Compte rendu de Howe (coord.), 2015, « Energy Transitions and Climate Change in Latin America », The Journal of Latin American and Caribbean Anthropology, vol. 20, n° 2.
À quelques semaines de la publication du rapport de l’ONU sur le réchauffement climatique, l’introduction (p. 231-241) de ce numéro spécial dirigé par Cymene Howe, prend une résonance prophétique : « we […] are living in a time of decisions that will echo for centuries to come »1 (p. 231). Elle y défend qu’il est urgent pour la sécurité de l’humanité et de la planète de limiter les effets du changement climatique, et les énergies renouvelables semblent être la solution pour y arriver — sans réduire considérablement notre consommation d’énergie ni repenser nos modes de production et consommation. Dans la construction des futurs possibles, l’ethnographie, avec son horizon temporel à long terme, s’impose comme un instrument privilégié pour une analyse des impacts de l’énergie qui prendrait en compte l’équité intergénérationnelle.
L’intérêt pour le changement climatique, et les liens communément établis entre celui-ci et les énergies fossiles ont amené à des politiques favorables aux énergies renouvelables. Cependant, il n’existe pas de solutions simples à des dilemmes complexes, et les articles de ce numéro spécial s’appliquent à analyser les rapports qu’entretiennent la durabilité socio-environnementale et les énergies renouvelables.
Les auteurs de ce dossier se demandent : « how it is that the Anthropocene is being experienced, negotiated, and remapped in Latin America »2 (p. 232), leur regard se posant « on both the science and the politics surrounding climate change mitigation as well as to their inherent logics. Rather than focusing exclusively upon how climate change is perceived and felt, we follow in the tradition of political anthropology […] to engage critically with the policies, projects, and knowledge practices surrounding potential solutions and accommodations to climate change »3 (p. 238). Est-il possible de changer de cap ? De le faire grâce aux énergies renouvelables ? Ces dernières peuvent-elles promouvoir l’égalité entre les producteurs d’énergies renouvelables et les communautés où elles sont produites ou distribuées ?
Les quatre articles de ce numéro se concentrent sur les gouvernements, communautés locales, entrepreneurs, promoteurs et spécialistes de l’énergie, et sur leurs imaginaires. Ils s’interrogent sur les effets sociaux des énergies renouvelables4, mais abordent aussi des questions éthiques, le risque étant la reproduction des anciennes formes d’exploitation, car « just as colonial and corporate extractivism have benefitted affluent patrons and regions at the expense of others, so too can climate change adaptation and renewable energy initiatives operate as new axioms for resource exploitation in the name of clean development »5 (p. 234). En effet, l’économie verte soulève souvent les mêmes questions que l’exploitation des hydrocarbures, en particulier l’implantation de mégaprojets, à savoir celles du consentement des communautés, des droits humains et de la protection de l’environnement. Ces nouveaux fronts d’expansion néocolonialiste et extractiviste causent alors des conflits avec les communautés qui voient leurs droits attaqués, surtout quand il s’agit de populations indigènes.
La variété des pays d’Amérique latine traités dans ces articles, qui abordent quatre pays (Paraguay, Équateur, Mexique et Brésil), souligne l’intérêt porté par les auteurs à l’échelle sous-continentale. En outre, tous utilisent une approche ethnographique reposant sur une immersion de longue durée. Cette approche paraît innovante dans le domaine de l’anthropologie de l’énergie qui tend habituellement à réaliser des analyses économiques et politiques à grande échelle, avec peu de travail d’enquête. Ce compte rendu débute en introduisant la littérature fondamentale sur l’anthropologie de l’énergie et en la replaçant dans le contexte de l’Amérique latine. Les quatre articles de ce numéro spécial seront donc présentés selon une division thématique, puis discutés et mis en perspective.
Les articles de Christine Folch (p. 242-263) et d’Erin Fitz-Henry (p. 264-284) se concentrent sur la définition de la souveraineté énergétique respectivement au Paraguay et en Équateur, et sont analysés comme exemples du néo-extractivisme dans les pays du virage à gauche6. Les articles de Cymene Howe, Dominic Boyer et Edith Barrera (p. 285-307), ainsi que celui de Derek Newberry (p. 308-326) présentent deux cas qui concernent de grands pays néolibéraux : le Mexique et le Brésil. Je conclurai cet article en évaluant en quoi ces études de cas atteignent les objectifs annoncés dans l’introduction du numéro spécial, ainsi qu’en les mettant en perspective avec mes remarques sur les questions d’éthique soulevées par les énergies renouvelables.
Anthropologie de l’énergie et énergies renouvelables en Amérique latine
L’anthropologie de l’énergie remonte aux années 40 avec Leslie White (1943) qui, adoptant une perspective évolutionniste, postule l’existence d’un lien entre le développement culturel et la production d’énergie. Pour elle, la culture se développerait au fur et à mesure que croit la quantité d’énergie disponible pour chaque individu.
Dans les années 80, suite à la crise énergétique de la décennie précédente, les anthropologues commencent à réfléchir à leur possible rôle dans la définition des politiques énergétiques. En collaborant avec les scientifiques du comité sur les Systèmes nucléaires et alternatifs de l’Académie Nationale des Sciences des États-Unis, Laura Nader (1981) met en exergue le « syndrome d’inévitabilité » d’un modèle de développement, qui prévoit la constante expansion de l’exploitation des ressources fossiles. Dans le même temps, elle invite les anthropologues à étudier les mondes des professionnels et des techniciens qui travaillent sur l’énergie en adoptant une approche qui ne soit pas normative.
Plus récemment, un éditorial d’Harold Wilhite (2005), dans la revue Anthropology Today, a plaidé en faveur d’une meilleure prise en compte de la « vie sociale » et culturelle des énergies. Il exhorte l’anthropologie à s’engager davantage dans l’étude des énergies, en apportant sa perspective singulière à l’analyse de l’influence des variables productives, relationnelles, familières, morales et de genre sur la production et la consommation d’énergie.
En 2011, Timothy Mitchell (2011) accepte cette invitation et élabore une théorie sur le lien existant entre l’extraction des ressources et les structures politiques, en soutenant que notre dépendance au pétrole détermine l’étendue des possibilités et les limitations des démocraties modernes. En 2013, Sarah Strauss, Stephanie Rupp et Thomas Love, dans leur volume collectif Cultures of Energy, (Strauss, Rupp et Love 2013) emploient le concept de energyscapes pour analyser les valeurs culturelles, sociales, économiques et politiques de l’énergie dans les différents espaces physiques et sociaux, locaux et globaux. Cependant, le concept le plus apprécié et utilisé par les anthropologues de l’énergie dans les dernières années a été sans doute celui de energopower, élaboré par Dominic Boyer (2014) pour établir un lien entre matérialité de l’énergie — comprenant les équipements de production et les réseaux de distribution — et pouvoir politique. En se basant sur le travail de Timothy Mitchell (op. cit.) sur le lien entre les ressources énergétiques et la généalogie du pouvoir moderne et sur la notion de biopower de Michel Foucault (1976), Dominic Boyer (ibid.) avance l’idée que le pouvoir s’exerce sur et à travers l’énergie et les ressources, et contribue à l’accumulation du capital politique.
