Lectures Anthropologiques est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution — CC BY-SA 4.0.
Compte rendu de « Grandir, pouvoirs et périls », Ethnologie française, n° 154 (vol. 4), 2015, coordonné par Nicoletta Diasio
Les anthropologues aimeraient-ils enfin les enfants comme le laisse espérer ce présent numéro d’Ethnologie française ? Si les années 2000 ont certes vu croître le nombre d’études sur leurs socialisations, ainsi que le développement des financements institutionnalisant celles-ci, rares sont les recherches et les publications françaises s’intéressant à l’enfance elle-même, notamment à la tranche d’âge des 9 et 13 ans, comme le rappelle Nicoletta Diasio dans son introduction (p. 597-607). Pourtant, ainsi que l’affirme Hirschfield (2003), l’enfance et l’adolescence sont au cœur de la genèse des actions humaines, et le rôle des adultes dans l’apprentissage culturel est surestimé par les anthropologues. Pour cet auteur, l’étude des enfants par les anthropologues est un « impératif théorique » (ibid. : 24) car les cultures enfantines et adolescentes offrent la possibilité de comprendre le façonnage de celles des adultes et s’inscrivent dans différentes aires culturelles ou périodes historiques concernées.
Rompant ce silence autour de l’enfance, Ethnologie française avait consacré un numéro à l’adolescence en 2010 (Ethnologie française 2010). Celui-ci abordait principalement les questions de classes d’âge, d’identité en cours d’élaboration, des rituels liés aux premières menstruations, et s’attachait à comprendre le travail de l’apparence au collège, ou encore la gestion de la « métamorphose pubertaire ». Le présent numéro pourrait être envisagé comme son prolongement, reprenant les questions auxquelles il tentait de répondre, mais cette fois en choisissant de rendre compte de ce qu’est « grandir » à travers le prisme du corps. L’étude de cette période de transition se cantonne ici aux 9-13 ans, même si certaines contributions font quelques écarts. Le choix de cette tranche d’âge permet de définir une population qui oscille entre enfance, préadolescence et adolescence1. Comme le souligne Diasio (p. 598), ainsi que les contributeurs de ce dossier, cette catégorie d’âge reste peu étudiée malgré les enjeux importants qui traversent cette période particulière de la vie2.
Le corps en pleine mutation lors de la préadolescence s’inscrit dans un système d’opposition essentialiste qui oscille entre le sauvage et le domestiqué. Jeune, il parait tout à la fois adroit, souple, adaptable, débordant d’énergie et petit, fragile ou gauche (Diasio, p. 597). Il est parcouru d’enjeux politiques et sociaux au sein de systèmes qui s’évertuent à le contrôler (Foucault : 1975) et à le contenir à travers des systèmes classificatoires valorisant la « normalité ». Il n’est donc pas étonnant dans ce contexte que sur les treize articles composant le présent dossier, douze d’entre eux abordent de manière plus ou moins directe la question de « norme ». Enfin, que ce soit dans le discours des adultes ou dans celui des enfants eux-mêmes, la question de ce qu’est « bien grandir » est posée invariablement. Sans être le titre de ce présent dossier, elle est le fil conducteur de tous les articles ici présents.
Dans son introduction, Diasio présente les cinq grands thèmes qui seront développés par les auteurs. Le premier s’intéresse à l’évolution de la perception du corps enfantin, dans une approche sociohistorique et médicale qui contextualise la transformation du regard porté sur celui-ci par le monde adulte. Le second se soucie du corps de l’enfant, appréhendé tout à la fois comme corps de l’autre et propre corps, à travers les points de vue des adultes (parents, médecins, enseignants, politiques) et des jeunes, en tant que corps vécu. Le troisième s’interroge sur la perception et l’appropriation des changements corporels par les enfants eux-mêmes, par leurs pairs et par les adultes qui encadrent ces modifications. Le quatrième thème porte son attention sur le corps des filles en pleine mutation. Ce jeune corps féminin, particulièrement surveillé, voire craint, est considéré comme pouvant engendrer un désordre social, à l’exemple d’une sexualité perçue comme étant trop précoce. Il devient alors le terrain de luttes et d’idéologies sociales et politiques. Enfin, le dernier thème tourne autour de la résistance, des stratégies et des bricolages que les enfants mettent en place face à l’injonction adulte du « bien grandir ». Ainsi, comme l’annonce Diasio (p. 604), le point de vue adopté dans ce numéro consiste à croiser les perceptions « externes » des adultes sur ces jeunes corps au vécu en première personne des enfants de 9-13 ans.
