Une symphonie réflexive comme mode anthropologique de saisie de l’instant

À propos de Julie Hermesse, Laugrand Frédéric, Laurent Pierre-Joseph, Mazzocchetti Jacinthe, Servais Olivier et Vuillemenot Anne-Marie. Masquer le monde. Pensées d’anthropologues sur la pandémie, 2020

Sophie-Hélène Trigeaud

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Sophie-Hélène Trigeaud, « Une symphonie réflexive comme mode anthropologique de saisie de l’instant », Lectures anthropologiques [En ligne], 9 | 2022, mis en ligne le 16 février 2024, consulté le 13 octobre 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/1036

Dans un ouvrage collectif, paru en août 2020, sous le titre : Masquer le monde. Pensées d’anthropologues sur la pandémie, six membres du Laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCLouvain en Belgique (Pierre-Joseph Laurent, Frédéric Laugrand, Jacinthe Mazzocchetti, Anne-Marie Vuillemenot, Olivier Servais et Julie Hermesse) livrent le fruit de leur réflexion sur la pandémie. Ils parcourent différentes facettes du problème de la crise naissante de la COVID-19, qu’ils perçoivent en raison de leurs spécialisations antérieures dans des domaines variés de l’anthropologie. Ils entendent apporter des éléments de réponse contrastés à la question de savoir « comment a-t-on pu en arriver là ». Face à l’objet si particulier que constitue l’expérience inédite de cette crise mondiale, leurs contributions invitent à poser en de nouveaux termes la question de savoir si la saisie des faits dans l’instant relève seulement d’un exercice classique en anthropologie ou bien également d’un pari épistémologique lui aussi inédit.

In a collective book edited in August of 2020, with the title Masquer le monde - Pensées d'anthropologues sur la pandémie (Louvain-La-Neuve, Academia L’Harmattan, 179 p.), six members of the Laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCLouvain in Belgium (Pierre-Joseph Laurent, Frédéric Laugrand, Jacinthe Mazzocchetti, Anne-Marie Vuillemenot, Olivier Servais et Julie Hermesse), present the fruits of their ongoing reflection on the pandemic crisis, with an emphasis on various aspects of the problems of the rising crisis of the COVID-19 pandemic, detected on account of specialized anthropology. They intend to provide diverse answers to the question “how could we get here?” Faced with such an object as the unprecedented experience of this global crisis, their contributions invite to reconsider the question of whether capturing the instant is only a classic method in anthropology or also an unprecedented epistemological attempt.

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Compte rendu d’Hermesse Julie, Laugrand Frédéric, Laurent Pierre-Joseph, Mazzocchetti Jacinthe, Servais Olivier et Vuillemenot Anne-Marie, 2020, Masquer le monde. Pensées d’anthropologues sur la pandémie. Paris, Academia/L’Harmattan.

Dans cet ouvrage collectif, paru en août 2020, sous le titre : Masquer le monde. Pensées d’anthropologues sur la pandémie, six membres du Laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCLouvain en Belgique (Pierre-Joseph Laurent, Frédéric Laugrand, Jacinthe Mazzocchetti, Anne-Marie Vuillemenot, Olivier Servais et Julie Hermesse) livrent le fruit de leur réflexion sur la pandémie, en partant d’une anthropologie présentée comme globale. Parcourant différentes facettes du problème de la crise naissante de la COVID-19, qu’ils perçoivent en raison de leurs spécialisations antérieures dans des domaines tels que l’anthropologie des catastrophes, de la nature ou de la mort, ces auteurs entendent apporter des éléments de réponse contrastés à la question de savoir « comment a-t-on pu en arriver là » (4e de couverture). Ils croisent alors différentes approches issues de leurs champs d’expertise respectifs : de l’anthropologie historique à, l’anthropologie symbolique, philosophique et éthique, en passant par l’anthropologie visuelle. Et la lecture de chacune de leurs contributions permet de repenser l’intérêt et les risques d’une telle démarche, face à l’objet si particulier que constitue l’expérience inédite induite par la COVID-19 et la crise mondiale qui s’en est suivie. La « polyphonie » (p. 5) ainsi composée invite en effet à poser en de nouveaux termes la question de savoir si la saisie des faits dans l’instant relève seulement d’un exercice classique en anthropologie ou bien également d’un pari épistémologique lui aussi inédit.

