Compte rendu de Rémi Bordes, 2018, Le chemin des humbles. Chroniques d’un ethnologue au Népal. Paris, Plon, Presses Pocket, collection Terres Humaines
Les ethnologues furent nombreux à arpenter le Népal après son ouverture tardive à « l’Occident » au début des années 1950, mais les récits de leur expérience de terrain sont exceptionnels1. L’ouvrage de Rémi Bordes est l’un des rares à témoigner de l’expérience qui contribua à le faire ethnologue. Ce « passant » interloqué nous offre la « chronique » des parcours (dans l’espace comme en lui-même), des rencontres, mais aussi des transformations, des résistances et des décillements qui l’ont mené à son objet d’étude : les récits chantés des « humbles talentueux » que sont les bardes intouchables de l’extrême ouest du Népal (p. 510). Cet ouvrage peut se lire comme l’expérience existentielle d’un ethnologue en quête de « son » terrain : l’auteur se met en scène avec les vicissitudes de son parcours, ses réactions et ses émotions, mais aussi les retours sur soi, sur sa formation et sur l’ethnologie. C’est une relation ethnographique au sens où les liens établis avec les villageois étudiés se combinent au récit des voyages et du vécu de l’ethnologue. L’ouvrage témoigne par cette réflexivité des enjeux complexes qui construisent la relation ethnographique : au-delà d’une expérience singulière, il dévoile les rencontres intersubjectives à la base de la pratique ethnologique et des résultats qu’elle produit. Rémi Bordes le rappelle d’emblée : « l’ethnologue tire sa légitimité d’une expérience personnelle de longue durée, mais il est convenu qu’il doit la taire ; le cœur battant de ce peuple qui lui est familier, il renonce à en parler » (p. 20).
Le terme « en-deçà » du titre choisi pour ce compte rendu évoque les dessous de la pratique ethnographique, mais aussi, implicitement, l’après : non seulement les résultats produits par une enquête fondée sur des rencontres, mais le type d’écrits que l’on en tire. Les non-dits de l’expérience du terrain dans les travaux scientifiques ont donné lieu à des réflexions nombreuses (que l’auteur ne mentionne pas), de l’anthropologie réflexive2 à la mise en relief de la relation ethnographique comme méthode spécifique de connaissance « fondée sur la rencontre » (Fogel et Rivoal 2009 : §1). L’anthropologie du proche a fait émerger la richesse heuristique de cette réflexivité3 : les travaux de Jeanne Favret-Saada ont brillamment montré comment la place attribuée à l’ethnologue est centrale dans l’enquête et le développement de l’analyse (1977). Le retour réflexif sur la construction du terrain, proche ou lointain, débouche inéluctablement sur « l’après », la question de l’écriture ethnologique, à savoir le format que l’on choisira pour rendre compte de l’imbrication entre rencontres ethnographiques et analyse ethnologique4.
La lecture critique de l’ouvrage de Rémi Bordes que je propose ici s’attache d’une part à sa dimension réflexive, qui en est l’un des points forts, et d’autre part à la forme que l’auteur lui a donnée. Pour témoigner de son long cheminement, Rémi Bordes a en effet choisi le format du récit de voyage, rythmé par une chronique du quotidien des villageois de l’extrême ouest du Népal, en un style que je qualifierai de « kaléidoscopique », car brodant sur des ouvertures multiples qui s’imbriquent au fil des découvertes. Il aspire ainsi, partant de son expérience personnelle, à donner à voir les réalités du Népal (p. 21).
Rémi Bordes semble accorder à la quête d’un ailleurs lointain, et plus encore au déplacement qui caractérise le voyage, un certain pouvoir dans son initiation au métier d’ethnologue. C’est sans doute pourquoi il aborde son expérience sous forme d’un récit de voyage, s’insurgeant contre la dissociation entre voyage et ethnologie. Selon lui, « l’ethnologue en terrain lointain est un voyageur […] peut-être à sa façon l’un des plus acharnés. Il ne fait rien d’autre que prolonger et amplifier à l’extrême une expérience de dépaysement afin de saisir ce qui se dit […] lorsqu’on tente de cette manière radicale une sortie de soi. » (p. 22). L’auteur se tient à l’écart d’une quelconque démonstration (p. 21), mais le format choisi induit des limites du point de la vue de la critique ethnologique, tout en posant la question de la place du « je » de l’ethnologue-voyageur face à la parole des villageois pour dire ce vécu. Il révèle les tensions entre la quête nostalgique de l’auteur-voyageur pour un ailleurs enchanté et l’ambiguïté du vécu, en partie immobile, de l’ethnologue en devenir qui bataille avec le présent de l’observation. Le récit de l’ethnologue ainsi construit en fait-il un livre d’ethnologie ?