Dès les années 80, le corps est devenu un objet d’étude à part entière pour les sociologues et les anthropologues. Placer le sujet au cœur des études sur le corps est une volonté qui s’est manifestée au début des années 2000, notamment grâce aux travaux de Phil Jackson (2004) et de Richard Shusterman (2007). Durant cette dernière décennie, un nombre croissant de travaux met en avant le point de vue de l’enquêté sur son propre corps afin de l’appréhender non plus comme simple objet « désincarné », mais bien en tant qu’objet vécu intérieurement : c’est le corps incarné. Cette lente évolution des recherches sur le corps a permis de dépasser le seul corps biologique pour envisager le corps social, culturel et vécu. Les articles de ce numéro privilégient, selon Diasio (p. 603-604), une approche sensible et matérielle de ce « nouveau corps » adolescent, respectant ainsi le programme de recherches maussien sur le corps (Mauss 1934), qui ne se réduisait pas aux simples techniques de corps puisque Mauss prônait une approche totalisante pour les études sur le corps. Pourtant un décalage se fait jour entre le vœu formulé par Diaso dans sa partie introductive, qui inscrit ce volume dans le débat actuel des études sur le corps, et les manières dont les auteurs s’emparent du corps adolescent. Ce dossier ne porte pas à proprement parler sur le corps de l’enfant de 9 à 13 ans, mais plus sur une anthropologie des acteurs qui socialisent ce corps. Ainsi ce numéro peut interpeller sur la situation subalterne des enfants dans notre société — Diasio mentionne d’ailleurs une résistance des jeunes à ce propos —, et l’on peut regretter que les articles nous placent majoritairement du côté des adultes et non du côté des « sous-cultures semi-autonomes » (op.cit. : 25) des enfants. Leurs témoignages sont convoqués davantage à titre d’illustration et qu’en tant que discours à analyser. Finalement, on retrouve le biais propre aux anthropologues relevé par Hirschfield : les enfants sont plus perçus comme des adultes en devenir que comme porteurs d’un savoir propre, qu’ils partagent entre eux.
Trois articles de ce dossier questionnent essentiellement l’entrée dans la puberté féminine. Le premier : « La Révolution française aurait-elle contribué à avancer l’âge de la puberté des filles ? », rédigé par Catherine Rollet (p. 607-620), examine le point de vue des préfets et des médecins de l’après-Révolution française. Grâce à un travail approfondi en archives, Rollet montre comment la question de la précocité ou du retard de puberté préoccupait déjà les instances politiques et médicales à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Le premier constat des observateurs de l’époque porte sur la disparité entre l’âge de la puberté qui apparait aux alentours de 17 ans dans les campagnes, et aux environs de 13 ans dans les villes. Au XVIIIe siècle, un discours moralisateur voit le jour. Il envisage le retard des premières menstruations propre au milieu rural comme négatif, alors que la précocité des premières règles en milieu citadin est vue comme positive. Ces préjugés renvoient à la question, fondamentale à l’époque, de la fécondité : des menstruations différées mettraient en péril le renouvellement de la population. Les causes avancées par les médecins pour expliquer ces disparités entre campagnes et villes reposent pour la plupart sur de difficiles conditions de vie dans le monde rural : pauvreté, mauvaise alimentation, rudesse du climat ou travail pénible des jeunes filles. Cependant, un changement de paradigme s’opère au XIXe siècle : la précocité de la puberté en milieu citadin devient une caractéristique négative, due à la légèreté des mœurs des jeunes filles de ce milieu qui, dès lors, rendrait difficile le contrôle de la sexualité. Ainsi, Rollet appréhende les enjeux de l’âge de la puberté et ses interprétations en analysant comment les discours médicaux et politiques aux XVIIIe et XIXe siècles lient l’âge de la puberté avec les transformations de société. Prenant exemple sur l’avant et l’après-Révolution française, elle analyse comment le changement des mœurs (p. 608), c’est-à-dire le rapport entre les sexes, le statut des femmes, la place de la jeunesse, le travail ou l’alimentation, a une incidence sur l’âge de la puberté chez les filles. L’ancrage historique de cette conception se retrouve dans les grandes enquêtes démographiques du XIXe siècle. En s’appuyant sur ces enquêtes, Rollet montre aussi que la recherche de catégorisation de l’âge de la puberté à cette époque était déjà pénétrée de morale, allant jusqu’à définir une enfance normale, tant au niveau physique que psychique. Cette enfance-là est mesurée, programmée et modelée dans une vision rassurante. Mais lorsque l’adolescence arrive, tous les modèles sont bouleversés.