Adresser une anthropologie de l’inédit aux multiples facettes de la pandémie

L’ouvrage commence par une introduction collective (p. 5-12) où les auteurs affirment leur « volonté [de] nourrir le débat sur l’inédit de la pandémie mondiale liée au SARS-CoV-2 » (p. 5). Ils annoncent des « manières particulières de réagir à une traversée commune », en assumant donc une certaine « polyphonie » (p. 5) au sein de l’unité représentée par leur appartenance à un même laboratoire. Le caractère polyphonique de l’ouvrage se déploie au fil de pages qui abordent les problèmes de la crise sous des angles thématiques différents, mais aussi au prisme de perspectives épistémologiques distinctes, ainsi qu’on l’observe dès le début du texte : on relève par exemple que trois des références bibliographiques citées dans cette introduction (Augé 1992 ; Habermas 2020 ; Ingold 2013) se réfèrent à des approches discutées par Anne-Marie Vuillemenot dans son chapitre, mais qu’elles ne se retrouvent pas dans les orientations épistémologiques privilégiées dans les autres parties.

La première contribution, qui s’intitule simplement « Chronologie » (p. 13-22), est rédigée par Pierre-Joseph Laurent, anthropologue africaniste et spécialiste d’anthropologie du corps et de la religion au Burkina Faso. Établissant le déroulement des faits d’août 2019 à la mi-juin 2020, l’auteur entend « articuler plusieurs niveaux de faits » pour les « mettre en résonnance » (p. 13). Les faits rapportés se déclinent selon leur localisation à travers le monde, dans un large ensemble de pays1 et selon des considérations épidémiologiques, politiques, économiques, sociales et de circulation de l’information. Sont ainsi observées, et de facto comparées, les formes, ici ou là, de réaction à la crise par différentes populations, leurs représentants politiques, des institutions, des instances internationales (comme l’OMS), scientifiques (par ex. Le Lancet) ou médicales (c.-à-d. l’Ordre des médecins en Belgique) et les médias. L’article ne présente pas de système de référence répertoriant les sources des informations mobilisées. L’auteur évoque, par exemple, une polémique au sein du Lancet concernant l’hydroxychloroquine en écrivant que :

« Le 4 juin : le Lancet reconnaît son manque de vigilance à la suite du retrait de trois des quatre auteurs de l’article critique, consacré à l’hydroxychloroquine et basé sur des données issues de la société Surgisphère, mettant ainsi en évidence des relations entre certaines revues scientifiques, des chercheurs issus du privé et du public et le monde des affaires » (p. 21).

Vu l’importance des faits et les enjeux du sujet, il aurait été utile de voir figurer ici les références précises (c.-à-d. titres et noms des auteurs) de l’ensemble des articles du Lancet et des autres documents impliqués. Il est possible que l’omission de ces données soit conditionnée par un principe de précaution à l’endroit des risques encourus par les chercheurs de se voir poursuivis lorsqu’ils traitent de sujets ainsi sensibles, comme L. Atlani-Duault et S. Dufoix (2014) l’ont bien démontré. Et la question se pose aussi de savoir si l’explicitation d’un tel choix méthodologique ne serait pas susceptible de contribuer à la prévention du risque, ou tout au moins, à la sensibilisation sur le sujet.

