Ces deux numéros des Cahiers internationaux de sociolinguistique (CIS) ont été conçus selon un même fil directeur et organisés autour d’une même problématique portant sur les nouveaux phénomènes migratoires en lien avec des processus mobilitaires en mutation. Ils s’inscrivent dans une série de travaux portant sur les mobilités et les migrations croisées avec les problématiques linguistiques, interculturelles et identitaires qu’Aline Gohard-Radenkovic a développés, depuis la fin des années 90, et menés en étroite collaboration avec son équipe de recherche internationale doctorale et postdoctorale de l’Université de Fribourg, dont est issue Josianne Veillette, historienne de formation au départ. Leurs travaux développent une approche socioanthropologique, dans une perspective synchronique, mais aussi diachronique, grâce à l’apport de l’historienne Josianne Veillette, et bénéficient d’une expérience personnelle de la mobilité internationale pour la première et d’immigration pour la seconde. La posture adoptée a séduit le directeur des CIS, feu Thierry Bulot, qui a proposé aux auteurs de coordonner ces deux numéros dont l’approche pouvait paraître éloignée de celle habituellement développée par les sociolinguistes et les linguistes appliqués, qui partagent cependant les mêmes préoccupations scientifiques.
Le premier constat est que, si de nos jours nous assistons à des mobilités « traditionnelles » en raison du travail, du séjour d’études, de la fuite devant un cataclysme naturel ou une persécution politique, apparaissent aussi, depuis les années 2000, de nouvelles mobilités individuelles qui vont de pair avec l’émergence de nouvelles logiques migratoires dues à la mondialisation avec ses délocalisations, ses précarisations, etc. Ceci dans un contexte de reconfiguration mondiale des enjeux et des rapports de force économiques, sociaux, politiques, militaires, etc., processus complexes qu’il nous reste à cerner.
Le deuxième constat est que des phénomènes d’intensification et de diversification des déplacements sans précédent, démultipliés par les technologies virtuelles et par l’accélération des transports, se trouvent par ailleurs renforcés par une injonction à la mobilité qui semble toucher toutes les couches de la société : chaque individu devient un candidat potentiel. Cette « injonction à la mobilité » a néanmoins engendré des effets pervers : celui qui ne bouge pas, qui n’a pas acquis d’habitus mobilitaire, semble perdant d’avance, un futur laissé-pour-compte sur un marché international du travail qui s’appuie sur un immense marché de la mobilité.
Le troisième constat est que cette surenchère de la mobilité, et son corollaire, la disqualification de la sédentarité, masque le fait que les populations les plus mobiles peuvent être aussi les plus exposées, notamment par le renforcement de mesures sécuritaires pour protéger les sédentaires, « les autochtones ». Cette toute mobilité peut engendrer des formes d’« immobilisation » ou d’« hypomobilité » en comparaison avec l’« hypermobilité » provoquée par la dérégulation du marché du travail et la standardisation des études au niveau mondial, qui touche de nos jours un éventail de plus en plus large d’acteurs sociaux.
Le quatrième constat est que les « coacteurs de la mobilité » sont souvent ignorés dans les recherches, alors même qu’ils participent de fait à ces processus. Ces coacteurs sont tous ceux qui ont à faire à ces publics dans le cadre de l’accueil, du conseil, de l’intégration par la langue, de l’installation, du passage, du départ, du retour, de la formation, de l’insertion, de la (ré) intégration sociale, scolaire, académique, professionnelle. Quelle place ont-ils dans ces nouvelles logiques migratoires ?
Le cinquième constat est que la langue est la « grande oubliée » des recherches en socioanthropologie, et plus largement en sciences sociales, alors qu’elle(s) joue(nt) un rôle crucial dans les parcours de mobilité, dans les processus d’intégration ; du fait également qu’elle est instrumentalisée dans les discours des politiques, relayés par les médias et les institutions chargées des candidats à l’immigration.
