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Compte rendu de « Désirs d’éthique, besoin de normes ? », Journal des anthropologues, n° 136-137, 2014, coordonné par Annie Benveniste et Monique Selim
La communauté des chercheurs en sciences sociales est traversée depuis les trois dernières décennies par des débats récurrents autour de l’éthique du chercheur qui vise à protéger les personnes contre les risques que pourrait leur faire courir la recherche. Plusieurs numéros spéciaux de revues se sont fait l’écho des termes de ces débats qui alternent entre positions conséquentialiste et déontologique. Les articles de Qualitative Sociology (Hertz 1996) et d’Ethnographiques.org (Desclaux et Sarradon-Eck 2008) examinent les divers dilemmes éthiques rencontrés par le chercheur sur son terrain et analysent les risques pour les personnes enquêtées. Ceux d’American Ethnologist (American Ethnologist Forum 2006) abordent de manière critique la régulation de la recherche par les Institutional Review Board (IRB)1 tandis que Social Science & Medicine (Boulton et Parker 2007) consacre un numéro aux difficultés et aux conséquences de l’application de la règle du « consentement éclairé » dans les recherches en sciences sociales sur la santé. Dans la même perspective, l’ouvrage dirigé par J. Feldman et R. C. Kohn (2000) et le texte de Daniel Cefaï et Paul Costey (2009) retracent l’histoire de la codification de l’éthique dans la recherche en sciences sociales. Cette forme de régulation que sont les IRB, sur laquelle je reviendrai dans la dernière partie de ce texte, est une source d’inquiétude et d’exaspération, comme en témoignent les articles du dossier thématique « Désirs d’éthique, besoin de normes ? » du Journal des anthropologues (n° 136-137, 2014) coordonné par Annie Benveniste et Monique Selim.
Questionner « l’emprise de l’éthique » dans la recherche en sciences sociales qui retourne le « désir d’éthique » du chercheur en « imposition de normes » (p.32), telle est l’invitation de ce dossier thématique qui laisse une large place aux études de terrain et aux approches philosophiques ou psychanalytiques pour examiner les dilemmes auxquels les anthropologues font face dans leurs recherches. « Enfin » un nouveau recueil d’articles sur cette thématique dira ceux qui, confrontés à des dilemmes éthiques dans la mise en place, la progression ou la restitution de leur enquête de terrain, cherchent des réponses dans l’expérience de leurs pairs. « Encore un » diront les autres, pour lesquels l’anthropologie est saturée de questionnements qui se situent dans un registre éthique ou moral, ou qui sont irrités par la demande — vécue selon les personnes et les contextes comme une injonction ou un besoin — d’une codification de la déontologie de la recherche en anthropologie. Que l’on appartienne aux uns ou aux autres, on ne peut que saluer l’entreprise de réflexion critique, empiriquement et/ou conceptuellement étayée, à laquelle se livrent les articles qui composent le dossier thématique, vingt ans après un précédent numéro du Journal des anthropologues qui lui était consacré (Benveniste et Selim 1993).
Dans leur introduction, les coordinatrices du dossier thématique interrogent l’emprise que l’éthique peut avoir sur l’anthropologie, au travers de chartes qui, selon elles, font courir le risque de substituer à l’éthique propre au chercheur « un appareillage de normes et une batterie de procédures contractuelles extérieures ». Elles arguent que cette forme d’éthique normative est réductrice, car elle se focalise sur le consentement des enquêtés, ce qui éclipse les négociations sur le terrain entre l’enquêteur et les enquêtés, l’analyse des enjeux politiques et sociaux sous-jacents à chaque situation d’enquête et la réflexivité qui accompagnent toute production de connaissances. Pire, elle conduirait à une « forme de stérilisation intellectuelle » en empêchant de « penser un cadre de communication à l’investigation anthropologique » (p. 30) qui se bâtit sur le terrain. L’originalité de l’approche des auteurs réside dans la « perspective d’épistémologie politique » qu’elles ont adoptée pour tenter de comprendre l’insistance avec laquelle la problématique de l’éthique se déploie dans les travaux des anthropologues. En écho à l’éditorial de Laurent Bazin, les auteures pointent les processus de transformations qui sont induits par la globalisation, ainsi que la généralisation du capitalisme et les logiques de marché qui sous-tendent le champ scientifique à l’instar des autres champs sociaux. L’aspiration à l’éthique serait un « nouvel appareil idéologique » cherchant « une tentative de reprise de domination globale », car l’éthique « censée égaliser les acteurs là où ils se trouvent » viendrait « dans le même moment édifier des murs, consolider des paliers hiérarchiques » (p.28). C’est pourquoi elles invitent la communauté des anthropologues à « retourner la question éthique » pour voir ce que « l’idéalisation éthique » nous dit « des rapports de domination sociaux, politiques et économiques, mais aussi symboliques et imaginaires, leur légitimité (…) leur degré d’acceptabilité » (p. 31).
