L’anthropologue, l’ethnographe et le touriste. Problématiques et enjeux de l’anthropologie du tourisme

À propos de Naomi M. Leite et al. (dir.), The Ethnography of Tourism: Edward Bruner and Beyond, 2019

Thomas Apchain

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Thomas Apchain, « L’anthropologue, l’ethnographe et le touriste. Problématiques et enjeux de l’anthropologie du tourisme », Lectures anthropologiques [En ligne], 8 | 2021, mis en ligne le 13 février 2024, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/832

Paru quelques mois avant la disparition d’Edward Bruner, The Ethnography of Tourism est un ouvrage collectif qui fait la somme de son héritage en anthropologie du tourisme. Plusieurs anthropologues y reviennent sur la carrière de Bruner et proposent de confronter ses concepts à leurs propres terrains. La lecture de l’ouvrage fournit une opportunité pour faire le point sur la manière dont l’objet tourisme s’est imposé en anthropologie.

Published a few months before Edward Bruner's demise, The Ethnography of Tourism is a collective volume that summarizes his legacy in the anthropology of tourism. Several anthropologists reflect on Bruner's career and confront his concepts with their respective fieldworks. The reading of the book provides an opportunity to examine how tourism has become an established topic in anthropology.

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Compte rendu de Leite Naomi M., Castañeda Quetzil E. et Adams Kathleen M. (dir.), 2019, The Ethnography of Tourism: Edward Bruner and Beyond. Lanham, Lexington Books.

La parution de The Ethnography of Tourism: Edward Bruner and Beyond permet un état de l’art de la recherche sur le tourisme et nous invite à rendre compte de l’héritage d’Edward Bruner, considérable pour les anthropologues du tourisme. Toutefois, l’état de la recherche sur le tourisme et les enseignements de l’un de ses plus illustres contributeurs sont loin de ne constituer qu’une seule et même chose. En effet, la recherche sur le tourisme, même si l’on ne regarde que l’anthropologie, est variée et ne s’inscrit pas tout entière dans la lignée de Bruner. Pourquoi, alors, un tel parallèle ?

Le choix d’utiliser le travail de Bruner pour structurer conceptuellement un état de l’art de la recherche anthropologique sur le tourisme n’est pas un hasard. Parmi les grandes figures de la recherche en anthropologie du tourisme1, Edward Bruner a la particularité d’être reconnu au-delà de ce champ spécifique. En effet, Bruner appartient autant à l’histoire de l’analyse du tourisme qu’à celle de l’anthropologie américaine en général. Ceci constitue une exception. En effet, de nombreux chercheurs ayant fait du tourisme une spécialité ont évolué, et continuent d’évoluer, en marge de la recherche instituée. En tant qu’objet d’étude pour l’anthropologie, le tourisme demeure un domaine qui, s’il n’est plus tout à fait considéré comme impropre, doit constamment démontrer sa légitimité. C’est pourquoi la figure de Bruner est aussi importante, parce qu’il a fait du tourisme l’objet de ses recherches après avoir mené une carrière « traditionnelle » et s’être imposé comme une autorité dans l’anthropologie étasunienne, parce qu’il a inscrit son anthropologie du tourisme dans la continuité des thèmes anthropologiques qu’il avait développés auparavant, et parce qu’il a fait des situations touristiques le terrain de prédilection pour une anthropologie réflexive et constructiviste, mouvances dans lesquelles il s’était déjà inscrit, en plein tournant postmoderne.

La lecture de cet ouvrage collectif dans lequel la pensée de Bruner est présentée et confrontée à différents terrains est une occasion de revenir sur les difficultés rencontrées par les anthropologues qui travaillent sur le tourisme et de tenter d’expliquer ce qui empêche, en particulier en France, l’anthropologie du tourisme d’être tout à fait légitime2. Dans un premier temps, je rappellerai sous quels aspects le tourisme s’est d’abord présenté aux anthropologues et décrirai les principaux enjeux de son étude, en particulier sur le plan ethnographique. Un rappel des enjeux du débat sur l’authenticité, central dans la recherche sur le tourisme, illustrera l’évolution théorique de l’anthropologie du tourisme sous l’influence d’Edward Bruner. Dans un second temps, je présenterai l’approche spécifique employée par Bruner pour faire du tourisme un thème anthropologique traité dans la lignée de la tradition disciplinaire tout en permettant de rompre avec certains de ces paradigmes, suivant ainsi les grands bouleversements théoriques connus par la discipline dans la seconde moitié du XXe siècle. Ensuite, en évoquant les articles qui, dans l’ouvrage, confrontent les concepts de Bruner à des terrains variés, je poserai, principalement sur le plan méthodologique, les spécificités de l’anthropologie dans l’étude du tourisme. Enfin, je conclurai en posant la question de la place de l’anthropologie du tourisme au sein de l’anthropologie générale. S’il faut reconnaître à Bruner le mérite d’avoir fait du tourisme un objet légitime pour l’anthropologie, il convient toutefois de souligner qu’il l’a fait dans le cadre d’un rejet général du positivisme qui n’a pas permis de délimiter un cadre théorique systématique pour son analyse. De fait, l’anthropologie du tourisme demeure en marge de la discipline.