À la suite du texte de Rollet, Cozzi s’intéresse aux discours médicaux relayés par les médias et internet dans : « Donner forme à l’incertitude. Savoirs médicaux et passage de l’enfance à l’adolescence » (p. 621-632). La médicalisation de la vie a pris une telle ampleur, depuis le début du XXe siècle, qu’elle est aujourd’hui intégrée par les patients eux-mêmes qui « s’auto améliorent » à travers, entre autres, la pratique régulière d’une activité physique, la valorisation d’une alimentation saine et équilibrée ou le refus de tout excès, répondant ainsi à l’injonction actuelle du « bien-être ». Ces discours médicaux, relayés par les politiques de santé, les professionnels de l’enfance, mais aussi par les médias traditionnels et les web médias, produisent un système de croyances, une cosmogonie dont la pierre angulaire est une biomédecine à visée universaliste. Les savoirs médicaux contribuent ainsi à la construction des âges de la vie par le biais de la surveillance du corps et de leur ambition de le normaliser. Dans ce contexte, comment se construit la notion d’adolescence ? Cozzi propose une critique des débats actuels présentés dans les médias et sur les réseaux sociaux qui font une confusion entre la puberté précoce, c’est-à-dire le développement prépubère avant l’âge de 8 ans pour les filles et 9 ans pour les garçons, et la puberté anticipée, à savoir celui constaté avant l’âge moyen de 12-13 ans. En se focalisant sur les débats autour des pubertés précoce et anticipée, Cozzi montre comment ce temps troublé de l’adolescence suscite nombre de craintes sociales, notamment la peur d’une enfance abrégée et l’entrée prématurée dans une vie sexuelle active. Elle constate que, dans de nombreux médias (presse écrite ou en ligne), la puberté anticipée est assimilée à la puberté précoce, alors que ce sont pourtant deux situations bien distinctes. La puberté précoce est établie à partir de trois critères précis : la temporalité physiologique perturbée par rapport à l’âge moyen, le risque de développer des complications médicales et le rapport à soi de l’enfant décalé (p. 624). La puberté anticipée concerne exclusivement l’âge des premières règles lorsqu’elle se manifeste plus tôt que la moyenne observée. Cette puberté précoce, même si elle est l’objet de nombreux articles et polémiques, est en fait un épiphénomène. L’auteur relève que les cas cliniques attestés sont rares et se situent majoritairement aux États-Unis et non en Europe. Bien entendu, la surexposition médiatique de cet évènement crée une telle confusion qu’aujourd’hui tout un groupe de la population est considéré comme étant « à risque » (p. 625). Pour expliquer cette puberté anticipée ou précoce, le regard normatif des adultes sur le monde de l’adolescent incrimine d’un côté les excès propres à cet âge tels que la malbouffe, l’usage intensif de produit de beauté et de soins contenant des œstrogènes, et de l’autre, les causes environnementales, notamment les diverses sources de pollution de l’eau et par extension de la nourriture. Pourtant seule l’exposition aux dioxines, aux substances organiques halogénées ou aux phtalates au cours de la grossesse et de la petite enfance a un rôle prouvé scientifiquement dans la perturbation endocrinienne. Cette vision des adultes sur la puberté perçue comme prématurée se focalise sur les jeunes filles, notamment dans les forums d’articles sur le web. En effet, sur la toile, la puberté précoce est synonyme d’une sexualité hâtive qui déclenche l’inquiétude morale de la société, et pousse à médicaliser ce « problème » (p. 626). C’est cette même peur qu’a relevée Rollet dans les archives des XVIIIe et XIXe siècles. La femme est dès lors renvoyée à une sexualité (qui ne serait d’ailleurs qu’hétérosexuelle) débordante et affranchie de tout contrôle, voire irresponsable. C’est d’ailleurs ce même discours négatif sur les femmes : « créatures irrationnelles et illogiques » qui seraient « esclaves de leurs corps et de leurs sentiments, peu aptes à maitriser et dominer leurs passions », que relève Françoise Héritier (1996 : 206). Ainsi, les femmes, comme les enfants, sont assignées à des