C’est aussi la position défendue par Ghislaine Gallenga et Valérie Marange. La première, dans l’entretien réalisé par Emir Mahieddin : « Penser au miroir de l’éthique » (p. 123-136), propose de « prendre cette conquête du discours moral comme un fait social à soumette à l’analyse » (p.130) — ce qu’elle a fait par ailleurs dans ses travaux sur « l’entreprise ». La seconde, psychanalyste, développe dans « Du savoir et de l’amour » l’idée que le sens de l’éthique a subi des « retournements et glissements » (p.160). D’une signification de « conscience supposée de l’implication du sujet supposé savoir dans la connaissance qu’il produit et l’expose à une forme de réciprocité même dissymétrique », l’éthique est devenue progressivement une « forme d’autorité morale régulatrice des comportements individuels et dispensant les praticiens de prises d’initiatives » (p.161). Ce glissement du sens de l’éthique serait la conséquence du « désir de maîtrise, d’efficience et de sécurité (qui) a traversé la société entière, recomposant les frontières du biopolitique autour notamment du risque » (p.162).
Concernant l’éthique de la recherche, Ghislaine Gallenga souligne que l’anthropologie doit « pour gagner en scientificité (…) être en mesure d’expliciter toutes ces postures éthiques tenues implicitement par l’anthropologie », éventuellement en se confrontant à l’éthique de l’autre, tout en soumettant « ses propres jugements moraux à l’ethnographie et à l’analyse critique » (p.127).
Isabelle Gobatto et Françoise Lafaye suggèrent dans leur article « Déontologie, éthique et collectif de travail » que le besoin d’explicitation de l’éthique en anthropologie exprimée par une partie des chercheurs est en partie lié aux modifications du contexte de la recherche, et à la part croissante des contrats ponctuels et précaires. En effet, elles donnent des exemples où les bailleurs ont cherché à imposer à l’anthropologue des conditions qui sont contraires à l’éthique de la recherche et qui sont plus difficiles à négocier ou refuser lorsque l’on est dans une situation comportant une faible marge de manœuvre. Leur article défend une conception dynamique de l’éthique de la recherche. Face à plusieurs situations telles que celles où l’anthropologue « modifie le réel » des personnes qu’il rencontre, où il collabore avec des chercheurs d’autres disciplines dont les pratiques heurtent ses valeurs morales, ou lorsqu’il constate des violences faites aux sujets, le chercheur est confronté à des questions éthiques qui ne peuvent être résolues par la seule morale individuelle. Ainsi les auteures montrent de manière convaincante la nécessité de « disposer d’espaces où aborder sereinement et de manière collective les questions éthiques qui relèvent tant de l’épistémologie de la discipline que de son inscription politique dans la cité » (p. 37). Elles appellent à une « collectivisation » des problèmes éthiques au travers de nouveaux espaces collectifs d’échanges d’expériences qu’il reste à inventer et à leur routinisation (par exemple dans la formation des étudiants), afin de produire de nouvelles compétences communes et d’accroître la vigilance de chacun. Elles plébiscitent ainsi la démarche de l’American Anthropological Association (AAA), sur laquelle je reviens plus loin, qui l’a conduit à rédiger son premier code d’éthique. Ce numéro 136-137 du Journal des anthropologues répond en partie à l’appel d’Isabelle Gobatto et Françoise Lafaye demandant un partage d’expériences au sein de la discipline. Dans cette perspective, les articles d’Erik Laurent, d’Illaria Pirone, Florence Degrave et Magalie Saussey, ainsi que les interviews de Gaëlla Loiseau et de Ghislaine Galenga restituent des pratiques de terrain qui permettent d’enrichir les débats autour de la question de « l’engagement » du chercheur.
