La biodiversité en discussion. Attributions de valeur et pouvoir

À propos d’Ethnographiques.org, n° 27, 2013

Vanessa Manceron

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Vanessa Manceron, « La biodiversité en discussion. Attributions de valeur et pouvoir », Lectures anthropologiques [En ligne], 1 | 2016, mis en ligne le 12 février 2024, consulté le 13 octobre 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/313

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Compte rendu de « Biodiversité », Ethnographiques.org, n° 27, décembre 2013, coordonné par Anne Sourdril et Meredith Welch-Devine

Le succès du néologisme « biodiversité » s’est imposé dans les années 1980. Il marque le moment où la nature à protéger devient nature à gérer et à piloter, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Patrick Blandin (2009). Alors que la diversité n’était jusqu’alors qu’un attribut des communautés biologiques pour rendre compte du fonctionnement du vivant, l’adoption du vocable Biodiversité indique un changement de perspective, le vivant et ses formes plurielles d’existence devenant un objectif à atteindre, relevant d’une problématique politique et globale. Cette nouvelle acception de la nature qui repose sur des tentatives de quantification et de mesure, avec l’appui du monde scientifique et des institutions en charge de l’administration de l’environnement, est un récit sentimental sur la vulnérabilité de l’environnement sous l’effet de l’industrialisation (Lousley 2012), de telle sorte que se met en marche une communauté globale penchée au chevet d’une nature tout aussi globale qui se meurt. Dans le même temps, la diversité impose la cohabitation des différences — différents organismes dans différents milieux en prise avec différents individus dans différentes sociétés humaines. Par-delà les grands récits et les narrations sur la diversité comme un en soi global, surgissent alors les relations, les malentendus, les cloisonnements, les intérêts contradictoires, les singularités culturelles et sociologiques, parfois les solidarités consensuelles, mais aussi les hiérarchies et les asymétries en termes de position, de pouvoir et d’attribution de valeur. De ce point de vue, la biodiversité est en quelque sorte une notion parapluie « qui relie et met en relation les humains autour d’un enjeu commun, celui de parvenir à concilier les sensibilités et les définitions plurielles de la place et du rôle de l’homme dans la nature, dans une démarche globale, unitaire et concertée » (Manceron et Micoud 2010).

C’est alors que les choses deviennent intéressantes pour l’anthropologie. Ce numéro de la revue Ethnographiques.org, intitulé « Biodiversité(S) », dirigé par Anne Sourdril et Meredith Welch-Devine, en témoigne. En réunissant sept études de cas donnant à voir des configurations sociales complexes, et ceci aux quatre coins de la planète, il offre un bon aperçu de la manière dont les ethnologues se saisissent aujourd’hui, sur leurs terrains respectifs, des questions de recherche relatives à la gouvernance et à la protection de la nature, ou plutôt devrait-on dire aux biodiversités, tant leurs déclinaisons locales sont singulières. La littérature scientifique, particulièrement fournie dans le champ de l’histoire environnementale, de la sociologie de l’environnement, des ethnosciences, des sciences studies et de l’anthropologie, décline différentes approches. Depuis les années 1970, sociologues et politistes se sont intéressés à l’émergence de l’environnementalisme comme mouvement social et politique, comme idéologie ou comme nouvel impératif moral porté par des groupes militants occidentaux (Jamison 1990 ; Lowe et Goyder 1983 ; Cotgrove 1981). Certaines études plus récentes ont mis l’accent sur la manière dont la biodiversité est constituée et fonctionne comme un véritable objet politique transnational. Rafi Youatt (2008), en reprenant à son compte le concept foucaldien de biopouvoir, a montré par exemple que l’activité de recensement global de la biodiversité est moins une collecte d’information scientifique à des fins de conservation qu’une extension de la science comme une forme de pouvoir social, financier et institutionnel, sur la vie. Dans le sillage de la sociologie des sciences, on a vu aussi émerger de nombreuses recherches portant sur les relations qui se nouent entre écologie scientifique, conservation et citoyens amateurs et sur l’enrôlement ou la participation de ces derniers au suivi et à la surveillance de l’état de la biodiversité (Charvolin, Micoud et Nyhart 2007 ; Ellis et Waterton 2004 ; Kohler, 2006 ; Benson, 2010). Les anthropologues, sur leurs terrains respectifs, ont également à faire avec la lame de fond conservationniste, soit que des réserves naturelles aient été implantées sur les territoires « indigènes », soit que les institutions en charge de l’environnement, agissent localement en son nom. Tenant la conservation pour une force sociale et une vision de la nature occidentale qui s’impose aux populations locales, nombreux sont les anthropologues, comme Philippe Descola (2005), à évoquer le refus des Aborigènes ou des Amérindiens, que se créent contre leur gré des réserves naturelles sur des territoires qualifiés de wilderness, alors que ce sont pour eux des terres appartenant à un espace socialisé. Identifier les formes relationnelles qui se nouent, selon les contextes culturels, entre les hommes et les entités non humaines, est aussi une manière de rappeler que le projet à vocation universelle de préservation de la biodiversité ne peut faire l’économie de considérer avec sérieux l’écologie des autres.