Pourquoi étudier les relations entre anthropologie et énergie en Amérique latine ? Parce que le continent est leader dans le secteur des énergies fossiles et renouvelables, et qu’il maintiendra vraisemblablement cette position dans la diffusion de nouvelles technologies sous-tendue par la croissance des demandes nationale et internationale. L’augmentation de la part des énergies renouvelables dans la production énergétique constitue d’ailleurs un objectif stratégique pour beaucoup de pays de ce sous-continent (p. 232-233). Par rapport aux autres continents, la quantité et la variété des projets concernant la génération de telles énergies, l’expérimentation et l’innovation énergétique sont plus grandes. Par ailleurs, le rôle des questions énergétiques dans les conflits entre classes sociales, groupes politiques et ethniques, et dans les discours politiques y est central. (McNeish et Borchgrevink 2015).
Historiquement, les principales sources d’énergies renouvelables ont été hydroélectriques (65 % de l’énergie du continent sont générés de cette manière, contre une moyenne mondiale de 16 %) et l’éthanol, essentiellement au Brésil. Récemment, avec l’augmentation du prix du pétrole et les inquiétudes vis-à-vis du réchauffement climatique, on a assisté à l’implantation des technologies éolienne, solaire, géothermique et au développement des nouveaux biocarburants (ibid.).
L’Amérique latine est aussi l’un des continents où la distribution de la richesse est la plus inégale, et où, selon certains auteurs, la violence est la plus généralisée, exercée soit par les états, soit par des acteurs politiques qui ne sont pas officiellement liés aux états (ibid. : 20). Les contestations récurrentes des projets énergétiques mettent ainsi en évidence des problèmes sociaux et politiques de longue durée, les ressources énergétiques étant « an incendiary factor in politics »7 (ibid. : 7). En raison de l’histoire coloniale du continent, les territoires dont les ressources énergétiques n’ont pas encore été exploitées sont souvent ceux occupés par des groupes sociaux défavorisés, dont les groupes indigènes. Le développement de projets énergétiques implique donc de faire face aux lacunes en matière de droits (droits civiques ou humains, droits collectifs et culturels) et de responsabilité publique au sein de systèmes démocratiques imparfaits.
Les projets concernant les énergies renouvelables ne sont pas exempts de coûts environnementaux et sociaux, car eux aussi sont touchés par des processus d’accumulation par dépossession (par des acteurs tant publics que privés). Deux les cas analysés dans ce dossier concernent en effet les frictions entre les discours élaborés par l’État et les revendications au niveau local souvent fondées sur des systèmes légaux - par exemple, le droit coutumier ou traditionnel - qui coexistent avec ceux de la nation. C’est le cas des luttes autour de la construction de la raffinerie Eloy Alfaro, en Équateur, où le modèle étatique de développement se confronte aux populations locales qui utilisent stratégiquement le concept de « sumak kawsay », ou « vivre bien », autrefois promu par le même État, pour s’opposer à la construction de la raffinerie (Fritz-Henry p. 264-284). De manière similaire, les populations indigènes touchées par l’expansion des parcs éoliens dans l’Isthme de Tehuantepec, au Mexique, évoquent leurs formes de vie traditionnelles pour s’opposer aux projets des multinationales de l’énergie soutenues par l’État (Howe et al. p. 285-307).
Un exemple frappant du coût environnemental des énergies renouvelables est l’expansion des cultures qui permettent la production de biocarburants, qui conduit souvent à l’accaparement des terres forestières par les cultivateurs de biocarburants et donc à la déforestation, notamment au Brésil. Les préoccupations des organisations internationales au sujet de la déforestation et leur réception par les scientifiques brésiliens sont analysées dans le texte de Derek Newberry (p. 308-326), dans lequel les thèmes environnementaux illustrent des inquiétudes typiquement latino-américaines autour du pouvoir et de la souveraineté. En fait, leurs confrontations avec les organisations internationales autour des technologies de production des biocarburants sont vécues par les scientifiques brésiliens comme une répétition des formes de domination coloniale visant à empêcher le développement des anciens pays coloniaux.
Un autre des articles du numéro (p. 242-263) illustre une autre caractéristique des projets énergétiques en Amérique latine, à savoir leur dimension fréquemment internationale. Les grands barrages ont souvent créé des tensions aux frontières (McNeish et Borchgrevink op.cit. : 15), et ceci est aussi le cas des barrages hydroélectriques de Itaipú et Yacyretá : les revendications du Paraguay, copropriétaire des deux barrages respectivement avec le Brésil et l’Argentine, reposent en fait sur le contrôle des profits de l’électricité qui y est produite. La gouvernance et les politiques de l’énergie ont donc un poids dans les relations internationales au niveau continental, soit entre les pays de l’Amérique latine eux-mêmes (comme dans le cas de la querelle entre Paraguay, Argentine et Brésil), soit entre ces pays et les États-Unis ou l’Europe (dont, selon les scientifiques brésiliens, les organisations internationales représentent les intérêts). Un des cas les plus remarquables est probablement celui de l’Alliance bolivarienne pour les Peuples de Notre Amérique (ALBA), une organisation politique, économique et socioculturelle mise en place en 2004 et constituée par certains pays latino-américains (les plus importants étant Cuba, le Vénézuéla, l’Équateur et, jusqu’à novembre 2019, la Bolivie) afin de promouvoir une intégration régionale de type socialiste et anti-impérialiste. Les ressources énergétiques vénézuéliennes ont été déterminantes pour le succès de l’Alliance et donc pour atteindre la diminution de l’influence politique nord-américaine dans ces pays (ibid., 15-16).