Dans une seconde contribution intitulée « À qui la faute : chauve-souris, pangolins, civettes ou humains ? La COVID-19 vue d’en bas » (p. 23-54), Frédéric Laugrand (anthropologue spécialiste des Inuits et de leur rapport à la nature et aux animaux) aborde le problème crucial des zoonoses, sous l’angle de la couverture médiatique de l’épidémie et des représentations associées aux animaux mis en cause. Les représentations ici visées ne sont d’ailleurs pas tant celles des animaux en eux-mêmes, que celles d’une configuration où l’animal surgit dans un monde humain pour y (re)prendre (sa) place (p. 25) : une place naturelle, mais peut-être aussi, selon l’auteur, celle de l’homme, d’où le sentiment ambivalent de ce dernier à l’égard de l’animal, à l’heure de la montée de l’expression d’une volonté de réconciliation écologique, parallèle à la crainte d’une sorte de chute du monde humain. L’auteur analyse les logiques de stigmatisation de l’animal qui sont à l’œuvre dans les figurations accompagnant les articles grand public sur la pandémie. Il examine la façon dont celles-ci prennent appui tant sur les imaginaires symboliques (p. 37 et suiv., en référence, par exemple, aux représentations du vampire) que sur des arguments scientifiques que le monde semble alors découvrir, comme la question des « réservoirs de pathogènes émergents » ou celle de « la multiplication des crises sanitaires dues [… à une] longue liste des pathogènes zoonotiques [… qui] a de quoi effrayer le lecteur le plus téméraire » (p. 31). Le texte s’accompagne d’une iconographie de quinze caricatures issues de la presse écrite et des médias virtuels. F. Laugrand poursuit ici des travaux de longue haleine sur le rapport des humains à l’animalité, un sujet qui n’a rien de nouveau pour lui (Blanchet et al. 2012 ; Cros et al. 2015 ; Levesque et Laugrand 2017). Cette expertise lui permet d’adresser aux logiques actuelles de stigmatisation de l’animal l’objection de la « compagnie » nécessaire des animaux et des hommes, bien connue et étudiée des anthropologues, dont il rappelle alors les travaux les plus significatifs en la matière (p. 39 et suiv.). Le retour à cet ensemble de connaissances conduit finalement F. Laugrand à soulever la question des spéculations sur la crise écologique — ciblant le fait que la lutte contre les vulnérabilités occasionnées par cette crise est aussi source de profit pour « certaines multinationales du secteur pharmaceutique » et un « système néolibéral globalisé » (p. 44-47) — et de conclure à la nécessité du rééquilibrage des perspectives quant à une compréhension des rapports entre humains et animaux, nécessairement solidaires. La logique selon laquelle des systèmes néolibéraux peuvent vouloir tirer profit des crises (comme à chaque occasion de nouveaux besoins et donc de nouveaux marchés) a fait l’objet de recherches avec lesquelles on pourrait voir ici des parallèles établis, comme celles concernant le tourisme, par exemple (Brunel 2012 ; Laliberté 2005).

Le troisième texte, écrit par Julie Hermesse, s’intitule « Du silence et des ambulances : construction sociale d’une catastrophe autour d’un virus » (p. 55-72). Spécialiste des catastrophes « appelées communément naturelles » (p. 56), l’auteure saisit l’occasion de celle s’imposant à tous avec la COVID, pour se livrer à un exercice réflexif sur ce que l’on considère comme crise et comme catastrophe, ainsi que sur les enjeux sociétaux, mais aussi scientifiques, de telles considérations. Sans détour, elle engage sa réflexion en s’emparant des interrogations, émergeant parfois avec les mesures sanitaires prises à l’encontre de la COVID, sur la « perte de sens », voire la perte du « sens critique » (p. 55-56) et sur la juste mesure du risque (p. 56). Conduisant alors un débat contradictoire, elle convoque tant l’anthropologie philosophique et éthique que sa propre expérience du sujet (elle se réfère alors aux disaster Studies), pour expliquer en quoi la « rupture d’intelligibilité » en cours est finalement ce que nous pourrions appeler, selon des termes plus helléniques, un kairos2. Suivant une logique qui pourrait rappeller la philosophie de Pierre Teilhard de Chardin, il s’agit pour Hermesse d’« entrevoir catastrophisme et collapsologie comme des attitudes éthiques » (p. 66 et suiv.) permettant de dévoiler, avec la pandémie, « les limites de la mondialisation » comme des « espaces démocratiques » restant à créer « pour débattre sur la grandeur de la vision du monde auquel nous souhaitons donner naissance » et « opérer la transition vers une société plus résiliente » (p. 70).

