Compte rendu de Zélem Marie-Christine et Beslay Christophe (dir.), 2015, Sociologie de l’énergie. Gouvernance et pratiques sociales. Paris, CNRS.
Un contexte intellectuel et politique moteur
L’énergie devient progressivement un sujet de recherche en Sciences humaines et sociales (SHS) en France au milieu des années 1990, alors que la question de l’incitation à la sobriété et plus particulièrement celle de la maîtrise des consommations est mise à l’agenda politique au début des années 2000. Des campagnes de sensibilisation invitant au changement et à la transformation des comportements se succèdent à partir de 20041 en faveur de la maîtrise et des économies d’énergie dans l’habitat (Pautard 2015), mais aussi en termes d’achat et d’utilisation d’équipements domestiques moins énergivores (Roudil 2015 ; Bartiaux 2012). Ce contexte a d’autant plus d’incidence sur la recherche en SHS dans le domaine alors émergent de l’énergie que les sollicitations de la part des financeurs de la recherche publique se multiplient2. Un certain nombre de chercheurs et chercheuses en Europe et aux États-Unis ont élaboré, depuis les années 1990, des perspectives théoriques, des méthodes et des outils permettant de construire l’énergie en objet de recherche (Lutzenhiser 1992 ; Wilhite et al. 1996 et Wilhite 2008). Harold Wilhite3, anthropologue (contributeur de l’ouvrage Sociologie de l’énergie) propose ainsi une analyse du rapport à l’énergie, à partir des dispositions culturelles et économiques des individus (Wilhite et al. ibid. : 798). La notion de modèle culturel gouvernant les comportements est le prisme à travers lequel le rapport à l’énergie est alors appréhendé (Lutzenhiser ibid. : 57)4. Ce postulat déterministe est prolongé à partir des années 2000 par des sociologues anglais et belges (Shove 2003 et Shove et al. 2012 ; Warde 2005 ; Bartiaux 2012), qui considèrent les pratiques sociales comme des « blocs d’activités, de significations, de compétences et d’objets, recrutant les individus, les mettant alors en œuvre de manière routinière » (Dubuisson-Quellier et Plessz 2013 : 1). Cette analyse qui semble alors dominer, très inspirée des travaux de Pierre Bourdieu (2015) relève du courant de la théorie des pratiques5 (Dubuisson-Quellier et Plessz ibid. : 6) dont ses promoteurs sont en grande majorité sociologues. Deux partisans de ce courant, Françoise Bartiaux6 et Grégoire Wallenborn (quant à lui physicien et philosophe), contribuent à l’ouvrage Sociologie de l’énergie, ici recensé.
À la lecture de l’ouvrage, il apparaît que la ligne éditoriale de ce dernier est en prise avec cette tradition déterministe, tout en souhaitant affirmer l’existence d’un champ de recherche français, où la question de l’énergie est mobilisée pour réinterroger certains objets classiques de la sociologie, comme la consommation, l’innovation, les usages sociaux, les inégalités, la gouvernance, la famille, les professions. Cet ouvrage a également la particularité de valoriser une recherche appliquée qui se développe à partir des mots des acteurs et de l’action publique. L’énergie est, depuis la fin des années 2000, un domaine d’expertise courant des bureaux d’études en sciences sociales (Maresca et al. 2009 ; Devalière 2009 ; Brisepierre, 2013 a et 2013 b). Les contributeur.rice.s de l’ouvrage partagent ainsi avec les chercheurs et chercheuses précurseurs le fait que leur discipline — la sociologie — se trouve en situation « ancillaire », devant faire face à l’injonction de « si ce n’est servir à quelque chose, de devoir servir à quelqu’un » (Chadoin 2009 : 82). Cette situation n’est pas sans risque. En effet, l’ouvrage se situe dans un entre-deux, l’une de ses tutelles étant académique, l’autre opérationnelle. Il montre une grande hétérogénéité entre des contributions d’universitaires et de professionnels, rassemblées parfois un peu hâtivement sous le vocable de sociologie. Ainsi, les concepts et théories mobilisés dans les contributions pour interroger le rapport contemporain à l’énergie ne sont pas mis en dialogue dans l’ouvrage. Sa lecture étonne quant à sa vocation même. Il semble à la fois permettre d’examiner les fondements de ce champ de la sociologie, sa richesse et sa diversité étant manifestes, tout en révélant l’ambiguïté de certaines contributions (essentiellement rassemblées dans les cinquième et sixième parties) dont le propos est tenté par une « vision gestionnaire du changement social7 », plaidant l’abolition des résistances face à la diffusion des solutions de sobriété.