Une autre approche, plus attentive aux rapports sociaux qui se nouent entre les acteurs à propos de l’environnement, de son traitement, de son appropriation et de son devenir, consiste à observer à la loupe les tensions en action, les enjeux de pouvoirs et les conflits de représentation. Ce numéro s’inscrit plutôt dans cette seconde veine, avec l’avantage de faciliter un regard croisé en réunissant des études de cas localisées en Guyane, au Sri Lanka, au Surinam, en France ou aux États-Unis. Il en ressort un ensemble de belle qualité, avec des ethnographies fouillées, une écriture claire, des articles qui n’escamotent ni le contexte sociologique ni la profondeur historique, un usage réflexif des notions trop souvent rebattues ou en usage dans le champ de l’étude de la conservation, et le choix de ne pas réduire le réel à une dichotomie simpliste entre société locale et conservation, mais plutôt de déployer la complexité et la variabilité des situations et des points de vue. À l’instar de l’approche développée dans l’ouvrage Natural Enemies. People Wildlife Conflicts in Anthropological Perspective dirigé par John Knight (2000) ou bien de celle choisie par Vanessa Manceron et Marie Roué dans le numéro spécial d’Ethnologie française, « Les animaux de la Discorde », ce numéro s’intéresse à la manière dont les places et les systèmes de relations s’assignent et se discutent, à la manière dont la légitimité des savoirs et des pouvoirs se défend (Manceron et Roué 2009 : 5).