En quatrième partie, la seconde contribution de Pierre-Joseph Laurent propose de considérer le rapport aux expressions faciales dans un monde masqué. Comme l’indique le titre, « La voie des masques (partie 3) : sourire avec les yeux » (p. 73-112), il s’agit du troisième volet d’une réflexion plus large ayant fait l’objet d’une communication à l’Académie royale des sciences de Belgique, d’une publication dans The Conversation et d’un document de travail du Laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCLouvain. Le texte s’accompagne de huit photographies déclinant des variations sur le thème du masque en temps de pandémie (c.-à-d. création artistique, usage sanitaire sur un marché, usage médical en réanimation, outil de distanciation dans l’espace public et à l’école, masque sanitaire revu et corrigé au prisme de la mode ou, au contraire, opposé au loup porté sur les yeux dans un contexte festif en 2020, et masques, portés ou non, dans une manifestation Black Lives Matter). L’auteur inaugure son propos par une référence à La voie des masques de Claude Lévi-Strauss, sur laquelle il entend fonder son approche anthropologique. Un certain caractère structural se dégage en effet de l’analyse de P.-J. Laurent, dès lors qu’il donne comme définition à son objet, le masque, celle d’« avatar de la globalisation » (p. 74). Cette notion ambivalente de l’avatar, qui est réel dans l’ordre de la représentation, mais non dans celui de la matérialité, lui permet de s’appuyer sur le schème explicatif structural développé par Lévi-Strauss (1997 [1958] : 352) pour décrypter les différents systèmes de culture ou d’interprétation dont le masque sanitaire relève simultanément. Ainsi son propos au sujet de ce masque s’engage autant dans des considérations sanitaires qu’artistiques et créatives, coopératives, sociales, proxémiques, politiques et sur la gouvernance. Au-delà de ce que le masque peut ainsi signifier, P.-J. Laurent s’interroge aussi sur les fonctions réelles de l’objet : objet de séduction pour les uns ou de gestion du risque pour les autres, l’auteur nous amène à considérer que le masque joue également son rôle dans l’interaction symbolique. Il redessine en particulier les contours de l’interfacialité et de la proxémie (notamment à travers la reconfiguration de ce qu’Edward Hall appelle nos « bulles personnelles », Hall 1968 : 83-95), et c’est ainsi que, selon P.-J. Laurent, le « masque est anthropologiquement hautement recommandé », car il nous « aide culturellement, personnellement […], à nous accorder aux mesures des précautions sanitaires qui sont les nouvelles normes de la vie sociale » (p. 96), tout en apportant la signification mutuelle que « la peur [… est] partagée, [qu’] elle devient un sentiment réciproque, légitime, équitable » (p. 97). Cette attention portée aux rapports de signification mutuelle n’est pas sans rappeler l’interactionnisme symbolique d’Erwin Goffman (1974 et 1975). Comme D. Le Breton le souligne (2012 : 99-140), ces rapports de signification mutuelle sont autant des lieux de signification de liens entretenus entre les membres d’une interaction, que de signification de la rupture de ce lien (et de distance alors signifiée) ou de la réparation du lien rompu. C’est ainsi que l’on peut penser que P.-J. Laurent se prête à une analyse interactionniste, pour révéler la façon dont le masque joue, paradoxalement, un rôle liant et réparateur dans l’interfacialité requise par la pandémie de la COVID. On note que le texte s’assortit d’une bibliographie intégrant une liste d’URL renvoyant aux sources internet de l’enquête en ligne.