Sociologie de l’énergie rassemble les contributions de quarante-trois auteurs et autrices d’horizons divers, dont le point commun est d’avoir (à quelques exceptions près) pris part aux premières journées internationales de sociologie de l’énergie, tenues les 25 et 26 octobre 2012, qui ont rassemblé plusieurs centaines de participants à l’université de Toulouse, en France. Il a été publié en 2015 par les deux organisateur.trice.s de ce colloque, Marie-Christine Zelem et Christophe Beslay. À travers ce compte rendu critique, il s’agira de relater les éléments saillants permettant de comprendre les caractéristiques majeures d’une recherche sur l’énergie en sociologie qui émerge en France. Composées de six parties rassemblant chacune un nombre inégal de contributions, l’ouvrage a pour ambition d’interroger le rapport à l’énergie dans tous les domaines et secteurs de la société française, auquel s’ajoute une dizaine de contributions qui témoignent de travaux à l’international, menés en Belgique, Royaume-Uni, Espagne, Norvège, Sénégal, Kenya, Afrique du Sud et Brésil. Après une Introduction (p. 15-20), coécrite par les coordinateur.trice.s de l’ouvrage et un texte d’Alain Gras (p. 21-26) posant le paysage énergétique contemporain, la première partie composée de cinq contributions (Desjeux ; Wilhite et Hansen ; Rumpala ; Weber et Bafoil ; Scotto d’Apollonia p. 29-68), propose une série d’approches conceptuelles et théoriques. Alors que l’on pourrait s’attendre à une valorisation des principaux éléments théorico-conceptuels permettant de définir le champ de la sociologie de l’énergie, cette partie propose une théorisation des enjeux liés à la construction de l’énergie en tant qu’objet de recherche. Elle montre ainsi la dimension politique des évolutions qui touchent le rapport à l’énergie (transitions, poids de l’idéologie capitaliste, réalités des alternatives, production de controverses). Cette partie engage également un débat, transversal à tout l’ouvrage, sur la posture engagée des chercheur.es qui se saisissent de ce sujet.
La deuxième partie (p. 73-134) est divisée en deux sous-parties de chacune trois contributions abordant le thème de la gouvernance du secteur énergétique domestique. Les trois premiers textes (Duque Gomez ; Zélem ; Pilo p. 73-106) interrogent l’organisation et le pilotage de l’accès à la ressource énergétique dans trois pays du Sud (Kenya ; Guyane et Réunion ; Brésil), tout en considérant les pratiques habitantes d’adaptation à l’offre de service énergétique dans ces pays. Les trois autres textes (Neuwels ; Angot et Gabiller ; Le Garrec p. 107-136) questionnent les instruments de la gouvernance en tant que dispositifs à la fois techniques et sociaux mis en œuvre à l’échelle nationale et locale. Leur particularité commune est d’interroger les mobilisations habitantes alors que s’instaurent des politiques de sobriété.
La troisième partie (p. 139-212) propose huit contributions autour des dynamiques d’innovation. Dans un premier temps, cinq textes (Nadaï et Debourdeau ; Cacciari et Fournier ; Tagne ; Baggioni ; Riollet et Garabuau-Moussaoui) s’arrêtent sur ce qui fait transition dans les pratiques, les choix et les stratégies énergétiques des collectivités locales montrant les hybridations dans la recomposition des jeux d’acteurs à petite échelle. Cette troisième partie se clôt par trois textes (Bourdier ; Pigeon ; Picard et Rey) qui abordent les effets de la diffusion, auprès des acteurs des territoires, des dispositifs techniques propres aux énergies nouvelles (par exemple, les éoliennes ou les piles à combustible).
La quatrième partie (p. 217-379) est notable par sa taille. Divisée en trois sous-parties, elle rassemble dix-sept contributions et traite des usages de l’énergie, élément central des travaux sur l’énergie en sociologie. Si ces contributions sont liées, par leur analyse des pratiques et du rapport à l’énergie associés au processus de changement qui les affectent désormais, chaque sous-partie révèle un enjeu majeur de la recherche sur l’énergie. La première montre combien travailler sur l’énergie consiste à interroger des dispositifs normatifs. Les contributions (Bartiaux ; Nemoz ; Assegond et Fouquer ; Roudil et al. ; Pécaud ; Barche et al. p. 217-302) soulignent le poids, sur le quotidien énergétique contemporain, d’un entrelacs de normes sociales qui président à la définition du confort et de normes institutionnelles déterminant le cadre matériel de la sobriété énergétique, marqué par la politique de Maîtrise de la Demande en Énergie (MDE). La deuxième série de contributions (Devalière ; Belay, Gournet et Zélem, Jouffe ; Lees, Bouillon, Musso et de Chevigné p. 305-337) alerte sur l’enjeu à interroger la précarité énergétique tant comme catégorie politique et de l’action publique que comme symptôme des inégalités sociales, dont le coût de l’énergie est désormais un facteur d’aggravation. La dernière série de textes (Armand et al. ; Dobigny ; Killip et Beillan ; Paul p. 341-379) interroge l’émergence des pratiques de sobriété dans les secteurs agricoles, de l’artisanat et de la construction. Elle montre que l’approche méso est bien une échelle aussi pertinente que peu empruntée par la sociologie pour comprendre le rapport à l’énergie domestique. Les logiques professionnelles révélées par ces contributions attestent la perméabilité des contextes décisionnels en matière de pratiques de l’énergie.
