Compte rendu d’Abdoulaye Wotem Somparé, 2020, L’énigme d’Ebola en Guinée. Une étude socio-anthropologique des réticences. Paris, L’Harmattan.
Abdoulaye Wotem Somparé nous propose dans cet ouvrage de le suivre dans une « aventure socio-anthropologique » (p. 245) sur la piste des énigmes d’Ebola en Guinée. Cette « aventure » est la sienne, celle d’un consultant de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) missionné dans le cadre de la lutte contre la maladie à virus Ebola qui a touché pour la première fois l’Afrique de l’Ouest entre 2013 et 2016.
L’épidémie est alors la plus grande jamais connue, suscitant la peur au-delà des frontières. Elle se propage principalement dans trois pays (Guinée, Libéria, Sierra Leone), jusque dans les grands centres urbains, causant officiellement la mort d’environ 11 300 personnes. Les premiers symptômes de la maladie (de type grippal) s’aggravent rapidement, avec une forte létalité, pour atteindre dans certains cas des hémorragies. En août 2014, l’OMS qualifie l’épidémie d’« urgence de santé publique de portée mondiale ». S’en suit une importante mobilisation sanitaire coordonnée par la « Riposte », terme officiel utilisé de manière métonymique pour désigner l’ensemble des équipes d’interventions (nationales et transnationales) déployées pour stopper l’épidémie. Cette prise en charge d’Ebola est marquée par de nombreux commentaires sur les « réticences » des populations, désignant selon l’OMS, le rejet par les populations des actions mises en place par les autorités.
A. W. Somparé souhaite revenir ici sur la pluralité sémiologique du terme « réticence », devenu un prêt-à-penser mobilisé par les divers acteurs investis dans la lutte contre Ebola. Au cours des six chapitres qui composent cet ouvrage, l’auteur interroge ce que l’usage de cette notion a laissé dans l’ombre. Il discute à la fois des rumeurs sur l’origine de l’épidémie, du refus de participer aux activités de sensibilisation, des pratiques de dissimulation des malades ou encore du rejet des équipes d’intervention sanitaire et de l’implantation des centres de traitement.
L’ouvrage s’inscrit dans une littérature déjà abondante sur l’analyse des « réticences » à la Riposte. Dans sa revue de la réponse des sciences humaines et sociales à l’épidémie, Sharon Abramowitz (2017) dévoile la taille et l’échelle des interventions anthropologiques qui ont été appelées sur le terrain pour résoudre les conflits et atténuer les tensions. De nombreux chercheurs ont critiqué la position des experts internationaux qui désignaient les populations comme responsables de la propagation de l’épidémie dès lors que leurs comportements ne respectaient pas les objectifs fixés dans le cadre de la lutte contre Ebola (Chandler et al. 2015). Dans la perspective d’une anthropologie symétrique (Faye 2015), plusieurs travaux ont plaidé pour la reconnaissance d’une « science populaire » et de sa place dans la gestion de l’épidémie (Richards 2016). À travers une approche critique et militante, leurs contributions visaient à replacer les attitudes des populations et leur évolution dans les contextes où elles prennent corps. En réalisant une analyse croisée des caractéristiques du dispositif de lutte contre Ebola et des réalités socio-culturelles, économiques et politiques du pays, c’est dans cette perspective critique qu’A. W. Somparé inscrit son étude des « réticences ».
Se pose dès lors la question des apports de cette nouvelle publication qui, du propre aveu de l’auteur en introduction, n’a pas pour objectif « d’apporter une contribution théorique ou de proposer des innovations méthodologiques » (p. 24). Sa démarche est pragmatique. Il s’agit davantage selon lui d’un « compte-rendu » de cette expérience, livré dans une écriture volontairement dépourvue d’un excès de références bibliographiques et sur laquelle nous reviendrons. Sans pour autant nier la multiplicité des facteurs explicatifs, A.W. Somparé « cherche à relativiser une lecture exclusivement culturaliste des réticences » (p. 28), qui constitue selon lui la littérature la plus abondante sur le sujet (par exemple sur la transgression des valeurs culturelles dans le rapport aux corps et aux morts). L’auteur rejoint ainsi l’approche de James Fairhead qui souligne qu’« une explication culturelle tend à éclipser l’attention sur les conditions plus matérielles de la violence structurelle (pauvreté, inégalités politico-économiques et de genre) » (Fairhead 2016 : 10). Non-spécialiste des questions de santé, c’est cet angle sociologique par lequel A.W. Somparé vient problématiser les « réticences » qui constitue, selon nous, un des éléments essentiels de l’ouvrage.