Dans l’introduction, les éditeurs invités tracent quelques lignes de force en faisant valoir l’intérêt d’étudier les rapports de pouvoir et les reconfigurations des organisations sociales sous l’effet des injonctions normatives et actions en faveur de la protection de l’environnement. En d’autres termes, la conservation est conçue comme une force sociale qui redistribue les cartes du jeu local. Trois auteurs ont en effet choisi cette prise, et il n’est sans doute pas anodin que cela concerne les terrains « exotiques », où l’environnementalisme est conçu comme une lame de fond qui s’impose, s’insère, se négocie, sur et à propos des territoires « indigènes » (Escobar 1995). Les cas les plus exemplaires sont ceux développés par Marianne Palisse à propos de la savane guyanaise, par Marc Brightman sur la question foncière en Amazonie et par Caroline Rosillon autour des tortues au Sri Lanka. Dans le premier cas, on voit se dessiner une tension entre d’un côté ceux qui invoquent le « naturel » que les hommes sont tenus de consacrer par leur absence d’impact (pas de modification du milieu) et de l’autre côté, ceux qui rappellent le caractère historique des savanes (milieu anthropique) qu’il faut continuer de faire évoluer. Cette tension très largement répandue, ici et ailleurs, entre les usagers traditionnels de l’espace et ceux qui parlent au nom de la nature, prend dans ce cas une forme intéressante, car l’opposition ne recoupe pas les divisions attendues. D’une part, on apprend que la catégorie « environnementaliste » n’est ni exogène ni homogène, en rassemblant majoritairement des métropolitains qui habitent à Cayenne et des Créoles, résidants locaux. On apprend également que le brûlis, pratiqué par les Kali'na amérindiens, tant décrié pour les dégâts occasionnés à la biodiversité, est aujourd’hui considéré avec intérêt par les environnementalistes ; ou bien encore que les agriculteurs créoles, ayant la réputation d’être peu regardant en matière de biodiversité, s’avèrent compter parmi ceux qui sont les plus attentifs au devenir de la savane et les meilleurs défenseurs de son usage modéré. Ces résultats contre-intuitifs soulignent l’extrême complexité des rapports de force que sous-tend l’exploitation du milieu. Cet article a en effet l’intérêt de montrer, même si l’auteur ne problématise pas ce point, que les systèmes d’opposition ne recouvrent pas la distinction dualiste attendue entre destruction et protection, mais tiennent plutôt à différentes lectures du monde environnant, les uns et les autres ne parlant « pas le même langage ». Les agriculteurs estiment que la mise en valeur pastorale du milieu crée et perpétue une forme de diversité biologique, tandis que les conversationnistes invoquent un processus d’uniformisation de la végétation et une artificialisation des phénomènes naturels qui perdent leur intérêt dès lors qu’ils portent la marque de la main mise humaine. On a bien ici affaire à des formes « irréductibles » de visions de ce que doit être un milieu riche et fécond, que les conflits révèlent sans pouvoir les résorber.

Dans le cas amazonien, Marc Brightman confronte deux grands points de vue sur la forêt : celui des acteurs scientifiques et gouvernementaux et celui des Tirio, peuple Caribe du Surinam. La relation entre les deux « mondes » que l’auteur nomme « collaboration interculturelle » lui permet d’explorer les malentendus qui résultent de leurs interactions autour de la biodiversité et tout particulièrement à l’occasion de la mise en place du projet « Reduction Emissions from Deforestation and Forest Degradation » (sous les auspices de l’ONU). L’article montre de manière convaincante comment des liens très étroits se nouent alors entre la durabilité des ressources forestières, l’aide au développement, les droits fonciers et la souveraineté territoriale. La situation est en effet délicate pour les Amérindiens : ils peuvent profiter du programme pour faire valoir auprès du gouvernement la reconnaissance de droits fonciers coutumiers et bénéficier d’une plus grande surveillance internationale des agissements nationaux, mais ils peuvent aussi pâtir de l’arrivée d’acteurs extérieurs faisant valoir des pratiques et des normes qui constituent des formes d’appropriation et de spoliation de leur territoire. La participation des Tirio aux projets de conservation des ONG témoigne de cette ambivalence ou « compatibilité équivoque » car, nous dit l’auteur, entre ces deux mondes, rien de comparable : leur relation respective à l’espace, leur conception de la « propriété » et la valeur attribuée à la terre forgent deux régimes de valeur antinomiques. On a affaire à une sorte d’entente sans entendement, à un malentendu qui peut dans certains cas s’avérer productif, mais dans d’autres cas toxiques. Cet article, à la différence de celui de Marianne Palisse, met moins l’accent sur les perceptions antagonistes du milieu, que sur les enjeux proprement territoriaux et juridiques de l’appropriation des ressources forestières. La biodiversité devient ici un outil politique et stratégique qui permet de légitimer ou à l’inverse de délégitimer les droits fonciers autochtones, mettant en débat la question cruciale de la souveraineté territoriale, dans un contexte national où les réformes foncières en faveur des Amérindiens font singulièrement défaut. L’article mène de front plusieurs questionnements : celui des « malentendus culturels » concernant la conception de « propriété » du sol et des relations avec les entités non humaines, celui des relations équivoques entre les ONG et les organisations amérindiennes et celui des valeurs économiques indigènes, nationales et libérales qui se confrontent sur le terrain de la biodiversité. La notion apparaît de ce fait comme une réalité polysémique à plusieurs tranchants, et c’est le point le plus intéressant de cette contribution qui montre que les Amérindiens, en entrant dans le débat de la protection de la forêt, sont devenus les acteurs à part entière d’une négociation avec l’état et avec les organismes internationaux, la biodiversité étant ici une arme au service d’intérêts économiques et politiques qui les dépassent et avec lesquels ils sont contraints de jouer.