Les deux dernières parties de l’ouvrage soulignent toute l’ambiguïté à donner une visibilité à des contributions valorisant le gouvernement des conduites, en les plaçant sous le vocable de la sociologie de l’énergie. La cinquième partie intitulée : « accompagnement au changement » (Meissonnier ; Hamon p. 383-400) relève de la mise en utilité des résultats des enquêtes afin de favoriser une transformation des pratiques domestiques en matière d’énergie. La dernière et sixième partie (Poumadère, Mays Schneider, Bertoldo, Boso, Oltra, Prades et Espluga-Trenc ; Draetta, Delanoe et Licoppe ; Wallenborn p. 401-439) en est une continuité, à l’exception de la contribution de Grégoire Wallenborn (p. 431-439). Son propos montre combien les « smart-meters et smart-grids » dispositifs techniques « embarqués » dans le logement sont, à l’issue de processus expérimentaux, des outils de contrôle des consommations permettant d’assurer un changement des pratiques domestiques à la condition d’y associer les habitants.
L’ouvrage se termine par un texte de Salvator Juan (p. 443-446) en forme d’ouverture sur les enjeux à venir de la sociologie de l’énergie, soulignant combien elle relève d’un domaine multiforme dont l’objet est appliqué et hétérogène sur le plan théorique (p. 446).
Sciences sociales et énergie : une recherche située dans un entre-deux
Le texte introductif à l’ouvrage, écrit par Christophe Beslay et Marie-Christine Zélem (p. 15-20), intitulé : « Pour une sociologie de l’énergie », relève avant tout d’une démarche programmatique et non conceptuelle ou épistémologique. Il consiste pour les deux co-auteur.rice.s à fédérer et à appeler au ralliement l’ensemble des contributions à ce qui est présenté comme un nouveau champ de recherche en sociologie, la sociologie de l’énergie. Le défi de l’ouvrage est bien de faire école. Cette introduction, marquée par l’absence de références bibliographiques, assume sa posture militante, en décrivant une sociologie qui veut « contribuer » (p. 15), posée et assumée comme résolument située dans l’action. Ce parti-pris montre que faire de la sociologie lorsque l’énergie devient un objet de recherche n’est pas banal. Comment notre discipline peut-elle contribuer à la résolution d’un enjeu de société (celui du réchauffement) dès lors que nous, sociologues, optons pour une posture d’engagement ? Comment formuler des analyses, proposer des solutions permettant de concourir au changement de pratiques tout en se préservant de la requête en utilité qui pèse sur les outils et les méthodes des sciences sociales lorsqu’elles s’attachent à questionner le rapport à l’énergie ? Ce texte introductif, s’il veut atteindre son but, gagnerait néanmoins à acquérir une dimension épistémologique, ce qui ne semble pas être son objectif premier. Il commet en ce sens une maladresse en décrétant sans plus de démonstration que l’énergie est « un fait social total ». La simple référence à Marcel Mauss (2012) manque à montrer l’aspect « pluridimensionnel et structurant de l’objet énergie aux différents niveaux du social, des structures, des organisations et des croyances » (p. 16). Ce texte, en proposant une « nouvelle manière » de faire de la sociologie, se positionne bien sur « une frontière entre recherche et enquête sociale » (Cacciari 2017 : 67) en assumant ses contradictions. Il reconnaît ainsi que les travaux sur la question de l’énergie, parce qu’ils traitent avant tout « des politiques publiques, du travail, de la famille, de la technique, de la consommation et des professions », s’ancrent dans des domaines déjà constitués de la sociologie et que « l’énergie est un prisme qui contribue à l’éclatement des analyses » (p. 16). La principale difficulté à laquelle la sociologie de l’énergie est confrontée pour arriver à se constituer en champ disciplinaire - dont témoigne aussi la première partie de l’ouvrage - est d’arriver à proposer une conceptualisation qui ferait rupture avec ce que les auteurs du Métier de sociologue appellent l’illusion du savoir immédiat (Bourdieu, Chamboredon et Passeron 1973). La lecture de la première partie du livre laisse ainsi en attente d’une compréhension de ce que seraient les références partagées en matière d’approches conceptuelles susceptibles de faire de l’énergie un objet de recherche commun en sociologie.