Tandis que la majorité de la littérature en matière d’énergies renouvelables en Amérique latine se concentre sur de grands projets énergétiques, il existe aussi un développement local qui se fait à petite échelle. Il s’agit souvent de projets dans des zones géographiques marginales (l’Amazonie, les zones montagneuses, les îles), qui ne sont pas connectées aux réseaux de distribution, soit en raison de problèmes logistiques, de distance du réseau notamment, soit par manque d’intérêt des acteurs publics ou privés pour l’investissement. Ces technologies à petite échelle, en particulier l’énergie solaire, ont été présentées dans la littérature et par leurs promoteurs comme une solution environnementale soutenable, ayant le potentiel d’affranchir les populations du contrôle de l’État grâce à leur déconnexion des réseaux électriques (Scheer 1994). Cependant, des problèmes peuvent apparaître même quand les projets sont gérés et maintenus par les communautés locales, et sont souvent liés au fonctionnement à long terme de l’équipement, mais aussi à l’affaiblissement du soutien de la communauté.
Virage à gauche : néo-extractivisme progressiste et souveraineté énergétique
Après le déclin des nouvelles gauches latino-américaines8, nous assistons aujourd’hui en Amérique latine à des virages conservateurs — le plus récent étant l’élection de Bolsonaro au Brésil — ainsi qu’à des dérives autoritaires — Ortega au Nicaragua. Ces changements nous autorisent à faire le bilan des choix énergétiques des gouvernements de gauche (izquierdistas). En analysant les relations entre énergie et souveraineté dans le cadre du virage à gauche de l’Amérique latine au début des années 2000, Christine Folch (op. cit.) et Erin Fitz-Henry (op. cit.) proposent deux cas de néo-extractivisme progressiste respectivement au Paraguay et en Équateur.
Le premier article « Latin America in the Anthropocene: Energy Transitions and Climate Change Mitigations » analyse le cas du Paraguay. Christine Folch (ibid.) y montre l’influence des relations internationales sur la création de certains discours identitaires et nationalistes en lien avec l’énergie. La singularité de ce cas tient dans le fait que, au contraire des articles suivants, il ne s’agit pas d’un conflit généré par la volonté d’augmenter la production/extraction d’énergie — l’énergie disponible par habitant au Paraguay est déjà l’une des plus élevées du monde —, mais il s’agit du contrôle de son revenu. Cependant, malgré la grande quantité d’électricité produite, son utilisation est limitée dans le pays : en 2013, l’électricité ne constituait que le 34,3 % du total de l’énergie consumée (Buzarquis et al. 2018 : 162). La production d’énergie y est aussi fortement déséquilibrée en faveur des sources d’énergies non renouvelables, telles que le bois et le diesel (Buzarquis et al., ibid.).
C’est dans ce cadre général que Christine Folch (op. cit.) analyse la création discursive et civique du concept de souveraineté énergétique, entendu comme le contrôle absolu du potentiel de génération hydroélectrique du pays. L’année 2008 a été marquée par l’accession à la présidence du Paraguay de Fernando Lugo, qui avait mis la souveraineté énergétique au centre de son projet politique, ce qui apparaissait dans son slogan de campagne « Récupérer la souveraineté hydroélectrique ». Cette souveraineté énergétique entrait ainsi dans le discours politique national. La querelle du Paraguay avec l’Argentine et le Brésil remontait au temps de la guerre de la Triple Alliance (1865-70), durant laquelle l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay étaient alliés contre le Paraguay pour le contrôle du bassin de la Plata, dans un contexte de redéfinition des équilibres de pouvoir dans la région. La guerre eut des conséquences désastreuses pour le Paraguay, dont l’économie fut décimée au profit de ses voisins. De même, pendant la dictature militaire (1945-89) du siècle suivant, les deux grands barrages hydroélectriques de Itaipú et Yacyretá — copropriétés, respectivement avec le Brésil et l’Argentine — commençaient à fonctionner au profit de ces deux pays, tandis que le Paraguay ne recevait qu’une compensation au lieu d’un prix conforme au marché de l’énergie.
Si les classes populaires paraguayennes avaient critiqué la prédation impérialiste sur l’hydroélectricité depuis les années 70, c’est avec Lugo que l’idée de souveraineté hydroélectrique trouve une expression, et obtient, semble-t-il, un « statut ontologique ». Le lien entre énergie et souveraineté prime dans le discours politique dominant, et devient un discours puissant à partir duquel la citoyenneté et l’État socialiste vont se refonder. Retrouvrer sa souveraineté y est présenté comme le moyen de financer le développement du pays, où la pauvreté conduit à la soumission de ses intérêts à ceux des pays voisins.
Prendre le contrôle total de ses ressources naturelles signifie pour la nation, éreintée par les conséquences de la guerre, l’impérialisme et la trahison des gouvernements du passé, de reprendre en main son destin historique. Mais il s’agit aussi d’une stratégie à court terme pour réaliser des réformes socialistes sans produire de conflits sociaux : d’une part, l’augmentation des revenus provenant des ressources hydroélectriques accroît le budget disponible pour faire des réformes sans nécessité de redistribuer la richesse entre les classes sociales du pays ; d’autre part, le concept de souveraineté hydroélectrique fait appel au passé national d’une manière politiquement neutre, donc théoriquement acceptable par tous les groupes sociopolitiques.
Christine Folch remarque que, comme dans d’autres pays du virage à gauche, « Lugo’s progressive government leaned on energy for symbolic and material support »9 (p. 245). La nouveauté, c’est que les thèmes classiques de la gauche, comme le contrôle des ressources et la lutte des colonies contre l’impérialisme, prennent maintenant « a decidedly technopolitical air because of how it locates national territoriality within and via engineering expertise and the mechanical principles of physics »10 (p. 250). Ce qui signifie que la souveraineté prônée est centrée sur le marché puisqu’il s’agit essentiellement de pouvoir exporter son électricité au prix ce dernier.
C’est précisément ce succès de la notion de souveraineté hydroélectrique qui a pour Christine Folch conduit à la fin de l’expérience gauchiste paraguayenne. Lugo est destitué en juin 2012, son langage technopolitique supra partes ayant été accepté par le pays sans qu’une véritable identification de la quête de la souveraineté hydroélectrique avec son projet politique ne se soit produite.
Pour évaluer le succès du projet politique de souveraineté hydroélectrique, il faudra attendre la renégociation du traité paraguayen-brésilien pour le contrôle du barrage de Itaipú, prévu en 2023.
