La journée d’études : « Migrant. e. s par le mariage. Enjeux et perspectives »1, organisée le 15 octobre 2015 à l’école Normale Supérieure de Lyon, est le résultat de la rencontre entre trois chercheuses, Laure Sizaire, Gwenola Ricordeau et Pascale-Marie Milan, dont les travaux convergent sur diverses thématiques (mariage, migration et échanges économico-sexuels2 notamment) et pour deux d’entre elles sur la migration par le mariage.
La migration par le mariage est un phénomène grandissant à la fois en raison de la globalisation du marché matrimonial, mais aussi parce qu’il constitue l’un des moyens les plus accessibles, notamment pour les femmes, permettant l’immigration. Ce phénomène est, à l’échelle de la France, notamment visible dans les statistiques des mariages mixtes qui représentent 15 % de la totalité des mariages (INSEE, 2013). Mais les migrations par le mariage sont toutefois de plus en plus contrôlées et parfois stigmatisées lorsque ces migrations sont évoquées en termes de mariages « blanc » ou « gris » et que les migrantes par le mariage sont associées à des « épouses par correspondance » (mail order brides) ou à des prostituées. L’intitulé de cet événement a justement voulu se démarquer de cette catégorisation aux contours sexistes et orientalistes (Zare et Mendoza 2011).
Largement investies par la recherche anglophone, notamment après les travaux de Constable (2003), les migrations par le mariage sont beaucoup moins étudiées par la recherche francophone, qui s’est longtemps focalisée sur les migrations masculines et par le travail. Néanmoins, le nombre croissant d’études sur les travailleuses domestiques migrantes, du care, ou encore les travailleuses du sexe ont permis de faire émerger, dans les travaux francophones, la figure des migrant. e. s par le mariage. Cette journée a donc investigué les dynamiques de genre à l’œuvre dans les rencontres internationales et les migrations par le mariage sous l’angle des rapports sociaux favorisant ces « transactions intimes » internationales dans lesquelles l’amour et l’argent sont finalement loin d’être « antagonistes » (Zelizer 2001). À l’intersection de stratégies matrimoniales et de parcours migratoires, les migrations par le mariage permettent de mettre en lumière, en plus des rapports sociaux de sexe, les rapports de pouvoir liés à la race, la classe et la nationalité.
Suite à un appel à communications, huit propositions, parmi les nombreuses reçues, ont été retenues. Les communications, dont les approches disciplinaires étaient variées (droit, histoire, sociologie et anthropologie), ont été organisées autour de trois thématiques : les politiques migratoires et les mariages transnationaux ; les migrations par le mariage dans l’histoire et les mariages transnationaux contemporains. La capacité d’agir des actrices3 et les rapports de pouvoir dans ces pratiques matrimoniales et ces parcours migratoires, mais aussi les stéréotypes genrés et leur articulation aux processus de naturalisation et de racialisation, ont constitué les fils conducteurs de cette rencontre.
Le double objectif de cette journée d’étude était de rendre compte d’un phénomène souvent méconnu en France et aux facettes multiples, et de créer un espace de dialogue interdisciplinaire pour les chercheur. e. s francophones engagé. e. s dans des recherches sur la migration par le mariage.
Politique migratoire et mariages transnationaux
La première session était présidée par Asuncion Fresnoza-Flot (université Libre de Bruxelles), dont les travaux portent sur les femmes migrantes philippines et les mariages internationaux des femmes en Asie du Sud-Est (2013 ; avec Ricordeau 2017). Cette session, organisée autour de trois communications, avait pour but de montrer comment le droit et les politiques migratoires façonnent les mariages transnationaux. Cécile Corso, doctorante en droit international privé à l’université Lyon 3, a exposé la complexité du cadre juridique dans lequel s’inscrivent les mariages internationaux à la lumière de son expérience dans l’association Femmes Informations Juridiques Internationales Rhône-Alpes (FIJI-RA). Elle a notamment évoqué la difficulté de l’accès aux ressources juridiques pour les femmes migrantes, éclairage bienvenu pour comprendre les relations de pouvoir qui peuvent s’instaurer au sein des mariages transnationaux.
Nawal Bensaid (université Libre de Bruxelles) a ensuite présenté son étude de terrain sur les mariages transnationaux — dont les mariages forcés — parmi les personnes d’origine turque et marocaine à Bruxelles. Son travail montre l’influence du contexte migratoire sur la constitution des couples binationaux et sur l’organisation de leur vie conjugale. Ses observations de terrain suggèrent que le caractère restrictif des politiques migratoires actuelles favorise la mobilisation, dans les stratégies migratoires, des mariages transnationaux. Simultanément il génère au sein des couples des difficultés spécifiques, qui peuvent se traduire par des violences domestiques.