Tourisme et anthropologie, une rencontre conflictuelle

L’introduction d’Ethnography of Tourism (p. 1-46) revient sur la lente prise en compte du tourisme par les anthropologues. La relation entre ethnologues et touristes est d’abord marquée par le mépris des premiers pour les seconds. Ce mépris se manifeste d’abord par un évitement complet (et donc une absence totale des touristes dans la littérature ethnographique jusqu’aux années 1970) puis par une posture critique qui va centrer l’analyse des situations touristiques sur la question de l’impact. On comprend bien ce qui a pu entraîner les anthropologues à adopter une telle posture : l’irruption des touristes sur leurs « terrains » met en branle les fondements mêmes de l’anthropologie en cela qu’elle empêche instantanément de considérer les communautés locales sous le seul angle de leurs dynamiques internes. Si le tourisme est si mal perçu, c’est qu’il semble détruire l’unité ontologique du terrain sur lesquels les fondateurs de la discipline (on pense ici aux recherches de Boas, Mead ou Malinowski) avaient posé les principes de cette nouvelle science. Il s’ensuit que le paradigme qui va s’imposer dans les premières recherches directement dirigées sur le tourisme est celui de l’impact. Dans cette perspective, les « sociétés traditionnelles » sont dépeintes comme dépourvues de moyens d’influer sur une situation qu’elles se contenteraient de subir, perdant au passage une partie de leur identité. Aussi, alors même qu’ils décrivent le tourisme comme un nouveau colonialisme, les anthropologues affichent parfois un paternalisme flagrant. Cette attitude prend racine dans un certain essentialisme dont il est évident que la discipline peine à se défaire totalement. Ce n’est qu’à partir des années 1980-1990 que le paradigme de l’impact fait l’objet d’une déconstruction par les anthropologues du tourisme. Parmi ceux-là, Quetzil Castañeda, l’un des co-auteurs de l’ouvrage, va jusqu’à affirmer qu’il « n’existe absolument pas d’impact du tourisme »3 (p. 4) puisque le tourisme n’est qu’un processus parmi d’autres qui influent perpétuellement sur des cultures elles-mêmes en changement permanent. Le paradigme de l’impact trouverait donc son origine dans un double a priori : il existe des sociétés pour lesquelles la culture constitue un ensemble stable et où le tourisme agit comme une force unilatérale destructrice. Deux processus vont progressivement permettre de dépasser ce postulat : d’un côté, une accumulation d’ethnographies mettra en lumière l’extraordinaire complexité des agencements entre touristes et sociétés locales4 ; de l’autre, un changement radical de perspective en anthropologie, sous les effets du tournant postmoderne, va permettre d’en finir avec l’essentialisme en remettant en cause son grand frère, le positivisme.

Le débat sur l’authenticité cristallise l’évolution des postures de l’anthropologie face au tourisme. Au-delà de ce qui s’y est joué en termes d’attention portée à tel ou tel aspect du phénomène touristique, les différentes interprétations de ce qu’est l’authenticité correspondent à la succession de grands paradigmes.