Dans le deuxième article de ce dossier, intitulé : « Greening the Petrochemical State: Between Energy Sovereignty and Sumak Kawsay in Coastal Ecuador », Erin Fitz-Henry (op. cit.) nous présente un autre cas, dans lequel on constate une contradiction inhérente au projet de la nouvelle gauche latino-américaine de reconquérir sa souveraineté grâce à l’énergie. La demande nationale d’électricité d’Équateur est satisfaite par la capacité de production actuelle. Cependant, motivé par les défis posés par le changement climatique, l’État équatorien a entrepris un parcours de réduction graduelle de sa dépendance aux combustibles fossiles (souvent importés), en faveur de l’augmentation des énergies renouvelables, en particulier l’hydroélectrique et, dans une moindre mesure, des énergies renouvelables non conventionnelles telles que le biogaz, la biomasse, l’éolien, le solaire et le mini-Hydro11 (Ponce-Jara et al. 2018 : 517, 519). En ce qui concerne l’électricité, en 2006 déjà 43,1 % de la production était générée par les centrales thermiques, et 45,5 % par les centrales hydroélectriques. En 2016, l’hydroélectrique — considéré par l’État comme une source stratégique dans le processus de changement de la matrice énergétique nationale — avait atteint 57,6 %. Grâce aux nouvelles centrales hydroélectriques, la capacité de production a doublé entre 2015 et 2017 (ibid. : 517).
Dans ce contexte, Alianza País, un mouvement politique formé par une alliance de partis de gauche, mena en 2007 à la présidence de l’Équateur Rafael Correa (2007-2017). Depuis 1996, la Loi de Régime du Secteur électrique (LRSE), en vigueur avait exclu l’État du contrôle du secteur de l’électricité, afin de promouvoir la création d’un marché privé. Dès 2007, elle fut amendée par le nouveau gouvernement, et finalement remplacée en 2015 par la Loi organique de Service public (LOSEP), marquant ainsi un changement de paradigme allant vers la récupération du contrôle public des ressources et la planification à long terme de la stratégie énergétique nationale (ibid. : 514-515).
En 2008, l’Équateur approuvait une nouvelle Constitution qui incluait le concept kichwa de « sumak kawsay », ou « vivre bien » : c’était la première fois qu’un État accordait des droits à l’environnement, avec l’intention d’inscrire dans son système juridique une conception du développement qui romprait avec le modèle occidental de croissance économique néolibérale. Parallèlement, la même constitution attribuait à l’État davantage de possibilités d’exploitation des ressources minérales et pétrolières, au nom du progrès de la nation, de l’« intérêt national » et de la nécessaire constitution d’une « zone stratégique » (p. 266).
L’approche ethnographique d’Erin Fitz-Henry (op. cit.) illustre l’ambiguïté du programme de « socialisme pour le XXIe siècle » du président équatorien Rafael Correa, qui se construit autour du projet de la Raffinerie du Pacifique Eloy Alfaro, et s’oppose de manière évidente aux discours publics de sumak kawsay et de souveraineté énergétique. En examinant les manières dont ces deux discours se traduisent dans les imaginaires des communautés locales, Erin Fitz-Henry (ibid.) nous montre comment les protestations contre la raffinerie utilisent les concepts mêmes qui ont été promus par le gouvernement : celui de sumak kawsay pour en dénoncer l’impact environnemental et celui de souveraineté énergétique pour critiquer la propriété partagée de cet équipement avec la Chine (30 %) et le Venezuela (19 %).
Ces mouvements échouent principalement parce que le gouvernement réussit à gagner le soutien local en promouvant un concept d’« indigénéité culturelle » (cultural nativeness) de la raffinerie. En effet, les volontés de développement des habitants de la région de Manabí (historiquement marginalisée et « oubliée ») et les efforts du gouvernement pour présenter le projet comme « culturellement autochtone » convergent ici. Cela se traduit par des investissements sociaux et de promotion culturelle dans des activités artisanales traditionnelles à forte valeur identitaire (production de chapeaux en paille toquillla tissés à la main), et surtout par l’exploitation de la figure historique d’Eloy Alfaro, originaire de la région et figure emblématique de la résistance anticolonialiste du XIXe siècle. Le président Correa tire ainsi parti de ce capital symbolique en se présentant comme son héritier spirituel, ce qui contribue à faire de la raffinerie « the continuation, if not the culmination, of Alfaro’s dream of national integration and anticolonial sovereignty »12 (p. 272).
Comme dans le cas du Paraguay, la souveraineté est ici liée au contrôle et à la gestion globale des ressources énergétiques, qui est donc considérée comme étant compromise par sa spoliation par les entreprises étrangères. Pour l’État, il ne s’agit pas seulement de contrôler l’exploitation et la vente du pétrole, mais aussi de le raffiner et donc de produire de l’électricité de manière indépendante. L’objectif pour l’Équateur est de retrouver une place dans les relations internationales et ainsi « advance toward genuine integration within Latin America and the Caribbean »13 (p. 270). Le projet prend donc aussi une importance sous-continentale dans le cadre des relations Sud-Sud, qui sont une des priorités du pays. Je souhaite en fait souligner qu’entre 2009 et 2018, l’Équateur a fait partie de l’Alliance bolivarienne pour les Peuples de Notre Amérique (ALBA), l’organisation internationale des gouvernements socialistes de la région, nommée en hommage au héros indépendantiste vénézuélien Simón Bolívar.
Je tiens aussi à noter que ce lien entre souveraineté d’une part et contrôle national des ressources et du processus d’élaboration de celles-ci d’autre part, avait déjà été décrit notamment par Eduardo Galeano (1971) dans son essai important, au titre emblématique : Les veines ouvertes de l’Amérique Latine. Il est devenu un élément récurrent dans les politiques des gouvernements socialistes de la première décennie du XXIe siècle. Le concept de souveraineté qui en émerge est donc, d’une certaine façon, in absentia : ce n’est qu’une fois qu’elle a été perdue par les gouvernements néolibéraux précédents qu’il faut la réclamer et la conceptualiser. Actuellement, les travaux de construction de la Raffinerie Eloy Alfaro sont dans une impasse depuis 2014, recherchant désespérément des investisseurs.
Comme l’avait suggéré Dominic Boyer (op. cit.) avec sa formulation du concept d’energopolitics — qu’il considère comme le contrôle exercé par le pouvoir politique sur et à travers l’énergie —, et antérieurement Timothy Mitchell (op. cit.) avec son étude des manières dont les ressources énergétiques contribuent à déterminer les structures politiques et économiques, les articles de Christine Folch (op. cit.) et de Erin Fitz-Henry (op. cit.) nous permettent d’apporter des éléments de compréhension quant au fonctionnement des gouvernements du virage à gauche et de leurs rapports à l’énergie.