Voyages et relation ethnographique
Le chemin des humbles est d’abord un récit de voyage, plus exactement de deux voyages : l’un inaugure une quête d’immersion dans un monde autre ; l’autre, trois ans plus tard, opère un retournement, marqué par une rupture, un changement de lieu et de milieu, d’une famille de haute caste brahmane vers un milieu de basse caste, où l’auteur mettra en place son enquête. Le voyage inaugural se transforme ainsi en une relation ethnographique.
Les contrées himalayennes, souvent difficiles d’accès pour des raisons aussi bien politiques que géographiques, ont inspiré une littérature de voyage ou de découverte initiatique de soi, que les ethnologues spécialistes de ces régions ont tenue à distance5. La métaphore « des chemins de Katmandou »6 et l’imaginaire autour d’un lieu d’utopie, Shangri-La7, incarné par le Népal à partir des années 1960, ont soutenu ces écrits. C’est peut-être pourquoi il y a si peu de témoignages de relations ethnographiques. C’est peut-être pourquoi Rémi Bordes veut réconcilier voyage et relation ethnographique, mais aussi que son ouvrage me parait marqué du sceau de l’expérience en pays lointain. Même s’il ne mentionne qu’une fois le terme exotisme (en relation avec sa défense du voyage, p. 21), la quête d’un « en dehors », autre et lointain, fortement teinté de nostalgie, transparait tout au long du livre, j’y reviendrai.
Le choix de l’auteur d’évoquer « Une route des Indes », titre du premier chapitre (p. 33-50), dit d’emblée cette quête. Il conte en effet un cheminement de l’Europe jusqu’en Inde, au rythme lent des transports locaux, qui n’est pas sans évoquer les voyageurs des années 1960-1970 partis sur les « chemins de Katmandou »8. Rémi Bordes entre cependant au Népal par une voie inhabituelle, traversant la frontière indienne par l’ouest pour atteindre l’une des régions les plus excentrées du pays, où aucun touriste ne se rend.
Bien qu’il soit le premier livre de l’auteur, Le Chemin des humbles parait sous ce format relever de ce que Vincent Debaene a qualifié de « deuxième livre de l’ethnographe » dans son ouvrage L’Adieu au voyage (2010 : 14) : un livre centré sur le vécu de l’ethnologue sur le terrain, qui s’écrit à côté des travaux scientifiques. Sous l’angle des relations entre littérature et ethnologie qui cadrent son analyse, ces « deux livres de l’ethnologue » lui apparaissent comme une configuration particulièrement marquante en France durant l’entre-deux-guerres. L’ethnologie se construit alors comme discipline et comme science, tenant à distance les récits de voyages et oblitérant la subjectivité de l’enquêteur. Debaene déroule son analyse en s’appuyant sur des ouvrages devenus classiques, tels L’Afrique fantôme de Michel Leiris ou Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss. Après la Seconde Guerre mondiale, la création de la collection « Terres Humaines » par Jean Malaurie en 1954, dans laquelle l’ouvrage de Rémi Bordes est paru, illustre la permanence des « deuxièmes livres » (Ibid. : 441). Le Chemin des humbles atteste que perdure chez une nouvelle génération d’ethnologues le souci de témoigner du vécu de la rencontre ethnographique et d’en faire un ouvrage personnel en marge de l’exigence académique. Précisons cependant que l’auteur n’a pas publié sa thèse, le résultat scientifique de l’enquête restant pour l’instant séparé du récit des préliminaires et de la relation ethnographique ici privilégiés. Le présent livre reflète-t-il une impossibilité à dépasser ce clivage ? Le retour de l’auteur vers la source de l’enquête conduira-t-il à un nouvel ouvrage mariant réflexivité et analyse anthropologique ? Je l’espère.
