Une anthropologie de l’énergie : l’éthique énergétique vue par l’ethnographie

À propos d’Energy Research & Social Science, vol. 30, 2017

Roberto Cantoni

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Roberto Cantoni, « Une anthropologie de l’énergie : l’éthique énergétique vue par l’ethnographie », Lectures anthropologiques [En ligne], 5 | 2019, mis en ligne le 13 février 2024, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/677

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Compte rendu de Smith Jessica et High Mette, 2017, « Exploring the Anthropology of Energy: Ethnography, Energy and Ethics », Energy Research & Social Science, vol. 30.

Introduction

Qu’en 2018, une revue d’anthropologie dédie l’un de ses numéros aux pratiques énergétiques et à l’éthique de l’énergie ne saurait étonner. L’anthropologie de l’énergie, et plus généralement les études socioanthropologiques sur l’énergie se sont multipliées en nombre, surtout dans les dix dernières années, en constituant ce que Dominic Boyer (2014) a appelé : « la troisième génération » d’études sur ce domaine. Cette génération aurait pris le relais d’une première génération, datant des années 40-50, et principalement représentée par les travaux de Leslie White, et d’une deuxième génération, développée dans les années 70 (Boyer ibid. : 310 et suiv.). Le lancement de la revue Energy Research & Social Science (ERSS) en 2014 par Benjamin Sovacool a été l’un des emblèmes de ce renouveau, dans ce champ d’études que sont les energy humanities (en anglais) ou les sciences sociales de l’énergie (en français). L’ERSS a, ces dernières années, contribué de manière significative aux débats académiques sur les multiples manières d’entendre, de conceptualiser, de gérer et d’utiliser l’énergie, publiant jusqu’à douze numéros par an. Ceci est un signe de la fertilité des études dans ce domaine, favorisée d’un côté par le développement de récents courants théoriques anti-anthropocentriques, attentifs à l’agencement des objets matériels, et de l’autre par une forte demande d’expertise sur les aspects sociaux de l’énergie, émanant de l’industrie et des décideurs politiques.

Le numéro d’ERSS d’août 2017, qui fait l’objet de la présente recension, porte sur l’anthropologie de l’énergie, et en particulier sur l’interaction du travail ethnographique avec l’énergie, et sur les questions éthiques qui lui sont propres. Le volume a été coordonné par Jessica Smith et Mette High. Jessica Smith, anthropologue et professeure assistante de politiques énergétiques à l’École des Mines du Colorado, a surtout travaillé sur l’ouest états-unien. Ses publications portent sur les travailleurs, le genre et le capitalisme « responsable ». En 2014, Smith a publié l’ouvrage : Mining Coal and Undermining Gender: Rhythms of Work and Family in the American West (Smih 2014). Mette High, anthropologue et maîtresse de conférences à l’université de St Andrews au Royaume-Uni, a travaillé sur les aspects de l’extractivisme en Mongolie et aux États-Unis, et notamment sur des questions d’éthique et d’énergie. En 2017, elle a publié l’ouvrage Fear and Fortune: Spirit worlds and emerging economies in the Mongolian gold rush (High 2017). Actuellement, elle dirige le projet européen The Ethics of Oil : Finance Moralities and Environmental Politics in the Global Oil Economy1.

Dans ce compte rendu critique, je présente d’abord la structure générale du numéro, et propose quelques pistes de réflexion sur l’importance de l’étude de l’éthique énergétique pour l’anthropologie, et plus généralement pour une meilleure compréhension des dynamiques sociales. Je donne ensuite un aperçu de chaque texte, en les situant dans une perspective critique.

Le numéro comprend une introduction (p. 1-6) par les rédacteurs invités, ainsi que trois sous-ensembles d’articles intitulés « Paradigmes, perspectives et discours sur l’énergie » (p. 7-34), « Politiques et controverses énergétiques » (p. 35-70) et « Consommation, pénurie et crise énergétiques » (p. 71-115).

Dans l’introduction, les coordinatrices Smith et High (ibid.) proposent d’abord quelques mises en garde utiles concernant l’application des méthodes ethnographiques aux études énergétiques. En suivant l’exemple de Dominic Boyer (op. cit.), elles proposent ensuite un aperçu de la façon dont les anthropologues ont étudié l’énergie depuis les années 40, en mettant l’accent sur la dernière décennie en particulier. Deux concepts sur lesquels se fonde le numéro sont l’energyscape (« paysage énergétique ») d’Arjun Appadurai (1990), et le concept d’« énergopolitique » de Boyer (2014). Le premier concept permet d’envisager différentes échelles afin de « considérer le problème de l’énergie en mouvement dans les espaces sociaux et physiques, en déplaçant ses valeurs culturelles, sociales, économiques et technologiques d’un domaine à un autre »2 (p. 4) ; le second relie deux domaines longtemps considérés comme séparés : la « puissance » comme énergie et le « pouvoir » comme potentialité politique d’agir.