Le premier élément de compréhension est le rôle important de l’État dans la redistribution de la richesse, à travers le financement de programmes sociaux et la construction d’infrastructures, grâce aux revenus provenant du contrôle des ressources. La légitimité des gouvernements du virage à gauche se base précisément sur leurs discours hégémoniques selon lesquels le développement national se réalisera à travers la redistribution des richesses dérivées de la production énergétique (McNeish et Borchgrevink op. cit. : 33). Cette gauche n’est donc pas anticapitaliste, mais au contraire, néo-développementaliste, c’est-à-dire active sur les marchés internationaux. Les projets monumentaux qu’elle met en œuvre — qu’il s’agisse de ressources renouvelables comme les barrages hydroélectriques au Paraguay ou de ressources fossiles comme la raffinerie en Équateur — contrastent avec la corruption des régimes précédents qui n’ont quant à eux rien construit (Lomnitz 2007 : 26). On parle donc de « néo-extractivisme progressiste » (p. 234), ce qui n’élimine pas les risques environnementaux ni les protestations.
Le deuxième élément est une refondation de l’État, s’inscrivant dans un processus historique considéré comme ayant été interrompu par l’intrusion étrangère et les gouvernements néolibéraux des années 1980 et 1990. Le new foundationalism (Lomnitz 2007 : 24) constitue donc une seconde chance pour l’Amérique latine, un amendement de l’histoire des cinq derniers siècles. Dans les articles pris en compte dans cette sous-partie, la perte de souveraineté énergétique est présentée comme étant la conséquence de la Guerre de la Triple Alliance pour le Paraguay, ainsi que de la mort en 1912 d’Eloy Alfaro et de son projet nationaliste et anticolonialiste pour l’Équateur. Dans les deux cas, les discours politiques font de cette souveraineté spécifique l’élément moteur de la refondation de la nation.
Cependant, bien que les politiques énergétiques des gouvernements des nouvelles gauches latino-américaines soient fondées sur le refus de l’impérialisme et la redistribution de la richesse, des tensions et des désaccords importants persistent et paraissent se multiplier (McNeish et Borchgrevink op. cit.). Les protestations contre la raffinerie Eloy Alfaro en Équateur en constituent un exemple notable.
Néolibéralisme vert. Terres de conquêtes, vents de résistance et colonialisme techno-scientifique
L’étude de Cymene Howe, Dominic Boyer et Edith Barrera, « Los márgenes del Estado al viento: autonomía y desarrollo de energías renovables en el sur de México » (p. 285-387), montre comment un projet ambitieux, qui tombe à point nommé et bénéficie de l’appui d’organisations mondiales comme la Banque Interaméricaine de Développement (BID), du gouvernement national et de l’État, peut échouer dramatiquement au moment de sa mise en œuvre. Probablement du fait de son histoire singulière, ce projet a fait l’objet d’une étude de cas aujourd’hui reconnue en matière d’anthropologie de l’énergie, ainsi que d’un nombre remarquable de recherches, soit par Cymene Howe et Dominic Boyer eux-mêmes (Boyer 2014, 2019 ; Howe 2011, 2014, 2019 a, 2019 b ; Howe and Boyer 2015), soit par différents chercheurs mexicains et étrangers (Altamirano-Jiménez 2017 ; Ávila-Calero 2017 ; Dunlap 2018a, 2018 b, 2018 c, 2019 ; Friede 2016 ; Hamister 2012 ; Hurtado Sandoval 2015 ; Lucio López 2012, 2013 ; Nahmad Sittón et al. 2014 ; Sellwood et Valdivia 2017 ; Zárate Toledo 2016, 2019 ; Zanotelli 2016). Cymene Howe et Dominic Boyer reviennent donc sur un thème qu’ils connaissent bien, en écrivant cette fois avec Edith Barrera (op. cit.), et en espagnol, ce qui fait de cet article le seul du dossier à être écrit dans cette langue14.
Les auteurs s’intéressent au projet d’énergie éolienne le plus ambitieux du monde. Dans la région méridionale de l’Isthme de Tehuantepec, Mareña Renovables, un groupement d’entreprises internationales, avait projeté d’installer le plus grand parc éolien d’Amérique latine, avec 132 turbines et une production de 396 mégawatts, sur des territoires habités majoritairement par les groupes ethniques huave et zapotèque. Selon ses promoteurs, ce projet devait réduire les émissions de dioxyde de carbone de 879 000 tonnes par an (p. 290)
Ces auteurs expliquent que le secteur de l’énergie éolienne au Mexique s’est développé pendant la présidence de Felipe Calderón (2006-2012). Déjà sa campagne prônait le développement des énergies renouvelables. Pour ce faire, après son élection il a mis en place des mesures légales favorisant les alliances entre secteurs publics et privés. L’idée était d’établir des synergies entre des partenaires techniques qui possédaient un savoir-faire pour construire et gérer les parcs éoliens, les grandes industries - parmi lesquelles, CEMEX, Wal-Mart et Bimbo - qui bénéficient de l’énergie ainsi produite, et le gouvernement. Grâce à ces initiatives, le Mexique est passé de deux parcs éoliens en 2008, produisant 84,9 mégawatts d’énergie électrique, à quinze en 2012, avec une production de 1 331 gigawatts, devenant ainsi le deuxième producteur d’énergie éolienne en Amérique latine, après le Brésil. Les experts prévoient que le secteur des énergies renouvelables au Mexique va s’accroître avec la consommation nationale d’énergie, actuellement basse par rapport aux pays recensés par l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), une organisation indépendante au sein de l’OCDE. La consommation nationale d’énergie devrait augmenter avec la croissance de la population (plus 30 millions d’habitants en 2050) et donc de l’économie en général. Actuellement, la moitié de l’énergie consommée dans le pays est dérivée du pétrole et du gaz. Alors que la part du pétrole dans la production d’électricité a diminué au cours des quinze dernières années, celle du gaz naturel en fait encore la première ressource15.
Selon Cymene Howe, Dominic Boyer et Édith Barrera (op. cit.), le développement de l’énergie éolienne au Mexique se situe au carrefour du contexte mondial du changement climatique et des initiatives gouvernementales et internationales pour combattre ce dernier. Pour cette raison, il est important de mettre en perspective le développement vert avec le contexte politique national. L’importance de l’énergie éolienne pour le futur du Mexique est due, en fait, à sa vulnérabilité en raison de sa dépendance à la production de pétrole brut par l’entreprise d’État PEMEX. Les auteurs soulignent que : « hasta el 40% del presupuesto operativo del Gobierno Federal de México » 16(p. 292) vient des profits de PEMEX, ce qui fait du Mexique un Pétro-État (Boyer 2014 : 323-324).