Dans le cas sri lankais décrit par Caroline Rosillon, la perspective adoptée est également politique, la protection des tortues étant devenue un véritable enjeu économique de pouvoir dans le district rural d’Hambantota, situé au sud du pays. En étudiant l’impact de l’implantation d’une ONG sri lankaise destinée à protéger les tortues de la prédation (pêche, braconnage, commerce d’œufs), l’auteur montre que les objectifs scientifiques et écologiques de ce type de projet masquent le plus souvent leurs conséquences socio-politiques. Par-delà l’affichage bon enfant d’une gouvernance hybride rassemblant autour d’une table l’État, les ONG, les communautés locales et la société civile, on assiste en effet à l’émergence d’une catégorie de nouveaux notables qui accaparent les opportunités d’accroître pouvoir et richesses sur le dos de la tortue. En d’autres termes, les enjeux ne sont pas réductibles à une opposition binaire entre « planificateurs » et « populations locales ». Une telle lecture des rapports asymétriques apparaît trop simple et l’auteur, en portant attention aux stratégies individuelles et à la complexité de la structure sociale locale, montre au contraire comment les formes traditionnelles de clientélisme sont réinvesties par certains élus ou citoyens ordinaires, au moyen des projets de conservation. Ainsi, à travers et avec la tortue, ce sont les places et les systèmes de relation qui s’éprouvent, s’assignent, se promeuvent et se discutent, en vertu de modes de légitimité pluriels qui complexifient les situations locales et accroissent les chances de conflit. Comme dans bien des cas observés par ailleurs, on voit ainsi comment l’ethnographie et la connaissance préalable des sociétés locales et des rapports sociaux permettent de rendre compte finement de processus nouveaux de distinction sociale qui viennent renforcer et exacerber des rapports antagonistes préexistants (Escobar, 1996 ; Brockington, Duffy& Igoe, 2008).

Un autre point sur lequel insistent A. Sourdril et M. Welch-Devine dans la présentation du numéro concerne la position, la place et le rôle de l’ethnologue dans ces configurations socio-environnementales sous tensions. Dans ce champ de recherche, tout particulièrement, il n’est guère d’ethnographie qui ne soit un engagement dans la mesure où sont interrogés les rapports entre nature et société, et ce faisant de cohabitation entre sciences du vivant et sciences sociales et plus largement entre science et société, entre science occidentale moderne et savoirs traditionnels locaux. La position est inconfortable, soit en raison de la difficulté de mettre en œuvre une véritable interdisciplinarité, soit en raison des attentes contradictoires auxquelles la recherche est soumise (tant du côté des gestionnaires de l’environnement que de celui des populations auprès desquels ils mènent l’enquête). Lors de l’appel à communication, les coordinateurs du numéro nourrissaient l’espoir, semble-t-il, de repérer des études de cas « heureuses », témoignant de la conciliation des intérêts, des usagers et de la nature, des ethnologues et des écologues. Cette question de la co-construction des savoirs qui se joue à la fois sur le terrain et dans les laboratoires de recherche, est intéressante, mais ne représente pas la dimension la plus réussie du numéro. Vœu pieux ou bien idéal à poursuivre, il est néanmoins dommage que cette piste n’ait pas donné lieu à de plus amples développements. Marianne Palisse en fait état dans sa contribution, en décrivant l’ethnologue comme un intermédiaire et un passeur d’informations entre scientifiques écologues et éleveurs, dont l’implication vient complexifier l’imbroglio relationnel des programmes de recherche en faisant valoir l’importance de considérer aussi les savoirs vernaculaires. Frédérique Chlous s’est également intéressée à la question. En s’interrogeant sur le rôle qui lui a été assigné par les biologistes dans un programme de recherche pluridisciplinaire sur les espèces invasives, l’auteur pointe la difficulté d’échapper à l’injonction d’endosser le rôle de facilitateur pour accroître l’acceptabilité sociale du projet de conservation, et celle de rendre compte de résultats de recherche qui attise les controverses plutôt que les réduire. Cette question de l’implication de l’ethnologue dans la co-construction des savoirs demeure cependant marginale dans le numéro. Cela aurait pu être l’occasion de faire une véritable ethnographie des expériences de collaboration pluridisciplinaire dans le cadre de programmes de recherche appliquée ou bien encore de proposer une épistémologie comparée des savoirs (vernaculaires, écologiques, ethnologiques) engagés.