Le cinquième propos est celui d’Anne-Marie Vuillemenot, et porte le titre l’« Esquisse d’une réflexion : de l’espace et du temps en contexte pandémique » (p. 113-132). Si l’on est attentif à la terminologie kantienne de ce titre, on peut considérer qu’il s’attache à l’affectation du rapport aux formes a priori de notre sensibilité. L’auteure (spécialiste du rapport au corps et des pratiques de guérison en Asie Centrale), habituée aux enquêtes ethnographiques « en bonne et due forme », explique sortir de ce cadre, pour suivre des « pistes réflexives issues d’observations sporadiques et de vécus partagés » (p. 113). Les problématiques du « non-lieu » (défini en référence aux travaux de Marc Augé) et du « découpage espace-temps » sont alors mises au premier plan de la scène par l’auteure. Mais au fil des pages, la piste suivie semble surtout être celle du sentiment de la rencontre d’une certaine « cacophonie », issue à la fois pour l’auteure de la « surmédiatisation » d’un phénomène dont elle met en cause la valeur collective, et des limites occidentales en matière de pensée créative - ainsi écrit-elle : « ce texte ne prétend pas à un apport radicalement innovant à la cacophonie virale surmédiatisée » (p. 113) ; ou encore, « face à l’inédit de la pandémie dans nos régions occidentales, nos systèmes de pensées s’avèrent limités — à quelques exceptions notoires telles que le Professeur Raoult — tant leur ressort créatif distendu n’apporte aucune réponse vraiment satisfaisante » (p. 114). A.-M. Vuillemenot ne voyant comme « exception notoire » que le Pr Raoult, on peut alors s’interroger sur ce que l’auteure entend ici par « ressort créatif » (p. 114). Sa démarche la conduit peu à peu à analyser en termes d’« hyperindividualisme » (p. 116) et d’« incivilité » l’exercice des gestes barrières (p. 120), tout en dénonçant les « injonctions à agir » comme expressions d’un « mythe » sur nos capacités face à la crise (p. 124). Les cadres épistémologiques annoncés dans l’introduction de l’ouvrage, faisant référence aux travaux de Marc Augé, de Jürgen Habermas et de Tim Ingold sont mobilisés pour appuyer une exploration, annoncée comme sporadique, de ces pistes. D’autres figures, comme celle de Marcel Gauchet, sont également convoquées pour compléter le tableau de ce qui est qualifié de signe d’une « folie bureaucratique » (concernant l’attestation dérogatoire de déplacement, p. 115). La conclusion du texte pointe en dernier ressort les zones d’incertitudes de la crise, au détriment des points de certitude apportés par les études scientifiques (notamment épidémiologiques) pouvant justifier la mise en place des gestes barrières contestés par l’auteur. Apparaît aussi un certain contraste entre la tonalité de son propos et celle de l’appel de Jürgen Habermas (2020) à prendre au sérieux les aspects les plus dramatiques de la crise, par une réaction politique et solidaire concertée, n’attendant pas la mise au point des savoirs. En effet, dans une perspective contraire à celle d’Habermas, qui appelait à « agir dans le savoir explicite de notre non-savoir » (2020), la question de la mise au point des savoirs est précisément utilisée par A.-M. Vuillemenot pour contester le principe de réactivité sur lequel reposent les gestes barrières. Elle prend donc finalement autant le contrepied d’Habermas que celui des sources théoriques invoquées en première instance, en proposant non plus l’esquisse, mais l’esquive de l’impératif catégorique qui aurait été attendu dans une approche kantienne.