Nommer et catégoriser les réponses à l’épidémie
Dans un premier chapitre, A. W. Somparé pose le contexte en revenant sur la mise en place de la Coordination nationale de lutte contre Ebola, un dispositif de crise et d’urgence dirigé par le docteur Sakoba Keita1 qui centralise les interventions de la Riposte. Il décrit ensuite la diversité des réactions exprimées face à la maladie, à la gestion de la crise, et leurs évolutions au cours de l’épidémie. Il propose de différencier la réticence qui évoquerait « l’hésitation, teintée de méfiance, d’adhérer aux mesures de santé publique », et la résistance qui s’exprimerait par « des actions défensives pour contrer les mesures de la Riposte », des actions généralement collectives et issues d’une concertation allant « du refus silencieux au conflit ouvert » (p. 43). L’auteur passe en revue différentes formes violentes de résistance, tout en rappelant qu’elles se construisent en continu avec les réactions de la Riposte. Il cite le cas devenu tristement célèbre en Guinée du village de Womey dont les habitants se sont révoltés contre une mission de sensibilisation intervenue sans une pleine concertation locale. Huit membres de l’équipe — des journalistes et des agents de santé — ont été assassinés. L’intervention militaire qui s’en est suivie a transformé le village en une « localité assiégée », des maisons ont été saccagées et de nombreux habitants forcés de fuir (p. 48). La répression et le durcissement des mesures à travers la Guinée, en rendant très incertains pour les populations les bénéfices de ce type d’affrontement, ont fait émerger une « résistance silencieuse » (p. 53) faite d’omissions et de subterfuges comme la dissimulation des malades, les enterrements clandestins ou la fuite des personnes contacts. L’auteur évoque également des stratégies de dérision, dont les chants d’accueil de femmes soussous improvisés lors de l’arrivée des équipes sanitaires qui, sous une apparente adhésion, utilisent moqueries et humour pour discréditer leurs interventions. Alors qu’il qualifie ces stratégies de « réticence pacifique » (p. 57), on peut aussi penser aux « résistances silencieuses » décrites par James Scott — auxquelles il ne fait pourtant pas référence — comme autant de formes quotidiennes de résistance aux autorités déployées par les paysans malais pour se protéger tout en évitant les confrontations (Scott 1985).
A.W. Somparé justifie cette catégorisation (p. 43) par la volonté de ne pas sous-estimer, à travers le mot « réticence », la violence de certaines actions déployées contre les acteurs de la Riposte et dont il a lui-même fait l’expérience, tout en proposant de réévaluer des réponses sociales à la maladie trop rapidement subsumées sous ce même terme. Ailleurs dans la littérature, on retrouve de telles distinctions entre « une résistance active et une résistance passive » (Mbaye et al. 2017 : 491), entre des « réticences non violentes » caractérisées par le silence et la dissimulation et des « épisodes violents de franche résistance » (Fribault 2015 : 2). Néanmoins l’utilisation alternée qui est faite dans l’ouvrage des concepts de « réticence » et de « résistance », lesquelles sont qualifiées parfois de « violente », « silencieuse » ou « pacifique », produit une certaine confusion qui souligne la difficulté d’élaborer une approche critique du concept tout en continuant de l’utiliser. Sylvain Faye rappelait d’ailleurs que « réticence » est un « euphémisme prudent » (Faye 2015 : 2) utilisé par les acteurs de la lutte contre Ebola pour désigner, sans distinction, l’ensemble des attitudes considérées en inadéquation avec les impératifs de la réponse sanitaire. Une telle qualification relève avant tout d’un jugement que l’anthropologie se doit de déconstruire en rappelant les enjeux de son énonciation et en apportant des éléments de compréhension du comportement ciblé (Gasquet-Blanchard 2017). Et c’est bien cela que propose A. W. Somparé, au-delà de cette discussion terminologique, en abordant respectivement dans les chapitres suivants la catégorisation des acteurs, l’ancrage et l’influence des rumeurs, le quotidien socio-économique affecté, les itinéraires thérapeutiques et enfin, l’expression politique des « réticences ».