Le récit se déroule de façon chronologique, chaque avancée de l’auteur au long de son parcours s’accompagnant de vignettes sur la vie quotidienne, et sur les fêtes et rituels qui signalent son intégration. Son expérience s’ancre dans un paysage (« les collines » du Népal) et dans un milieu marqué par la culture hindoue et le système de caste. L’extrême ouest du Népal est en effet essentiellement habité par des membres de la société de caste hindoue et la hiérarchie est centrale dans les échanges sociaux9. Ce découpage chronologique en deux voyages surprend, mais fait émerger deux temps qui manifestent les tiraillements de l’auteur entre rêve d’immersion et pratique ethnologique. Ainsi le premier voyage est marqué par la quête d’un ailleurs enchanté autour de son intégration dans une famille brahmane et la construction d’une amitié avec un instituteur local qui devient une sorte d’informateur privilégié. Mais Rémi Bordes n’a pas alors de sujet de recherche précis. Plus qu’une enquête, c’est sa quête qu’il raconte, son souci d’immersion dans un monde qu’il voit au travers d’une focale enchanteuse10. Ce premier séjour de plusieurs mois s’achève à Katmandou, qu’il découvre avec la famille de son ami instituteur, parcourant les sites sacrés en leur compagnie, voyageant en quelque sorte avec eux. C’est un récit de voyage très subjectif qui pourrait être vécu par tout voyageur curieux séjournant plusieurs mois dans le pays. Rémi Bordes précise, un peu rapidement, « que ce texte ait été écrit par “je” ou par un autre importe peu » (p. 21), suggérant que les réalités du Népal dépassent l’individu qui les observe. Mais c’est avant tout son expérience qu’il relate, particulièrement dans ce premier mouvement où le récit entremêle son vécu, les retours sur la vie en « Occident » à sa découverte du quotidien des villageois.
Quelle place tient ce premier voyage dans son parcours d’ethnologue ? L’auteur ne le précise pas et la question demeure à l’aune de ce double récit. Il nous dit peu de son retour en France entre ces deux séjours sinon qu’il découvre ce pour quoi il est parti : un nouveau regard (p. 246). Le premier voyage fut-il une sorte de prélude indispensable au second ? Est-il une étape nécessaire pour se positionner en tant qu’ethnologue, se débarrasser du voile de l’enchantement, d’un rêve d’immersion à distance d’un autre idéalisé ? Rémi Bordes regrette que sa formation universitaire ne l’ait pas préparé aux difficultés du terrain (p. 394 et suiv.). Ce premier voyage vient-il combler ce manque ? Participer à sa formation et à son initiation aux complexités relationnelles du pays ? Le caractère subjectif de son expérience et des rencontres hasardeuses qu’il fait signale, me semble-t-il, les difficultés d’une telle préparation.
Le second temps du livre, quoi qu’il en soit, naît d’un basculement lors de son deuxième voyage. Il retourne trois ans plus tard dans « sa famille » brahmane à Doti, avec un projet de thèse financé. Le monde enchanté, hors du temps, de son premier séjour s’effrite. Il se retrouve ainsi confronté aux conflits11 qui minent les relations au sein de cette famille et dans lesquels, en tant que fils adoptif, il se trouve impliqué, y compris pour participer au financement du mariage d’une des filles. Ainsi, « une fois gommé le dépaysement […] le contenu véritable des relations avec cette famille […] lui saute à la figure » (p. 334). Les doutes l’envahissent, comme si une clé d’accès au terrain lui échappait. Il décide de quitter cette famille. Il renonce, dit-il, à se faire indigène pour s’installer dans sa propre maison dans un autre village composé de plusieurs castes. Nouvelle mise à distance ? La focale enchanteuse, en tous cas, ne fonctionne plus. Il découvre alors les bardes dholi intouchables qui habitent un hameau proche. Au bas de l’échelle sociale, d’où cette séparation spatiale, ils forment une communauté avec un fonctionnement propre. D’une relation privilégiée à une famille brahmane, Rémi Bordes s’inscrit dorénavant dans un réseau de voisinage.
Ses nombreux déplacements révèlent combien la distance aux autres, même en terrain lointain, n’a rien de stable, ni de donnée. Autant sa place se définit rapidement lors de sa première expérience, autant dans la deuxième les relations sont opaques (chapitre « Le mal en peine », pp. 375 et suivantes). Il mettra du temps à approcher le monde intouchable, les Dholi gardant une défiance à son égard, le prenant d’ailleurs pour un Brahmane. L’impossibilité d’être intégré à une maisonnée intouchable laisse la place à l’interrelationnel à partir de son propre lieu de séjour. La langue des bardes se distingue du népalais officiel, renforçant sinon recréant une distance à combler. Une vie collective plus forte, liée au rôle des bardes dans les rituels, modifie l’accès aux données. L’ethnologue découvre les séances de la religion oraculaire propre à cette région (et aux régions limitrophes en Inde) où se joue l’équilibre social de la communauté12 : on y gère les conflits et les souffrances, ce dont les chants des bardes, « au premier plan de cet événement flamboyant » (p. 483), se font l’écho.