L’intérêt de la première partie est au contraire de montrer les manières d’aborder finement et de manière multiscalaire les caractéristiques sociologiques du rapport à l’énergie. Ainsi, le texte de Yannick Rumpala (p. 41-52) interroge les formes alternatives de production énergétique pour leur « potentialisme », c’est-à-dire leur « espace des possibles » en matière de solutions techniques nouvelles (p. 42). Bernd Weber et François Bafoil (p. 53-60) questionnent la mise en œuvre commune d’un marché européen du gaz et de l’électricité à partir de la notion « d’européanisation » (p. 54), échelle de compréhension de ce qui peut faire stratégie dans un contexte partagé de besoins en ressources énergétiques. Harold Wilhite et Arve Hansen interrogent le processus de transition énergétique alors qu’il est sous l’emprise de l’idéologie capitaliste. Ce cadre, marqué par l’association positive entre développement économique et matériel, structure les pratiques et le rapport à l’énergie, ce qui discrédite totalement les approches anticapitalistes de la transition (p. 40).
Pour comprendre la richesse de la palette de concepts, références théoriques ou méthodes qui fondent la sociologie de l’énergie, nous devons aller butiner dans les nombreuses contributions de l’ouvrage. C’est bien hors de l’introduction et de sa première partie que les cadres théoriques mobilisés sont les plus riches. Chacune des parties de l’ouvrage, à l’exception des deux dernières, atteste du caractère conceptuel hétérogène et multiforme de la sociologie de l’énergie.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Julie Newels (p. 107-115) fait une analyse du rôle normatif des instruments de gouvernance propres à la question énergétique, en considérant l’usage politique des certifications passives à partir de l’analyse foucaldienne de la responsabilisation, fondée sur la valorisation des « bonnes pratiques ». Elle montre combien ce processus constitue le principe essentiel de justification et de préparation de la transition dans le bâtiment en Belgique (p. 112). Dans la troisième partie, Alain Nadaï et Ariane Debourdeau (p. 139-148) puisent dans le registre de la sociologie pragmatique pour discuter leur recours à la notion d’agencement (p. 142) afin d’analyser l’évolution des collectifs multiacteurs et multiréseaux en situation de transition, observés dans les crêtes pré-ardennaises. Cet appareillage théorique révèle la complexité d’un processus fait de remaniements et d’épreuves (p. 147). La quatrième partie de l’ouvrage est particulièrement riche, car elle fait la démonstration de l’intérêt à mobiliser la théorie des pratiques sociales dans l’étude du processus de changement en matière de rapport à l’énergie. Il s’agit là de la dimension théorique la plus revendiquée dans les travaux recensés ici (par exemple, Wilhite et Hansen p. 37 ; Riollet et Gabariau-Moussaoui p. 175 ; Nemoz p. 230 ; Killip et Beillan p. 357 ; Wallenborn p. 431). Le texte de Françoise Bartiaux (p. 217-226) est particulièrement éclairant, montrant la pertinence de cet appareillage conceptuel dans la compréhension des routines domestiques où dominent des pratiques « dispersées » et « compensatoires » (p. 136) parmi les populations vivant dans des maisons ayant reçu des labels énergétiques en Wallonie. Les autres contributions puisent leurs références dans différents domaines de la sociologie : urbaine et interactionniste (Cacciari et Fournier p. 149 ; Baggionni p. 167), de l’action publique (Angot et Gabillet p. 117 ; Cacciari et Fournier ibid. ; Baggionni ibid. ; Zelem p. 83), des professions (Assegond et Fouquet p. 235 ; Amand et al.) ou du risque (Pécaud p. 253). Les contributions sont ainsi avant tout pluri- ou inter-champ disciplinaire à la sociologie, sans que l’ouvrage n’offre la possibilité au lecteur de mettre en dialogue les approches conceptuelles diverses qu’elles proposent.