Des acteurs ambivalents ?
Dans un second chapitre, l’auteur propose d’analyser les logiques sous-jacentes aux « réticences » dans la rencontre entre les acteurs de la Riposte et les populations locales, deux catégories réifiées pendant l’épidémie. A. W. Somparé rappelle (p. 38) que l’OMS (bureau régional) a joué un rôle de premier plan dans le dispositif de riposte à Ebola en termes d’expertise et de coordination de l’appui financier, technique et logistique de nombreuses organisations internationales. La surveillance, explique l’auteur, se voulait omniprésente. Elle était médicale, avec l’installation de multiples postes de santé et visites dans les localités pour le suivi des contacts ou la recherche des cas suspects. Une surveillance également policière, pour éviter la fuite des personnes et le transport clandestin des cadavres, ou encore une surveillance « communautaire » avec des messages de sensibilisation diffusés via la radio ou le porte-à-porte qui devaient faire de chacun des experts capables de donner l’alerte. Le déploiement des institutions et des équipes, notamment rendues visibles par les voitures de service et le port des gilets dans des zones habituellement laissées pour compte des politiques de l’État, a produit « un effet d’envahissement des étrangers » (p. 66). Cette confrontation à l’altérité, renforcée pendant l’épidémie par l’embauche de jeunes souvent issus d’autres localités ou selon des logiques clientélistes, est venue dit-il se mêler aux soupçons d’un « Ebola-business ». A. W. Somparé prend l’exemple de la concurrence entre les ONG locales qui, pour obtenir des contrats et recevoir des ressources dans le cadre de la lutte contre Ebola, se sont transformées en « entrepreneurs du développement » (p.67). Les activités de sensibilisation s’inscrivaient dans une logique quantitative (nombre de questionnaires administrés, nombre de familles touchées par le porte-à-porte), parfois au détriment d’un véritable dialogue sur la compréhension des messages. Ainsi, et malgré des difficultés de coordination soulevées par l’auteur entre tous ces acteurs de la lutte contre l’épidémie (p.64), le qualificatif de « gens d’Ebola » à connotation négative fut communément employé par les populations, subsumant les intérêts et logiques spécifiques.
Le même processus réducteur a concerné le terme « communauté » mobilisé pour désigner les populations ciblées. La Riposte, indique A.W. Somparé, a souvent échoué à lever les méfiances en s’appuyant sur les figures d’autorité qu’elle identifiait d’après sa vision de la « communauté villageoise ». Bien que la déconstruction engagée par l’auteur ne s’appuie pas sur une littérature réflexive autour de « l’engagement communautaire » en temps d’Ebola, ses propos font notamment écho aux analyses d’Annie Wilkinson et al. qui rappelaient que la « communauté » véhicule « un sentiment de collégialité qui obscurcit les complexités sociales et les relations de pouvoir » (2017 : 5). S’en tenir à une liste des « leaders communautaires », comme l’a montré en Guinée Julienne Anoko (2014), entraîne une marginalisation de groupes et individus qui renforce les vulnérabilités et crée les conditions d’apparition de résistances. Pour mieux saisir les frontières mouvantes de la « communauté » et l’interconnexion de ses membres par les moyens de transport et de communication, A. W. Somparé utilise le terme de « réseaux communautaires de résistance » (p. 83). Il évoque le rôle important des ressortissants, considérés dans leur cercle restreint comme plus éveillés et informés du fait de leur émigration en ville ou à l’étranger, et susceptibles par leurs conseils d’encourager ou d’entraver les actions de la Riposte. Sur ce point, Sylvain Faye montre néanmoins que la légitimité de ces acteurs n’est pas acquise de fait : il prend l’exemple d’associations de ressortissants qui ont pu être contestées par les habitants face à « des acteurs plus anonymes de la diaspora », des « fils du village », dont la légitimité est reconnue par l’étendue des liens sociaux entretenus (Faye 2021 : 171).