Erik Laurent, dans « Éthique et “participation sexuelle” », questionne, à partir d’une enquête de terrain en contexte japonais et en milieu gay, les dimensions éthiques et heuristiques de la « participation sexuelle ». Son argumentation dépasse le refus basique des « tabous, non-dits » (p. 82) et celui du « dogme de l’anthropologue asexué » (p.83). En effet, il examine avec beaucoup de finesse les raisons pour lesquelles ses recherches en milieu gay — dans le Japon rural ou semi-rural — ont suscité une demande de relations sexuelles de la part d’un tiers des participants, alors qu’aucune demande de ce type n’a été formulée dans une recherche en France sur ce même sujet ni dans d’autres recherches au Japon portant sur des thématiques non sexuelles. Il explique cette différence en convoquant les particularités culturelles des milieux gays japonais (par exemple le moindre poids moral de la [in]fidélité conjugale, des aventures sexuelles sans lendemain et l’absence de honte reliée à la nudité) qu’il a pu connaître et comprendre grâce à son observation participante. Mais surtout, il examine les aspects éthiques de la participation sexuelle, principalement celles qui touchent au « mythe de la distance à garder en gage d’objectivité ». L’intime étant « un concept culture-dépendant » (p. 96) qui n’a pas la même signification au Japon, il soutient qu’il n’a pas enfreint les règles de la « distance » et que la participation sexuelle permet d’égaliser la relation entre ethnologue et « ethnologisés ».
Florence Degravre et Magalie Saussey dans leur texte « La fabrique des chercheur-e-s mise à l’épreuve des normes globales d’éthiques », viennent corroborer cette discussion sur l’idéal de la neutralité du chercheur. Elles argumentent la critique de la « règle fictionnelle de neutralité » (p. 141) et défendent la théorie du point de vue/positionnement « situé » qui permet une « relecture des critères de la scientificité » (p. 147) en montrant que l’engagement du chercheur est inévitable. Celui-ci est toujours « situé » par son expérience vécue et passée, par son engagement citoyen, son identité sexuelle (même si elle est négociée sur le terrain), ses émotions ou par sa couleur de peau, qui fait du terrain une succession de négociations et d’« épreuves ». Elles montrent, en s’appuyant sur leur expérience de terrain au Burkina Fasso qui vise à analyser les ambiguïtés relevées dans le transfert du concept de l’économie sociale et solidaire au Sud, que « certains terrains mieux que d’autres mettent d’emblée le chercheur dans une perspective critique et le placent dans un non-choix par rapport à l’engagement » (p.138-139).
Cet engagement et la confiance dans la relation interpersonnelle sont également au centre de la pratique de médiation culturelle exposée dans l’interview de Gaëlla Loiseau, et réalisé par Monique Selim : « Les schizes d’une médiation anthropologique entre l’Etat et les “gens du voyage” ». L’expérience de Gaëlla Loiseau est unique en son genre en France : elle intervient auprès de la communauté des gens du voyage depuis plus de 10 ans avec différents statuts successifs. Elle révèle des points de croisement entre la pratique de l’ethnographie et celle de la médiation culturelle. Elle aborde notamment les enjeux éthiques existants lorsque l’ethnologue est considéré comme « informateur » (au sens d’agent de renseignements) par des représentants de l’État ou de l’administration, ou lorsque le médiateur culturel est témoin de violences faites aux personnes ou de pratiques « non éthiques ».
Illaria Pirone s’appuie sur la philosophie de Paul Ricœur pour défendre l’éthique dans la recherche en tant que notion « dialectique, qui demande une certaine malléabilité » (p.107) à l’opposé d’une éthique normative mettant le chercheur en situation « d’incapacité éthique » (p.110). Les concepts ricœurdiens « d’intention éthique » et de « capacité éthique », qu’elle définit respectivement par le désir du sujet et sa capacité de transformer les principes éthiques en action, l’ont accompagnée tout au long de sa recherche doctorale sur « le rapport au récit des adolescents dits “en difficulté” » (p.110). Ils l’ont aidée à dessiner ce que pourrait être une attitude éthique dans la pratique de terrain, et lui ont permis de construire ses dispositifs de recherche, plus précisément une forme de recherche interventionnelle : un atelier d’écriture fictionnel et cinématographique. Son propre récit du « déroulé de son terrain de recherche » (p.119) montre que la capacité éthique (qui précède toute forme d’obligation) et le désir du chercheur (ici d’accompagner et d’aider des jeunes élèves en difficulté) ont permis aux « enquêtés » de trouver « une place subjectivée dans la recherche, de ne pas être seulement “objet” de recherche, mais aussi “sujet” de la recherche » (p.118).