Nous avons donc affaire à un paysage migratoire pour le moins complexe, confus, dispersé, éclaté et surtout inédit. Ces constats engendrent en retour un certain nombre de questions : comment allons-nous appréhender ces nouvelles dimensions de la mobilité ? Comment mettre en lien les phénomènes migratoires et les processus mobilitaires ? Comment trouver des méthodes de recherche appropriées pour analyser une telle complexification des situations, raisons, itinéraires, configurations, enjeux, logiques, discours ? Pour tenter de répondre à ces interrogations, Aline Gohard-Radenkovic et Josianne Veillette ont sollicité chercheurs de diverses disciplines et de différentes régions géographiques, dont les travaux ont permis d’identifier les nouveaux enjeux politiques, sociaux, linguistiques, économiques, etc., et d’analyser les nouvelles dynamiques que ces processus ont engendrées au plan national et international, au plan collectif et individuel, à travers des approches qualitatives.
Nous avons organisé ces deux numéros en croisant les doubles processus identifiés :
– ceux des mobilités vers des (ré) immigrations, en nous focalisant sur les passages de parcours mobilitaires vers des parcours de sédentarisation et d’établissement ; puis ceux d’immigrations vers des (hyper) mobilités, portant sur les passages de situations d’immigration et d’installation durable vers des mobilités multiples, des hypermobilités ;
– ceux des mobilités vers des hypomobilités, des immobilisations voire des immobilités dans les parcours et situations de transition entre mobilités et immigrations, entre immigrations et mobilités.
Le volume 81 se concentre sur des parcours d’étudiants de mobilité devenant des immigrants, des parcours d’immigrés retournant aux études, sur les processus d’immobilisations ou d’hypomobilités dans les mobilités. Il s’organise autour de trois axes.
Dans le premier axe, les auteurs se penchent sur la restitution et/ou l’anticipation de séjours de mobilité et d’études court ou long, à travers des récits de projection ou récits de retour sur l’expérience. Marie-Françoise Pungier s’intéresse au retour sur l’expérience d’étudiants japonais, à travers l’analyse de leur blog, après un court séjour d’immersion linguistique et culturel en France dans un cadre institué tandis qu’Anne-Sophie Calignon, Katja Ploog et Nathalie Thamin analysent le parcours d’un étudiant maghrébin, ayant déjà vécu de premières mobilités et souhaitant continuer ses études au Québec dans un cadre non institué. Almashe Seydikenova étudie les témoignages des administratifs et des étudiants de l’Université des Relations internationales et des Langues du Monde à Almaty, qui, comme les autres universités ont dû mettre en place, en urgence, des programmes d’échanges dans le cadre de Bologne adopté en 2010 par leur gouvernement. Les étudiants ont donc expérimenté un premier séjour d’études long en Chine ou en Corée du Sud dans un cadre institutionnel « improvisé ». Ces auteurs tâchent d’identifier les stratégies langagières, sociales, identitaires, académiques, économiques, etc. que les étudiants, dotés — plus ou moins — de capitaux (langues, mobilités, diplômes), ont développés, ainsi que l’impact de ces mobilités organisées ou improvisées, cadrées ou libres, sur les perceptions de cette expérience passée ou future du dépaysement ainsi que sur les logiques des divers acteurs de la mobilité.
Les textes rassemblés dans ce deuxième axe rendent compte de parcours de mobilités grâce à des analyses d’entretiens biographiques ou récits d’insertion, de transition, d’établissement. Ils permettent de comprendre les divers processus en jeu et les stratégies développées dans le pays d’études qui pour certains étrangers va devenir ou est devenu un pays de résidence tandis que pour d’autres le pays d’immigration deviendra un pays d’études. Dans ce sens, Alessandra Keller-Gerber tâche de mesurer l’impact des discours collectifs en Suisse dans les médias, et des représentations véhiculées sur ces « étudiants étrangers diplômés en Suisse et qui veulent rester » dans leur pays d’études. Brigida Ferreira Da Silva a recueilli des récits de vie oraux auprès de jeunes femmes brésiliennes durablement installées en Guyane française pour sonder les perceptions de leurs expériences d’insertion et en quoi les bifurcations adoptées se conforment aux espaces d’intégrabilité aménagés par les locaux. Maria Laura Caporuscio, grâce aux témoignages de trois femmes italiennes en situation de mobilité en Suisse, montre comment un pays d’études peut devenir un pays d’immigration ou vice versa, en dégageant les spécificités de cette nouvelle vague migratoire « hautement qualifiée » à l’aube du XXIe siècle, touchant essentiellement des jeunes et des femmes.