positions subalternes autorisant un contrôle accru. Les jeunes filles subissent un contrôle médical renforcé, relayé par un encadrement accru des adultes, alors que la moyenne d’âge des premiers rapports sexuels se situe au-delà de 15 ans selon l’auteur, et ce depuis 30 ans. Ainsi, sous couvert de discours plus ou moins médicaux et scientifiques alertant parents et enfants sur les risques universaux d’une puberté dite « précoce », apparait une exigence morale de contrôle. La catégorie « préadolescente » a donc été instituée par le corps médical, dans l’espoir de rassurer ces populations sur la normalité du moment de l’entrée dans la puberté qui est fluctuant. Cependant, conclut Cozzi, tant que la variabilité temporelle de la venue des premières règles ne sera pas acceptée, perdurera l’inquiétude de savoir si l’enfant grandit « normalement » ou non.
Au-delà de l’institution scolaire, ces assignations envers les filles sont également présentes dans les structures familiales. Natacha Baboulène-Miellou l’expose dans son texte : « Rêver ses filles “bien grandir” dans les milieux favorisés » (p. 693-704), Alice-Sophie Sarcinelli (p. 705-714) l’aborde dans son article sur les familles roms, et Serena Bindi l’appréhende dans « Grandir aujourd’hui en Himalaya indien. Des rituels au secours d’une nouvelle adolescence » (p. 715-724). Chacun de ces textes souligne à sa façon comment les jeunes filles doivent respecter les normes pour ne pas créer de désordre social ou déshonorer leurs familles. Le contrôle des apparences, comme le laissait déjà entendre le précédent texte sur les enseignants, est un aspect important pour les familles des jeunes filles dans une recherche de « bien grandir ». Les façons de se vêtir doivent correspondre aux attentes sociales propres aux milieux dans lesquels ces adolescentes évoluent, qu’elles soient issues de familles aisées en France ou de familles roms transnationales. Les attributs féminins ne sont autorisés qu’à partir d’un certain âge, lorsque les jeunes filles ne sont plus considérées comme de simples enfants, mais bien comme des femmes en devenir (Baboulène-Miellou, p. 695). Les activités de loisirs sont aussi codifiées par des critères d’âge et/ou de genre. Ainsi, les théories sur la socialisation de genre dans les activités sportives et de loisirs ont montré une opposition binaire entre activités masculines, vues comme rudes, engagées physiquement voire à risque, et activités féminines, perçues comme harmonieuses, esthétiques et douces. Baboulène-Miellou retrouve cette opposition dans les choix d’orientation que suggèrent ou imposent les parents, les mères en particulier, à leurs filles dans le milieu qu’elle a étudié. De même, la mixité dans les temps libres est temporalisée : considérée comme normale pour certains groupes d’âge par les parents, elle disparait au fur et à mesure que l’enfant devient jeune fille ou jeune homme. La fête de mariage sépare définitivement ceux-ci en leur donnant un nouveau statut social et symbolique. Ils sont alors adultes, homme marié et femme ayant perdu sa virginité (Sarcinelli, p. 707). Face aux « contraintes de comportement institutionnel de genre » (Goffman, 2002), les adolescents élaborent des stratégies de résistance en adoptant notamment des modes de vie étrangers au groupe familial. Mais ces résistances peuvent être perçues comme des désobéissances, mettant en danger l’équilibre du groupe d’appartenance. Ainsi, dans l’Himalaya, la petite Rurci, âgée de 15 ans, a fait le choix de fréquenter un garçon qui n’appartient pas à sa classe sociale (Bindi, p. 716). Pour réguler ce désordre occasionné par son comportement et par le changement de statut social dû à son âge, la famille et la communauté vont la diagnostiquer comme étant malade. Elle devra subir de nombreux rituels d’exorcisme et accepter son rôle de possédée pour réintégrer sa place au sein du groupe. Finalement, le corps adolescent, féminin surtout, est parcouru par le social que ce soit en France, en Italie ou dans l’Himalaya indien. Il est sans cesse placé sous le joug d’une surveillance du monde adulte, dans une recherche de normalité et d’insertion.