Ndèye Ndiagna Gning, dans son article « De l’inconfort ethnographique à la question de l’éthique en sciences sociales », retrace les différentes difficultés déontologiques et méthodologiques inhérentes à l’anthropologie du proche (le terrain « chez soi »), au genre de l’anthropologue dans certaines situations d’enquête et à l’objet de l’enquête lorsque celui-ci est un « sujet tabou ». Conjuguant ces trois difficultés en tant que femme, musulmane, et sénégalaise travaillant sur l’homosexualité dans son propre pays (où l’homosexualité est condamnée juridiquement et socialement), Ndèye Ndiagna Gning dévoile à travers de nombreux détails et avec beaucoup de franchise, la mise en place de son terrain. Elle décrit comment elle a construit sa posture d’enquêtrice afin que la proximité culturelle du chercheur ne nuise pas à l’objectivation des données ethnographiques. Elle montre l’inadéquation entre l’éthique « contextuelle et pragmatique » (p.229) du chercheur sur son terrain et les normes d’une éthique formelle, ou plus exactement l’application de ces normes par des comités d’éthique, qui peut nuire aux enquêtés. La dernière partie de son article fait écho à l’entretien de Ghislaine Gallenga lorsque cette dernière évoque, exemples à l’appui, la bureaucratisation des comités d’éthiques auxquels sont soumises les recherches en sciences sociales. Ceci induit un triple déni de la part de ces comités : « un déni d’inductivité, un déni de sérendipité et un déni d’historicité des faits sociaux » (p.133).
L’article de Clémence Désiré, « Éthique de la recherche, recherche en éthique. Malaises et paradoxes d’un terrain en comité d’éthique hospitalier », et celui de Marie Bonnet, « La place des sciences humaines et sociales dans les comités de protection des personnes », sont une invitation à étudier une éthique « en pratique ». Clémence Désiré analyse en particulier ces lieux « d’institutionnalisation de la décision médicale » (p.219) par des instances éthiques. Si son article n’aborde que très brièvement l’éthique de la recherche anthropologique, peut-on voir dans sa description fine du fonctionnement de ces comités et de ses enjeux de pouvoir une préfiguration de ce que pourraient être des comités qui arbitreraient des dilemmes éthiques dans la recherche en sciences sociales ?
On l’aura compris, tous ces textes corroborent la défiance des anthropologues à l’égard d’une éthique de la recherche en sciences sociales formalisée et normative, dont la régulation serait confiée aux seuls comités. Mais, comme le souligne très justement Laurent Dousset, dans son interview avec Élisabeth La Selve (psychanalyste) et Joëlle Zask (philosophe) réalisé par Frédérique Guyader, « Comment penser l’éthique dans la pratique en sciences sociales et humaines », « ces comités (…) ont pour consignes d’évaluer les impacts émotionnels, individuels et collectifs négatifs qu’une recherche peut avoir sur les individus et les groupes “enquêtés”. Toutefois, parce que la morale et l’éthique sont si difficilement définissables et évaluables (…) le passage obligatoire par le fameux “Comité d’éthique” se transforme souvent en un exercice de style de présentation et de rédaction d’un projet destiné à un auditoire très spécifique » (p.266). Il ajoute néanmoins que ce « passage » présente l’intérêt pour le chercheur d’objectiver son rapport avec les personnes « enquêtées », et d’anticiper d’éventuels dilemmes.
