À propos du colloque international « Penser les Migrations pour Repenser la Société », Poitiers, 21-24 juin 2016

Thomas Lacroix

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Thomas Lacroix, « À propos du colloque international « Penser les Migrations pour Repenser la Société », Poitiers, 21-24 juin 2016 », Lectures anthropologiques [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 12 février 2024, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/528

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La production académique relative aux migrations, encore marginale dans les années 1980, est aujourd’hui foisonnante. Le laboratoire MIGRINTER, au cours des trois décennies passées, a marqué de son empreinte l’approche francophone des migrations internationales. Son champ de recherche couvre des domaines aussi divers que les circulations migratoires, les diasporas, ou les mobilités urbaines. Afin de célébrer les 30 ans de cette UMR, un colloque a été organisé avec pour objectif de réunir des spécialistes des migrations, chercheurs en sciences sociales de tous horizons disciplinaires, mais aussi acteurs associatifs, syndicalistes et artistes. Cette volonté d’ouverture se manifeste dans le contexte récent de l’afflux des réfugiés en provenance du Moyen-Orient et de l’Afrique, afflux qui a occupé les médias à partir de 2015, et plus généralement dans celui d’une politisation croissante de la question migratoire.

Cet événement s’inscrit dans une évolution des études migratoires. Ce champ d’études s’est constitué à la croisée de plusieurs disciplines : la géographie, la sociologie, le droit, l’anthropologie, la science politique, l’histoire, mais aussi les études littéraires et artistiques ou encore la psychologie. Il s’est construit autour d’un corpus théorique et thématique commun, corpus qui s’est enrichi au fil des mutations du phénomène migratoire, des changements d’orientations politiques ou simplement des débats intellectuels. Trois grands domaines structurent les études migratoires. Le premier s’intéresse à l’intégration des immigrants dans les pays d’accueil ; le deuxième porte sur les causes et conséquences de la migration dans les pays de départ ; enfin, le troisième domaine est celui des pratiques et socialités transfrontalières. Pour autant la construction de cette spécialité académique se nourrit d’un dialogue entretenu avec les non-spécialistes des migrations. En effet, les multiples passerelles conceptuelles et méthodologiques avec le reste des sciences humaines et sociales sont nécessaires au renouvellement des débats et des approches. Et inversement, ce regard porté sur les dynamiques migratoires produit des connaissances qui irriguent les recherches bien au-delà du cercle des spécialistes des migrations. C’est pour rendre compte de ces apports mutuels que ce colloque s’est tenu, du 22 au 24 juin 2016, à la Maison des Sciences de l’Homme de Poitiers1. Les sessions plénières ont été organisées sous forme de tables rondes rassemblant spécialistes et non-spécialistes des migrations. Les thèmes abordés incluaient : migrations et changements sociaux sur le temps long, le marché du travail, migrations et États de droit, etc. Les après-midis des sessions parallèles se sont déroulées, développant des thèmes variés. Cette manifestation a rassemblé plus de 200 personnes, dont une grande partie de jeunes chercheurs. Nous reprenons ici quelques-unes des thématiques saillantes qui ont animé les discussions.

Genre, intersectionnalité et migrations

Au cours de ces dernières années, la thématique « genre et migrations » a bénéficié d’une attention croissante. Les publications, les colloques, les séminaires se succèdent et cette thématique présente désormais une légitimité académique, comme le montre l’augmentation du nombre de thèses soutenues sur ce thème.

Placer le genre au cœur des migrations a permis d’établir des passerelles entre deux domaines qui ont longtemps évolué sans se croiser : celui de l’immigration (privilégiant l’homme comme référent universel) et celui des femmes et des rapports sociaux de sexe (remettant en cause les principes de la neutralité de la connaissance). La prise en compte du genre en situation de migration a contribué à renouveler les questionnements dans ces deux domaines.

D’une part, la critique du modèle « émigration-immigration-assimilation » a ouvert de nouvelles perspectives de recherche, portant notamment sur les « connexions en mouvements » que les migrant. e. s créent au-delà des frontières nationales. L’analyse des enchevêtrements entre lieux, identités, cultures et économies a révélé la composition hétérogène des processus migratoires, se déployant entre les niveaux local, national, international et supranational. D’autre part, les questionnements féministes ont contribué à interroger le biais sexué à la base des catégories interprétatives. La prise en compte des dispositions combinatoires entre les sphères reproductive et productive dans les expériences migratoires féminines a renouvelé et/ou donné une nouvelle visibilité à des problématiques ignorées dans le passé, comme celle de la famille, de la division internationale du travail du care, de la vieillesse, du choix du conjoint, de la sexualité, de la place des femmes dans le développement ou des affects.