Florence Levy (EHESS/Université de Neuchâtel), a clôturé ce panel par une communication qui, à l’instar de la précédente, a montré l’influence des politiques migratoires sur la vie conjugale des couples binationaux. Son travail de recherche porte sur des femmes migrantes venues de Chine du Nord et récemment installées à Paris qui, par le mariage avec un conjoint français, espèrent accéder à un titre de séjour. Ces mariages, entre des femmes chinoises quadragénaires et des hommes français souvent quinquagénaires ou sexagénaires, peu fortunés et moins qualifiés que leurs conjointes, ne sont pas toujours heureux. Or la rupture implique pour les femmes des enjeux spécifiques. S’il est prononcé moins de quatre ans après le mariage, le divorce se traduit, pour ces femmes, par la perte de leur permis de séjour — voire incidemment de leur emploi et de leur logement.
Ces trois contributions ont d’emblée imposé une lecture de la migration par le mariage à l’intersection de rapports de pouvoir dans la sphère intime intrinsèquement liés à des politiques migratoires contraignantes. L’approche historique qui a suivi cette session montre, plus généralement, le rôle joué par les états dans les migrations par le mariage.
Les migrations par le mariage dans l’histoire
L’approche historique des migrations par le mariage du second panel, présidé par Gwénola Ricordeau (université Lille 1/CLERSE), a souligné la diversité des stratégies mises en place par les femmes migrantes par le mariage. Sheena Trimble (université Angers/CERHIO) et Laurence Prempain (université Lyon 2/LARHA) se sont toutes deux intéressées au contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale et aux personnes déplacées. Questionner la migration par le mariage d’un point de vue historique a permis à ces deux chercheuses de souligner le rôle des politiques migratoires de l’après-guerre dans la construction sociale et politique des femmes et des stratégies que celles-ci ont utilisées en réponse.
À travers notamment des récits de vie retrouvés dans la littérature sur les migrations vers le Canada, de témoignages disponibles en ligne et des archives d’associations de femmes, Sheena Trimble a mis en lumière la construction sociale genrée extrêmement forte qui pesait sur les candidats à l’immigration vers le Canada entre 1945 et 1967. Les hommes étaient considérés comme les pourvoyeurs économiques principaux et les femmes réduites au rôle d’épouses ou de mères. Ainsi, seuls les hommes étaient autorisés à migrer dans un premier temps, car les femmes n’étaient pas envisagées comme de potentielles actrices économiques. Pourtant, les femmes immigrées étaient plus représentées que les Canadiennes sur le marché du travail canadien. Ainsi se faire passer pour célibataire constituait l’une des stratégies de l’immigration féminine mais demander ensuite un regroupement familial une fois installé leur faisait courir le risque d’être expulsées pour avoir falsifié leur statut matrimonial.
Laurence Prempain, à partir d’une description fine et sensible du contenu des correspondances d’hommes et de femmes (notamment avec les autorités) dans l’immédiat après-guerre, montre comment des femmes russes et polonaises déportées pour le Service du travail obligatoire (STO) ont noué des liens avec les prisonniers de guerre français qui ont donné lieu à des mariages. Elle soutient que le recours au mariage était aussi un instrument stratégique pour ces femmes qui ne souhaitaient pas rentrer en Union soviétique. Son développement révèle ensuite une essentialisation des femmes par l’État français qui estime qu’elles ont de « bonnes mœurs », autrement dit qu’elles assureront le travail de reproduction en repeuplant la nation, mais également en servant leur mari. L’État favorise ainsi la venue de femmes jeunes, si possible enceintes, et renvoient par ailleurs les femmes âgées ou de « mauvaises mœurs ». Laurence Prempain interroge ainsi la reconnaissance des hommes envers ces femmes qui ont pris soin d’eux pendant ces années de déportation et met en exergue qu’elles leur ont surtout permis de maintenir ou de reconstruire leur identité de genre menacée par leur statut de prisonniers vaincus et impuissants. Enfin, elle montre comment, à leur corps défendant, ces femmes font l’objet de tractations politiques entre l’Union soviétique (qui cherche à les rapatrier) et la France qui, en les gardant, affirme sa souveraineté et son pouvoir.
Pour migrer, les femmes doivent répondre à des normes essentialisantes, avoir de « bonnes mœurs » ou ne pas être à l’initiative de la migration, répondre aux normes de genre en vigueur. L’approche contemporaine de la migration par le mariage montre que ces injonctions pèsent toujours sur les femmes.