Pourquoi étudier l’éthique de l’énergie ? Pour répondre à cette question, les coordinatrices poursuivent la réflexion de l’auteur et dramaturge américain Paul Goodman (1969), pour qui « la technologie est une branche de la philosophie morale, pas de la science »3. En effet, l’introduction de toute nouvelle technologie dans la société a des répercussions éthiques. Toutefois, le rythme très rapide de ces introductions, lié aux impératifs du marché, rend impossible une réflexion éthique solide à leur sujet. Cela peut avoir des effets dévastateurs sur la société, comme l’ont montré récemment la série de science-fiction britannique Black Mirror, mais aussi des événements non romanesques tels que la création et la diffusion de fausses nouvelles par les médias sociaux pour favoriser ou discréditer certains politiciens. Sur le plan énergétique, on peut penser au mouvement mondial contre la fracturation hydraulique ou aux études de cas incluses dans le deuxième sous-ensemble de ce numéro, à savoir les controverses sur la biologie synthétique au Royaume-Uni (Mc Leod et al. p. 35-42), le développement du gaz de charbon en Australie (Grubert et Skinner p. 43-52), les déchets nucléaires en France (Richter p. 61-70) et les lignes électriques aux États-Unis (Wuebben p. 53-60).

Paradigmes, perspectives et discours sur l’énergie

Le premier sous-ensemble de travaux commence par un article de Giovanni Frigo : « Energy ethics, homogenization, and hegemony: A reflection on the traditional energy paradigm » (p. 7-17), qui constate que le paradigme énergétique traditionnel a été envisagé comme purement mécanique, quantitatif et réductionniste. Selon Frigo, cette conception de l’énergie, née d’une période historique et d’une culture spécifique, est progressivement devenue le principal paradigme mondial. La diffusion de ce paradigme, favorisée par l’apparition des œuvres de Galilée, Descartes et Bacon, a également trouvé de puissants alliés dans les idéologies du néolibéralisme et du capitalisme de marché. Ces idéologies ont permis aux scientifiques et technologues occidentaux d’abord, et aux élites scientifiques nationales, ensuite de conserver leur pouvoir de décision sur les choix énergétiques, tout en rejetant toute conception alternative — et notamment, toute formulation non quantitative — de l’énergie en les présentant comme naïves, impressionnistes ou manifestement erronées. La vision de l’homme domestiquant la nature et lui imposant ses propres lois a engendré, à travers l’Histoire, un point de vue anthropocentrique aux effets désastreux, tant sur la nature que sur les êtres humains, réduits au rang d’analphabètes scientifiques. Frigo (ibid.) nomme ce processus : « homogénéisation ». Selon lui, la prise en compte, à l’inverse, des aspects socioculturels, affectifs et éthiques de l’énergie nous aideraient à en enrichir notre vision et, en fin de compte, bénéficieraient aux politiques énergétiques.

L’un des éléments les plus originaux de l’article de Frigo (ibid.) est la distinction qu’il propose entre « éthique de l’énergie » et « éthique énergétique » (p. 9) : la première est liée à une attitude normative ; la seconde est descriptive. Ainsi, l’éthique de l’énergie fournirait nos orientations en matière de justice et d’équité énergétiques. L’éthique énergétique serait une expression ethnographique ou empirique des considérations éthiques formulées par la population par rapport à l’énergie. L’éthique de l’énergie représenterait la discussion scientifique sur ce que l’éthique devrait être considérée par rapport à l’énergie. Si l’éthique énergétique est définie comme « un espace ouvert de discussion sur les dimensions morales de l’énergie avant la prescription de tout cadre normatif » (p. 10), on peut néanmoins se demander si ces deux moments sont réellement discernables. Si l’on considère par exemple la lutte d’un collectif citoyen contre une usine de charbon, la description que l’on en fera dépendra implicitement de la valeur morale que l’on attribuera aux actions du groupe. On fournira donc une opinion normative sur ce que le monde devrait ou ne devrait pas être pour soi.

Un deuxième point d’intérêt de l’article concerne la dépolitisation et la normalisation provoquées par le paradigme énergétique traditionnel, axé sur la croissance et sur un modèle à haute énergie. Son enracinement dans la dynamique géopolitique actuelle tend à cacher l’alliance entre le néolibéralisme, le capitalisme et l’appareil technoscientifique. Le paradigme traditionnel les fait apparaître comme un arrière-plan immuable, affaiblissant la critique du modèle économique contemporain. L’utilitarisme, et son unité de mesure, et l’efficacité deviennent alors les critères de mesure des politiques énergétiques ; une efficacité accrue étant implicitement assimilée au bien commun. D’autres paradigmes, tels que la sobriété énergétique, sans parler de la décroissance, sont négligés dans la mesure où ils remettent en cause ce paradigme traditionnel.

Comme celui de Frigo, l’article de Myles Lennon : « Decolonizing energy: Black Lives Matter and technoscientific expertise amid solar transitions » (p. 18-27), envisage l’énergie et ses conceptions dominantes comme un outil essentiel pour perpétuer la domination coloniale. Lennon (ibid.) met en parallèle deux groupes qui ne semblent pas a priori avoir beaucoup de points en commun : les experts énergétiques et les militants antiracistes du mouvement Black Lives Matter (BLM) aux États-Unis. Selon lui, ces deux groupes en sont récemment venus à partager beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire. Les experts d’une part ont adopté une politique intersectionnelle et inclusive éloignée du paradigme traditionnel décrit par Frigo. Les activistes antiracistes d’autre part, ont développé un profond intérêt pour l’énergie et les luttes technoscientifiques, et se sont impliqués dans la production de connaissances énergétiques dans le nord global, une sorte de connaissance — et une forme de (bio)pouvoir — dont les communautés afro-américaines avaient longtemps été exclues. S’éloigner du colonialisme énergétique par ce type de travail intersectionnel, soutient Lennon, serait un moyen de re-conceptualiser l’énergie en termes de « relationnalité vitale », par opposition à « une "chose" qu’on peut avoir » (p. 19).