Mais finalement, qu’est-ce que l’éthique ? À la question d’une définition de l’éthique en anthropologie, Ghislaine Gallenga propose une division possible du travail entre philosophes et anthropologues : aux premiers reviendrait « la mission de penser le “bien” dans son acceptation universaliste », aux seconds celle de produire des données empiriques qui contribueraient à la réflexion de la philosophie de la morale. Dans une autre perspective, psychanalytique cette fois, Valérie Marange propose une définition de l’éthique somme toute assez superposable à celle du « transfert » ou de « l’accueil » du thérapeute. Le lecteur pourra également trouver une réponse à cette question de la définition de l’éthique dans l’essai proposé par Louis Moreau de Bellaing, « L’éthique et la morale dans le politique ». Dans ce texte, l’auteur emprunte une voie qu’il qualifie de « difficile et peu fréquentée », qui, analysant à l’aide de concepts anthropologiques et psychanalytiques le « statut et la fonction de l’éthique et de la morale des droits et du droit dans le politique » (p.61), l’amène à dénoncer les « excès transgressifs » du capitalisme qui mettent en danger les droits humains et les valeurs républicaines.
Au total, ce numéro thématique est une ressource précieuse, car les articles qui le composent aident à penser les « nouvelles réalités de l’éthique » (Benveniste et Selim, p.21). Cependant, certaines affirmations ou inquiétudes sur l’amalgame entre les chartes d’éthique et les comités d’éthique autorisant ou non la conduite de la recherche (les IRB anglo-saxons) traversent en filigrane les articles de ce numéro et nécessitent d’être discutées ou nuancées.
Dans leur introduction, les auteures écrivent que les chartes d’éthique sont héritées de la recherche biomédicale : « Force est de constater que les chartes éthiques sont en grande partie héritées des recherches dans le domaine médical » (p.22). Ce « constat » n’est pas tout à fait exact en ce qui concerne la codification des règles de l’éthique de la recherche en anthropologie.
Prenons l’exemple du Code of Ethics of the American Anthropological Association (AAA), qui a inspiré les Ethical Guidelines for Good Research Practice de l’Association of Social Anthropologists (ASA) adoptés en 1999. L’AAA a commencé par rédiger des résolutions en 1948 et 19672. Dans celle de 1948, l’AAA affirmait la liberté du chercheur de publier ses résultats sans censure de la part des bailleurs, à la condition que ces résultats ne puissent pas nuire aux sujets enquêtés. La seconde a été adoptée en 1967, en pleine guerre du Vietnam lorsque des anthropologues étaient impliqués dans des opérations d’espionnage et de contre-insurrection (Cefaï et Costey 2009). Là encore, il s’agit d’une déclaration des droits des anthropologues à ne pas jouer un rôle qui ne leur aurait pas été annoncé (on pense surtout au rôle de renseignement des agences fédérales ou de l’armée) afin de protéger l’anonymat des personnes et des groupes qu’ils étudient. Il s’agissait aussi de spécifier le fait que le rôle de l’anthropologue n’est pas d’être un agent de renseignement, ainsi ceux qui acceptent cette mission enfreignent les règles éthiques de la profession. Ces deux premières déclarations visaient donc essentiellement à protéger le chercheur et son travail. La déclaration de l’AAA de 1971 (amendée en 1986) ne fait plus seulement état des droits des anthropologues : elle affirme leurs responsabilités. Cependant, elle n’a aucune visée coercitive, souhaitant être un simple guide de « bonnes » pratiques afin d’aider les anthropologues à résoudre ou à anticiper les dilemmes éthiques qu’ils peuvent rencontrer sur le terrain, tout comme de prévenir d’éventuels dommages aux enquêtés ou à la communauté scientifique causés par la recherche. Ces responsabilités du chercheur sont listées par catégories : responsabilités envers les enquêtés, la population générale, la discipline et les autres chercheurs tout comme les étudiants, envers les financeurs de la recherche, envers son gouvernement ou le gouvernement du pays dans lequel l’anthropologue conduit ses investigations empiriques. Cette énumération montre que les questions d’ordre éthique qui se posent au chercheur dépassent largement le cadre de la relation avec les personnes enquêtées, et celle de la notion d’engagement sur lesquelles se focalisent le plus souvent les activités réflexives. Elle montre également que les chartes, contrairement aux IRB et autres comités, ne réduisent pas l’éthique de la recherche au consentement des personnes auprès desquelles sont conduites les investigations empiriques comme les coordinatrices du numéro le laissent entendre3.