Entre « gens d’Ebola » et « communautés », A. W. Somparé évoque le rôle qu’ont dû endosser les jeunes des comités de veille et les agents communautaires. Alors qu’ils devaient à la fois rassurer la population à laquelle ils appartenaient et faire remonter les cas suspects et les « réticences », ils ont parfois été considérés par les uns comme complices des résistances silencieuses, quand ils devenaient pour les autres des « déviants » (p. 92) se soustrayant aux valeurs de solidarité et règles de la société. Comme le rapportent d’autres travaux, les jeunes employés dans les Centres de Traitement Ebola (CTE) ou dans les équipes de sensibilisation ont été particulièrement ciblés, accusés sur fond de pratiques sorcellaires de vendre leurs proches au dispositif de lutte contre Ebola à des fins d’enrichissement (Gomez-Temesio et Le Marcis 2021).
Les sciences sociales à l’épreuve des rumeurs
A. W. Somparé analyse ensuite plus particulièrement la diffusion des rumeurs (chapitre 3) dont il reprend la définition à Bernard Paillard : « la rumeur naît d’une soif de comprendre, elle est la volonté de résoudre une énigme » (Paillard 1994, cité p.114). En exprimant les inquiétudes et incompréhensions qui accompagnent l’arrivée et la gestion de la maladie, les rumeurs « se nourrissent des incertitudes » (p. 101). L’auteur explique que les principales rumeurs ont laissé entendre une contamination orchestrée par l’État guinéen et les institutions occidentales. Dans cette perspective, tout ce qui concerne de près ou de loin le dispositif de riposte (les opérations de désinfection, la présence dans les villages des véhicules, des équipes de sensibilisation, des médecins) peut être perçu comme une source de propagation de l’épidémie.
Face aux messages de sensibilisation qui « ont surtout informé, au lieu de communiquer » (p. 237), l’ouvrage d’A.W. Somparé met l’accent sur le dialogue et l’écoute des populations. Pendant Ebola, les radios et les téléphones, mais aussi les lieux de rencontres autour du thé traditionnel, dans les maquis, au niveau des forages où les femmes viennent puiser de l’eau, constituent des espaces de débats favorables à la fabrication et à la diffusion des rumeurs. Pour l’auteur, la Riposte a longtemps sous-estimé l’importance de ces lieux quotidiens qui pouvaient justement devenir des « plates-formes de sensibilisation, capables de véhiculer les bonnes informations » sur le principe d’une « communication plus horizontale » (p. 110).
Or une des principales missions de l’auteur en tant que socio-anthropologue consultant était de « recueillir et déconstruire les rumeurs » (p. 31), en phase avec d’autres analyses sur le rôle des sciences humaines et sociales en situation d’urgence sanitaire et en contexte d’interventions de la Riposte (Desclaux et Anoko 2017). À plusieurs reprises, A. W. Somparé s’appuie sur la vision latourienne du « grand partage » pour rappeler que les attitudes des populations locales sont trop souvent étudiées à l’aulne des facteurs culturels, a contrario de la démarche scientifique qui bénéficie d’une forme de rationalité occultant qu’elle est, elle aussi, le produit d’une culture occidentale (p.72). Dans cette perspective, les manières locales de penser la maladie et d’agir pour s’en protéger peinent à être reconnues par le dispositif de lutte contre Ebola. Sylvain Faye, lui aussi consultant pour l’OMS lors de l’épidémie, a récemment décrit comment le paradigme biosécuritaire qui prévaut en situation d’urgence sanitaire a « fait de la biomédecine la seule à avoir la capacité de gestion du risque de transmission » et « considère les croyances et les traditions des populations comme des barrières et savoirs rétrogrades à changer » (Faye 2021 : 169). Cette manière dont le dispositif de riposte aux épidémies pense les communautés locales « comme faisant partie du problème » (Wilkinson et al. 2017 : 1), les prive de la capacité d’être véritablement acteurs de leur traitement. Si la présence institutionnalisée des socio-anthropologues a permis selon A. W. Somparé une réponse moins contraignante que dans les pays voisins, ils étaient surtout sollicités quand « la santé publique se sentait impuissante » (p.73). On retrouve ici une certaine instrumentalisation par les sciences biomédicales déjà questionnée par Alain Epelboin (2009) et qui semble néanmoins plus nuancée depuis cette expérience épidémique (Abramowitz 2017).