Déjà bien connu pour ses travaux en anthropologie des ritualités funéraires non ordinaires (Servais 2017) et des mondes virtuels, Olivier Servais consacre le sixième chapitre de l’ouvrage à la dimension funéraire de la crise, sous l’angle du « big bang sanitaire et [du] déni funéraire » (p. 133-158). Considérant la crise du coronavirus comme un « révélateur des multiples fractures ou tensions », qui « catalyse les questions sociales » (p. 133), il s’attache à décrypter les fractures et tensions révélées par la crise, sous l’angle du rapport occidental contemporain à la mort. Sa maîtrise du domaine de l’histoire et de l’anthropologie de la mort lui sert d’appui à une réflexion sur le retour de la mort et de la souffrance dans un Occident sécularisé, qui aurait voulu éconduire de telles limites à l’« hédonisme » entretenu par un certain « capitalisme addictif » (p. 134-135). O. Servais analyse alors les paradoxes de cette configuration où la mort demeure tant présente dans les faits que dans les imaginaires, tout en étant culturellement l’objet d’un déni. Il analyse comme forme de déni la mise à distance symbolique et concrète du corps mort, par la « disparition tôt ou tard » du corps « brûlé, ou provisoirement parqué dans une concession à terme » (p. 139). Il observe ainsi les modes de relégation aux périphéries matérielles et symboliques de la mort, des morts, mais aussi des mourants ; une relégation représentant une rupture du lien social « portant atteinte à des questions structurantes des civilisations humaines » (p. 139). Partant de cela, Servais s’inquiète des ruptures constituées par l’empêchement des rites funéraires pendant le confinement (dont il analyse les dimensions politiques, concrètes et humaines) et qui, selon lui, reposent sur un privilège accordé à la « protection des corps biologiques » constituant un « oubli ou déni du corps social » (p. 145). Son exploration des mondes virtuels le pousse aussi à reconnaître des modes « palliatifs » de compensation sociale, dans les voies de la « digitalisation funéraire » et de la sociabilité en ligne (p. 148 et suiv.). Considérant la difficile équation entre cette nécessité du lien social, les contraintes incontournables de l’épidémie (c.-à-d. l’évitement de la contagion, alors que « la proximité du corps mort n’est pas souhaitable ») et les droits fondamentaux concernant « l’hommage aux défunts », l’auteur reprend la question de ces palliatifs virtuels qui restent possibles, quoique, selon lui, insuffisants (p. 150-151). Le texte se conclut sur un retour à ce qu’il convient, pour O. Servais, de déplorer dans la rupture des liens observée dans cette situation, qui risque finalement de conduire à un « déni de l’humain » (p. 154).

Dans la continuité de cette dernière préoccupation, la question philosophique de la relativité des vies et « des morts qui comptent » (ou non) dans un « monde divisé » est enfin posée par Jacinthe Mazzocchetti (spécialiste de l’anthropologie de la migration, des diasporas africaines et des dynamiques intergénérationnelles), dans ce qui tient lieu, de fait, de conclusion à l’ouvrage, sous le titre : « Le coronavirus au prisme de la relativité des vies » (p. 159-177). L’auteure, qui rappelle en première ligne qu’elle « travaille la mort depuis maintenant de nombreuses années » (p. 159) débute son propos par une réflexion personnelle, fruit de la façon dont la mort la « travaille en retour » (en particulier au lendemain de la mort de sa grand-mère, « sous covid »), qui la conduit à s’interroger aujourd’hui sur une dimension plus philosophique et éthique du sujet de la relativité des vies. Cette question aporétique la conduit ainsi à élargir la réflexion proposée par l’ouvrage à d’autres catastrophes contemporaines, telles que celles, qu’elle qualifie avec force, du « cri des vagues » et des « naufragés » (p. 164-167), des drames de la migration, de l’exil et des innombrables violences et logiques de déshumanisation qui traversent notre monde.

Commenter une pandémie en temps réel ou du pari épistémologique de la saisie des faits dans l’instant

Comme le lecteur le comprendra au premier abord, l’ouvrage repose sur un effort d’analyse précoce d’événements pris sur le vif et à chaud, au risque du manque de recul sur l’évolution des faits et des connaissances – en témoigne la rapide chronologie initiale qui s’arrête au 15 juin 2020, au moment où l’on s’interrogeait encore sur le risque d’une deuxième vague. Il offre ainsi l’intérêt de saisir, dans l’instantanéité des faits, des problématiques certes soumises à un risque d’évanescence, mais qui nécessitaient alors une attention urgente.

L’enjeu épistémologique est aussi celui de la légitimité du chercheur en anthropologie à vouloir saisir l’instant. On ne peut en effet manquer de remarquer la mise en cause, à laquelle on assiste aujourd’hui, de la légitimité du discours scientifique, dès lors qu’il ne peut justifier d’un certain recul (ce que l’on voit, par exemple, avec la réaction d’une partie de l’opinion publique à l’encontre des vaccins avec ARN, en raison de ce qui est perçu comme un manque de recul). Il convient pourtant de se demander si les faits saisis par l’observation anthropologique ne sont pas justement, en règle générale, ceux saisis dans l’instant. N’est-ce pas précisément l’apanage du travail de l’anthropologue que d’observer la vie sociale en train de se faire et de se défaire, avant que l’on puisse en tirer un quelconque recul historique, qui justifierait quant à lui d’autres approches disciplinaires, telles que celle de l’histoire ? À l’arrière-plan de la scène, au niveau de l’épistémologie et d’une certaine anthropologie réflexive, l’irruption de l’objet de la pandémie de la COVID-19 bouleverse finalement ici aussi les habitudes des anthropologues, dont on peut se demander s’ils auraient maintenant à justifier de leur attention à l’instant présent.