De heurts en questionnements, l’ethnologue se retrouve à la croisée des chemins (p. 397) : il renonce à étudier la religion oraculaire pour se consacrer à la collecte des chants des Dholi, une immersion poétique portée par une étude approfondie de la langue. Il est ébloui par ces récits chantés. Ce « patrimoine d’une grande richesse […] lui seul donnait vraiment accès au sens profond de ce qui se passait autour de moi […] Il s’agissait ni plus ni moins que de noter le poème du quotidien » (pp. 329-330). En qualifiant cette tradition épique de « vestige d’une forme de roman courtois, forme primordiale de la littérature » (p. 517) — affirmation peu ethnologique —, l’auteur manifeste une fois de plus sa quête nostalgique : radicalement autre, cette poésie le renvoie au passé de sa propre culture, en quelque sorte dans un autre temps. Ce positionnement révèle une vision de l’autre comme « exote »13, éloigné dans l’espace et le temps, qui peut surprendre sous la plume d’un ethnologue contemporain. Quand les enquêtés sont devenus nos alter-ego (Blondet et Lantin-Malet 2017 : §2), que les distances culturelles se sont estompées, que la discipline a remis en question la réification de l’autre, cette vision du voyage lointain déclencheur de nostalgie me semble datée, du moins ethnologiquement datée. Rémi Bordes conclut d’ailleurs son ouvrage sur l’apprentissage, personnel plus qu’ethnologique, me semble-t-il, qu’il a tiré de son expérience ethnographique, évoquant le visage paisible des « vieux rayonnants […] qui m’ont indiqué un chemin que nous avons perdu » (p. 602). Il redit sa nostalgie pour l’immersion au long cours en terrain lointain.
L’éblouissement qu’il éprouve devant la poésie des Dholi exprime, à mon sens, un « ré-enchantement » de son enquête ethnologique, après la désillusion de son premier séjour, recréant la distance qu’il avait perdue en s’intégrant à une famille brahmane le traitant comme un des leurs. Ce ré-enchantement est renforcé par une langue et un milieu difficiles à pénétrer. C’est peut-être le cas aussi du choix de terrains particulièrement difficiles d’accès ou même dangereux qui n’ont rien d’enchanteurs : la difficulté met l’observateur à distance. Les nombreux déplacements de l’auteur — le déplacement est à ses yeux porteur de vérité (p. 21) — créent et recréent cette distance. Ces contradictions et ces ambiguïtés font la richesse réflexive de l’ouvrage. Elles expliquent peut-être pourquoi deux voyages sont racontés et inaugurés par « une route des Indes », et non par des questions d’ethnologie.
Quoique porté par cette quête nostalgique, l’auteur-voyageur réussit à nous immerger dans le Népal contemporain. L’ouvrage nous offre des saisies sur image des conflagrations actuelles, évoquant aussi bien les effets de la guérilla maoïste dans la région et la rencontre des représentants occidentaux d’ONG, qu’un yogi dans sa retraite ou les relations de l’auteur avec les leaders des associations défendant les droits des intouchables, nous initiant même à certaines nouveautés locales comme les studios d’enregistrement. La « guerre du peuple » enclenchée par un mouvement maoïste en 1996, les luttes indigénistes, la fin de la monarchie hindoue, l’expatriation de la jeunesse dans les émirats du Moyen-Orient, le développement d’internet, ont complètement changé la donne ces quinze dernières années, modifiant les modalités d’enquête et de recherche. Le Népal a en effet traversé en un temps raccourci (sortant de son isolement en 1950) les étapes vers la globalisation actuelle qui accompagnent une transformation des pratiques de terrain, des sujets développés et de l’ethnologie. Rémi Bordes parle de ces changements à mots couverts, mais les évocations d’un passé perdu et d’un lointain enchanteur qui surgissent sous sa plume, même en conclusion, disent une résistance implicite à l’ethnologie dans sa forme académique. C’est peut-être pourquoi ce « deuxième livre » est le premier. Au bout de ce voyage, reste semble-t-il la nostalgie.
Rencontres en hiérarchie et positionnements de l’ethnologue
Ce livre est cependant un récit de voyage devenant une relation ethnographique : il offre un retour réflexif sur la construction des relations de l’auteur sur le terrain. Avec d’autres témoignages, il constitue ainsi un matériel précieux. Chaque expérience de terrain se teinte des contraintes et des conditions variées de l’enquête. Révélées et confrontées, elles permettent de mieux cerner le travail de l’auteur, mais aussi de la discipline, et plus généralement la constitution du savoir anthropologique. De plus, les récurrences ou différences qu’elles dévoilent jouent sans doute un rôle dans le développement de problématiques spécifiques à certaines aires géographiques. Ce n’est certes pas le propos de l’ouvrage qui met à distance toute réflexion académique, ou un quelconque renvoi à des travaux d’anthropologie réflexive (peu courant dans l’ethnologie de l’Himalaya, il est vrai). Mais les parcours et rencontres que Rémi Bordes rapporte vont au-delà de l’anecdote : ils n’adviennent pas n’importe où et n’importe comment. Ils nous apprennent beaucoup sur la pratique ethnographique et sur la région concernée.