La nouvelle attitude des experts est mise en évidence par les entretiens de Lennon avec des entrepreneurs du secteur des énergies renouvelables (ER). C’est un point qu’il me semble utile de souligner : si les entrepreneurs de ce secteur sont encore représentatifs d’une vision capitaliste de l’énergie, le choix de se concentrer sur des formes d’énergie « mineures » montre malgré tout une différence entre leur mentalité et celle des technocrates des énergies fossiles. Certains entrepreneurs du secteur des ER peuvent développer une vision holistique de l’énergie, qui inclut également des aspects moins techniques, comme la prise de conscience des inégalités sociopolitiques.

En ce qui concerne le mouvement BLM, Lennon (ibid.) partage l’opinion de Jacqui Patterson (2015) selon laquelle des outils financiers comme la facturation nette — un mécanisme permettant aux communautés afro-américaines de vendre leur surplus d’électricité au réseau — peuvent leur permettre de s’émanciper. En fait, l’option de décentralisation représentée par les fermes d’énergie renouvelable est particulièrement intéressante pour un mouvement qui identifie l’oppression institutionnelle comme le principal responsable de la ségrégation des communautés afro-américaines. L’indépendance par rapport au réseau est en quelque sorte assimilée à l’indépendance vis-à-vis du contrôle de l’État et de l’autonomisation des communautés afro-américaines. Lennon (ibid.) met cependant en garde contre le fait que l’industrie solaire ne devrait pas être considérée comme exempte de préoccupations majeures, en particulier parce qu’elle néglige les communautés du Sud, comme l’ont montré les luttes des activistes chinois contre les usines de fabrication de produits solaires (ibid., 23).

Le dernier article de cette première section, intitulé : « Exploring the mundane: Towards an ethnographic approach to bioenergy » (p. 28-34), de Deepti Chatti, Matthew Archer, Myles Lennon et Michael R. Dove), introduit le concept de « bioénergie banale » et en propose une approche ethnographique. Il se concentre sur les formes d’énergie, dont le rôle est généralement minimisé dans les rapports contemporains, mais qui constituent toujours la plus grande forme d’énergie utilisée aujourd’hui sur la planète, à savoir le bois, le charbon de bois, les résidus de culture et le fumier. Les auteurs lancent un appel aux ethnographes pour qu’ils/elles s’impliquent dans l’étude de ces formes d’énergie, d’autant plus qu’elles contribuent considérablement aux maladies respiratoires, au changement climatique et à la déforestation.

Contre un discours de longue date sur la surconsommation de bois de feu par les agriculteurs, les auteurs montrent qu’à partir des années 1980, des programmes de « foresterie sociale » ont été développés pour impliquer les agriculteurs dans la culture et la protection des forêts. L’un des phénomènes sur lesquels les auteurs insistent est le stove stacking (« empilement des poêles »), à savoir le fait de conserver les vieux poêles à biomasse après l’introduction de nouveaux poêles plus propres (au GPL, par exemple), au cas où ces derniers tomberaient en panne ou le GPL viendrait à manquer. Car le GPL n’est en effet pas toujours disponible ni bon marché, à la différence du bois.

Remettant en question les fondements de l’économie moderne du bien-être dans leur article, Chatti, Archer, Lennon et Dove (ibid.) en appellent à une appréhension plus holistique de l’économie de la bioénergie, qui prend en compte les diverses conceptions de l’énergie. Il est intéressant de noter que la bioénergie est souvent considérée à tort comme propre et « verte » par rapport à d’autres sources énergétiques, alors qu’elle peut avoir sur l’environnement des impacts similaires à ceux des combustibles fossiles. Pour la même raison, les poêles à biomasse sont communément considérés comme plus écologiques que les poêles à combustibles fossiles, alors que la réalité est beaucoup plus complexe. L’article conclut en attirant l’attention sur la variabilité des formes de bioénergie, un sujet qui mériterait certainement une plus grande attention de la part des chercheurs en sciences humaines, afin d’éviter qu’il soit qualifié de trop banal et donc sans intérêt, ou glorifié comme l’énergie verte par excellence.

Politiques et controverses sur l’énergie

La deuxième section de ce numéro d’ERSS porte sur la politique et les controverses énergétiques. Cette section comprend un travail sur la technologie des biocarburants (McLeod et al.) et d’autres sur les lignes électriques (Wuebben), les déchets nucléaires (Richter) et les hydrocarbures non conventionnels (Grubert et Skinner). Le premier article peut être associé à une tradition d’études scientifiques et technologiques qui remonte à la fin des années 1970 et au début des années 1980, représentée par Bruno Latour, Steve Woolgar et Karin Knorr Cetina, notamment l’ethnographie en laboratoire (Latour et Woolgar 1979 ; Knorr Cetina 1981). Les trois derniers travaux s’inscrivent dans une tradition de recherche plus établie en anthropologie des conflits énergétiques. Ils partagent un discours centré sur la fracturation sociale des communautés suite à des décisions de construction d’installations énergétiques.