Paysages des mariages transnationaux contemporains
La troisième session était présidée par Emmanuelle Santelli (Université Lumière Lyon 2/Centre Max Weber) dont les travaux ont notamment porté sur la mixité conjugale chez les descendants d’immigrés maghrébins (Santelli et Collet 2013). Les trois communications de cette session, dans la continuité des précédentes, ont souligné la diversité des trajectoires d’actrices qui contractent des mariages transnationaux ainsi que les catégorisations politiques dont ces mariages font souvent l’objet.
Ronan Hervouet et Claire Schiff (Université Bordeaux/Centre E. Durkheim) ont présenté une recherche sur les mariages de femmes russes, biélorusses et ukrainiennes avec des hommes français. Leur contribution a replacé ces mariages dans le paysage des mariages mixtes français en révélant leur caractère profondément genré : 95 % des mariages franco-russes impliquent une femme russe. Par ailleurs, si les épouses russes sont souvent présentées comme des mail-order bride, leur recherche montre que le parcours migratoire de ces femmes n’a rien de commun avec les stéréotypes associés à cette catégorisation. Les deux chercheur. e. s ont analysé la forte articulation entre trajectoire professionnelle et matrimoniale.
Jennifer Bidet (Université Lyon 2/Centre Max Weber) a ensuite interrogé l’apparente évidence d’une proximité culturelle des couples formés par des individus descendants d’immigrés maghrébins et des individus d’origine maghrébine trop rapidement qualifiés d’« endogames ». Son analyse documentaire a questionné la représentation fréquente de ces couples comme plus « traditionnels » et a montré l’instrumentalisation politique de la domination masculine en qualifiant ces mariages d’« arrangés », voire de « forcés », pour justifier le contrôle de l’immigration masculine. Pourtant, l’ethnographie conduite auprès de ces couples montre que si l’union avec une personne du pays d’origine peut être motivée par la volonté de vivre avec un conjoint plus proche de ce qu’il considère comme sa « véritable » culture, le/la conjoint. e immigré. e peut au contraire rechercher, dans l’union avec un descendant d’immigré vivant dans un pays d’Europe, l’ouverture vers un mode de vie jugé « moderne ».
Enfin, Nadia Mounchit (université de Lyon 2) a évoqué ses recherches sur les migrations de femmes d’origine subsaharienne et le lien existant entre parcours matrimonial et parcours migratoire. À partir d’entretiens réalisés auprès de ces femmes, elle a mis en exergue que le choix d’émigrer peut résulter d’une stratégie d’évitement : la migration pouvait parfois servir à éviter un mariage non désiré, à sortir d’un mariage malheureux ou ne plus se marier. Cette stratégie traduit la volonté, en tant que femmes, d’avoir davantage de « marges de manœuvre », de liberté de choix, voire d’accéder à une véritable émancipation. Mais ce parcours d’émancipation n’est pas linéaire et sans ambivalences.
Ces trois communications ont permis de mettre en lumière une multiplicité de trajectoires d’actrices. La migration peut aider à la réalisation d’un projet matrimonial ou, au contraire, le contrarier. Les femmes s’appuient donc sur les outils dont elles disposent pour poursuivre leurs buts, tout en étant aux prises avec des configurations contraignantes multiples, allant de la sphère familiale ou conjugale aux politiques migratoires restrictives. Elles ne peuvent se départir d’une construction sociale genrée et racisée qui pèse sur elles et leur parcours.
Dans leur ensemble, les communications de la journée « Migrant. e. s par le mariage » montrent comment s’articulent différents rapports de pouvoir au cœur des relations affectives des couples binationaux. Elles illustrent notamment comment l’asymétrie des positions des partenaires est augmentée par le caractère restrictif, dans de nombreux pays occidentaux, de la législation sur le séjour des étrangers, et comment cette asymétrie augmente la vulnérabilité des femmes migrantes par le mariage. Les parcours migratoires articulés à une trajectoire matrimoniale sont divers, mais force est de constater que ces mariages sont politiques dans la mesure où, comme beaucoup de contributions l’ont mis en lumière, l’État se positionne en faveur ou contre ces unions tout en les définissant.
Dans la continuité de cet événement, Laure Sizaire et Gwénola Ricordeau ont organisé une journée d’études intitulée « Globalisation du marché matrimonial et femmes en migration » (Lyon, 24 février 2017) au cours de laquelle Beate Collet et Yvonne Riano ont présenté leurs travaux qui portent notamment sur la mixité conjugale (Collet et Unterreiner 2017) et sur le rôle du genre dans les migrations notamment de mariage (Riano et Baghdadi 2007). Leurs recherches ont contribué à l’émergence, dans l’espace francophone, de réflexions qui croisent le mariage et la migration. Comme l’ont montré ces journées d’études, une génération de jeunes chercheur. e. s contribuent aujourd’hui à renouveler ce thème encore neuf en France.