Lors de son premier voyage en 1998, une fois la frontière franchie, Rémi Bordes fait la rencontre, apparemment fortuite, de ceux qu’il appelle les « facilitateurs » — deux jeunes gens entre deux mondes et eux-mêmes sur les routes, notons-le d’emblée. Ils le conduisent dans leur village du district de Doti où il est reçu dans la famille brahmane qui deviendra sa famille d’adoption. Ces rencontres m’ont ainsi rappelé mon propre parcours de terrain au Népal vingt-cinq ans plus tôt dans un contexte humain pourtant très différent. J’ai rencontré des facilitateurs comparables, des jeunes gens qui croisent notre chemin. Comme le raconte si bien Rémi Bordes, on chemine beaucoup au Népal, souvent à pied et en compagnie de Népalais qui nous questionnent sur nos buts ou destinations et souhaitent nous aider. C’est la fameuse hospitalité népalaise vantée dans les opuscules touristiques, qui en a fait une destination rêvée pour touristes marcheurs, mais que l’ethnologue doit lire autrement. De même l’instituteur de village, se sachant détenteur de savoirs, est lui aussi une figure incontournable pour l’ethnologue (à fortiori s’il est membre d’une minorité ethnique, ce qui était relativement rare dans les années 1980). Il pouvait devenir un informateur ou faciliter les contacts avec « les humbles ». Ces jeunes gens, souvent scolarisés, qui circulent beaucoup, et ces instituteurs de village sont déjà, par leur position, à distance du lieu où ils entraînent l’ethnologue.
Les rencontres avec ces facilitateurs signalent leur désir de venir chercher l’ethnologue, ce dont on a souvent insuffisamment parlé en dépit du rôle important de cet élan dans la relation ethnographique et la médiation qu’elle opère. Les travaux d’anthropologie réflexive comblent ce manque14. Chacun poursuit l’autre en quelque sorte et à sa façon. Les « facilitateurs », pour garder le terme de Bordes, jouent de notre désir de médiation. Ce sont souvent des personnages clivés, entre deux mondes, aspirant parfois eux-mêmes à un ailleurs rêvé que l’ethnologue incarne : d’où parfois une ambiguïté, comme Rémi Bordes en fait l’expérience avec un facilitateur un peu fripouille qui se volatilise régulièrement et derrière lequel il a l’impression de courir sans cesse. Ses interlocuteurs ne répondent pas à ses attentes (p. 389), expérience ô combien partagée. N’ont-ils pas leurs propres exigences souvent non formulées et qui pourtant orientent l’enquêteur et produisent du sens ? Dans une étude sur les guides de touristes au Mali, Anne Doquet (2009) met par exemple à jour la nature complexe de la médiation qui s’opère entre la quête des touristes et les représentations et discours des guides sur « l’authenticité » culturelle. Certes les « facilitateurs » dont nous parlons ne sont pas des guides touristiques (qui existent en grand nombre au Népal), mais leur rôle dans ce qui fabrique la pratique ethnographique devrait être approfondi.
Le Népal fut propulsé dès son ouverture en 1950 dans les enjeux du développement, et l’ethnologue doit naviguer avec les images qu’il renvoie malgré lui sans toujours s’en rendre compte : représentant ou « volontaire » d’ONG, porteur du bienheureux développement, blanc donc américain, etc. Dans le village tharu relativement clos sur lui-même où je m’installais en 1981, les femmes me prirent à ma grande surprise pour un homme. J’avais pourtant pris la peine de revêtir le costume des étudiantes ou des jeunes urbaines. Il y a bien là un jeu de positionnements complexes entre lesquels il faut naviguer à vue. Faut-il rappeler que malgré son isolement politique jusqu’en 1950, le Népal (et plus généralement l’Himalaya) a toujours été un monde où l’on se déplace beaucoup, que l’histoire des migrations et de l’hybridité culturelle y est ancienne, ayant formé de longue date les habitants aux déplacements, au constat des différences, à leur adaptation et au franchissement des frontières de l’appartenance. Ajoutons que le Népal ne fut pas directement colonisé par l’Occident (d’où sa fermeture), mais d’une autre façon par l’Inde. Le positionnement instable de l’ethnologue s’inscrit dans cette complexité et l’on aimerait que le ressenti et le rôle des « facilitateurs » et autres intermédiaires tiennent une place plus importante dans l’écriture ethnographique sur ces régions. L’ouvrage de Rémi Bordes a le mérite de parler d’eux, évoquant le terrain avant même qu’il ne se mette en place.