Dans le premier article, intitulé : « Working with bacteria and putting bacteria to work: The biopolitics of synthetic biology for energy in the United Kingdom » (p. 35-42), Carmen McLeod, Brigitte Nerlich et Alison Mohr analysent la recherche sur les biocarburants de « quatrième génération » au Royaume-Uni. Ces carburants, issus de la biologie synthétique, sont obtenus en modifiant les voies métaboliques des bactéries. Les auteurs ont mené une étude ethnographique sur la communauté des biologistes impliqués dans la production de ces biocarburants dans un centre de recherche en biologie synthétique, et sur la façon dont leurs convictions personnelles et leur déontologie interagissent avec les lignes directrices dictées à la fois par le cadre de gouvernance de la recherche - appelé « Recherche et innovation responsables » (RRI) - et par les injonctions de croissance économique des agences de financement. Les auteures s’appuient sur le concept de biopolitique de Foucault (1978) pour analyser comment l’organisation des forces politiques à différentes échelles se manifeste dans le contexte de l’énergie. Elles mobilisent notamment le concept d’énergopolitique de Boyer (2014) pour mettre en évidence la manière dont les échelles micro (bactéries) et macro (humains) s’entremêlent. Au cours de leurs entretiens et de leur observation participante, les auteures ont identifié quatre thèmes principaux : 1) Les bactéries à la rescousse : la gestion de la planète ; 2) Mettre les bactéries à l’œuvre : une gestion pratique ; 3) Travailler avec les bactéries : une gestion « sociable » ; et 4) Temps, échelle et agence : tensions dans la gestion.

Dans le premier cas, les chercheurs sont convaincus que leurs travaux auront un impact crucial sur l’environnement, en brisant la dépendance à l’égard des combustibles fossiles. Le second cas représente une approche utilitariste des bactéries : celles-ci sont considérées comme des outils à optimiser pour répondre aux exigences industrielles. Dans le troisième cas également, les bactéries sont perçues comme des outils, mais l’accent est plutôt mis sur la compréhension de leur fonctionnement. Le quatrième cas est peut-être le plus intéressant du point de vue analytique, dans la mesure où il est représentatif du conflit entre différentes échelles : les scientifiques sont à l’aise avec l’échelle humaine, moins avec l’échelle de la politique et de l’économie mondiale, qui affecte leur travail avec les bactéries et sur laquelle ils n’ont aucun contrôle. Les scientifiques se voient ainsi contraints d’accommoder deux échelles de temps incommensurables : l’une liée à la pression de produire des résultats immédiats ; l’autre à un avenir lointain, qu’on leur demande de prédire, sans pour autant susciter des attentes trop fortes, ce qui affecterait l’attitude du public vis-à-vis de leur recherche.

La valeur de cette étude ethnographique réside dans le fait qu’elle fournit une analyse de la vaste gamme de principes déontologiques et de la position épistémologique des biologistes synthétiques par rapport aux biocarburants. L’article montre également que les politiques de RRI seront difficilement réalisables dans un contexte politique et économique caractérisé par de fortes contraintes commerciales et par un agenda tourné vers la croissance. Ce contexte pèse lourdement sur les scientifiques et les empêche de s’engager avec le public et les autres parties prenantes.

Tandis que le précédent article étudie les pratiques des communautés de biologistes, celui d’Emily Grubert et Whitney Skinner, « A town divided: Community values and attitudes towards coal seam gas development in Gloucester, Australia » (p. 43-52), se concentre sur des communautés de citoyens, en mobilisant tant les entretiens que l’observation participante. Les auteurs examinent ici comment la perspective du développement de l’extraction du gaz de houille à Gloucester, dans l’État de New South Wales (Australie) a entraîné une fracture durable au sein de la collectivité locale. Cette activité industrielle était en effet considérée tantôt comme une menace, tantôt comme un espoir pour l’avenir de Gloucester et pour la qualité de vie de ses résidents. Ce que signifiait un « bon » ou un « mauvais » avenir énergétique était façonné par des considérations éthiques individuelles et les imaginaires sociotechniques de chacun des deux groupes. Selon les auteurs, « une opinion concurrente n’est pas simplement perçue comme une alternative, mais comme un désir anéthique [sans rapport avec l’éthique, NdR] de quelque chose de nuisible » (p. 44). Les points de discorde entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre le développement du gaz de houille ne se distinguent pas de ceux rencontrés habituellement dans des études similaires sur les développements énergétiques. En effet, les partisans du gaz se concentrent sur la création d’emplois et la possibilité pour les jeunes locaux de rester dans la région, l’industrie gazière agissant comme un aimant pour d’autres activités industrielles. Au contraire, les opposants soulignent la valeur esthétique de la zone, les éventuels dommages environnementaux causés par l’extraction, ainsi que les répercussions négatives sur le tourisme. Au terme de l’article, il apparaît bien qu’un projet peut causer une fracture sociale avant même d’être mis en œuvre : un point, d’ailleurs, déjà illustré par Gisa Weszkalnys (2014) dans ses travaux sur l’État insulaire africain de São Tomé e Príncipe.

Les considérations éthiques concernant le développement du projet portent également sur des questions de contrôle et de confiance. Les citoyens de Gloucester n’ont pas eu la possibilité de s’opposer au projet : on leur a seulement demandé de s’exprimer sur les modalités de sa mise en œuvre. Ce manque de contrôle a exacerbé l’opposition. Les partisans ont décrit le processus de consultation avec l’entreprise gazière plus comme des réunions informatives que de véritables consultations. Même si elle était légalement autorisée à le poursuivre, l’entreprise a finalement abandonné le projet. Néanmoins, cette décision était davantage liée à la chute des prix du pétrole et du gaz qu’aux tensions sociales.