La diversité des contributions montre que, lorsqu’il s’agit de travailler sur la dimension énergétique des modes de vie, des prénotions peuvent être utilisées comme outil ou catégorie d’analyse. Celles qui composent les deux dernières parties de l’ouvrage, et plus marginalement la quatrième, prennent le risque de mobiliser les termes de « précarité énergétique » (Devalière p. 305) ou « d’acceptabilité » (Barthe et al. p. 264) alors que leurs auteurs valident dans d’autres contextes des « représentations schématiques […] formées par la pratique et pour elle » (Bourdieu, Chamboredon et Passeron op. cit. : 28). Elles passent sous silence le fait que les néologismes mobilisés sont aussi des catégories politiques. Les notions comme « occupant » (Thellier p. 283-292), « usager » (Draetta et al. p. 421-430), « rénovation énergétique » (Hamon p. 391-400) ont tendance à être employées comme des concepts. Ce glissement met en lumière une porosité entre ces chercheur.es et l’univers social qu’ils étudient, leurs travaux faisant souvent l’économie d’une problématisation pour rendre compte d’usages sociaux de l’énergie.
Les contributeur.trice.s à l’ouvrage Sociologie de l’énergie ont pour point commun de majoritairement soutenir une approche qualitative, ce choix témoignant d’une certaine unité méthodologique. Cet ouvrage défend alors, courageusement, la proposition de fournir une alternative à partir d’une analyse des pratiques sociales fondée sur les outils de l’ethnographie : entretiens, observations, temps long de l’enquête (Zelem p. 84) affirmant la nécessité de considérer le rapport à l’énergie à partir de la complexité des pratiques. L’énergie est un domaine de recherche où les sciences pour l’ingénieur (SPI) et l’économie ont imposé une production scientifique adoptant des démarches quantitatives, attachant une importance particulière à la modélisation des comportements afin de prévoir et de favoriser leur évolution. À la lecture de l’ouvrage, certains textes pourtant fondés sur des prérequis ethnographiques valorisent un engagement dans la transformation des comportements que leurs auteurs imposent comme une caractéristique du champ de la sociologie de l’énergie. Cette incitation au changement est présente dans la quasi-totalité des contributions des deux dernières parties de l’ouvrage, dont certaines semblent incarner la volonté de contrôler les pratiques domestiques mise à l’agenda politique (Poumadère et al. p. 403-420 ; Meissonnier p. 383-390 ; Devalière p. 305-308). D’autres valorisent des solutions techniques ou organisationnelles accréditant la nécessité d’un changement de conduites « sous le contrôle des habitants » (Beslay et al. p. 309-321 ; Draetta et al. op. cit.). La sociologie de l’énergie telle qu’elle est énoncée dans l’introduction de cet ouvrage s’attache là encore à encourager l’évolution des comportements des individus afin d’apporter des réponses aux points aveugles des politiques publiques. Il s’agit ici de « faire avec » les technologies développées afin qu’elles puissent être utilisées dans « un sens plus favorable » (Beslay et Zélem p. 17). Cette posture, défendue par la direction de l’ouvrage, rejette pourtant l’injonction en utilité que l’enjeu de sobriété énergétique fait peser sur toutes les disciplines et semble ainsi plaider pour le développement d’une « sociologie publique de l’énergie » (Burawoy 2009). Cette dernière consisterait à placer la sociologie en dialogue avec certains acteurs de la société civile, à les intéresser aux objets de la sociologie tels qu’ils sont construits, sans nier leur dimension académique, et de produire une analyse à partir de qui sont ces acteurs avec lesquels il s’agit de collaborer.
Les fondements théoriques d’un objet de recherche atypique
Trois champs théoriques issus de la sociologie comme de l’anthropologie ainsi qu’une entrée thématique semblent faire office de références partagées par un certain nombre de contributeur.trice.s à l’ouvrage, qu’ils soient universitaires ou professionnel. le. s de l’énergie.