Ceci étant, la question des savoirs en débat n’est pas absente du numéro. C’est d’ailleurs le chemin qu’ont suivi les auteurs qui travaillent en contexte occidental, en s’emparant de la biodiversité comme une pluralité de savoirs et de perceptions en discussion. C’est le cas par exemple d’Alix Levain qui propose dans son article sur la prolifération des algues vertes en Bretagne de montrer comment certaines figures de l’altérité sont mobilisées pour catégoriser les entités biologiques problématiques de type « invasif » (c’est le cas également avec les virus) et quelles logiques de l’imputation des responsabilités sont mises en œuvre au fil de la controverse. L’algue au statut liminal est un objet transversal dont les groupes en présence (scientifiques, agriculteurs, résidents, naturalistes, pêcheurs, etc.) se saisissent avec leurs propres schèmes interprétatifs susceptibles de mettre en critique les grands cadres explicatifs dont les médias s’abreuvent. Ils donnent ainsi une pluralité de sens à l’événement en fonction de leur expérience et du contenu discursif qu’ils octroient aux changements sociaux et écologiques dont ils sont témoins. Frédérique Chlous s’est aussi penchée sur un cas de prolifération en Bretagne, celui de la crépidule (mollusque gastéropode), moins médiatisé, mais qui pose des questions similaires. À la différence d’A. Levain, l’auteur n’a pas fait le choix de considérer l’invasion biologique comme une construction sociale qui, à travers la dialectique de la rareté et de la prolifération, de l’autochtonie et de l’allochtonie, propose une théorie de l’ordre social versus désordre naturel (Claeys et Sirost 2010). F. Chlous a préféré suivre la controverse en se référant à la théorie de l’acteur-réseau. Elle montre que l’invasion est un processus de mise en visibilité d’un problème qui passe par diverses opérations de traduction avant d’obtenir sa reconnaissance politique et publique, à la manière de Michel Callon (et les coquilles Saint-Jacques de la baie de Saint-Brieuc. Ici, c’est donc moins le contenu des débats en termes de conflits de représentations qui sont mis au jour, que les stratégies des acteurs pour faire exister l’invasion biologique dans le champ du social, avec l’accent mis sur le rôle instrumental que l’on fait jouer ou non à l’ethnologue, dans cette opération.