Les conflits autour des projets énergétiques sont également au centre de l’article de Daniel Wuebben : « From wire evil to power line poetics: The ethics and aesthetics of renewable transmission » (p. 53-60). L’auteur y analyse le cas de la ville d’Omaha, au Nebraska (États-Unis d’Amérique), où les lignes de transport d’électricité sont devenues des objets de controverse, entre l’importance accordée à l’esthétique du paysage et l’éthique environnementale. Cette controverse, maintient-il, pourrait être surmontée par une « poétique des lignes électriques ». Échappant à une narration simpliste qui diviserait les citoyens en « pro » et « anti », Wuebben (ibid.) place l’agencement de ces lignes au centre de son analyse. Il s’interroge sur ce que la vision de cette infrastructure électrique signifie pour la population. D’abord, il reconnaît que les industriels et le public ont toujours considéré les lignes électriques comme esthétiquement désagréables. Ensuite, il se concentre sur un cas assez particulier en menant une enquête auprès des résidents d’Omaha sur un arboretum construit en 2004 par l’Omaha Public Power District pour entourer une sous-station électrique préexistante. L’enquête lui permet de constater que les résidents considéraient souvent les lignes électriques comme peu attrayantes, tandis que les visiteurs de l’arboretum étaient beaucoup plus positifs à cet égard, considérant la présence de l’arboretum rendait plus esthétique le complexe électrique. Wuebben soutient que les lignes électriques peuvent transmettre des significations fortes aux usagers des espaces, des significations susceptibles de transformer positivement les paysages qu’elles croisent. C’est là une manifestation de la « poétique des lignes électriques » de Wuebben : dans la mesure où ces infrastructures énergétiques sont intégrées soigneusement au territoire, elles peuvent être visibles et, malgré leur visibilité, ne pas donner lieu à des controverses.

Dans le dernier article de cette section : « Energopolitics and nuclear waste: Containing the threat of radioactivity » (p. 61-70), Jennifer Richter s’intéresse au choix d’un site de stockage de déchets nucléaires au Nouveau-Mexique (États-Unis d’Amérique), en se référant — elle aussi — au concept d’énergopolitique de Boyer (2014). L’article examine comment la stratégie de communication mise en place par le gouvernement fédéral, et destinée à la population locale de Carlsbad (le site potentiel du centre de stockage des déchets – le WIPP) a réussi à convaincre le public d’accepter le chantier de construction. Le concept d’énergopolitique est utilisé par l’auteure pour rendre compte de la négociation entre les citoyens et les institutions au sujet de l’environnement local et de l’expertise technique : une négociation qui passe par la matérialité des déchets nucléaires.

Ayant participé à de nombreuses réunions organisées par le Department of Energy (DoE) au Nouveau-Mexique en vue de faire connaître le WIPP, Richter a pu recueillir des matériaux précieux sur les discours formulés par les fonctionnaires et le public à ces occasions : l’analyse de ces matériaux révèle les principaux axes narratifs adoptés. L’appel à la « science solide » 4est l’un de ces discours. C’est sur cette « science solide », et uniquement sur elle, selon les décideurs politiques, que l’évaluation des projets de stockage doit se baser. Cette stratégie discursive est mise en place pour délégitimer : 1) d’éventuels scientifiques marginaux, dont la production scientifique hétérodoxe pourra alors facilement être accusée d’être « peu solide » ; et 2) tout autre critère d’évaluation non fondé sur la science officielle, et ainsi empêcher toute personne non experte de prendre de parole5. Cette autorité absolue des scientifiques officiels n’est cependant pas exempte de contestation parmi les scientifiques eux-mêmes. En effet, à partir des années 1970, avec la déconstruction de l’idée d’une science neutre, le rôle que les non-experts et les experts non officiels devraient jouer dans la prise de décision politique sur les sites de stockage est débattu. La controverse autour de l’emplacement des déchets nucléaires, qui s’est déroulée en France pendant plusieurs décennies (Callon et al. 2001), illustre également cette question.

Hormis le discours sur la « science solide », d’autres discours récurrents lors des rencontres entre le DoE et le public ont porté sur : 1) la gouvernabilité des déchets à partir des connaissances géologiques régionales des acteurs, 2) l’ancrage des pratiques culturelles locales en matière de sécurité minière, 3) les avantages économiques en matière d’emplois, enfin, 4) la valeur du patriotisme, les obligations éthiques et la sécurité nationale. La stratégie de communication du DoE semble avoir atteint son but, à tel point que, lorsqu’en février 2014, un accident survenu au WIPP a entraîné sa fermeture, les procédures suivies par de DoE jusqu’en janvier 2017, ainsi que les sommes investies dans la réhabilitation du site, ont amené les leaders de la commune de Carlsbad à exprimer leur soutien au Département. Ce succès de la stratégie déployée par le DoE montre que, sous certaines conditions, une communauté peut être prête à vivre en assumant les risques inhérents à la proximité d’un site de stockage de déchets nucléaires.

Consommation, pénurie et crises énergétiques

Aborder des valeurs au fondement des choix énergétiques nous permet de faire une transition avec la dernière section du dossier, consacré à la consommation, à la pénurie d’énergie et aux crises énergétiques. Cette section comprend quatre articles, portant sur des études de cas au Pays de Galles, en Inde et en Zambie. Le premier, intitulé : « Why mundane energy use matters: Energy biographies, attachment and identity » (p. 71-81), rédigé par Christopher Groves, Karen Henwood, Fiona Shirani, Gareth Thomas et Nick Pidgeon, explore les utilisations ordinaires de l’énergie, grâce aux données recueillies dans le cadre du projet Energy Biographies de l’Université de Cardiff (Pays de Galle). Ce projet a été développé pour comprendre de quelle manière ces visions pouvaient être intégrées dans des politiques de justice énergétique. Il consistait à analyser la façon dont les individus se réfèrent à leurs propres utilisations de l’énergie, ainsi qu’aux valeurs morales qu’ils leur attribuent de manière implicite ou explicite.