Cette surveillance est incorporée à un tel point par les enfants qu’ils cherchent eux-mêmes à contrôler leur propre corps. L’exemple de la toise, exposé par Simona Tersigni : « À chacun sa toise. Enjeux de taille et conformité d’âge à l’aube de l’adolescence » (p. 633-642) montre combien il est important pour les enfants de « bien grandir » à travers leur pratique de l’automensuration. Le contrôle de la croissance des enfants est en lien, pour l’auteur, aux recherches anthropométriques du XIXe siècle. Cette surveillance, qui établit des normes et un cadre précis à l’accroissement de la taille et du poids selon l’âge, doit être retranscrite par les médecins et les parents dans les carnets de santé. Les enfants et leurs parents ont intégré ces dispositifs à tel point qu’ils sont entrés dans les foyers sous la forme de toise achetée dans le commerce ou de traits notés sur les murs ou les portes des domiciles. Cette empreinte matérialisée de la modification du corps dans le temps est chargée d’affect. Cette charge affective est par exemple mise en scène dans un épisode de la série The Affair3 où l’un des protagonistes, qui doit quitter son appartement, tente désespérément d’arracher la toise de son enfant décédé à l’âge de 4 ans. Cet exemple montre comment de simples repères de taille peuvent être emplis d’émotion au point d’en devenir étouffants. Finalement, la toise rassure en montrant le « bien grandir » des enfants et conforte les adultes dans l’idée que cette « bonne croissance » est signe de « bonne santé ». Elle constitue la preuve qu’ils prennent correctement soin de leur progéniture. Parallèlement, si les enfants aiment autant « s’auto-mensurer », c’est parce qu’ils savent que plus leur taille est grande, plus ils gagnent en autonomie (p. 639). Leurs manières de se mesurer eux-mêmes sont diverses et inventives. Ils peuvent utiliser la toise familiale tout seuls, en se comparant à la dernière mesure prise, mais ils sont capables aussi d’apprécier leur taille face à des objets ou des personnes : un meuble, une poignée de porte, leurs parents : « avant j’arrivais sous tes épaules, maintenant je suis au menton » ou à leurs pairs lorsqu’ils regardent la photo de classe, ou en qualifiant leurs comparses : c’est « un nain » (op.cit.). Ils créent ainsi leur propre système de mesure, à partir duquel ils vont négocier et renégocier leur liberté.