Le Code of Ethics of the American Anthropological Association, adopté en 1996 et amendé en 2009 et 2012, s’est enrichi de nouvelles règles (dont celles concernant les animaux), mais toujours avec l’objectif d’être un outil pour guider les choix individuels du chercheur lorsqu’il est confronté à un dilemme. Le plus intéressant, semble-t-il, dans cette entreprise de formalisation et d’explicitation des règles de l’éthique de la recherche est son caractère dynamique et collectif. En effet, les membres de l’AAA se sont livrés à une « casuistique de situations particulières » (Cefaï et Costey 2009) dans lesquelles l’anthropologue est confronté à des dilemmes éthiques4. Cette réflexion s’est poursuivie (en témoignent les versions successives du code), et continue encore aujourd’hui avec un forum sur le site internet de l’AAA, où sont discutées les nouvelles situations rencontrées par les chercheurs, notamment en raison des usages des technologies de l’information et de la communication. Ces forums et le Handbook on Ethical Issues in Anthropology (Cassell et Jacobs 1987), en constituant un espace de réflexion collective, sont des supports pédagogiques très utiles pour l’enseignant, le directeur de thèse ou le chercheur qui prépare son départ sur le « terrain ».
Enfin, les auteures sous-entendent dans leur introduction que l’aspiration à des chartes d’éthique est une question de génération (les « jeunes générations adoptent l’idée des chartes éthiques », p.21). Certes, les chercheurs « juniors » contraints, par la situation de la recherche en France, à une recherche sous contrat aux marges des institutions académiques, sont peut-être davantage confrontés que leurs ainés à des commanditaires qui veulent leur imposer une manière de travailler contraire à l’éthique de la recherche en sciences sociales, ou à des instances de régulation de la recherche qui ne comprennent pas la méthode ethnographique, ainsi qu’à des chercheurs venant d’autres disciplines plus normatives en matière d’éthique (dans le domaine médical par exemple). Dans ces situations, il serait plus confortable pour eux de faire valoir une éthique explicitée et collectivement pensée, plutôt que d’en référer à « l’ethos du chercheur ».
Il me semble que le risque pour les recherches qui reposent sur la méthode ethnographique ne réside pas dans les « chartes de “bonnes” pratiques » (p.28) ou les « chartes de “bonnes conduites” » (p.31) de la recherche. Il se situe dans les IRB et leurs équivalents francophones. En effet, une abondante littérature5 a questionné l’adéquation entre les critères d’évaluation retenus par ces comités et la méthode ethnographique. Les effets pervers de cette forme de régulation ont été documentés par des chercheurs canadiens qui ont montré que les travaux de recherche se réclamant de l’ethnologie accordent une place plus importante aux entretiens au détriment de l’enquête de terrain depuis la mise en place des instances éthiques nationales (Van den Hoonard 2003 ; Van den Hoonard et Connolly 2006). Enfin, l’éthique ne peut pas se résumer au simple respect de règles écrites dans un code ou dans des guidelines. La démarche éthique se situe dans la résolution de dilemmes et est avant tout collégiale. C’est pourquoi les comités d’éthiques peuvent être de vraies ressources s’ils offrent une place conséquente aux débats contradictoires et aux échanges d’expériences. Cependant, cet espace de discussion n’est pas envisagé dans le fonctionnement actuel des IRB, qui restent des instances de régulation au sens strict. Résister à ces nouvelles autorités morales que sont les IRB et leurs équivalents ne dispense pas les chercheurs d’une explicitation de l’éthique dans la recherche ethnographique, sauf à courir un autre risque, celui de son essentialisation comme celle que l’éthique médicale française a connu avant l’adoption, au milieu du XXe siècle, d’une éthique fondée sur des principes. En effet, jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’éthique médicale ne reposait pas sur des règles écrites, mais sur un code d’honneur implicite, s’appuyant sur des valeurs supposées « naturelles » propres aux hommes de la bourgeoisie qui se destinaient à devenir médecin (Nye 2006).
Une solution possible pour prévenir les risques qui pèsent sur les recherches ethnographiques est peut-être, comme le suggère Rena Lederman (2007), « d’éduquer » son IRB en expliquant de façon claire et précise la démarche ethnographique et les fondements de l’éthique en anthropologie aux collègues venant d’autres disciplines qui siègent dans ces instances de régulation et en augmentant la participation d’anthropologues et de sociologues dans les divers comités.