Appliquée aux études sur les migrations, l’approche par l’intersectionnalité est essentielle et fructueuse, car elle permet de regarder les migrations comme des processus à la croisée des rapports de genre, de classe et de race. Cette approche inscrit les travaux universitaires sur les migrations dans une perspective critique ; elle exhorte à intégrer les groupes subalternes dans les lieux de la production des savoirs ; elle réhabilite le point de vue de ces personnes en les reconnaissant comme des sujets politiques. De ce fait, l’intersectionnalité offre la possibilité d’envisager les situations migratoires comme intégrées dans des systèmes de hiérarchisation qui se déploient à différentes échelles.

Travail et globalisation : Le travailleur immigré comme variable d’ajustement pour le marché du travail

Dans le cadre européen en particulier, l’argument démo-économique est mis en avant soit dans le sens d’une ouverture aux migrations internationales, soit dans celui d’une fermeture. L’argument démographique explique la variation des politiques migratoires entre les états de l’Union européenne. Ainsi malgré des situations du marché du travail proches et un taux de chômage relativement bas, l’Allemagne et le Royaume-Uni présentent des politiques opposées. Tandis que le Royaume-Uni adopte une attitude de fermeture, l’Allemagne fait le choix de l’ouverture en raison de son contexte démographique. Par ailleurs, les politiques migratoires ont aussi été envisagées comme une variable d’ajustement à même de corriger les déficits de main-d’œuvre sur le marché du travail. Ce fut le cas de la politique dite d’immigration choisie, mise en œuvre en France en 2006 ou encore la carte de séjour « Compétences et Talents ». Pour autant cette approche reste globalement un échec, tout effort de lister des métiers dits « en tension » reste biaisé. Ces dites tensions sont plutôt le fait d’un mauvais fonctionnement du marché du travail, qui ne peut se résoudre que par des modifications structurelles de ce marché et non par des politiques migratoires.

Pour Alain Morice, intervenant au colloque, cet argument économique explique l’oscillation entre l’attraction et le rejet de la population migrante en lien avec le marché du travail. « L’utilitarisme migratoire » consiste à adosser les besoins de main-d’œuvre aux besoins supposés de l’économie. Il s’agit, dit-il d’« avoir le travail sans le travailleur », c’est-à-dire disposer d’une main-d’œuvre tout en restreignant l’installation définitive des personnes. La précarité constitue donc une dimension fondamentale de ces politiques. Comme le souligne M. Poulain, membre de la CGT et intervenante dans ce même panel, cet utilitarisme migratoire n’affecte pas seulement le droit de s’installer, mais plus globalement de l’égalité des droits. Dans ce contexte, la responsabilité des employeurs est certes forte, mais l’État est tout autant responsable, dans la mesure où il laisse volontairement des travailleurs en situation de précarité pendant des années, avant qu’ils puissent prétendre à une régularisation. Cette position de l’État se renforce actuellement, que ce soit au travers de son refus de reconnaître les travailleurs sans-papiers comme étant en situation de traite, ou par le vote de la loi Caseneuve en mars 2016, qui remet en avant l’immigration dite choisie, via l’augmentation de la délivrance de carte de séjour « travailleur temporaire » au détriment de la carte « salarié » d’un an.

Le transnationalisme au prisme de l’Histoire

Dans l’article « “Transnationalisme” des immigrants et présence du passé », publié à l’occasion du numéro anniversaire de la Revue européenne des Migrations internationales (2006), Roger Waldinger, professeur de sociologie et intervenant au colloque, dénonçait les conclusions de l’Académie des sciences de New York pour qui, en 1990, les liens transnationaux étaient une nouveauté dans les pratiques migratoires contemporaines. Or, les historiens des migrations savent depuis longtemps que les circulations, physiques, matérielles ou immatérielles, sont le corollaire des expériences migratoires, même les plus anciennes. L’histoire des diasporas juives, par exemple, insiste particulièrement sur les formes de communication entretenues entre communautés internationales et sur la circulation de leurs membres au sein de groupes parfois géographiquement éloignés les uns des autres. Les réseaux maintenus par-delà les frontières sont ainsi des phénomènes récurrents, et qui peuvent être reproduits d’une génération à la suivante. D’où la nécessité d’historiciser les liens transnationaux, tout comme les réponses apportées par les états à les soutenir ou à les détruire.