Surtout, on a affaire à une société hiérarchisée dans laquelle les Brahmanes, détenteurs de l’écrit et des textes de la tradition hindoue, ont tenu jusqu’à récemment une place très privilégiée15. Ils étaient bien souvent les premiers à entrer en contact avec l’étranger. Non seulement parce que l’hospitalité est leur règle de bonne conduite (dharma) — ce que décrit fort bien Rémi Bordes — mais aussi parce qu’ils sont en haut de l’échelle sociale. Tenants du savoir, ils s’estimaient les porte-paroles désignés de la connaissance et leur statut facilitait les médiations avec l’ethnologue ou l’étranger. Les premiers écrits d’ethnologie « indigène » furent souvent leurs œuvres, avant même l’arrivée des ethnologues européens. Je me souviens avoir rencontré de tels « facilitateurs » brahmanes au début des années 1980, dans un milieu d’enquête pourtant très différent de celui de Rémi Bordes : ils m’ont conduite sur leurs terres où vivait la minorité ethnique Tharu avec laquelle je souhaitais travailler. Les jours passés dans leur résidence des plaines me mirent mal à l’aise, me donnant le sentiment d’un retour à l’époque de l’ethnographie coloniale. Bien que des plus hospitaliers, ils faisaient écran à ma quête d’un contact plus direct avec les Tharu. J’ai rapidement fui deux cents kilomètres à l’Est (dans la vallée de Dang où je m’installais), mais n’ai pas pour autant échappé à d’autres « facilitateurs » au sommet de la hiérarchie sociale : un maître foncier de la minorité tharu qui m’hébergea (et m’isola des villageois), de rares jeunes gens éduqués de cette minorité, toujours des hommes d’ailleurs16, au comportement très imprévisible. En bref, ces médiations illustraient les complications d’un monde idéologiquement et économiquement hiérarchisé.
Dans un compte rendu de l’ouvrage de Philippe Descola, Les Lances du Crépuscule (1993), Alban Bensa est amené à se poser la même question, car l’expérience de Descola chez les Achuar d’Amazonie est très différente de la sienne : elle se déroule dans une société égalitaire où tout se joue d’individu à individu. Et Bensa écrit : « on ne s’étonnera donc pas que l’ethnologie suscite des types très différents de relation ethnographique selon qu’elle s’exerce dans un contexte égalitaire ou hiérarchique » (1995 : §10). Évoquant en miroir son vécu en Nouvelle-Calédonie, en milieu colonisé, une dimension qui complexifie les échanges, il dit comment « la relation ethnographique se trouve prise dans une logique de la dissimulation, du double sens et de la litote, car soutenant le jeu de la distinction » (Ibid. : § 10). Ces situations hiérarchiques imposent un jeu complexe où la transparence n’est pas de mise, ce dont il est difficile de rendre compte dans le travail académique classique. La ruse peut être nécessaire, induisant doutes et déplacements multiples pour poursuivre l’enquête. On est en quelque sorte propulsé dans le malentendu qui semble habiter la relation observateur/observé, l’anthropologie étant selon Michael Herzfeld une affaire de malentendus : c’est là où l’analyse ethnologique s’élabore (Herzfeld 2001 : 2).
C’est un milieu de caste que traverse Rémi Bordes au cours de ses deux voyages, point qui me parait essentiel dans la construction de sa relation ethnographique. L’auteur est d’abord introduit dans une famille brahmane par ces jeunes gens se mouvant entre leur village et un « autre monde » tout aussi rêvé (l’un d’eux partira en Amérique). Le basculement opéré lors de son deuxième séjour est aussi un renversement du haut de la hiérarchie de caste vers le bas de son échelle, un aspect que l’auteur évoque (pp. 395-396), mais sans questionner la « mise à distance » qu’il recrée et qui pourtant induit le choix de son sujet d’étude. Quand le voile du dépaysement tombe, c’est aussi cet écran hiérarchique qui est franchi, inaugurant pour Rémi Bordes un autre type de rencontre, non immersive, semble-t-il, avec les Dholi : c’est alors qu’il développe sa recherche, définit son sujet, construit une stratégie d’enquête (avec une équipe qui l’aide dans sa collecte).