Sous un troisième axe, deux auteures s’appuient sur l’analyse de récits de vie ou d’entretiens autobiographiques avec des étudiants, en situation de formation académique et de mobilité, pour illustrer les écarts entre discours officiels et vécus personnels, entre logiques institutionnelles et logiques individuelles, pouvant engendrer des immobilités dans la toute-mobilité. Ainsi, Jésabel Robin observe les tensions dans les témoignages de trois futurs enseignants du primaire de la Pädagogische Hochschule de Berne, ayant effectué un séjour de type Erasmus en France. Elle dévoile les stratégies de contournement des étudiants subissant les contraintes règlementaires mises en place par l’institution, dans des « interstices institutionnels » permettant à chacun de s’accommoder de la situation. Si les discours officiels sont souvent euphoriques vis-à-vis de l’expérience de la mobilité académique, Ana Papic démontre, en analysant des entretiens réalisés avec des étudiants de mobilité internationale et intranationale résidant dans la ville bilingue de Fribourg (Suisse), que ces expériences de mobilité peuvent aboutir à des rejets linguistiques, des replis sur l’endogroupe, une non-communication avec « l’autre étranger », bref à des hypomobilités.
Le volume 92 se focalise sur les parcours d’immigrés devenant hypermobiles, sur les rapports au territoire, la (re) négociation d’espaces, les processus de (ré) enracinement, les immobilités dans les plurimobilités.
Le premier axe met en perspective le rôle que peuvent avoir les rapports aux territoires sur les processus de mobilités, les lieux assignés et/ou appropriés, les dimensions relationnelles entre individus ou groupes, dessinant de nouveaux espaces et de nouvelles cartographies. Ainsi Josianne Veillette observe les modalités « d’intégration » des étrangers dans de petites communes « rurbaines » et « bilingues » et les dynamiques de cohabitation entre les deux groupes linguistiques en présence (français et allemand) dans le canton de Fribourg. Elle tâche de cerner leur impact sur les processus d’insertion sociolangagiers de ces immigrés et ce qu’elles « disent » sur la place de l’étranger dans ces enjeux locaux. Spomenka Alvir s’interroge aussi sur la place des résidents étrangers ou établis dans la ville de Lausanne. Elle y examine, en recourant à la photographie, comment la mobilité intra-urbaine se construit et se reconstruit à partir de processus interpersonnels à travers la distribution des espaces géographiques et des espaces représentationnels. Armasanaa Altansan traite des effets qu’ont eus l’abandon du modèle économique du communisme et l’adoption du modèle libéral sur le pastoralisme en Mongolie, en suivant le parcours d’une famille nomade. Elle identifie de nouvelles pratiques, économiques, sociales, etc. à travers la nouvelle cartographie des circuits saisonniers de cette famille, s’accommodant des nouveaux enjeux globaux et locaux et s’inscrivant désormais dans des logiques « glocales ».
L’expérience de mobilité ne peut faire l’économie de sentiments d’appartenance et de (ré) inventions de soi, de (ré) aménagement des appartenances entre ici et là-bas. Dans ce deuxième axe, sont réunis des textes qui traitent de stratégies (individuelles, familiales ou groupales) dans le cadre de ré-émigration ou de ré-enracinement qui répondent à de nouvelles politiques gouvernementales ou à des politiques de familles issues de la migration. Elli Suzuki, partant de la politique d’ouverture du Japon des années 80 en faveur d’une immigration choisie, présente la situation des Brésiliens d’origine japonaise dans leur processus de « ré-immigration » dans le « pays d’origine », celui de leurs ancêtres. Elle tâche de montrer, que ce retour au pays, ce retour aux racines supposées, n’est pas une évidence et qu’il est plus de l’ordre de l’« imaginé » que du « réel ». Tiziana Protti observe les stratégies élaborées par les familles italiennes, constituant l’une des plus anciennes immigrations d’Europe et l’exemple d’une intégration réussie, qui aménagent des « espaces de ré-enracinement » dans un pays oublié et de ré-invention d’un patrimoine linguistique et culturel occulté. Edith Cognigni et Claudia Santoni s’appuient sur des entretiens autobiographiques menés auprès de femmes marocaines immigrées en Italie. Elles se focalisent sur le rôle des différents capitaux acquis avant et pendant la mobilité, tout en mettant en lumière la modification des rôles de ces femmes au sein du cercle familial et dans la société d’arrivée, devenues des passeurs dans la transmission des valeurs premières et l’appropriation de celles du pays d’immigration.