L’historien Laurent Vidal, discutant dans ce même panel, propose de poursuivre les réflexions autour des liens existant entre expériences migratoires et supports territoriaux qui soutiennent les identités sociales des migrants. Il nous invite particulièrement à penser les « espaces problématiques » que sont les frontières, les camps de regroupement et « d’attente » et sur lesquelles portent des discours contradictoires portés par les pouvoirs publics d’une part ou par les migrants eux-mêmes d’autre part. Ces deux registres de discours interagissent l’un avec l’autre. Enfin, dans une approche « mésoscopique », celle où le chercheur est souvent le plus à même de pouvoir observer la finesse des processus historiques et sociaux qui entourent l’acte de migrer, Laurent Vidal nous incite à porter attention au passage du statut d’émigré à celui d’immigrant et à la dualité qu’il porte en lui-même. L’un comme l’autre, comporte évidemment des ressources identitaires qui sont mobilisables au gré des événements individuels et collectifs.

Le droit des États contre le droit des personnes

La globalisation contemporaine est à plus d’un titre contradictoire. L’extension du champ des possibles qu’elle représente, permise par la croissance économique et le progrès technique, s’est accompagnée d’une multiplication des contraintes et des contrôles exercés sur les individus. La crise des réfugiés a mis en lumière l’incapacité des pouvoirs publics à administrer de manière directive les flux migratoires. Pour Catherine Wihtol de Wenden, politologue et première intervenante de ce panel sur l’État, cette limite est d’abord inhérente à une vision politique cloisonnée qui ne prend pas en compte les interdépendances à l’œuvre sur la scène internationale. De fait, les politiques migratoires des pays d’accueil sont elles-mêmes en contradiction avec les effets générés par leurs propres politiques commerciales ou leurs engagements internationaux. Ainsi les interventions militaires dans les pays en guerre ont généré des millions de déplacés internationaux que les belligérants occidentaux refusent de prendre en charge. Une autre aporie concerne la politique de coopération au développement et les politiques migratoires : le droit à la mobilité, restreint pour les deux tiers de la population mondiale, est pourtant un facteur essentiel du développement économique et humain. Ainsi, les migrants ont beaucoup moins de droits que ceux qui ne migrent pas, voire demeurent dans des situations de sans-droit : sans-papiers, déboutés du droit d’asile, déplacés environnementaux, apatrides.

Les efforts pour définir d’une gouvernance mondiale des migrations se sont multipliés depuis le début des années 2000. La déclaration du secrétaire général de l’ONU en 2001, suivie du Dialogue de Haut Niveau sur les Migrations et le Développement en 20062 sont des événements fondateurs de ce projet de gouvernance. De fait, les débats produits par ces instances internationales avancent sur un terrain consensuel et dépolitisé : développement, transferts financiers, circulation des personnes qualifiées, protection contre les trafics humains, etc. Sous la pression notamment des organisations et de la société civile internationale, ce débat a néanmoins connu certaines avancées telles que la nécessité de prendre en compte les droits des migrants ou encore une critique de plus en plus vive à l’égard d’approches purement sécuritaires. Mais les intérêts contradictoires entre parties en présence nécessitent un pouvoir de décision qui dépasse de loin les capacités de ces institutions.