Le récit livré par A.W. Somparé de son intervention dans le village de Tana (p. 115-122) illustre cette situation complexe. Méfiants envers les acteurs de la lutte contre Ebola, les habitants ont réactualisé un « mythe » du village qui expose à de grands malheurs toute personne qui y entre avec de mauvaises intentions. Au temps colonial puis sous le régime autoritaire de l’indépendance, plusieurs personnalités politiques auraient perdu leur emploi après s’être immiscées dans les affaires de la localité. Avertis et méfiants à leur tour, les agents de santé guinéens investis dans la lutte contre Ebola ont décidé d’interrompre le suivi de la chaîne de contamination, et c’est alors que l’intervention anthropologique fut plébiscitée. A. W. Somparé définit cette rumeur comme une « ruse » de la part des habitants qui cherchent avant tout à se protéger d’une menace exogène. Sa réactivation lors de l’épidémie est aussi le signe que la gestion d’Ebola vient réveiller des tensions socio-politiques anciennes, lui donnant les traits d’une « épidémie postcoloniale » (Niang 2014).
Un dispositif de lutte qui renforce les inégalités ?
Tout au long de l’ouvrage, A. W. Somparé accorde une importance centrale aux inégalités sociales, économiques et environnementales qui déterminent « l’impact des mesures de la Riposte et le risque d’être touchés par Ebola » (p. 190). Ainsi passe-t-il en revue dans le chapitre 4 les effets tant de la maladie que des mesures sanitaires sur les conditions de vie et de travail des populations affectées : les médecins et personnels de santé, les plus exposés à la maladie, mais aussi aux rumeurs et critiques ; les guérisseurs traditionnels, dont les compétences ont été délégitimées par un discours officiel expliquant qu’à défaut de remède, les cas suspects devaient être orientés dans les centres de traitement ; les enseignants et assimilés, dont la fermeture des écoles a aggravé la précarité — les établissements privés ne délivrant plus de salaire ; ou encore les chauffeurs de taxi et moto-taxi qui, déjà impactés par la diminution du nombre réglementaire de passagers, ont parfois été interdits d’exercer, les taxis étant considérés comme une voie rapide et clandestine de propagation de la maladie.
L’auteur soulève aussi la question des conséquences socio-économiques à long terme des interventions sanitaires, mettant en lumière des « manières différentes de concevoir le temps » (p. 132). Il prend l’exemple des traditionnels laveurs de corps2 qui, remplacés par des jeunes recrutés par la Croix-Rouge, ont « perdu à la fois leurs revenus, leur prestige et l’autonomie de leur métier » (p. 158) ; également des agriculteurs, dont les activités ont été perturbées par les mesures de confinement. Si les compensations en denrées alimentaires répondent à l’aide d’urgence, la Riposte a selon lui sous-estimé les retombées négatives sur les étapes ultérieures des cultures, renforçant encore davantage « la pauvreté cyclique, rythmée par les saisons » (p.131).
Par une description fine de la précarité qui touche les populations des quartiers enclavés et des localités rurales délaissées, l’auteur éclaire le décalage entre les moyens colossaux déployés pour endiguer l’épidémie et les problèmes de tous les jours avec lesquels il faut composer pour affronter la maladie. A. W. Somparé montre ici que le non-respect des mesures sanitaires, loin d’exprimer une « réticence » individuelle, peut correspondre à des stratégies de survie ou à l’incapacité des populations à les appliquer. « Sans eau, difficile de parler d’hygiène », écrit-il (p. 130). Alors que la pénurie d’eau et l’insalubrité (liée à la gestion des ordures et des eaux usées) touchent la majeure partie des Guinéens, les campagnes de sensibilisation incitant à se laver régulièrement les mains au savon ont « négligé le problème » (p. 193) en même temps qu’elles ont stigmatisé les populations « avec un soupçon de saleté » (p. 195). Or l’auteur prend soin de rappeler qu’il s’agit d’abord d’un problème élémentaire de santé publique, tout en soulignant l’existence antérieure de nombreuses pratiques quotidiennes préventives en matière d’hygiène (où l’eau acquiert une valeur de propreté, comme lors des ablutions ou des repas) qui auraient nécessité davantage de mesures d’accompagnement.