Le premier référent théorique commun à certaines contributions est celui de la théorie des objets, propre à la sociologie de la consommation (Riollet et Garabuau-Moussaoui ; Assegond et Fouquet ; Barthe et al ; Thellier ; Brisepierre ; Zelem ; Meissonnier ; Hammon). Développée par Dominique Desjeux (également contributeur), cette théorie permet d’appréhender le quotidien domestique à partir d’objets pensés comme des « analyseurs » des pratiques de consommation (Desjeux 2006 : 22). Un primat est accordé aux caractéristiques techniques de ces objets, au sens où leur sont attribuées des qualités de modelage du social, aux dépens d’une certaine autonomie des « manières de faire par lesquelles les habitants se réapproprient l’espace organisé par la technique de la production socioculturelle » (Certeau, de 1980 : 14). Ainsi, l’énergie est étudiée par l’entremise de systèmes techniques et objets du quotidien, qu’elle fait exister dans l’univers domestique et dont l’itinéraire8 auprès des ménages est considéré comme traçable (Desjeux et al. 1996 : 29). Une succession de pratiques spécifiques ayant trait à ces objets est alors identifiée à partir d’un environnement composé d’« objets-énergies »9. Cette notion permet de rendre compte d’une pensée de l’habiter fondée sur le prérequis suivant : l’existence spécifiquement énergétique des pratiques domestiques contemporaines (cuisiner, entretenir, se divertir chez soi). Ces « objets-énergies » permettent de faire une relecture du jeu des relations sociales et familiales en considérant qu’il existe des transactions domestiques spécifiques autour de la gestion quotidienne de l’énergie (ibid. : 31). La théorie des objets soutient ainsi le fait que l’existence de l’énergie domestique renouvelle la production des normes, le rapport à la règle et les liens au sein de la cellule familiale, tout en attestant la modernisation des modes de vie. Cette analyse plutôt déterministe du rôle joué par l’énergie dans l’évolution des relations domestiques se prête à la discussion critique. S’il n’est pas question de nier le rôle de l’énergie domestique dans l’évolution des modes de vie, Sylvette Denèfle (1989), dans un texte portant sur l’évolution de la manière de laver le linge, montre que, si l’avènement de l’ère de l’énergie domestique pour tous a engagé une révolution technique et d’équipement des ménages, la transformation des pratiques reste soumise aux règles qui régissent les rapports sociaux. Elle demeure adossée à une évolution macrosociologique et structurelle inscrite dans le temps long de la transformation de la société dans laquelle elle s’inscrit. Les tâches domestiques sont avant tout « porteuses de formes de représentation sociale » notamment celles dévolues aux hommes et aux femmes au sein d’un ménage (Denèfle op.cit : 9). La dimension genrée des rôles familiaux a bien la vie dure et la diffusion de l’énergie vient se mêler à un processus complexe engagé indépendamment de son apparition.
Le terme sociotechnique, issu de la sociologie pragmatique, est le deuxième référent théorique partagé par un certain nombre de contributeur.rice.s (Rumpala ; Nadaï et Debourdeau ; Baggioni ; Riollet et Garabuau-Moussaoui ; Nemoz ; Devalière ; Zelem ; Barthe et al.). Cette référence est issue de la sociologie de Madeleine Akrich, de celle de Michel Callon et, dans une moindre mesure, de celle de Bruno Latour. Le terme « sociotechnique » permet de qualifier le fait que l’analyse du rapport à l’énergie « n’a de sens que dans une mise en relation entre l’activité sociale et certains éléments de l’environnement matériel » (Hamman et Christen 2015 : 22, citant Akrich 1993). En effet, les chercheurs se reconnaissant dans la sociologie de l’énergie et travaillant sur l’espace résidentiel construisent leurs catégories d’analyse dans l’unification des deux registres que sont l’analyse technologique, qui se limite à la description de l’objet per se et de ses propriétés intrinsèques, avec celle, sociologique, de l’objet, c’est-à-dire des milieux dans lesquels « il se déplace » et sur lesquels « il produit ses effets » (Akrich, Callon et Latour 1988 : 25). L’hypothèse que la théorie des objets de Dominique Desjeux, citée plus haut, serait en filiation avec cette manière d’aborder le social paraît logique, contribuant ainsi à structurer l’appareillage théorique de la sociologie de l’énergie. Si Madeleine Akrich a fait de la notion sociotechnique un outil permettant entre autres d’expliquer ce qui se joue dans l’adoption d’une technique comme celle du photovoltaïque en Afrique (Akrich in Akrich, Callon et Latour ibid.), les auteur.rice.s de l’introduction l’utilisent afin de dépasser ce mode classique d’analyse. Ainsi, « la part sociale qui permet appropriation et adhésion, détournement et disqualification » (Beslay et Zélem p. 16), caractérise la relation de l’individu aux dispositifs techniques et devient un levier sur lequel les incitations au changement peuvent légitimement s’appuyer.
Enfin, la référence à la notion de « modèle culturel » est la troisième dimension théorique mobilisée dans la plupart des contributions à l’ouvrage Sociologie de l’énergie. Elle trouve son origine dans le registre de l’anthropologie ou de la sociologie de l’habiter et analyse les phénomènes d’appropriation (Ségaud 2010), qui rendent compte de la relation entre le logement et les pratiques quotidiennes (Ségaud ibid. : 17). Cette notion est mobilisée par la sociologie de l’énergie pour témoigner du rôle joué par les héritages sociaux et par l’éducation dans l’acquisition des normes, des valeurs et des modes d’organisation structurant le rapport à l’énergie. Elle permet de révéler l’existence d’un rapport à l’énergie sociologiquement situé. En s’inscrivant dans le sillon tracé par Henri Lefebvre (1961) — lorsqu’il montre combien la vie quotidienne est porteuse de ressources insoupçonnées et créatrice de sens —, l’analyse des pratiques sociales à partir des modèles culturels permet de comprendre les mécanismes présidant à la société industrielle dont l’énergie est un élément essentiel (Lefebvre ibid. : 29).