Rémi Bordes fuit devant la découverte des conflits au sein de sa famille brahmane d’adoption, choisissant d’aller enquêter plus loin (à l’autre extrémité de l’échelle sociale). C’est pourtant le signe qu’il a pris une place. Sans doute ces querelles brisent-elles son rêve d’enchantement. Elles sont le lot de bien des expériences de terrain, citées dans certaines monographies, mais rarement mises en avant, surtout dans les tout premiers travaux. Dès les années 1970, Philippe Sagant a fait des conflits le support de ses études sur la force vitale des chefs (« la tête haute »), mais il le fit après une longue résistance, tant les querelles qui étaient l’objet du quotidien comme des récits des villageois le perturbaient (Krauskopff 2021 : §32). Mon entrée dans la vie sociale du village tharu où je venais de m’installer (à Dang) fut ainsi paralysée par un conflit, dont je ne savais rien, entre deux hommes puissants (deux grands propriétaires fonciers tharu). Il était inscrit dans l’espace du village et non verbalisé (les Tharu font marque d’une grande égalité d’humeur et gardent le silence). Mon installation dans une moitié du village qui m’isolait du reste — sans que je ne le sache sauf en déménageant à la périphérie des deux moitiés — me fit entrer de plain-pied dans la matière brute des relations foncières, révélant comment elles chapeautaient une collectivité villageoise constituée de maisons par ailleurs relativement égalitaires. Au contraire de l’expérience vécue par Rémi Bordes en milieu de caste, je suis restée invisible durant plusieurs semaines. Les villageois me laissaient vaquer à mes occupations, en silence. Une fois franchie cette barrière de l’invisibilité et du silence (grâce à un intermédiaire, un instituteur tharu17), c’est un tout autre modèle relationnel qui se développa (et me donna le sentiment de pouvoir en partie échapper à l’ambiguïté des maîtres fonciers à mon égard). Une relation avec un individu (un guérisseur), puis avec sa « maison » grâce à ses épouses, me fit membre à part entière du village, facilitant mon accès à des réseaux plus vastes. Ajoutons que se heurter à ces conflits ou être pris dans leurs rets distingue l’expérience de l’ethnologue de celle du voyage idéalisé vers Shangri-La. Contrairement aux clichés touristiques, le sourire avenant des Népalais est trompeur. Il faut aller au-delà. Cette vision idéalisée d’une harmonie sociale n’est pas propre aux énoncés touristiques, comme le cas des guides maliens et de leur discours sur « l’authenticité » évoqué plus haut l’illustre (Doquet 2009). Cette image d’harmonie sociale fut aussi portée par les premières recherches sur le Népal valorisant le « syncrétisme » harmonieux et pacifique des différents courants religieux, cultures et sociétés qui s’y sont développés, de même que par la politique des années dites panchayat18. L’image de Shangri-La a aussi considérablement pesé sur les recherches concernant le bouddhisme tibétain (Lopez 2003). Cette « harmonie sociale » a difficilement résisté à la montée des conflits ethniques, politiques et religieux contemporains qui ont extériorisé et reformulé des clivages anciens ou latents dont la violence des conflits villageois témoignait.
La voix des Autres et les choix d’écriture
Retournons à la question liminaire des « deux livres » de l’ethnologue : le présent ouvrage évoque les « deuxièmes livres » analysés par Debaene (2010), on l’a dit. Il est riche de la réflexivité de l’auteur sur sa pratique ethnographique et ses ressentis. Cependant, la chronique de Rémi Bordes décrit le cheminement qui le conduit vers son sujet de thèse, mais s’arrête sur la collecte de matériaux, avant l’écriture de son travail scientifique. Du point de vue littéraire qui est le sien, et sans doute de la collection où il parait, cet ouvrage ne dépasse pas cette séparation en deux livres. Est-il un prélude à un futur livre qui, à rebours de la division analysée par Debaene, nous initierait aux récits chantés dans un format dépassant le clivage entre écriture personnelle et analyse académique ? Le goût de Rémi Bordes pour la littérature et la poésie est manifeste, dans l’ouvrage comme dans le choix de son objet d’étude, mais il oppose, sans hélas développer ce point majeur, démarche poétique et démarche scientifique (p. 23), opposition qui dit peut-être un impossible compromis. Il cite dans son ouvrage des extraits de chants ou de proverbes qui signalent l’importance qu’il leur accorde. Ainsi, ces vers : « Où est ta maison maritale, fille de roi ? Où est ta maison natale ? Une gerbe de feuilles sur le chemin, excellent présage » (p. 205), qui révèlent les métaphores attachées aux objets quotidiens féminins. Je regrette que l’auteur ne donne pas une place plus grande à cette « poésie du quotidien », et par là même aux dires des enquêtés et à leur vision du monde. On devine que la poésie des Dholi ouvrirait un accès privilégié à leurs mots/maux et à leur pensée, mais elle reste marginale, illustrant plus qu’éclairant le cours du texte.