L’alimentation est aussi un indice permettant de « mesurer » ou de « se mesurer », ainsi que le décrit Louis Mathiot : « Manger comme un grand. La régulation des pratiques alimentaires » (p. 685-692). L’enquête qu’il a réalisée montre comment certaines pratiques alimentaires peuvent être rejetées par les 9-12 ans, car, elles sont jugées trop enfantines. Le goûter est un bon exemple : les enfants considèrent que prendre une collation entre les repas, notamment le matin, est l’apanage des petits, de même que certains gâteaux, par leurs formes ou leurs noms évocateurs, sont catalogués comme étant « bébé » (p. 686). Les changements de goûts deviennent des marqueurs d’âge à l’exemple des sucreries. Ainsi, ils passent de la douceur réconfortante des bonbons, à la recherche de sensations fortes qu’offrent les confiseries très acidulées ou d’aspect dégoutant : araignées, œil, rats, etc. La consommation de ces friandises particulières, vue comme peu appétissante par la majorité des adultes, permet une différenciation tant avec le monde des petits, qu’avec celui des adultes. Cette transgression du « bon goût » donne lieu à un sentiment d’appartenance à une classe d’âge spécifique : celle de la préadolescence (p. 687). L’évolution du rapport à la nourriture pour se démarquer des « petits » se joue aussi du côté de la maîtrise de sa faim et de son alimentation. Les garçons cherchent à dompter leurs « pulsions » en ne se jetant plus sur la nourriture quand les filles surveillent leur équilibre alimentaire dans une volonté de maitriser leur prise de poids, se conformant ainsi aux normes de l’apparence féminines.
L’évolution de la croissance peut s’apprécier également à l’aune du développement de la pilosité. Après avoir brièvement contextualisé les travaux des anthropologues et psychanalystes sur la pilosité, Marie-Pierre Julien, dans son texte « Quand poussent les poils des garçons » (p. 677-684), propose d’aborder cette question en tant que marqueur d’âge, chez les adolescents de 9 à 13 ans. L’arrivée des premiers poils chez l’enfant n’est pas appréhendée par l’entourage familial de la même façon pour les filles et les garçons. En effet, la pilosité naissante des adolescentes est un sujet de discussion au sein du foyer, qui tournera essentiellement autour du traitement de celle-ci. Les mères ou grandes sœurs vont jouer un rôle de conseillères et proposer, avec humour souvent, d’apprendre à la novice des techniques dépilatoires. Quant aux garçons, c’est avec plus de discrétion qu’ils sont interpellés par les membres de la maisonnée sur leurs premiers poils (p. 679) tout en étant sujet à plaisanterie. Le poil ici marque un changement de statut plus fort pour les garçons que pour les filles. Les barbes ou les moustaches naissantes ouvrent les portes de la masculinité, le garçon devient un homme. Dès lors, ces jeunes se posent des questions de normalité. Car ces manifestations de pilosité sont acceptées, voire valorisées, lorsqu’elles apparaissent dans la « bonne » temporalité. Mais si leur développement intervient plus tôt, le jeune, sujet à caution, sera suspecté de mentir sur son âge et sera moqué par ses pairs. Pour les garçons, la pilosité permet de mesurer leur développement et marque leur entrée dans l’espace masculin. Ce rôle est tenu par l’arrivée des premières règles pour les filles qui deviennent alors femmes.
L’éruption des premiers poils coïncide souvent avec la manifestation des premières odeurs de transpiration. Dans « Des odeurs et des âges » (p. 665-676), Nicoletta Diasio soutient que celles des préadolescents témoignent elles aussi d’une transition. Elles accompagnent dans bien des cultures les rites de passage et les changements d’état. « Hou, va prendre une douche ! » (p. 666) s’écrie une mère, en sentant l’odeur de sa fille qui avait levé les bras en s’asseyant à ses côtés sur le canapé. Ce brocard, assez courant dans les familles de préadolescents, montre bien la rupture existante entre l’enfant qui ne sent rien ou sent bon, et l’adolescent(e) qui « pue ». Cet intime partagé, souvent à contrecœur, est source de conflit. Lorsque les jeunes réclament l’achat d’un déodorant à leurs parents, mais ne l’obtiennent pas, se jouent des conceptions différentes des conduites à tenir pour éliminer ces