Il est courant de faire remonter la question de l’authenticité à la parution, en 1976, d’un ouvrage majeur intitulé The Tourist. Dean MacCannell y expose une théorie : les touristes sont en quête d’une authenticité perdue dans la société moderne. Pour MacCannell, les modernes se lancent dans le tourisme pour pallier la fragmentation de la vie sociale moderne (initiée d’abord dans la division du travail) et construire symboliquement des totalités. L’inauthenticité de la vie quotidienne s’oppose à l’authenticité de la vie ailleurs, dans d’autres temps, chez d’autres groupes. Le premier ancrage du travail de MacCannell se situe dans la sociologie goffmanienne. Pour Goffman (1973), la vie sociale est un théâtre qui se divise entre des espaces où les individus doivent « garder la face » (la scène, frontstage chez Goffman) et d’autres (les coulisses ou backstage) où ils se reposent, se préparent à leur performance sur la scène. Pour MacCannell, la quête d’authenticité du tourisme se manifeste par les tentatives des touristes de franchir les séparations (physiques et symboliques) entre la scène et les coulisses. Cette entreprise est condamnée à l’échec : chaque fois que les touristes vont derrière la scène, ils n’y trouvent qu’une autre scène, plus ou moins bien déguisée en coulisse.

Bruner va prendre, face à la théorie de MacCannell, une posture critique radicale. Pour lui, MacCannell conserve une vision essentialiste et normative de l’authenticité qui ne lui convient pas. Bruner se dresse contre l’idée même d’inauthenticité dans le domaine de la culture. Pour lui, « il n’y a pas de simulacre puisqu’il n’y a pas d’original »5 (p. 58), la culture est toujours en mouvement. Toutefois, il est flagrant que Bruner, en partie du moins, a mal lu MacCannell. Ce dernier ne suppose pas que l’authenticité existe en dehors du discours et des représentations. Pour lui, l’authenticité est une valeur diffuse qui émerge de la dialectique entre la scène et l’arrière-scène au sens d’une distinction goffmanienne. Si, pour MacCannell, la quête d’authenticité est vouée à l’échec, ce n’est pas parce que les touristes sont constamment trompés, mais parce que l’authenticité n’existe pas en dehors d’une relation structurale qui la repousse sans cesse hors de portée de l’expérience. La position prise par Bruner contre MacCannell (et reprise par les auteurs de The Ethnography of Tourism) s’explique difficilement au regard des simples arguments avancés par les protagonistes du débat. L’hostilité, abusive à nos yeux, de Bruner à l’égard de la théorie de MacCannell s’explique plutôt par des prises de position dans des cadres théoriques. La théorie de MacCannell n’est pas essentialiste, mais elle est très largement structuraliste. Or, on peut dire que Bruner a représenté le tournant postmoderne en anthropologie. La critique de MacCannell, pour Bruner, est l’occasion d’accentuer son point de vue qui consiste, d’abord, à abandonner la prétention de trouver un modèle explicatif général du tourisme, puis à toujours chercher le point de vue des acteurs eux-mêmes. Bruner invite les ethnographes à interroger l’authenticité comme une valeur subjective et constamment négociée, rappelant notamment que l’authenticité apparaît toujours sous la forme d’un problème, c’est-à-dire uniquement dans la mesure où, justement, elle est mise en doute. La prise en compte de l’authenticité comme catégorie émique, et non plus comme valeur étique, est un héritage majeur de Bruner qui contient l’essentiel d’une approche marquée par le rejet du positivisme et l’attention portée aux co-constructions du sens. Il convient toutefois de noter que ce recadrage de l’authenticité n’est pas exclusif au travail de Bruner et que d’autres ont montré que l’intérêt de son étude se trouvait justement dans l’analyse des rapports de pouvoir qui président à son émergence ou à sa reconnaissance (Cohen 1988 ; Nash 1981).

L’anthropologie d’Edward Bruner

La richesse de l’œuvre d’Edward Bruner tient en large part à la manière dont il se situe dans l’histoire de l’anthropologie américaine, entre continuités et ruptures. Bruner se forme à l’université de Chicago, l’une des plus prestigieuses pour l’anthropologie, marquée notamment par le passage d’A. Radcliffe-Brown, l’un des fondateurs de l’anthropologie britannique, qui y enseigne dans les années 1930. C’est à Chicago qu’advient un tournant majeur pour l’anthropologie américaine : sous l’influence de Robert Redfield, les anthropologues prennent acte de l’impossibilité d’accéder à des traditions « pures » puisque les membres des sociétés qu’ils étudient (principalement des Amérindiens), même pour les plus âgés, n’ont plus de souvenirs d’un temps précédant le contact avec les Occidentaux. Alors que s’écroule le mythe de l’isolat culturel, l’université de Chicago va adopter le paradigme de l’acculturation qui s’applique à observer les changements (mutuels ou unilatéraux) entraînés par le contact interculturel. C’est ce focus sur l’acculturation, érigé en programme de recherche, qui va structurer les enseignements reçus par Edward Bruner à Chicago. Nelson Graburn et Naomi Leite (chapitre 1, p. 49-64) rappellent, dans un chapitre consacré à la formation de Bruner, l’influence de l’anthropologue américain Sol Tax qui développe une première critique de l’acculturation en affirmant le caractère inégal et imprédictible du changement culturel. C’est dans cette perspective, donc dans la critique de ce qu’il reste d’essentialisme et de déterminisme à l’intérieur du concept d’acculturation, que s’inscrit Bruner dès son travail doctoral.