Selon plusieurs commentateurs politiques, cette vulnérabilité serait le résultat d’un effort de la part de l’État mexicain pour saboter le destin de cette entreprise, nationalisée en 1938 par le Président Lázaro Cárdenas (1934-1940) et autrefois considérée comme l’orgueil de la nation. La production de carburants par PEMEX a chuté drastiquement : si en 1990 PEMEX produisait le 90 % de l’essence consommée dans le pays, en 2016 le pourcentage a baissé à 38,9 %. Cette baisse de la capacité de raffinage de cette entreprise, due tant au manque d’investissements entraînant la vétusté de ses infrastructures qu’au choix à court terme de miser sur les exportations de pétrole brut, place le pays dans une situation paradoxale (Hernández 2017). En effet, bien que producteur de pétrole, le pays a dû augmenter ses importations de produits pétroliers raffinés, ceci alors que le taux de change avec le dollar baisse depuis 2015. La faible productivité de l’entreprise PEMEX, sa corruption en interne et les politiques publiques ayant restreint la part du budget destinée à la modernisation de ses infrastructures tout en augmentant les impôts sur le pétrole, ont concouru à faire du pétrole brut mexicain une source d’énergie peu concurrentielle, dans un contexte général de baisse du prix de cette source d’énergie.
Selon le chercheur mexicain Santiago Navarro (2015), les efforts pour briser PEMEX remonteraient aux années 90, avec la haute pression fiscale exercée sur l’entreprise : « entre 1990 et 2004, las ganancias de PEMEX han sido de 347 millares de dolares […]. La Secretaría de Hacienda le ha cobrado 355 millares de dolares »17 (ibid.). Déjà sous la présidence de Felipe Calderón (2006-2012), le président du FMI Alan Greenspan avait déclaré nécessaire ouvrir le marché mexicain de l’énergie aux capitaux étrangers, pendant que la Banque Mondiale et le FMI tentaient d’obliger indirectement PEMEX à s’endetter pour couvrir le déficit budgétaire causé par les impôts, « haciéndola así vulnerable a la venta » (ibid.)18.
Selon de nombreuses critiques, ces choix économiques suicidaires ont été pleinement réalisés grâce à la réforme énergétique de 2013, promue par le Président Enrique Peña Nieto (2012-2018). Cette réforme a légalement ouvert le marché du pétrole et de l’énergie aux investisseurs privés (Padierna 2015), avec l’objectif déclaré de faire baisser le prix de l’énergie payé par les consommateurs. Pour atteindre cet objectif, la réforme a conduit à modifier les articles 25, 27 et 28 de la Constitution, en rétablissant à l’identique les conditions qui précédaient la nationalisation de 1938. Ces changements permettent aux acteurs privés de participer à l’exploration de nouveaux gisements, ainsi qu’à l’extraction, au raffinage, au transport et à la distribution d’hydrocarbures et d’énergie, en établissant des contrats avec l’État.
Le cas étudié par Howe, Boyer et Carrera peut donc se comprendre au sein de ce cadre législatif et politique, visant l’ouverture du marché aux investisseurs étrangers. En même temps, l’arrivée d’acteurs étrangers évoque pour beaucoup de Mexicains le fantôme de nouvelles dominations contre lesquelles il est nécessaire de s’opposer. Ce sentiment de résistance est particulièrement fort dans la région de l’Isthme de Tehuantepec, qui, comme soulignent Howe, Boyer et Barrera (op. cit.), a une grande histoire de rébellions et résistances. Parmi ses envahisseurs, on compte les Aztèques — dont la tentative de conquête de l’Isthme a échoué en 1496 dans la bataille de Guiengola, face à l’alliance Zapotèque-Mixtèque —, les Français de l’empereur Maximilien Ier en 1866, et l’État mexicain postrévolutionnaire (1920-1940). C’est sur cette tradition de résistances que s’est construite l’opposition des populations aux parcs éoliens, avec la création d’un mouvement transrégional et interethnique qui a mené à l’arrêt du projet, notamment dans les villages, respectivement huave et zapotéque, de San Dionisio del Mar et de Álvaro Obregón
Les membres de cette coalition anti-éolienne se méfient des promesses des personnels politiques et des entreprises et continuent aujourd’hui à se déclarer « en résistance ». Tous les opposants avec lesquels les ethnologues ont eu à travailler dénoncent un manque de transparence dans les accords des entreprises avec l’État et les communautés qui, selon eux, sont marqués par la corruption et le népotisme à tous les niveaux. En particulier, ils dénoncent les prix bas payés par les entreprises éoliennes pour la location des terres, l’aggravation des conflits entre les groupes politiques, la violence généralisée et l’aggravation des inégalités sociales. Les conséquences de l’implantation des parcs éoliens sont connues, puisque certains d’entre eux sont déjà installés dans d’autres communautés de la région depuis quelques années. Les prix des terres, des immeubles et du coût de la vie en général ont augmenté aux dépens des habitants les plus pauvres et de ceux qui ne possédaient pas de terres à louer.
En outre, les inquiétudes liées à l’impact sur l’environnement et les ressources naturelles sont dominantes dans l’opposition aux parcs éoliens, notamment en ce qui concerne la pêche, puisque le projet prévoyait l’installation des turbines sur une langue de sable dans la lagune côtière. Comme les auteurs de l’article le précisent, bien que l’impact environnemental soit très difficile à estimer, il est perçu comme une menace à la sécurité alimentaire des habitants de cette région qui compte parmi les plus marginalisées et pauvres du pays. Pour eux, le problème ne réside pas dans une opposition à l’énergie éolienne en soi. Au contraire, la question apparaît comme éminemment politique : l’opposition au projet éolien « debe ser comprendida como una coyuntura de resistencias, emergentes desde norte y el sur, que revelan cómo es el desarrollo energético, quién se ha convertido en el objeto de disidencia »19 (p. 305).
C’est dans la profondeur historique qu’il faut comprendre les résistances : elles sont tant le fruit d’anciennes rébellions des habitants contre l’autorité centrale que le germe de nouvelles luttes qui s’opposent à la domination étrangère et urbaine ainsi qu’au modèle néolibéral de développement. C’est là qu’est la principale contribution de ces auteurs : ils ont inscrit dans la profondeur historique la contestation conjoncturelle de ce projet, qui a donné la naissance à plusieurs Asambleas Comunitarias, proposant un retour à un éthos communautaire anti-impérialiste, et un projet politique opposé aux partis politiques traditionnels. C’est dans ce contexte que voient le jour les oppositions aux mégaprojets énergétiques, dont l’implantation est vécue comme une nouvelle colonisation.
Cet article mentionne des thèmes que l’on souhaiterait voir davantage analysés par les chercheurs intéressés par la complexité du problème des parcs éoliens dans l’Isthme.