mauvaises odeurs. En effet, les parents considèrent que le lavage est une étape essentielle, qu’ils placent avant le déodorant ou le parfum. L’enfant est jugé immature au regard de sa maîtrise des odeurs, puisqu’il met en avant la coquetterie avant l’hygiène. C’est d’ailleurs sur cette question de l’hygiène et de la régularité des douches que les oppositions sont les plus virulentes. L’odeur des aisselles ou des pieds incommode plus l’entourage que le jeune lui-même. Par les remarques de son cercle privé, il apprend à porter un jugement réflexif sur ses odeurs corporelles, et finalement à distinguer les critères de propre et de sale caractérisant sa culture familiale et celle du monde extérieur. Ceci le mènera vers une autorégulation. Ainsi la transmission d’une grille de lecture des odeurs désagréables et des bonnes odeurs permet au jeune d’échafauder une classification des personnes qu’il côtoie, et notamment de ses pairs. Cette naturalisation de l’autre selon son odeur va jouer un rôle dans l’acceptation ou le rejet des camarades. « Ceux qui ne sentent pas bon » (p. 672) peuvent être ceux qui sont pauvres, convoquant ainsi des imaginaires sociaux disqualifiants. Ces malodorants peuvent également être du sexe opposé : des garçons essentiellement. Là encore, ce jugement repose sur le sens commun et les attributs sexués assignés : la femme aurait une odeur agréable et l’homme une odeur désagréable. Le discours des petites filles le corrobore, avec une certaine jubilation propre à leur âge : « les garçons (petits) pètent, rotent, ils mettent les doigts dans le nez, ils mangent leurs crottes ! » Comme le montre Goffman (2004), à partir de la séparation des toilettes pour hommes et des toilettes pour femmes, l’apprentissage du traitement des déchets corporels est fait de manière différenciée selon que l’on est un homme ou une femme, et ce dès le plus jeune âge. Mais sentir mauvais est aussi l’apanage des petits, des « bébés » qui ne savent pas se contrôler. Car avoir une mauvaise odeur, signifie ne pas être encore grand, être du côté du sauvage. Ainsi, le changement d’odeur corporelle marque une rupture entre le monde des petits et le monde des préadolescents. C’est tout d’abord une prise de conscience de soi à travers la perception des autres, c’est aussi l’apprentissage de techniques corporelles transmises par les membres de la famille : toilette, épilation, parfum, et ce, plus particulièrement par les femmes. C’est aussi une période d’essais et d’expérimentation olfactifs : prendre en cachette les fragrances de ses parents, porter des parfums qui sont faits pour le sexe opposé, mettre son premier déodorant. Tout cela va contribuer à inventer « sa propre signature olfactive » (p. 674) pour s’intégrer ou se distinguer du groupe de pairs. Le corps préadolescent connaît de grands bouleversements physiologiques qui dépassent bien souvent les intéressés. Pourtant, c’est à cette période même qu’ils doivent faire preuve de contrôle pour entrer dans le jeu des normes sociales et culturelles. Comment, dès lors, peuvent-ils aborder sereinement cette période de leur vie où le corps déborde de toute part alors que les attentes sociales qui demandent une importante maîtrise de celui-ci sont en contradiction avec les changements physiques qu’ils vivent au quotidien ?
Peut-être peuvent-ils trouver un peu de quiétude dans le contact avec la nature, comme le suggère Martin de la Soudière dans « L’enfant dans ses territoires. Grandir avec les montagnes » (p. 725-734) ? Ce texte retrace ses souvenirs d’enfance pour montrer combien le besoin d’explorer la nature et de repousser les frontières géographiques de ses pérégrinations a pu le faire grandir. Cette nature lui a permis de mesurer son évolution à travers ses performances physiques, du sentier de campagne sur lequel il se promenait avec son père, quand il était petit, au sommet des Pyrénées qu’il gravissait avec ses frères, une fois adolescent. La nature, pour de la Soudière, est donc une « toise » géante sur laquelle l’enfant marque son empreinte. Cette géographie de l’intime faite de « haut lieu » (p. 731) profondément incorporé pourra, une fois adulte, être convoquée pour se rappeler le chemin parcouru depuis l’enfance, et constater que l’on a « bien grandi ».