C’est, en effet, lors de son ethnographie des Mandan-Hidasta, tribu indienne vivant dans une réserve du Dakota du Nord, que Bruner (1954) fait ses armes d’ethnographe et, d’emblée, remet en cause toute vision figée de la culture induite dans le paradigme de l’acculturation qu’il critique vigoureusement. Selon Bruner, le concept d’acculturation sied mal à la situation des Mandan-Hidasta chez qui la manière indienne et la manière blanche (white/indian way) coexistent. En réalité, c’est à l’échelle individuelle que s’opère constamment le choix de passer d’une culture l’autre, ce que Bruner montre en particulier dans le domaine de la terminologie de parenté. Son étude suivante, auprès des Batuk en Indonésie, s’intéresse aux changements qu’implique l’immigration des ruraux vers la ville et parvient aux mêmes conclusions : face au changement, les individus opèrent des choix entre deux cultures et ces choix varient en fonction du contexte. Dans ces deux premiers terrains, Bruner développe un intérêt pour les zones frontières dans lesquels des individus de cultures différentes se rencontrent et interagissent. C’est cet intérêt pour les relations entre mobilité, rencontre interculturelle et identité, dont le chapitre de Kathleen M. Adams (chapitre 2, p. 65-70) pointe la constance tout au long de la carrière de Bruner, qui va le conduire à étudier le tourisme. Pour Bruner, les zones frontières, dont les situations touristiques constituent un exemple, ne sont pas seulement le lieu pour observer les cultures qui se rencontrent, mais bien l’espace dans lequel les cultures se construisent. En cela, Bruner est aussi un héritier de l’interactionnisme symbolique de l’université de Chicago qui stipule plusieurs choses : les individus agissent avec les choses et les personnes selon le sens qu’elles leur confèrent ; chaque interaction est formée par une confluence de facteurs imprédictibles et uniques ; le sens d’une interaction n’est pas déterminé à l’avance, mais émerge des interprétations contextuelles de chacun. Bruner étend le point de vue de l’interactionnisme symbolique à la culture tout entière. Selon lui, la culture est toujours émergente et c’est dans les zones de contact que l’on peut observer cette émergence.

Bruner adopte donc un point de vue constructiviste dans son étude du tourisme. Il affirme que la tradition et le patrimoine, comme le sens, « ne sont pas donnés avant la rencontre touristique, mais, plutôt, générés et définis par la rencontre touristique »6 (p. 19). Cette approche a des implications importantes pour l’ethnographie. De plus, le tourisme pose certains problèmes qui ne peuvent pas être appréhendés avec les outils traditionnels de l’ethnographie. En effet, selon Bruner, la « difficulté majeure de l’étude des touristes est d’ordre méthodologique »7 (p. 75). Afin de mieux comprendre ce qui se joue dans la construction du sens à l’intérieur de la frontière touristique, il propose de combiner deux ethnographies. La première est dite traditionnelle et consiste à rester pour une longue durée auprès des populations réceptrices du tourisme, c’est-à-dire à l’intérieur des destinations. L’autre, centrée sur les touristes, consiste à suivre les voyageurs du début à la fin de leur mobilité, ce qu’il a pu faire à plusieurs reprises en officiant comme guide, position qu’il estime privilégiée pour l’observation des touristes et la réception de leurs discours. Il est vrai que, trop souvent, les ethnologues ont fait un choix entre les deux possibilités, contribuant ainsi au maintien d’une dichotomie entre récepteurs et touristes (que l’anglais désigne par les vocables hosts et guests). Ce choix, par ailleurs, s’est souvent porté sur les populations locales, ne serait-ce que pour la possibilité d’effectuer un travail ethnographique classique que les touristes ne permettent pas en raison de leur mobilité et, également, du fait qu’ils proviennent souvent de la même société que les anthropologues. Ce que propose Bruner n’est ni un choix ni un cumul de ces deux types d’ethnographies. Pour lui, il s’agit d’être mieux à même d’observer ce qui se joue dans la rencontre et qui, ainsi, forme l’espace d’émergence d’une culture co-produite. L’insistance à étudier la culture et le sens comme des ensembles mouvants et co-produits est une démarche fondamentale dans l’anthropologie de Bruner. On la retrouve dans son approche des destinations touristiques comme « sites contestés » (contested sites)8. Pour comprendre ce concept, il faut rappeler que, pour Bruner, le sens ne provient pas de la production touristique elle-même, mais de l’interprétation qu’en font les individus. Or, ces interprétations sont variées et peuvent, souvent, apparaître en conflit les unes avec les autres. Ces conflits ne sont pas tous de la même intensité et vont d’une simple inadéquation entre le discours officiel et l’expérience touristique de différentes communautés à un affrontement politique majeur sur le sens à donner au site.