Les trois thèmes récurrents dans les entretiens menés par les auteurs sont l’attachement, la « bifurcation biographique » (que les auteurs appellent « transition liminale ») et l’engagement pour les technologies. En ce qui concerne le premier thème, Groves Henwood, Shirani, Thomas et Pidgeon (ibid.) montrent comment les convictions concernant l’utilisation d’un équipement écoénergétique peuvent entrer en conflit avec les modes de vie désirés. Par exemple, les feux de bois sont relativement inefficaces comparés aux systèmes de chauffage plus modernes. Pourtant, l’une des personnes interviewées les associe positivement à l’intimité de la vie rurale6. En ce qui concerne le deuxième thème, les bifurcations biographiques — telles qu’emménager avec son conjoint, avoir des enfants, etc. — peuvent déterminer les changements d’habitudes, y compris en matière d’énergie. Enfin, en ce qui concerne l’engagement envers les technologies, le choix d’un dispositif technologique influe sur la façon dont les gens consomment l’énergie : par exemple, l’achat d’un dispositif écoénergétique peut les amener à être moins attentifs à la quantité d’énergie qu’ils utilisent. Par conséquent, les attitudes à l’égard de l’énergie ne sont pas des boîtes noires distinctes : des imaginaires différents se chevauchent.

La question principale de la discussion devient alors : comment mettre en place les principes de justice énergétique et prendre en compte l’existence de différentes valeurs constitutives des styles de vie, dans un cadre qui tienne compte des consommateurs en tant que sujets, avec des biographies, des attachements et des matérialités singulières ? Ici, les modèles économiques et l’approche rationnelle des acteurs ne suffisent pas à répondre à la question. Il faut, selon les auteurs, une reconnaissance préliminaire des pratiques énergétiques dans la vie quotidienne. Aussi la consultation des citoyens et leur participation sont-elles nécessaires. Les auteurs concluent que les inviter à réfléchir aux besoins sociaux et aux utilisations quotidiennes de l’énergie les aidera à prendre conscience de la complexité de l’éthique énergétique.

Le deuxième article, rédigé par Elaine Forde : « The ethics of energy provisioning: Living off-grid in rural Wales » (p. 82-93), analyse les habitudes énergétiques de trois communautés galloises d’activistes déconnectées du réseau électrique. L’auteure soutient que l’éthique dans laquelle vivent les membres de ces communautés s’inscrit bien dans un paradigme énergétique au centre duquel on trouve le concept de consommateurs/producteurs « verts ». Suite à cette réflexion, Forde (ibid.) soutient que ces communautés « hors réseau » peuvent définir une nouvelle configuration de l’utilisation de l’énergie « verte ». Par leurs modes de vie fondés sur la sobriété énergétique, elles s’éloignent du modèle de société de consommation. Elles choisissent de se conformer à une éthique différente, qui rejette l’industrie des combustibles fossiles et adopte des chaînes d’approvisionnement énergétiques courtes. Les trois communautés étudiées par Forde utilisent trois systèmes hors réseau, dont Forde décrit en détail l’utilisation.

Fait intéressant, il ressort de son travail de terrain que de nombreux villageois vivent hors réseau « parce qu’ils en ont la possibilité » (p. 91) — c’est-à-dire que le contexte dans lequel ils vivent leur permet d’exploiter certaines ressources énergétiques en propre —, et qu’ils ne souhaitent pas dépendre de ce réseau et de chaînes d’approvisionnement en électricité non éthique. Cependant, d’autres villageois déclarent vivre hors réseau parce qu’ils n’ont pas d’autre solution, et indiquent qu’ils se connecteraient au réseau si cette possibilité existait au village. Il est important de noter, remarque l’auteure, que les consommateurs d’énergie hors réseau se passent rarement d’énergie : c’est parce qu’ils sont conscients de la moindre fiabilité des systèmes artisanaux comparés aux autres sources d’énergie sur lesquelles ils pourraient compter. En soulignant « l’importance de la relation énergo-sociale entre les humains et leur environnement » (p. 92), ce travail montre comment la vie hors réseau refaçonne les relations éthiques des communautés avec l’énergie.

Les communautés analysées par Rita Kesselring dans son article sur la crise de l’électricité en Zambie, intitulé : « The electricity crisis in Zambia: Blackouts and social stratification in new mining towns » (p. 94-102), sont d’un tout autre type. Kesselring examine l’énorme disparité des stratégies d’approvisionnement énergétique, entre les mines de cuivre privées et le reste de la population du pays. Les mines utilisent la moitié de l’électricité du pays pour produire le produit d’exportation le plus précieux de la Zambie, le cuivre. Elles manquent rarement d’électricité. La population, par contre, est beaucoup plus défavorisée, avec seulement 22 % de ménages privés connectés au réseau national. Kesselring (ibid.) se concentre sur trois grandes mines ouvertes depuis 2003 dans le nord-ouest du pays, suite à la flambée des cours mondiaux du cuivre, et sur les villes qui se sont développées autour de ces mines. Elle montre comment les schémas de distribution et d’approvisionnement en énergie sont responsables de la création de nouvelles classes sociales, et donc de la valeur éminemment politique des infrastructures électriques.