Les deux approches sont complémentaires et assez révélatrices des deux grandes prises actuelles des objets environnementaux, l’une attentive aux procédures et aux stratégies de l’acteur-réseau, l’autre aux contenus discursifs et aux modes de catégorisation. La contribution de Jim Lefebvre, Bernadette Lizet et Carole Barthelemy sur la difficile reconnaissance patrimoniale de la Canne de Pline dans la région du Var en France, est plutôt héritière de la seconde approche en utilisant l’outillage classique de l’ethnobotanique (étude des taxonomies et des usages), mais l’article a ceci d’intéressant qu’il se donne pour objectif d’étudier non seulement les savoirs vernaculaires, mais également les savoirs scientifiques, afin de comprendre leurs logiques respectives au moment où les scientifiques s’escriment à vouloir rendre visible la Canne de Pline et faire reconnaitre son statut d’espèce rare à protéger. Le paradoxe est le suivant : la Canne de Pline considérée comme exceptionnelle et de grande valeur patrimoniale n’existe pas dans les catégories populaires locales (elle est englobée dans la catégorie plus globale de « roseaux » ou bien confondue avec une autre espèce appelée à tort du même nom) et est déconsidérée (fait partie des mauvaises herbes des espaces interstitiels urbains). L’article fait ainsi le récit d’un processus laborieux de mise en visibilité sociale d’une espèce localement invisible et montre tout l’intérêt qu’il y a à considérer les entités biologiques au point d’intersection de diverses logiques d’identification et de valorisation. 

Ce numéro sur les Biodiversités au pluriel s’intéresse donc à la manière dont les animaux, les végétaux, les milieux sont mis en discussion. La pluralité est donc plutôt du côté culturel et social quand bien même il est question de diversité biologique. Le seul article qui fasse finalement valoir la nécessité de considérer la diversité biologique pour elle-même est celui de David Jaclin et Laura Shine, concernant ce qu’ils appellent « la jungle de garage ». La biodiversité ici est d’ailleurs entendue dans un sens relativement inhabituel, puisqu’il est question d’espèces animales qui arrivent aux États-Unis comme exotic pets, et dont on préserve finalement les chances de reproduction et d’existence dans des parcs zoologiques. L’article est dissonant avec l’ensemble du numéro. Les animaux sont individualisés et évoluent de surcroît dans un environnement très artificiel. Cependant, cette contribution a l’intérêt de revendiquer une posture théorique — l’ethnographie multi-espèces — qui connait un succès émergent aux États-Unis (Kirksey et Helmreich 2010) et qui offre à certains égards des prises nouvelles pour saisir, non pas les rapports que les groupes humains nouent entre eux et avec leurs environnements à partir de leurs diverses manières de voir, mais les singularités situationnelles et interactionnelles qui se nouent dans certaines conditions entre certains humains et certains vivants. L’objet de recherche et les questions posées ne sont donc pas les mêmes. Et si l’on voit bien les opportunités descriptives qu’offre ce type d’approche, en revanche, on voit mal ce qu’elle aurait à nous dire des diverses manières spécifiquement humaines, de voir et de faire société et qui dans ces affaires de Biodiversité, est un enjeu majeur.

Les collectifs sociaux, leur histoire, leur mémoire, leur insertion dans le monde, leur vision de la nature et des processus biologiques, mais aussi les rapports sociaux, les asymétries, les luttes de pouvoir, les enjeux identitaires… voilà tout ce qui se trame derrière la conservation des milieux. À la lecture des différents articles de ce numéro, on prend alors la mesure de la contribution de l’anthropologie et des terrains longs à la compréhension des biodiversités au pluriel, qui ne peut se passer d’une lecture fine de la pluralité des mondes sociaux qui interagissent par-delà les frontières culturelles, autour de cet enjeu de la conservation qui rassemble sans faire taire la pluralité des collectifs et de leurs natures.

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Vanessa Manceron

Vanessa Manceron est anthropologue, chargée de recherche au CNRS, membre du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (LESC), localisé à l’Université de Paris Ouest (Nanterre, France). Ses recherches portent principalement sur les constructions et perceptions sociales de la nature en France et en Angleterre. Ses principaux axes de travail concernent les controverses environnementales, les menaces et dangers écologiques, la question animale, les relations avec le vivant. Elle mène actuellement une recherche auprès des naturalistes amateurs en Angleterre. Elle a publié un ouvrage, Une terre en partage. Liens et rivalités dans une société rurale (2005, MSH), de nombreux articles, et codirigé plusieurs numéros de revue, dont « Les animaux de la discorde » (2009, Ethnologie française), « L’imaginaire écologique » (2013, Terrain) et « La mesure du danger » (2015, Ethnologie française).