Définir l’approche ethnographique du tourisme avec Bruner

Ethnography of Tourism est construit autour d’une confrontation des concepts brunériens aux terrains des différents contributeurs. On peut regretter qu’une telle démarche, en conduisant trop souvent à perfectionner l’appareil conceptuel, montre assez peu les problèmes spécifiques qui émergent des situations touristiques. L’article de Julia Harrison (chapitre 3, p. 71-85), qui porte sur la réflexivité nécessaire lorsque, à la manière de Bruner, on choisit la position de guide pour mener l’ethnographie des situations touristiques, est à ce titre une exception. En large partie, les théories de Bruner nous permettent plutôt de circonscrire le tourisme comme champ d’études pour l’anthropologie avec, d’un côté, des concepts qui portent sur la délimitation de l’espace (touristic borderzones, contested sites) et, de l’autre, sur la production du sens (notamment avec un focus sur les narratives).

Un premier pan des considérations ethnographiques de Bruner, solidement ancré dans une approche interprétative et constructiviste de l’expérience touristique, conduit à une délimitation de ce qui, dans les pratiques touristiques, serait proprement du ressort de l’anthropologie. La destination et la production touristiques y conservent une place centrale, mais ne sont plus considérées comme des ensembles indépendants des pratiques et des représentations. Au contraire, l’anthropologie de Bruner est ouverte à une polysémie permanente que recouvrent à la fois les concepts de « zone frontière touristique » et de « sites contestés ». Le premier concept, la zone frontière touristique, désigne l’espace de la rencontre entre les différents acteurs. C’est là que se construit la production touristique par l’action de différents groupes qui quittent leurs espaces quotidiens pour celui de la rencontre. Ici, Bruner pointe donc l’existence d’un monde à part — dont les frontières ne sont pas que (et pas nécessairement) spatiales, mais également temporelles et comportementales — marqué par la rencontre touristique. La portée heuristique de ce concept est évidente dans la mesure où il considère l’espace touristique comme un espace dans lequel le sens est en quelque sorte suspendu, à construire. Surtout, il permet de poser, tout en évitant de lui donner des caractéristiques objectives, la question des limites de l’espace touristique : où le tourisme opère-t-il ? Où s’arrête son action ? C’est cette question qu’adressent les différents contributeurs de l’ouvrage qui travaillent le concept de « frontière touristique ». S’ils en reconnaissent la portée, tous semblent s’accorder pour la relativiser en s’appuyant principalement sur le point de vue des populations locales. D’une certaine manière, ils considèrent que Bruner sous-évalue la place du tourisme dans la vie de ceux qui vivent dans des destinations touristiques. Ainsi, Walter Little (chapitre 4, p. 89-105) montre, dans son étude des vendeurs d’artisanat maya à Antigua, que la routine quotidienne et normale de la population locale repose précisément sur le tourisme. De son côté, Valerio Simoni (chapitre 5, p. 107-123) mène une analyse fine des relations amoureuses qui se nouent entre touristes et locaux et suggère que la frontière touristique ne fait plus entièrement sens. Outre la question des limites du tourisme, l’œuvre de Bruner pose également celle des moyens d’étudier l’hybridité des situations touristiques. En effet, chacun s’engage différemment dans la zone-frontière touristique, selon ses buts et ses représentations culturellement construites. Le produit touristique et la destination sont le fruit de la rencontre des différents acteurs. C’est ce que renferme le concept de « sites contestés », auquel le chapitre de Quetzil Castañeda (chapitre 9, p. 181-204) est consacré. À partir du cas du site de Chichén Itzá, Castañeda montre comment le site peut être conçu comme le résultat de l’assemblage de sens interprétés par différents groupes. Ce faisant, il étend même la perspective de Bruner (qui reste centrée sur les dynamiques internes de la destination) pour montrer qu’une multitude d’acteurs s’engage dans la mise en récit du site bien au-delà de la sphère touristique.