À titre d’exemple, en 2015, en raison des faibles précipitations et de la dépendance de la Zambie à l’égard de l’hydroélectricité (égale à 95 % de l’électricité produite dans le pays), l’énergie disponible n’était pas suffisante pour alimenter tous les consommateurs. Après la crise de 2015, les pénuries d’électricité, planifiées ou imprévues, sont devenues la norme. Toutefois, ces pénuries, note Kesselring (ibid.), n’étaient pas uniformes, les mines comptant sur une alimentation électrique ininterrompue et la plupart des ménages connaissant de longues pannes. La description de l’accès et de l’utilisation de l’électricité dans la ville industrielle de Kalumbila, dans la région de Solwezi, est particulièrement révélatrice de la manière dont l’électricité a contribué à la formation sociale du territoire. L’auteur identifie quatre catégories de personnes vivant à Kalumbila : 1) celles qui vivent sur un terrain de golf (pour la plupart des expatriés blancs et la direction de la mine), où l’accès à l’électricité est illimité et où les infrastructures ne sont pas très différentes de celles des villes du Nord global ; 2) les travailleurs miniers temporaires, qui peuvent également accéder à l’électricité et à l’eau, mais doivent payer pour obtenir ce service ; 3) les agriculteurs, vivant dans des logements très denses, sans eau courante ni électricité ; 4) les personnes vivant en banlieue, principalement les chercheurs d’emploi et les employés des mines, peu disposés à payer les loyers élevés dans la ville de l’entreprise. Ce groupe ne dispose ni d’électricité ni d’eau, et vit dans des conditions d’hygiène précaires.

Contrairement à la situation de Kalumbila où la mine fait fonction d’État, dans la ville de Solwezi, les administrations locales sont plus présentes, et même les habitants des banlieues sont familiers de l’électricité. Pendant les coupures d’électricité, elles recourent à des sources d’énergie alternatives comme le charbon de bois ou le bois pour cuisiner, mais aussi les panneaux solaires, les batteries de voiture et le gaz. Toutefois, cette polyvalence comporte aussi des problèmes, comme la perpétuation des inégalités. Comme on peut facilement l’imaginer, ces pénuries affectent les activités économiques. Dans cette situation, comme dans le cas de Kalumbila, l’accès à l’électricité définit les classes sociales et soutient une société de classe divisée de Nebenmenschen7 ou « personnes vivant côte à côte », et donc dans une relation plus distante et individualiste (Schütz 1967).

La question de la distribution devient ainsi le critère d’évaluation de l’éthique énergétique. Aussi longtemps que le secteur minier et son élite sociale connaîtront un accès à la distribution très différent de celui des autres groupes, les relations de pouvoir se solidifieront et la stratification sociale augmentera. C’est ce qui se passe aujourd’hui en Zambie. Cela pourrait se produire partout où l’on connaît une pénurie d’approvisionnement, de sorte que le problème devient symptomatique de l’inégalité d’accès à l’énergie.

L’accès à l’énergie est aussi le point central du dernier article de la section, « Towards an ethnography of electrification in rural India: Social relations and values in household energy exchanges » (p. 103-115), signé par Abhigyan Singh, Alex T. Strating, N.A. Romero Herrera, Hylke W. van Dijk et David V. Keyson et portant sur l’électrification de l’Inde rurale. Fondée sur les travaux de l’anthropologue économique Stephen Gudeman (2016) et sur ses stratégies de « domaine mutuel » et de « domaine du marché », cette étude ethnographique discute des échanges énergétiques sociaux et personnels entre les ménages.8 Il remet en question la perspective du « choix rationnel » — en introduisant plutôt le concept de « cercles d’échange mutuel » et, en son sein, la distinction entre « partage mutuel » et « commerce mutuel »9. Cette conceptualisation exprime l’idée selon laquelle les citoyens seraient de simples acheteurs et vendeurs. Elle propose une façon alternative d’examiner les échanges énergétiques au sein des collectivités, en mettant l’accent sur leur intégration culturelle.

Singh, Strating, Herrera, van Dijk et Keyson (ibid.) examinent le cas de Rampur, un village non électrifié de 200 ménages dans l’état du Bihar (Inde). Adoptant une méthodologie de l’« anthropologie par projet »,les chercheurs sont intervenus dans le village en installant une infrastructure de distribution d’énergie à petite échelle, basée sur l’énergie solaire dans le foyer d’une personne volontaire pour être la « donatrice ». Cette personne a reçu un certain nombre d’ampoules LED, de lanternes solaires et de banques d’énergie, qu’elle a ensuite décidé de distribuer dans le village. De ce travail ethnographique, il ressort que les échanges énergétiques entre le donneur et les récepteurs dépendent d’une série de facteurs, telles la relation sociale entre donneur et récepteur et les valeurs impliquées dans ces échanges. Les auteurs identifient cinq cercles d’échanges d’énergie mutuels : ils correspondent à cinq degrés différents de familiarité entre donateur et récepteur. Pour le groupe caractérisé par la relation de familiarité plus intime, la stratégie dominante a été le partage de l’énergie (aucune contrepartie monétaire n’était demandée). Pour le groupe plus socialement distant, le commerce de l’énergie prévalait (une rente monétaire était alors demandée). Différentes valeurs sous-tendent la relation entre le donneur et chaque cercle, comme le maintien des relations sociales et la cordialité avec le groupe familial intime, ou les revenus et la peur de la dette financière vis-à-vis des bénéficiaires issus des castes inférieures pour le groupe, plus socialement distant du donateur. Quid des autres groupes/cercles ? Les auteurs de cet article suggèrent que les modalités de partage et d’échange « semblent être enracinées dans des moralités et des jugements éthiques différents » (p. 113), qui parfois se chevauchent et/ou entrent en conflit.