L’inertie politique au niveau international contraste de façon saisissante avec le déferlement législatif observé dans les grands pays d’immigration. C’est particulièrement le cas en Europe avec la mise en place des accords de Schengen3 et de la politique d’asile commune4 dans les années 1990, puis des régimes de contrôle et de sélection des migrations dans les années 2000 et 2010. La loi est l’instrument privilégié de régulation des flux. Au-delà de ses effets sur les comportements sociaux, la loi est d’abord l’expression d’une volonté souveraine dans le contexte de la globalisation. Mais, comme le rappelle Eduardo Ruiz, juriste et second intervenant de ce panel, malgré sa force symbolique, les effets du droit sont limités. La loi est tributaire des moyens de sa mise en œuvre concrète et elle est toujours en décalage avec une réalité en évolution permanente. De plus, il s’agit un objet complexe à la croisée de différentes traditions juridiques : droit des États et Droits de l’Homme d’un côté, droits nationaux et internationaux de l’autre. Les tensions internes entre les différents régimes du droit et les tensions externes avec la réalité sociale sont génératrices de multiples contradictions. La mise en place de dispositifs coercitifs aux frontières se heurte à l’obligation pour les États d’immigration de respecter le droit des personnes.

L’externalisation de la politique migratoire européenne peut se comprendre dans ce contexte. L’externalisation est la délégation des fonctions de contrôles aux pays de la rive sud de la Méditerranée (Maroc, Algérie, Turquie, etc.), ou encore à des acteurs privés (agence Frontex5, agences de sécurité…). Elle permet aux États membres de mettre en œuvre une politique qui déroge aux obligations du droit international, du droit des réfugiés ou des Droits de l’Homme (Déclaration de 1946) en utilisant des acteurs ou des États qui ne sont pas tenus de les respecter. Déléguer la gestion des réfugiés à des pays non signataire de la Convention de Genève6 pose d’autant plus de problèmes que ces États monnayent leur collaboration en échange de subsides politiques et financiers importants. On l’a vu en 2015 avec la Turquie et avant ça avec la Libye de Kadhafi. La politique migratoire européenne est devenue un levier diplomatique essentiel pour les États de la rive sud.

Ce bref aperçu de ce colloque des 30 ans de Migrinter ne saurait rendre pleinement justice aux discussions qui se sont tenues. Plus qu’un événement destiné à répondre à un questionnement scientifique, il fut une plateforme de rencontres entre chercheurs de différents horizons académiques, mais aussi personnalités de la société civile et artistes. Cette manifestation a posé à nouveaux frais un enjeu à la fois méthodologique et épistémologique : comment consolider des passerelles entre le monde académique et le reste de la société ? Comment concilier entreprise scientifique, expression artistique et travail militant ? Ce dialogue apparaît aujourd’hui plus que nécessaire, à l’heure où la problématique migratoire a pris une saillance inédite dans nos sociétés.

1 Le programme de ce colloque est disponible sur son site : https://migrinter30ans.sciencesconf.org (consulté le 19.09.2017).

2 http://www.un.org/esa/population/migration/hld/index.html

3 https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Europe-et-International/La-circulation-transfrontiere/L-espace-Schengen

4 https://ofpra.gouv.fr/fr/asile/vers-un-regime-d-asile-europeen/definition-du-raec

5 Créée en 2004, cette agence financée par les États membres est chargée de la surveillance des frontières extérieures de l’Union.

6 Établie en 1951, la Convention internationale de Genève définit le cadre juridique de l’asile politique.

Waldinger Roger, 2006, « “Transnationalisme" des immigrants et présence du passé », Revue européenne des Migrations internationales, vol. 22, n° 2, p. 23-41.

1 Le programme de ce colloque est disponible sur son site : https://migrinter30ans.sciencesconf.org (consulté le 19.09.2017).

2 http://www.un.org/esa/population/migration/hld/index.html

3 https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Europe-et-International/La-circulation-transfrontiere/L-espace-Schengen

4 https://ofpra.gouv.fr/fr/asile/vers-un-regime-d-asile-europeen/definition-du-raec

5 Créée en 2004, cette agence financée par les États membres est chargée de la surveillance des frontières extérieures de l’Union.

6 Établie en 1951, la Convention internationale de Genève définit le cadre juridique de l’asile politique.

Thomas Lacroix

Thomas Lacroix est géographe et chercheur au CNRS. Il est directeur adjoint du laboratoire Migrinter de l’université de Poitiers. Il travaille sur le transnationalisme migratoire et ses implications en matière de développement, et d’intégration, mais également sur les relations entre les états et les communautés transnationales. Il a récemment publié « Migrants. L’impasse Européenne » (Armand Colin 2016) et Hometown Transnationalism, Long Distance Villageness among North African Berbers and Indian Punjabis (Palgrave 2016)