Trois thèmes me paraissent particulièrement importants ici pour les recherches futures :
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celui de l’alliance interethnique Huaves-Zapotéques (mais aussi celle entre peuples indigènes et communautés mixtes ou métisses de la région) contre les projets éoliens, à juste titre mentionnée par les auteurs, auquel un regard ethnographique approfondi profiterait énormément pour la compréhension de ce qui paraît une évolution dans les relations entre les différents peuples de l’Isthme ;
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celui du caractère essentialiste des autoreprésentations ethniques avancées par les résistants, qui bénéficierait également des apports de l’anthropologie critique ;
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enfin, et étroitement liée à ce deuxième point, une étude des variables économiques et sociales à l’intérieur du mouvement anti-éolien mériterait d’être entreprise. En effet, si la dimension interethnique a déjà été appréhendée, la dimension de classe/profession reste à saisir. En particulier, l’étude des modalités de participation à la résistance de maîtres et salariés par rapport à celles de pêcheurs et cultivateurs permettrait d’appréhender tant les positionnements sociaux des acteurs que leur discours : il est a priori pertinent de penser, par exemple, que les premiers mettent la priorité sur la critique politico-historique, tandis que la préoccupation majeure des autres est l’environnement et la menace des formes traditionnelles de production et de vie.
À ce titre, les auteurs mentionnent une conséquence des plus pernicieuses de l’installation de parcs éoliens : les divisions qu’elle produit au sein des villageois. Ces conséquences sont particulièrement graves à San Dionisio del Mar. En effet, il est très difficile d’y estimer le nombre d’habitants qui s’opposent aux parcs, le nombre de ceux qui les soutiennent ou encore de ceux qui ne prennent pas ouvertement position. Il faut néanmoins avoir à l’esprit que, dans le Mexique rural, les appartenances politiques des individus correspondent davantage à celles des réseaux familiaux et clientélistes qu’à des préférences personnelles, à la manière du modèle démocratique occidental. L’impression d’unité dans les discours des communautés en résistance est à repenser à la lumière de ce contexte. Le problème est d’abord lexical, car les assemblées soi-disant « communautaires » elles-mêmes ne représentent qu’une partie (une faction) des communautés. Tragiquement peut-être, on constate plus d’unité entre des communautés ethniquement distinctes et historiquement antagonistes qu’au sein d’une même communauté. Le slogan « El pueblo está unido » est à moduler par « mais est divisé ».
On compte déjà un corpus considérable de recherches sur les projets éoliens dans l’Isthme de Tehuantepec. Elles s’intéressent principalement à l’impact local du modèle économique néolibéral et développementaliste et aux dimensions macro politiques de l’énergie éolienne. Il est à souhaiter que de prochaines recherches viennent compléter ces études critiques, en se concentrant sur la dimension micropolitique, au sein des villages, voire des familles.
Le dernier article, de Derek Newberry, « The “Difficult Game” of Selling Brazilian Ethanol: Untangling Science–Business Relationships in the Global Biofuel Policy Nexus » (p. 308-326), propose une étude ethnographique originale des canaux par lesquels les connaissances techno-scientifiques autour de l’énergie sont produites et utilisées par les scientifiques brésiliens employés par un institut gouvernemental d’études sur les biocarburants. Le Brésil est un contexte privilégié pour étudier les questions qui émergent de l’utilisation massive des sources d’énergies renouvelables à large échelle. En effet, selon l’AIE, le Brésil est l’un des pays les plus avancés dans l’exploitation des énergies renouvelables. Celles-ci couvrant presque 45 % de la demande nationale, le système énergétique brésilien s’avère être l’un des moins dépendants au charbon20. Ainsi, les grands barrages hydroélectriques fournissent à peu près 80 % de l’électricité, tandis que l’utilisation de l’éthanol — produit à partir de la canne à sucre comme alternative à l’essence depuis la création d’un programme national pour l’augmentation des biocarburants dans les années 1970 — est une possibilité aujourd’hui offerte aux automobilistes dans tout le pays (p. 311).
À partir de ce contexte unique, Derek Newberry (ibid.) observe les interactions entre experts, entrepreneurs et politiciens, répondant ainsi à l’appel de Laura Nader (2010) de problématiser la relation entre énergie et expertise. On constate ainsi qu’il ne s’agit pas simplement de la distinction entre des formes supposément objectives de connaissance, qui s’opposeraient à leur utilisation instrumentalisée (et consciente) à des fins politiques : au contraire, les fréquents alignements des intérêts des scientifiques avec ceux des acteurs corporatistes et gouvernementaux qui essayent de les promouvoir se développent de façon contextuelle, et les uns par rapport aux autres (p. 311).
En effet, les intérêts des experts ne sont pas prédéterminés — ou pas totalement — par des calculs de profit personnel ou professionnel ni par leur dévouement aux intérêts de leur pays — le Brésil étant le deuxième producteur de biocarburants. Ils émanent de leur perception de la prédominance des pays européens et de l’Amérique du Nord aussi bien dans les processus de construction de la connaissance que dans l’élaboration des politiques globales sur les biocarburants.
Les confrontations entre les scientifiques brésiliens, les institutions financières et commerciales internationales et les lois et règlements sur l’environnement s’effectuent autour de l’évaluation des impacts environnementaux et sociaux des cultures de canne à sucre à laquelle s’ajoute l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre. En particulier, une question centrale est celle du calcul des effets du changement d’usage des terres, le Land-Use Change (LUC), et surtout du risque de déforestation. De ces évaluations complexes dépendent les incitations publiques à la production et la possibilité d’exporter sur les grands marchés internationaux des États-Unis et de l’Europe, et par là même, celle d’imposer l’éthanol brésilien comme marchandise globale promouvant la croissance économique du pays (p. 311-312).
L’insertion du système de production de l’éthanol brésilien dans le contexte des règlements internationaux est perçue par les scientifiques brésiliens comme un assujettissement de leur pays aux intérêts économiques ainsi qu’aux formes de production de connaissances du Nord. D’une part, ces scientifiques considèrent que leur travail a un statut marginal à l’intérieur du système de création de connaissance scientifique, car le système des publications académiques est dominé par la langue anglaise, et leur université est modelée sur le système universitaire français. D’autre part, les producteurs et les scientifiques brésiliens peinent à concilier les doutes des pays du Nord sur l’utilisation des biocarburants avec leur propre vision de l’éthanol, qu’ils considèrent orgueilleusement comme une énergie verte, moteur du développement rural et symbole de la modernité, du progrès et de l’affirmation économique du Brésil.
Encore une fois, les politiques de l’énergie sont façonnées par les rapports de pouvoir nord-sud ; l’équilibre importations/exportations contribue fortement à définir qui sont les exploiteurs et qui sont les exploités (Galeano op. cit.). C’est ce que dit explicitement un scientifique brésilien : « As long as the United States and European Union can produce domestically, they will erect barriers to do it! »21 (p. 319).