Conclusion

En combinant trois domaines du savoir restés globalement séparés jusqu’à présent — anthropologie, études sur l’énergie, et éthique —, ce numéro spécial comble une lacune académique fondamentale, tant du point de vue théorique qu’empirique. Les réflexions sur l’énergie tendent généralement à négliger les aspects éthiques, tandis que la réflexion éthique ne s’intéresse que très rarement aux problèmes générés par l’utilisation des sources d’énergie. Le recours à l’ethnographie permet aux auteurs du numéro de tisser un lien entre éthique et énergie. D’un point de vue géographique, le numéro s’avère équilibré, couvrant des études de cas en Afrique, en Amérique, en Asie, Europe et Océanie. Son extension en termes de typologies d’énergies traitées et de configurations de systèmes énergétiques est aussi remarquable, puisqu’elle s’étend des énergies « banales », comme la biomasse, aux énergies « complexes » comme le nucléaire, et des lignes électriques aux mini-réseaux solaires.

Trois résultats sont récurrents dans les études de ce numéro : 1) la façon dont les citoyens investissent l’énergie dans leur vie quotidienne est influencée par de multiples conceptions éthiques de l’énergie ; 2) les citoyens montrent une grande diversité d’opinions sur le rôle de l’énergie dans leurs idéaux de sociétés « bonnes » et « mauvaises » ; 3) les intérêts gouvernementaux et les politiques publiques sont essentiels pour cadrer les expériences des citoyens en termes d’énergie, ainsi que leurs jugements éthiques sur ce sujet. En conclusion, ce travail collectif nous permet de contextualiser, au travers du prisme énergopolitique, les pratiques énergétiques et les éthiques qui les sous-tendent. Il renouvelle l’analyse des systèmes énergétiques, fondée sur les idéaux éthiques des communautés de citoyens.

1 L’éthique du pétrole : moralités financières et politiques environnementales dans l’économie pétrolière globale (traduction de l’auteur). Pour une

2 Traduction de l’auteur

3 Traduction de l’auteur.

4 Par « science solide », les tenants de ce discours se réfèrent à une science qui serait objective, non biaisée, et méthodologiquement correcte. Ils

5 À raison, me semble-t-il, Darrick Evensen (2015) s’est demandé pourquoi on parle tant de « science solide » et jamais d’une « pensée morale solide »

6 On se serait attendu ici à ce que les auteurs mentionnent l’étude d’Harold Wilhite (2013) sur la consommation d’énergie comme pratique sociale.

7 Ces Nebenmenchen s’opposeraient aux Mitmenschen : « les personnes vivant ensemble »

8 Par « domaine du marché », Gudeman entend une économie où l’intérêt personnel est exalté. Par « domaine mutuel », il entend une économie où la « 

9 Selon la théorie du choix rationnel, l’individu évalue ses choix sur la base d’un calcul autonome entre coûts et bénéfices, conséquences de son

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1 L’éthique du pétrole : moralités financières et politiques environnementales dans l’économie pétrolière globale (traduction de l’auteur). Pour une présentation du projet, voir [en ligne], https://cordis.europa.eu/project/id/715146 (consulté le 3.12.2019)

2 Traduction de l’auteur

3 Traduction de l’auteur.

4 Par « science solide », les tenants de ce discours se réfèrent à une science qui serait objective, non biaisée, et méthodologiquement correcte. Ils opposent cet idéal à celui d’une science partisane et affectée par des agendas politiques.

5 À raison, me semble-t-il, Darrick Evensen (2015) s’est demandé pourquoi on parle tant de « science solide » et jamais d’une « pensée morale solide », sur laquelle les décisions devraient également se fonder.

6 On se serait attendu ici à ce que les auteurs mentionnent l’étude d’Harold Wilhite (2013) sur la consommation d’énergie comme pratique sociale.

7 Ces Nebenmenchen s’opposeraient aux Mitmenschen : « les personnes vivant ensemble »

8 Par « domaine du marché », Gudeman entend une économie où l’intérêt personnel est exalté. Par « domaine mutuel », il entend une économie où la « mutualisation » et les relations sociales sont primordiales.

9 Selon la théorie du choix rationnel, l’individu évalue ses choix sur la base d’un calcul autonome entre coûts et bénéfices, conséquences de son choix.

Roberto Cantoni

Roberto Cantoni est docteur en histoire des sciences et des technologies de l’université de Manchester. Il est chercheur postdoctoral Marie Skłodowska-Curie au Centre d’histoire des sciences de l’Université Autonome de Barcelone et chercheur associé au Centre pour la recherche sur le développement (ZEF) de l’université de Bonn. Il est l’auteur de Oil Exploration, Diplomacy, and Security in the Early Cold War : The Enemy Underground (Routledge, 2017). Ces dernières années, ses recherches ont porté sur les discours autour du gaz de schiste en Europe, sur les impacts des infrastructures solaires en Afrique occidentale et sur l’histoire des mobilisations antinucléaires en Italie.