La dernière dimension de l’appareil analytique qui transparaît dans la quasi-totalité des contributions investit majoritairement la thématique des consommations. Cette entrée privilégiée exploite le prérequis selon lequel la dimension contemporaine de l’habiter consiste à être, plus que jamais, en prise avec une « logique du bonheur technique marchand » (Le Goff 1994 : 95). Cette logique des consommations conditionne la dimension matérielle du logement et porte l’empreinte des systèmes techniques fonctionnant à partir de ressources énergétiques dont l’accès s’est massifié. La spécificité des pratiques de l’énergie repose ainsi sur une analyse de la consommation des objets qu’elle facilite. L’ouvrage : Anthropologie de l’électricité. Les objets électriques dans la vie quotidienne en France, dirigé par Dominique Desjeux, Cécile Berthier, Sophie Jarraffoux, Isabelle Orhant et SophieTaponier (1996), constitue l’acte de naissance de ce questionnement sur le lien entre consommation et énergie, en montrant la place prise par l’électricité dans le quotidien des ménages. L’énergie y apparaît comme un espace physique qui organise les usages quotidiens et domestiques à partir d’une situation de dépendance à l’acquisition des objets. Les pratiques sont considérées comme des actes de consommation dont l’accroissement est lié à l’équipement des ménages. En effet, les objets, de plus en plus nombreux à pénétrer dans le logement, sont relatifs aux loisirs ou participent à une définition du confort au domicile (par exemple Nemoz ; Bartiaux ; Assegond et Fouquet) désormais associés à la diffusion des technologies de l’information et de la communication (Chalas 1992).
Une sociologie proposant une nouvelle définition de l’habiter
L’analyse selon laquelle l’irruption de la question énergétique dans le quotidien domestique aurait des incidences sur les activités ordinaires vient discuter une sociologie de l’habiter soulignant combien, en habitant, l’individu est actif et « fait sortir du monde environnant les éléments qui vont former son habitation » (Heidegger 1958 : 186). Affirmer que la modernisation de la société ayant entraîné l’apparition de l’énergie domestique serait à même de modifier notre façon d’être au monde, selon Heidegger (1958) mérite d’être discutée. Encore une fois, le domicile et le logement, avant d’être des contextes où s’exerce le rapport aux équipements ménagers consommateurs d’énergie, renvoient à des pratiques qui sont bien des techniques. Ces pratiques contribuent à consacrer des rôles sociaux auxquels est affectée une définition spatiale — domaines du propre et du sale, par exemple — et genrée — à l’homme, le bricolage, et à la femme, l’entretien — (Haumont 1968 : 181). L’espace habité est ordonné par des pratiques d’aménagement qui symbolisent un pouvoir de décision exercé par les individus sur leur espace de vie (Ségaud 2010 : 280). Peu importe la place prise par les objets dans notre quotidien, Guy Tapie (1994) souligne combien l’évolution contemporaine des modes de vie entraîne une adaptation de l’objet au besoin de l’habitant de sorte que « chacun puisse choisir ce qu’il veut faire quand il le souhaite » (ibid. : 191). C’est bien l’appropriation qui atteste la capacité de compétence et de performance des habitants (Ségaud op. cit. : 74) en défiant constamment les demandes de soumission aux dispositifs techniques qu’incarnent les systèmes de la domotique ou désormais des smart-grids. Cette dimension est indépendante des objets installés au domicile qui témoignent, quant à eux, des intérêts de réduction de consommations d’énergie portés par les politiques publiques déployées afin d’inciter les habitants au changement. Si ces systèmes tendent à affirmer la nécessité de confisquer aux ménages leur libre arbitre sous prétexte de lutte contre le réchauffement climatique, travailler sur les mécanismes d’appropriation, en situation de contrainte et d’injonction, restitue l’initiative et un rôle actif à l’habitant dans l’espace urbain et domestique (Roudil 2018). La capacité des individus à être acteurs de leur quotidien témoigne de manières d’habiter en évolution permanente qui savent s’accommoder de la question énergétique tout comme des incitations. La place prise par les nouvelles technologies, quelles que soient les ressources énergétiques ou les objets à partir desquels elles s’incarnent, atteste des nouvelles formes immatérielles de l’espace et d’une configuration inédite de l’habiter qu’il convient désormais de considérer.