Si quelques articles de ce numéro thématique ont su répondre avec pertinence au projet annoncé par Diasio, ils restent néanmoins minoritaires dans l’ensemble des contributions. En effet, Diasio, dans son introduction, propose de revisiter « une thématique classique de l’anthropologie » (p. 598), c’est-à-dire grandir socialement et physiquement, en choisissant de mettre en avant « le point de vue des enfants » (op. cit.) et le « statut du corps » dans une approche interne et non pas externe. Pourtant, au fil des pages, le lecteur pourrait être déçu. En dehors de l’article de Diasio sur les odeurs (p. 665-677), le corps des 9-13 ans est abordé de manière très, voire trop, classique. Si le sensible est convoqué, cela reste anecdotique. Ceci est d’autant plus frustrant que les choix d’entrée pour étudier cette période de transition sont originaux, à l’exemple de la pilosité, de la toise ou de l’alimentation. Il y aurait eu là fort à faire pour décrire les expériences sensibles de ces jeunes, en explicitant par exemple de quelle manière ces enfants se sentent grandir, et en convoquant, pourquoi pas, une phénoménologie de la perception, faisant un pas du côté de Merleau Ponty (1945) pour appréhender le corps propre de ces préadolescents. Or, les approches ici sont rarement incarnées. Il aurait été intéressant de décrire tous les changements physiologiques éprouvés charnellement par les enfants en leur donnant la parole à travers, pourquoi pas, des récits personnels à l’exemple des travaux sur l’expérience des enfants issus de classes populaires (Miller et al. 2012 : 79-108).
Bien que quelque peu frustrant, ce choix ne diminue pas l’intérêt de ce numéro. Il est d’ailleurs à noter que mettre en mots le sensible est un exercice difficile, qui sollicite une introspection, de la part des interviewés, rarement mobilisée. Comment mettre en mots la naissance de la pilosité ou ce que l’on éprouve lorsque l’on mange un bonbon acidulé ? Il faudrait convoquer tout un vocabulaire peu usité au quotidien, peut-être encore moins chez les préadolescents. Quant aux techniques du corps, là aussi le lecteur peut s’étonner du manque de descriptions proposées par les auteurs. Une majorité des textes aborde ces techniques et dresse le constat de leur transmission, mais les façons de faire elles-mêmes sont tues, sauf dans l’article de Bindi qui décrit précisément des rituels de désenvoutement. Ce dernier montre combien la restitution des observations de terrain est riche, voire indispensable, pour aborder les techniques du corps.
Par ailleurs, un des intérêts de ce numéro réside dans la manière dont les contributions confirment comment la question des normes traverse les différentes approches de la préadolescence. Nombre d’entre elles montrent la façon dont les adultes et certains enfants cherchent constamment à répondre aux injonctions sociales et à r-entrer « dans le cadre », à l’exemple de l’excellent article de Cozzi sur l’âge « anormal » de la puberté, qui détaille les discours adultes sur la puberté précoce ou anticipée des jeunes filles et sur la naturalisation du corps de l’enfant. On remarquera également la place importante que tiennent les adolescentes dans ce dossier alors que deux articles seulement s’intéressent aux jeunes garçons : celui de Julien sur la pilosité et celui de la Soudière sur ses souvenirs d’enfance dans la nature. Pourtant les questions de construction sociale des genres concernent autant les femmes que les hommes. Mais il est vrai que les études sur le genre ou le sexe biologique ont tendance à s’intéresser plus facilement à la place des femmes qu’à celle des hommes. Sans nier les enjeux propres au fort contrôle social que subissent les femmes dans notre société, il serait toutefois pertinent d’aborder aussi cette question du côté des hommes, et ici, des adolescents. Enfin, si ce dossier traite des normes auxquelles il faut répondre, on peut se demander ce qui se passe du côté des jeunes « hors-normes ». Dans cette période de transition, quels sont la place et le vécu de l’enfant handicapé, de celui qui n’est pas hétérosexuel, de celui qui est autre ?
En conclusion, on ne peut que faire l’éloge de ce numéro qui, par la richesse de ses contributions, permet de rompre avec le sens commun. Cette question de la préadolescence nous concerne tous, et on ne peut que saluer la volonté d’Ethnologie française de la remettre au centre des débats actuels, prouvant ainsi que oui, les ethnologues peuvent aimer les enfants.