujet humain serait prioritairement (et surtout normalement) dépositaire d’un esprit non poreux, et par là même systématiquement auteur de ses propres actes et pensées. Or, on voit bien, au travers des cas d’études exposés, comment « le problème occidental » se résume à chaque fois à la question de savoir que penser, et que faire, de la part non-agentive du sujet. Le projet procède donc à un décloisonnement des ontologies, montrant comment partout cohabitent vulnérabilité et puissance, risque d’ingérence et souci de soi.

La seconde observation à laquelle advient le projet M & S est une inférence logique de la première, à savoir le fait que les différences culturelles de perceptions de la porosité génèrent des expériences phénoménologiques différentes : « Il semble que nous ayons un résultat : plus une personne imagine la frontière esprit-monde comme poreuse (en tant que perméable), plus sont rapportées les expériences vives et sensorielles d’autres invisibles », explique T. M. Luhrmann (p. 23)4. Plus tard encore, dans une dernière section préconclusive intitulée « What anthropologists can learn from psychologists, and the other way around » (pp. 131-147), cosignée avec la psycho-anthropologue Kara Weisman, T. M. Luhrmann réitère cette même idée qui sonne un peu comme un truisme, à savoir que plus un sujet imagine que son esprit est poreux, plus il peut faire l’expérience de cette porosité : « Les gens qui conceptualisent l’esprit comme plus poreux ont tendance à avoir des expériences spirituelles plus fréquentes et plus vives que ceux qui conceptualisent l’esprit comme plus limité » (p. 137)5. Or, malgré l’impression de lapalissade, c’est une question sensible qui est ici pointée : l’anthropologie aurait-elle cessé d’être comparatiste ? Et, par là même, aurait-elle simplement cessé d’être la discipline qu’elle devrait être, en refusant de poser plus avant les questions universalistes qui sont originellement à son fondement ? C’est un piège, disent les deux auteures, vers lequel pourrait conduire la critique post-moderne si elle en venait in fine à bloquer la perspective comparatiste au principe d’un étalon moral de référence. Notamment, la lecture de ce volume conduit le lecteur à s’interroger sur une posture militante qui récuserait l’hypothèse d’une porosité de l’esprit en vertu d’un engagement éthique. Car il y a lieu en effet de se poser la question, de savoir si au fond une part substantielle de la discipline ne serait pas aujourd’hui mobilisée contre une telle hypothèse, au prétexte moral de défendre l’autonomie souveraine de l’esprit libre, indemne de toute possibilité d’ingérence extérieure ? Si le projet M & S ne pose pas explicitement la question en ces termes, c’est peut-être en partie afin d’esquiver une controverse, mais c’est aussi et surtout parce que l’affaire ne relève pas d’un choix qui serait politique ou moral. Le projet M & S entend interroger la pluralité des expériences phénoménologiques sans questionner ce qui serait légitime ou juste, mieux ou moins bien. L’enjeu n’est donc pas de savoir si l’anthropologie devrait être la discipline de la différence de l’homme, elle l’est. Les deux psycho-anthropologues suggèrent d’ailleurs qu’un vent de retour à l’anthropologie est en train de souffler à nouveau ; certes un vent de comparatisme, mais portant sur des différences qui seraient moins liées aux aires culturelles — et aux individus qui les peuplent — qu’aux phénomènes en eux-mêmes, dans leur variabilité. Il s’agirait donc d’un déplacement qui ne consisterait plus à observer les différences entre les gens, mais entre les choses : « Ce nouveau comparatisme évite de statuer sur la manière dont des aires géographiques ou des types de personnes se différencient généralement d’un autre, mais s’intéresse plutôt à la manière dont des phénomènes spécifiques — relations imaginées entre humains et non-humains, trouble panique, psychose — diffèrent selon diverses communautés, et pourquoi. » (p. 135)6

Les contributions de cette première publication collective — car il est annoncé qu’il y en aura d’autres — réussissent la gageure du défi annoncé : faire un large tour du monde des grandes aires culturelles en resserrant l’attention sur un objet commun extrêmement réduit, voire scruté à la loupe. Pari relevé, pari réussi. On attend dès lors avec impatience la suite annoncée qui, on le souhaite, devrait conduire à d’innovantes perspectives.

1 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « Different social groups encourage people to attend to their mental activities in

2 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « She was anxious to clarify that she felt both that the mind was bounded and that

3 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « The Ni-Vanuatu propensity to locate meaning and moral purpose as external to the mind

4 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « We appear to have a finding : that the more a person imagines the mind-world boundary

5 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « People who conceptualize the mind as more “porous” tend to have more frequent and more

6 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « This new comparativism avoids claims about the way one geographical area or type of

Albahari Miri, 2006, Analytical Buddhism: The Two-Tiered Illusion of Self. New York, Palgrave Macmillan.

Geschiere Peter, 2013, Witchcraft, intimacy, and trust: Africa in comparison. Chicago, Chicago University Press.

Mead Margaret, 1928, Coming of Age in Samoa. A Psychological Study of Primitive Youth for Western Civilisation. New York, William Morrow.

Meyer Birgit, 2012, « Religious and secular, “spiritual” and “physical” in Ghana », in Courtney Bender et Ann Taves (dir.), What matters? Ethnographies of value in a (not so) secular age. New York, Columbia University Press, p. 86-118.

Piette Albert, 2009, L’acte d’exister : une phénoménologie de la présence. Marchienne-au-Pont, Socrate Promarex.

Pons Christophe, 2021, « La possibilité de ne pas être soi. Sujet, spiritisme et libre-arbitre au Portugal », in Emir Mahieddin et Lucille Gallardo (dir.), « Ethnographier la liberté », Journal des anthropologues, n° 164-165, p. 107-125.

Robbins Joël, 2003, « On the paradoxes of global Pentecostalism and the perils of continuity thinking », Religion, vol. 33, p. 221-231.

Strathern Marylin, 1988, The gender of the gift: problems with women and problems with society in Melanesia. Berkeley, University of California Press.

Taylor Charles, 2007, A secular Age. Cambridge Mass., Belknap Press of Harvard University Press.

1 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « Different social groups encourage people to attend to their mental activities in different ways. »

2 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « She was anxious to clarify that she felt both that the mind was bounded and that thoughts could not travel except in story books, but also that there was a realm and a path through which other ephemeral things, like God’s communications, could, and did, travel. »

3 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « The Ni-Vanuatu propensity to locate meaning and moral purpose as external to the mind corresponds to a “porous” view of self and mind, opening people up to vivid, intense, and often tangible forms of spiritual encounters. »

4 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « We appear to have a finding : that the more a person imagines the mind-world boundary as porous (as permeable), the more they report vivid, near-sensory experiences of invisible others. »

5 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « People who conceptualize the mind as more “porous” tend to have more frequent and more vivid spiritual experiences than people who conceptualize the mind as more “bounded”. »

6 Traduction de l’auteur de la phrase originale en anglais : « This new comparativism avoids claims about the way one geographical area or type of person differs from another in general, but instead focuses on claims about the way specific phenomena — the imagined relationship between human and nonhuman animals, panic disorder, psychosis — differ in different communities, and why. »