La sociologie de l’énergie vers une nouvelle alliance entre science et société ?
La situation de la sociologie de l’énergie renvoie à un contexte institutionnel qui conduit la recherche en sciences sociales à osciller entre produire une analyse des mécanismes et processus qui caractérisent le changement, et proposer les solutions nécessaires aux évolutions des pratiques domestiques et de consommation. La lutte pour la reconnaissance de l’énergie comme champ de la sociologie révèle combien les contributeur.rice.s à l’ouvrage sont amenés à endosser ces deux postures. En ce sens, s’inscrire dans le champ de la sociologie de l’énergie témoigne d’un engagement assez inédit : savoir mobiliser un corpus théorique suffisamment robuste pour légitimer un positionnement qui en appelle aux évolutions de pratiques domestiques et de l’action publique, et assumer une posture d’accompagnement à la transition en en énonçant les conditions et les critères. La difficulté à faire de l’énergie un objet de recherche à part entière en sociologie est réelle. Une manière d’y répondre consisterait à valoriser les principes d’une « sociologie professionnelle »10 cherchant à unifier des pratiques11 à partir de positions très diverses (Chadoin 2009 : 81). Tenir dans un contexte d’injonction à l’utilité adressée à toutes les disciplines et plus particulièrement aux SHS est sans doute le plus grand des enjeux des travaux portant sur l’énergie. L’intérêt de mettre « en dialogue l’académique et l’extra-académique » proposé par la sociologie publique (Burawoy 2009 : 126), est dans ce contexte une autre piste à creuser, d’autant plus importante que le « public potentiel » auquel s’adressent les travaux de la sociologie de l’énergie est de plus en plus « happé, détruit par les marchés, colonisé par les médias et entravé par la bureaucratie » (ibid. : 126). Le défi consiste à préserver les qualités du temps long de la recherche permettant de considérer la complexité, tout en incorporant dans les analyses proposées les déterminants de la commande de la recherche publique. Le contexte de la sociologie de l’énergie est spécifique. Il consiste à la fois à s’engager dans une démarche de recherche « critique » (Burawoy 2013 : 101), et à devoir faire face à des commanditaires de la recherche, tombés sous l’influence des théories du new public management. Ces derniers sont acquis à la « rhétorique de la gestion » (Gaulejac de 2005 : 59) et valorisent des méthodes et des grilles d’analyse préconçues invitant peu au dialogue.
Il ne fait nul doute que la diffusion des thèses proposées dans le texte « Pour une sociologie de l’énergie » (Beslay et Zelem p. 15-20) jouera un rôle dans la transformation de la culture, des pratiques et de la pensée de certains professionnels de la fabrique de la ville contemporaine. Les travaux rassemblés dans l’ouvrage Sociologie de l’énergie réactualisent la critique de la maxime de l’exposition universelle de Chicago de 1933 : « La science découvre, l’industrie applique, l’homme suit » qui a jadis fondé l’hégémonie des sciences pour l’ingénieur en matière de conception urbaine. Néanmoins, en soulignant combien « l’homme ne suit pas », dans ce contexte de transition énergétique dominé par une idéologie qui soumet les individus aux prérequis de solutions techniques elles-mêmes synonymes de nouveaux marchés, certaines contributions à l’ouvrage recensé ici jouent un rôle important dans l’interpellation des pouvoirs publics. Elles peuvent rendre plus lisibles les processus par lesquels les changements de pratiques sont possibles en caractérisant les situations où les populations deviennent actrices des transformations qui touchent leur quotidien. Sans respecter l’injonction de se rendre utile, la sociologie de l’énergie est en mesure d’énoncer les critères d’adhésion à une transition énergétique, alors que ce positionnement est en débat parmi les sociologues en France. Cet ouvrage et le champ de la sociologie de l’énergie posent parfaitement bien l’intérêt d’une alliance entre science et société afin de répondre à un enjeu mondialisé comme celui de la lutte contre le réchauffement climatique sans pour autant éliminer le risque fort d’instrumentalisation de ses travaux. La diversité des contributions montre que la position du sociologue est toujours délicate lorsqu’il a pour objet de recherche une thématique qui est aussi un enjeu politique. Le risque de contribuer à la mise en place d’une normalisation des conduites est réel. Il est avéré lorsqu’en répondant favorablement aux incitations institutionnelles, la sociologie fournit les arguments permettant d’établir le contour de catégories de déviants sur lesquelles l’institution sera susceptible d’agir en retour. Cet ouvrage montre bien que la sociologie de l’énergie n’y souscrit pas.