L’approche de Bruner fait du tourisme un terrain pour lequel il convient de tenir compte d’une réelle polysémie. Aussi, l’ethnographe doit se montrer capable de comprendre le point de vue des différents acteurs à l’intérieur de la rencontre. Dans son chapitre (p. 167-179), David Picard pointe un aspect essentiel : si le sens de la production touristique est co-construit par la rencontre, il l’est à travers un cadre de représentations spécifique à chaque culture. Dans le cas de Madagascar, Picard montre qu’en s’impliquant par leur hospitalité dans la rencontre touristique, les locaux s’engagent en réalité dans des processus de captation du pouvoir présumé des étrangers, inscrits dans une représentation locale de la magie. En cela, le sens ne paraît pas, du point de vue local, comme réellement co-construit puisqu’il émerge en réalité d’un récit général (Master Narrative) propre à un groupe qui préexiste à la rencontre touristique et à la structure de l’échange. Dans un court chapitre dans lequel il donne lui-même son sentiment sur les contributions de l’ouvrage (p. 233-238), Bruner marque son admiration pour le chapitre de David Picard et affirme qu’il a lui-même échoué à toujours prendre en compte le point de vue local. Il est vrai qu’il existe un danger à ne pas prendre suffisamment en considération le fait que les catégories occidentales pèsent particulièrement fort lorsque les anthropologues tentent de définit la situation touristique et que même la vision dialogique hosts and guests ne rend pas toujours justice à la réalité. C’est là l’une des difficultés majeures induites par le tourisme : il n’est pas aisé pour l’ethnographe de se situer dans la multiplicité des points de vue de la situation touristique, même lorsque c’est la rencontre qui constitue le focus principal. Si faire de l’ethnographie c’est apprendre à voir avec les yeux d’une autre société, la situation touristique semble rendre la tâche difficile. Dès lors, le point de vue interactionniste, qui consiste à se situer à la rencontre des différents groupes, semble davantage une option contrainte qu’un choix pour qui veut approcher le tourisme dans sa globalité.

Pour être efficace et rendre compte de la polysémie des situations touristiques, il semble nécessaire de bien connaître les parties prenantes indépendamment de leur rencontre. En d’autres termes, il faut une ethnographie détaillée des populations locales comme des touristes. Or, si les techniques d’enquêtes sont bien rodées en ce qui concerne les premières (qui sont l’objet « naturel » de l’anthropologie), les méthodes restent lacunaires en ce qui concerne les seconds. C’est là un paradoxe ancien, et dont nous avons expliqué quelques ressorts en première partie, qui fait que les touristes tendent à disparaître des travaux des anthropologues travaillant sur le tourisme. Il s’agit-là d’un problème dont Bruner avait pleinement conscience. Ethnographe, il s’est efforcé à multiplier les techniques d’enquête afin d’arriver à une prise en compte plus complète des touristes : en privilégiant une observation participante en tant que guide touristique, mais également en préconisant de suivre les touristes sur une plus longue période. L’intérêt de ne pas limiter l’ethnographie des touristes au moment de leurs visites s’inscrit chez Bruner dans une approche théorique qui consiste à penser qu’il existe pour eux trois moments cruciaux, ayant chacun leurs spécificités. La méthode de Bruner consiste à recueillir et analyser les récits (narratives) propres à chaque période. Les récits pré-visites (pre-tour narratives) sont les préconceptions que possèdent les touristes avant même de se rendre dans une destination. Sur place, les touristes entendent, lisent et énoncent d’autres récits nés du contact direct avec la destination. Enfin, de retour chez eux, les touristes racontent et se racontent de nouveaux récits. Il est pourtant nécessaire de noter que cette démarche a été peu suivie. De son propre aveu, Bruner regrette de n’avoir pas pu le faire plus. Dans l’ouvrage, un seul article, celui de Julia Harrison, se penche sur le recueil des discours post-visites (post-tour narratives) et aborde la nécessité d’une démarche réflexive lorsqu’il est question d’étudier au plus près des touristes. Voici donc les difficultés méthodologiques majeures du tourisme : trois temps, deux lieux au minimum, et une analyse réflexive d’autant plus importante que les touristes sont proches des anthropologues.