Or on peut s’interroger, de façon tout aussi épistémologique et réflexive, sur les injonctions contemporaines en matière d’attente de recul. Qu’est-il donc espéré avec ce recul ? Un déroulement des faits jusqu’à leurs effets ou conséquences ? Mais est-ce seulement cela qui doit mobiliser l’attention du scientifique ? Celui-ci doit-il nécessairement attendre la conclusion des faits pour aborder des processus dont l’analyse peut justement permettre de comprendre ce que sont ces faits, en eux-mêmes, et sans préjuger de leurs effets ultimes ? Saisir les faits dans l’urgence ne participe-t-il pas à prévoir des effets a priori (soit indépendamment de cette expérience scientifique) inattendus, avant qu’ils ne se produisent ? On peut se demander si, vis-à-vis de la saisie d’autres objets, la question ferait autant débat qu’elle ne le fait avec la crise de la COVID. Et effectivement, la comparaison avec d’autres domaines d’études où existent des pressions sur les chercheurs concernant le recul qu’ils devraient avoir ou non pour produire leurs conclusions scientifiques (voir sur ce point, Atlani-Duault et Dufoix 2014) conduit à considérer le cas des lanceurs d’alerte, auxquels le sens commun peut vouloir associer la figure du chercheur, et dont on peut rappeler la définition avec Francis Chateauraynaud, soit : « Toute personne, groupe ou institution qui, percevant les signes précurseurs d’un danger ou d’un risque, interpelle une ou plusieurs puissances d’action, dans le but d’éviter un enchaînement catastrophique, avant qu’il ne soit trop tard » (2013 : en ligne).

Le paradoxe est aussi que c’est justement le présent qui est frappé par la pandémie et que les auteurs nous invitent ici à comprendre que la situation ne saurait souffrir aucun attentisme scientifique, car c’est bien le présent qu’il faut considérer. C’est en tout cas l’approche que les auteurs défendent en s’appuyant sur l’injonction exprimée par Jürgen Habermas dans son interview au journal Le Monde en avril 2020 et suivant laquelle, face à la COVID : « il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir ». On peut d’ailleurs souligner la force de cette injonction, au regard de l’œuvre d’une vie qui avait justement consisté à défendre l’éthique de la discussion et donc le temps de la recherche du consensus. On notera également, a posteriori, que l’attitude consistant à se saisir de l’urgence du sujet a été poursuivie, depuis la publication de Masquer le monde, de plusieurs ouvrages partageant la même intention (voir Selim 2020 ; Mazzocchetti et Laurent 2021).

Du pluralisme des approches à la symphonie réflexive

La force de l’ouvrage réside aussi dans le fait que les auteurs n’y proposent pas « une réflexion commune », mais une bien « symphonie » d’analyses réellement contrastées, se nourrissant d’approches problématisées de différentes facettes de la crise en cours. Il est ainsi intéressant de voir se déployer un dialogue entre les analyses divergentes des auteurs. Et l’on ne peut que se réjouir qu’un lecteur en quête de certitude trouve surtout dans cet ouvrage des questions et des pistes de réflexion sur une situation dont la complexité est ainsi assumée.