Les textes présentés dans le troisième axe s’intéressent à la frontière (géographique, étatique, sociale, institutionnelle, etc.), aux barrières physiques et règlementaires, et leur impact sur les stratégies élaborées par les individus dans ces espaces « de passage » ou de « transit » sous surveillance. Ainsi Monica Salvan se préoccupe de la mobilité de ressortissants roumains rendant régulièrement visite en autocar à des proches installés en France. S’appuyant sur ses carnets de bord rédigés lors de voyages entre les deux pays, elle note la manière dont ces nouveaux migrants roumains sont aux prises avec des barrières administratives, mais aussi avec des frontières symboliques plus subtiles, car invisibles. En analysant des histoires de vie d’acteurs vivant à la frontière entre l’État d’Amapa (Brésil) et la Guyane française, Carmentilla das Chagas, Éliane Superti et Manoel de Jesus de Souza Pinto observent la formation de nouvelles « communautés transfrontalières », engendrant de nouvelles formes de commerce et de sociabilité, dans un contexte de tension grandissante entre les deux États. Dans le contexte actuel d’internationalisation des politiques de défense, Jacqueline Breugnot se penche sur les mobilités militaires dans le cadre de l’Eurocorps. Elle montre que les changements réguliers de commandement, le recours à l’anglais et aux différentes langues en présence dans une Europe des nations encore attachée à ses prérogatives nationales, donnent lieu à des (re) négociations identitaires, souvent en tension.
Les auteurs dans ce dernier axe traitent des parcours migratoires et des processus d’établissement de familles ou de jeunes migrants. Ils posent la question des corrélations possibles entre les capitaux et acquis antérieurs et les modalités d’insertion sociale vécues par ces acteurs et coacteurs de ces mobilités. Kostanza Cuko démontre que l’école au Québec, avec ses classes d’accueil, occupe une place majeure dans le processus de socialisation des enfants nouvellement arrivés. Dans ce contexte, elle tâche d’identifier les stratégies que les familles immigrées élaborent pour trouver leur place, mais aussi pour faire face à des obstacles tant institutionnels que linguistiques pouvant contribuer à des formes d’immobilisation. Thomas Vetier s’intéresse à la situation des mineurs isolés étrangers en France envoyés par les familles en tant qu’éclaireurs économiques. Interrogeant les discours et les représentations d’assistants familiaux, l’auteur offre une grille d’interprétation des conditions d’accueil de ces mineurs isolés, prenant en compte les plurimobilités des jeunes migrants et les (quasi) immobilités des administratifs dans le cadre de politiques publiques contradictoires.
Notre ambition n’était pas d’identifier toutes les nouvelles formes de mobilités et d’immobilités. Il reste encore un vaste champ de possibilités à prospecter comme celui du tourisme médical (de luxe), des mobilités bi-ou-plurirésidentielles (travail dans un pays, résidence dans un autre), des « exils » volontaires de retraités, des mobilités de pendulaires, des migrations professionnelles dues à des délocalisations, des mobilités linguistiques liées aux déplacements interrégionaux, intra ou internationaux. Ces possibilités sont trop rarement abordées en socioanthropologie. Grâce à la diversité de leurs provenances disciplinaires et géographiques, les auteurs nous ont ici offert de nouveaux éclairages sur des terrains connus, mais en les revisitant, comme la remise en question des conceptions euphoriques de la mobilité académique ou encore comme la mise au jour de stratégies de ré-enracinement ou de réinvention d’un patrimoine linguistique et culturel familial, ainsi que sur d’autres situations moins connues, insolites comme les nouveaux circuits d’une famille de nomades dans la mondialisation, comme les espaces renégociés avec le « voisin » dans le cadre de frontières sous contrôle interétatique, des militaires d’Eurocorps en tension entre mission européenne et appartenance nationale, etc. Tous les auteurs nous ont apporté de nouvelles pistes au carrefour du local et du global, au croisement des mobilités et des immobilités, ont su mettre au jour de nouvelles logiques migratoires, identifier de nouveaux espaces, de nouvelles stratégies mobilitaires qui marquent désormais nos réalités et nos imaginaires.