Conclusion : des questions éthiques
Dans leur récent article sur la construction éthique des dilemmes énergétiques, Mette High et Jessica Smith (2019) soulignent que le concept d’energopower (Boyer 2014) a été utilisé à l’intérieur d’un processus de transition énergétique, et est lié à la nécessité pour les anthropologues de jouer un rôle de guides vers des futurs plus acceptables et soutenables (Strauss et al. 2013 : 11-12). Elles notent aussi que la préoccupation éthique des anthropologues de l’énergie quant à la contribution des énergies fossiles au changement climatique est insérée dans un moment historique qui voit un futur sans énergies fossiles comme la solution pour affronter les enjeux sociaux, culturels et politiques engendrés par le réchauffement global et les dégâts environnementaux. Selon Mette High et Jessica Smith (ibid.), le problème de cette lecture est de considérer les énergies renouvelables comme bénéfiques et vertueuses par définition. Cette lecture implique de concevoir certains futurs énergétiques comme indubitablement désirables (Smith et High 2017 : 5) et laisse peu de place à la compréhension des postures éthiques des acteurs sociaux et de leurs manières d’interpréter le monde. Dans le même temps, elle limite les objectifs et la profondeur du regard anthropologique. Ces autrices recommandent donc d’abandonner les lectures éthiques normatives (selon lesquelles il y aurait des sources énergétiques intrinsèquement nuisibles ou bénéfiques) qui caractérisent la plupart des travaux d’anthropologie de l’énergie et des débats publics, et de remettre au centre de leurs analyses les visions multiples et contradictoires avec lesquelles les gens conçoivent leur vie avec les différentes sources énergétiques (Smith et High 2017).
Après ses travaux sur les parcs éoliens mexicains, Cymene Howe a réuni des articles qui ont le mérite d’attirer l’attention sur les implications morales que notre génération avait cru esquiver en passant des hydrocarbures et du réchauffement climatique aux énergies renouvelables. Ce dossier nous montre que la question éthique n’est pas facile à résoudre, car elle s’enracine dans l’ensemble des inégalités sociales.
Des questions subsistent et méritent donc d’être posées : si l’Amérique latine n’a pas historiquement produit de grandes quantités de gaz à effet de serre, en comparaison avec son voisin du Nord et ses anciens patrons européens, pourquoi devrait-elle endosser la responsabilité d’un problème global, et ainsi, s’exposer au risque de ralentir son développement économique ? Est-il possible de concilier les besoins des populations locales avec les actions du néolibéralisme vert ? Aujourd’hui le modèle prévalent de production et de distribution des énergies renouvelables combine investissements particuliers, emprunt institutionnel et participation limitée de l’État. Mais en assujettissant la transition écologique aux pressions du marché ne risque-t-on pas de reproduire les erreurs déjà commises avec les énergies fossiles ?
Les cas des parcs éoliens au Mexique et des cultures brésiliennes de canne à sucre, visant à exporter, attestent que les éléments problématiques à considérer sont nombreux : parmi eux la terre, l’eau et même l’exploitation du vent et la production des connaissances scientifiques. Ces éléments prennent une dimension particulièrement importante dans les régions historiquement marginalisées ou ignorées par l’État, comme l’Isthme de Tehuantepec ou la région de Manabí en Équateur. En effet, dès son entrée dans l’ère moderne, l’histoire de l’Amérique latine a été marquée par une longue succession d’extractions, de spoliations et de pillages de ses ressources humaines et naturelles (terres, minéraux, hydrocarbures) par des acteurs étrangers (Galeano op. cit.). À ce modèle traditionnel d’extractivisme s’ajoute aujourd’hui la capitalisation de nouvelles ressources, comme les biocarburants ou le vent. Les capitaux étrangers produisent des énergies renouvelables selon des modalités nuisibles pour l’environnement et les sociétés humaines. Si les profits favorisent ce secteur privé international, les coûts sociaux sont reportés sur les populations locales. Howe (ibid.) se demande alors : qui va payer ?
Les thèmes universels de l’exploitation des ressources par le capital international prennent une importance politique et symbolique encore plus forte en Amérique latine. Le vent, l’eau des rivières et des grands bassins hydrographiques, les biocarburants en général, posent en termes nouveaux l’ancien problème de la géographie coloniale et des relations centre-périphérie. Cette nouvelle manière de poser les problèmes déplace la frontière de l’exploitation capitaliste de la nature à l’intérieur des pays dans les régions les plus « marginales ». C’est sur cette nouvelle frontière que se disputent de nouvelles formes de souveraineté.
Les articles recueillis dans ce dossier par Cymene Howe (ibid.) constituent une excellente approche du thème de l’Amérique latine dans l’Anthropocène : ils explorent les deux modèles principaux d’energopolitics réalisés dans la région (le néolibéralisme vert et le néo-extractivisme progressiste des gouvernements socialistes). De plus, ces analyses ont bénéficié des apports du travail de terrain. De nombreux travaux anthropologiques sur l’énergie ont un problème de positionnement ethnographique : la plupart assument une position éthique qui critique le pouvoir des États et des multinationales, ou souhaitent la transition des ressources fossiles immorales à des énergies vertes intrinsèquement soutenables. Ce positionnement a souvent l’effet de « implicitly shape research agendas or sometimes result in strong accusations that obscure how our interlocutors themselves may consider the rightness and wrongness of energy resources »22, et entrave le projet de l’anthropologie de comprendre et décrire les valeurs et modes de vie d’autrui sans préjugés (High et Smith 2019 : 10). Pareillement, John-Andrew McNeish et Axel Borchgrevink (op. cit.) argumentent contre les thèses opposées de la malédiction des ressources naturelles (selon laquelle les pays riches de ressources naturelles souffriraient d’un niveau de développement plus bas et d’instabilité sociale et politique) et de l’équivalence entre développement et production et contrôle des ressources énergétiques (le développement économique augmenterait au fur et à mesure qu’augmente le contrôle des ressources énergétiques). McNeish et Borchgrevink (ibid.) condamnent les deux théories en tant que mythes technocratiques visant à cacher la nature politique des questions énergétiques, qui sont principalement des contestations autour de conceptions incompatibles de la souveraineté.
Le mérite de ce numéro spécial tient dans une analyse ethnographique approfondie qui représente bien la variété et la complexité des conceptions et postures de terrain, même si dans le cas du projet éolien mexicain, on gagnerait à l’appliquer également à la variété des positions exprimées localement. Tous les cas présentés sont en devenir et leur futur paraît incertain, ce qui promet un grand avenir à ce dossier.