La place du tourisme en anthropologie

Le choix de coupler un état de l’art de la recherche anthropologique sur le tourisme et un hommage à l’œuvre d’Edward Bruner semble largement motivé par la possibilité qu’offre cette dernière de présenter l’anthropologie du tourisme comme un domaine institué et, donc, parfaitement articulé à l’anthropologie générale. Anthropologue respecté et étant passé de l’anthropologie générale (qui plus est de l’anthropologie de la parenté) à l’anthropologie du tourisme, Edward Bruner est, à certains égards, employé comme figure d’autorité pour renforcer l’institutionnalisation de l’anthropologie du tourisme. Il est vrai que Bruner a contribué à montrer les apports de l’ethnographie du tourisme à l’anthropologie. Cependant, le livre fait plus souvent le chemin inverse, montrant plutôt comment le travail de Bruner sur le tourisme s’inscrit dans la continuité de ruptures plus profondes ayant marqué un anthropologue soucieux de montrer que la culture est en perpétuelle construction. Mais est-ce le tourisme qui a appris à l’anthropologie à porter sur la culture un regard constructiviste ? Il suffit d’observer d’autres travaux, largement plus cités par les anthropologues9, pour se convaincre du contraire. Dès lors, c’est surtout l’anthropologie du tourisme qui doit à Bruner d’avoir su la situer dans des thématiques plus largement anthropologiques, sans toutefois les revisiter. C’est sans doute là qu’il faut chercher les causes d’une institutionnalisation difficile de l’anthropologie du tourisme, en particulier en France : si l’on sait comment l’anthropologie contribue à la compréhension du tourisme, on sait encore mal comment l’anthropologie du tourisme contribue à la discipline dans son ensemble. C’est là aussi que l’on trouve une partie de ce qui explique le retard de l’anthropologie du tourisme française, certes sur l’anthropologie du tourisme américaine, mais aussi sur la géographie qui, en particulier appuyée sur les travaux de l’équipe MIT (Mobilités, Itinéraires, Tourismes), s’est le plus efficacement saisie de l’objet tourisme. Dans le partage disciplinaire, la méthode n’est pas l’enjeu principal puisque les géographes du tourisme ont depuis longtemps adopté l’ethnographie. Justement, c’est par la manière dont l’observation du tourisme a permis de repenser une partie de la géographie (soit parce que les géographes ont su saisir ce que le phénomène touristique faisait à des concepts déjà forgés), que le tourisme s’est imposé dans la discipline. On pense, par exemple, à la manière dont l’équipe MIT a utilisé le tourisme pour retravailler le paradigme centre/périphérie (Bernard et al. 2017). À ce jour, l’anthropologie n’a pas connu, par le tourisme, de bouleversements comparables.

L’apport de Bruner est, toutefois, déterminant à plusieurs égards. Sans doute faut-il chercher dans les regrets qu’il énonce lui-même des pistes pour les recherches futures. On retiendra en particulier son appel à observer les touristes dans la totalité des voyages afin de pouvoir confronter l’avant, le pendant, et l’après. Par cette méthode, qu’il reconnait avoir manqué de temps pour la mettre réellement en place, l’anthropologie pourra sans doute saisir pleinement l’originalité des mobilités de loisirs. Bien sûr, déployer une telle méthode ne va pas sans rompre avec le cadre traditionnel du travail ethnographique. C’est peut-être à cette condition que l’anthropologie saura saisir ce qui à la fois est de son ressort et est propre à ce phénomène. Prise à l’échelle du lieu, de la destination ou de la société locale, elle ne parvient pas vraiment à saisir l’originalité du tourisme et se condamne à n’y voir que deux types de manifestations : soit un phénomène qui, par nature, lui échappe et qui est trop singulier pour permettre de contribuer à la discipline ; soit une pratique trop connectée à d’autres et qui découle de son analyse comme fait social total. Pour surmonter ces deux écueils, l’anthropologie du tourisme doit sans doute remettre le touriste au centre de son travail. À moins que, comme le suggère la conclusion de l’ouvrage par Mary Motafanezhad et Margaret Byrne Swain (p. 239-248), le tourisme ne fasse totalement exploser les frontières disciplinaires, auquel cas l’anthropologie culturelle pourra compter sur les perspectives ouvertes par Bruner pour faire entendre sa voix.