En termes épistémologiques, l’intérêt des dissensus pouvant ici émerger est la prise de distance d’avec un « monologue » scientifique que Didier Lapeyronnie (2004) aurait dénoncé comme « académisme radical », et vis-à-vis duquel on peut également rappeler les appels à la vigilance de Claude Dubar (2006) qui insistait sur les conséquences antidémocratiques des tendances à vouloir trop parfois entretenir les consensus sur des questions complexes : « la probité individuelle de [s] membres [de la discipline…] ne peut s’acquérir que par le débat intellectuel et le dialogue fraternel. »

Dans la même perspective, on peut tout autant mentionner la défense par Michel Grossetti (2011 [1990]) et Jean-Michel Berthelot (1998) d’une approche réflexive et pluraliste en sciences sociales, qui, permettant le « métissage » de l’usage des schèmes explicatifs, s’oppose, en son principe, à toute radicalisation épistémologique. On peut encore insister sur le fait que cette ouverture au pluralisme épistémologique en sciences sociales prend un relief particulier dès lors qu’il est question de recherche sur des questions sensibles (comme celles de la santé, de la maladie, de la mort et des émotions vis-à-vis de ces éléments). Certains domaines interdisent, en effet, tout cloisonnement du sujet, ou « sectorialisation » disciplinaire, comme le rappelle Jean Benoist évoquant les raisons pour lesquelles « l’anthropologie, lorsqu’elle rencontre sur son chemin la maladie, la douleur et la mort, évite de s’enfermer dans les frontières qui couperaient les liens du corps, de la douleur, des soins, de l’interprétation du mal avec tant d’aspects de la vie sociale, de la religion, de l’art, de la littérature… » (1996 : 10). D’où l’intérêt que représente, d’un point de vue épistémologique, la symphonie réflexive comme mode anthropologique de saisie de l’instant proposée par les auteurs de l’ouvrage Masquer le monde.

1 Un ensemble vraiment large, mais non exhaustif (un choix correspondant sans doute aux cadres impartis d’un propos introductif, mais pouvant être

2 Concept classique du καιρός ou « moment opportun » chez les philosophes grecs de l’antiquité (Hésiode, Platon, Aristote, etc.), ayant donné lieu à

Atlani-Duault Laëtitia et Dufoix Stéphane, 2014, « Les sciences sociales saisies par la justice », Socio, n° 3, p. 9-47.

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1 Un ensemble vraiment large, mais non exhaustif (un choix correspondant sans doute aux cadres impartis d’un propos introductif, mais pouvant être aussi conditionné par la disponibilité ou non des informations venant de tel ou tel endroit, et qui serait en soi un sujet à analyser) : Afrique du Sud, Allemagne, Argentine, Autriche, Belgique, Bangladesh, Brésil, Burundi, Chili, Chine, Corée du Sud, Danemark, Équateur, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Iran, Israël, Italie, Kenya, Mexique, Nicaragua, Nigéria, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pakistan, Pays-Bas, Pérou, Portugal, Royaume-Uni, Suède, Taïwan. Sont par exemple absents le Canada (où Mme Trudeau fut positive au Covid en mars 2020, et en ayant très tôt fermé ses frontières aux voyageurs italiens) ou le Maroc (présentant une politique de santé divergente de celles européennes, avec la validation du recours à l’hydroxychloroquine).

2 Concept classique du καιρός ou « moment opportun » chez les philosophes grecs de l’antiquité (Hésiode, Platon, Aristote, etc.), ayant donné lieu à de nombreux développements philosophiques, notamment phénoménologiques.

Sophie-Hélène Trigeaud

Sophie-Hélène Trigeaud est docteure de l’EHESS et titulaire d’une HDR en sociologie et anthropologie de l’Université Lyon 2. Actuellement Fellow en études interculturelles à l’Université de Strasbourg, elle a enseigné et participé à des projets de recherche dans divers établissements universitaires et de recherche français et étrangers (EHESS, INSEP, universités Paris 12, du Kent et de Strasbourg pour les principaux). Elle est l’auteure de plusieurs articles (Anthropologica, 2013 et 2021 ; Covies20, 2021) sur la confection des masques-covid et sur la reconnaissance du rôle des femmes dans cette réponse à la crise pandémique. Son HDR a récemment été publiée aux éditions l’Harmattan sous le titre Socio-anthropologie en terrain sensible : essai épistémologique pratique et éthique.