Le Chemin des humbles est une chronique réussie du quotidien des Népalais, multipliant les ouvertures pour rendre compte des particularités notables de leur vie, un trait de composition caractéristique du livre. Il y a des pages où la description réussit seule à dire beaucoup. Ainsi évoquant la famille brahmane qui l’accueille lors de son premier séjour, il nous place notoirement à l’intérieur de la maisonnée, décrivant les usages quotidiens et les moments rituels qui lient le foyer domestique sacré au cosmos, mettant en relief l’entre-soi que constitue la famille étendue hindoue19. Mais de nombreuses particularités locales bonnes à penser demeurent à l’état de généralité. Ces notations, quoique pertinentes, forment un kaléidoscope d’images sur la société népalaise qui m’ont laissée sur ma faim. J’en citerai quelques-unes. Constatant le goût des villageois de ne rien faire, l’auteur remarque que « les réalisations matérielles ou intellectuelles quelles qu’elles soient, ne constituent pas vraiment des valeurs aux yeux des villageois… Ce qui a véritablement du prix ce sont bien plutôt les relations qu’on entretient avec les uns avec les autres, et celles qu’on entretient avec les dieux ; toutes deux culminent de concert dans le rite, la bombance et le rassemblement » (p. 102). Ou encore, lors de sa participation à des consultations oraculaires, il note leur fonction dans la résolution des conflits villageois. « Un conflit, un malheur, un manquement, enfoui ou oublié, a ouvert une brèche dans laquelle l’agresseur s’est engouffré ; l’oracle est questionné, mais les familles concernées participent aussi au diagnostic, ainsi que les prêtres, gardiens de remise et musiciens, chacun à sa manière. Il faut souvent remonter dans les générations pour retrouver l’offense… Ces cultes sont une sorte de grande psychanalyse de groupe, en beaucoup plus imagée, et surtout en infiniment plus complexe » (pp. 480-481). Il me semble qu’une proposition aussi intéressante20 simplement qualifiée d’infiniment plus complexe qu’une psychanalyse de groupe, peut porter à malentendu et perd ainsi de sa portée. On notera d’ailleurs que les conflits évoqués précédemment reviennent sur le devant de la scène.
Ce livre est certes le produit d’une relation ethnographique, mais la priorité donnée au vécu de l’ethnologue, au retour sur soi provoqué par la découverte de l’autre, tient de mon point de vue la voix de cet autre trop à distance. Le récit de voyage qui valorise l’expérience personnelle d’un « exote » ne le permet sans doute pas. Pourtant Rémi Bordes reproche à l’ethnologie de faire des observés « des rats de laboratoire » (pp. 393-394). Un simple exemple : lorsque l’auteur parle du « colonialisme » des ONG et de leur impact (p. 211 et suivantes), il nous livre un développement vécu de leur inefficacité bien connue et de leur réception problématique parmi les villageois. Une querelle illustrant ces difficultés est ainsi décrite, mais le « on » et le discours rapporté prévalent quand les propos des villageois auraient, je crois, mérité d’être entendus. Ces ONG jouent en effet un rôle déterminant dans la rencontre ethnographique et les malentendus qui en découlent21.
C’est, me semble-t-il, la limite de cette chronique et de ce récit de voyage. Rémi Bordes ne nous fait que partiellement entendre « le cœur battant de ce peuple » et surtout leur voix (particulièrement celle des Dholi). En donnant une place privilégiée à son vécu sur le terrain, il ne nous dit pas ce qui relie une expérience ethnographique à la saisie des catégories de pensée indigènes, là où émerge l’analyse ethnologique. Ce n’est certes pas l’objectif du livre et de la collection, mais cela pose les limites de l’ouvrage. En ce sens, ce livre d’un ethnologue, en dépit de la réflexivité qu’il offre et du témoignage vivant sur les changements contemporains au Népal, n’est pas un livre d’ethnologie.
Le Chemin des humbles se situe à un moment de bouleversement et d’accélération de l’histoire, un moment charnière dans l’ethnologie du Népal et de l’Himalaya. L’imaginaire de Shangri-La s’est déplacé ailleurs, en Europe ou dans l’intimité des Occidentaux. Ce récit vient à point nommé pour dire un basculement qui est aussi celui de la pratique et de l’écriture ethnologiques sur ces régions, qui doivent être questionnées et repensées.