1 On peut citer plusieurs grand.e.s chercheur.se. s appartenant plus ou moins à une même génération qui ont contribué à fonder l’anthropologie du

2 Un article, co-écrit avec Saskia Cousin, revient sur l’histoire de l’anthropologie française du tourisme (Apchain et Cousin 2016).

3 « There is absolutely no “tourism impact” to study » (traduction de l’auteur).

4 Il convient de signaler que de nombreuses ethnographies sont rassemblées dès la fin des années 1970 dans un ouvrage essentiel de l’histoire de l’

5 « There is no simulacrum because there is no original. » (traduction de l’auteur).

6 « (Experience and meaning) are not given before the touristic encounter but, rather, the encounter generates their definition » (traduction de l’

7 « The key difficulty in studying tourists is methodological » (traduction de l’auteur).

8 Voir, par exemple, Bruner (1996).

9 Parmi eux, les travaux de Fredrik Barth (1969) en sont les plus illustres exemples.

Apchain Thomas et Cousin Saskia, 2016, « Tourisme et Anthropologie. Un tango de l’altérité », Mondes du tourisme, n° 12 [en ligne], http://journals.openedition.org/tourisme/1320 (consulté le 15.12.2020).

Barth Fredrik, 1969, Ethnic Groups and Boundaries: the Social Organization of Culture Difference. Boston, Little, Brown and Company.

Bernard Nicolas, Blondy Caroline et Duhamel Philippe (dir.), 2017, Tourisme et périphéries : la centralité des lieux en question. Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

Bruner Edward, 1954, A Study of Cultural Change and Persistence in Mandan-Hidasta Indian Village. Thèse de doctorat en anthropologie, Université de Chicago.

Bruner Edward, 1955, « Two Processes of Change in Mandan-Hidasta Kinship Terminology », American Anthropologist, vol. 4, 57, p. 840-850.

Bruner Edward, 1996, « Tourism in Ghana: The Representation of Slavery and the Return of the Black Diaspora », American Anthropologist, vol. 2,  98, p. 290-304.

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Cohen Erik, 1985, « Authenticity and Commoditization in Tourism », Annals of Tourism Research, n° 15, p. 371-386.

Goffman Erving, 1973, La mise en scène de la vie quotidienne. Paris, Éditions de Minuit.

Leite Naomi et Graburn Nelson, 2009, « Anthropological Interventions in Tourism Studies », in Jamal Tazim et Mike Robinson (dir.), The Sage Handbook of Tourism Studies. Londres/Los Angeles, Sage, p. 35-64.

MacCannell Dean, 1976, The Tourist: A New Theory of the Leisure Class. New York, Schocken Books.

Nash Dennison, 1981, « Tourism as a Anthropological Subject », Current Anthropology, vol. 5, n° 22, p. 461-481.

Smith Valene L. (dir.), 1978, Hosts and Guests: The Anthropology of Tourism. Oxford, Blackwell.

1 On peut citer plusieurs grand.e.s chercheur.se. s appartenant plus ou moins à une même génération qui ont contribué à fonder l’anthropologie du tourisme : Nelson Graburn (Berkeley, USA), Erik Cohen (Jérusalem, Israël), Tom Selwyn (SOAS University of London, GB), Valene Smith (California State, USA), John MacCannell (Berkeley, USA).

2 Un article, co-écrit avec Saskia Cousin, revient sur l’histoire de l’anthropologie française du tourisme (Apchain et Cousin 2016).

3 « There is absolutely no “tourism impact” to study » (traduction de l’auteur).

4 Il convient de signaler que de nombreuses ethnographies sont rassemblées dès la fin des années 1970 dans un ouvrage essentiel de l’histoire de l’anthropologie du tourisme qui, pour certaines, marquent déjà un dépassement du paradigme de l’impact : Valne Smith, Hosts and Guests: The Anthropology of Tourism (1977).

5 « There is no simulacrum because there is no original. » (traduction de l’auteur).

6 « (Experience and meaning) are not given before the touristic encounter but, rather, the encounter generates their definition » (traduction de l’auteur).

7 « The key difficulty in studying tourists is methodological » (traduction de l’auteur).

8 Voir, par exemple, Bruner (1996).

9 Parmi eux, les travaux de Fredrik Barth (1969) en sont les plus illustres exemples.