Ce que l’urgence sanitaire dit des pratiques de santé
Dans ce large panorama, l’auteur s’intéresse également dans le chapitre 5 à ladite « réticence » des populations à se soigner pendant l’épidémie. Un refus qui a largement été analysé par les sciences sociales à travers la violence des protocoles de biosécurité qui encadrent la prise en charge des corps et qui conduisent à extraire les patients du monde social (Gomez-Temesio et Le Marcis 2021). A. W. Somparé se concentre quant à lui sur les itinéraires thérapeutiques, un élément révélateur tant des circuits de propagation de l’épidémie que des pratiques de santé et de solidarité qui précédaient l’épidémie.
Les structures de santé publique guinéennes sont la cible de nombreux évitements, si bien que les parcours de soin s’orientent bien souvent vers les cliniques privées. L’auteur explique en partie cette méfiance du secteur public par une crise de confiance, déjà ancienne, envers les médecins, accusés de mettre en danger la vie du malade par intérêt financier (par la prescription de traitements non nécessaires, notamment des perfusions) ou par manque de compétences (les décès sont alors fortement médiatisés et pris comme preuves des fautes professionnelles). A. W. Somparé précise, en reprenant les travaux de Jean-Pierre Olivier de Sardan et Yannick Jaffré, que ces lieux, « baptisés parfois trop pompeusement “cliniques” » (de Sardan et Jaffré 2003 : 99), sont marqués par des niveaux de soins très hétérogènes pris dans une économie informelle, renforçant les « inégalités sociales dans l’accès aux services de santé » (p. 169). Le choix de se rendre dans une clinique privée répond pour le patient et sa famille à des critères de connaissance, souvent d’appartenance communautaire, mais aussi de coût.
Lors de l’épidémie d’Ebola, l’injonction à se présenter dans les hôpitaux et les visites régulières de médecins à domicile sont venues bouleverser l’offre de santé jusqu’à faire naître, comme l’écrit l’auteur, des soupçons chez « des personnes habituées à tomber malades et mourir dans l’indifférence la plus totale de l’État » (p. 174). Le contexte épidémique, avec les rumeurs qui lui sont liées, a accentué la vision de « l’hôpital comme un mouroir, au lieu d’être un lieu de guérison » (p. 175)3. Les cliniques privées sont quant à elles devenues des « nids d’Ebola » (p. 17), comme l’indique le chiffre rappelé par l’auteur de 98 % des décès d’Ebola en dehors des structures publiques dans la commune de Matoto à Conakry (p. 169). Bien qu’il précise également que les choix thérapeutiques, tout comme les « réticences », dépendent des représentations de la maladie, il ne développera pas ici ces autres itinéraires qui consistent, dit-il, à « naviguer entre la médecine traditionnelle et moderne » (p. 171).
A. W. Somparé montre en revanche dans cet ouvrage comment, grâce à une connaissance approfondie des sociabilités locales, la socio-anthropologie peut aider à comprendre les réactions des personnes confrontées à la maladie. L’épidémie d’Ebola et les mesures corrélées ont eu « un effet ravageur sur les solidarités » (p. 151). La peur de la contamination a semé la méfiance jusque dans les petits gestes du quotidien que sont le partage d’un repas ou la salutation, « premier thermomètre du lien social » (p. 187). La stigmatisation, tout comme la crainte de la répression, a placé des familles et des localités entières en situation d’isolement, et ce parfois même après l’épidémie. L’auteur éclaire ainsi les traces au long cours laissées par la violence des interventions sanitaires d’urgence dans les mémoires et les corps des personnes affectées4.
Afin de resituer l’épidémie d’Ebola, ses vécus et ses peurs, dans le quotidien de la société guinéenne, A.W. Somparé s’intéresse plus précisément au problème de la fuite des contacts, entrave majeure au contrôle des chaînes de contamination. En contexte d’urgence épidémique, il explique que la mobilité a notamment répondu à des critères de sexe et d’âge, rendant perceptibles les systèmes de circulation des femmes et des enfants dans la société. Pour faire face à la maladie, à la détresse et au stigmate, les femmes mariées sont fréquemment retournées dans leur village d’origine à la recherche de réconfort et de sécurité qu’elles ne pourraient obtenir aussi intensément auprès de leur belle-famille. L’auteur propose ici un autre regard sur la fuite des contacts, souvent réduite à une simple insubordination, en faisant du lien social le « fil conducteur de la maladie » (p. 177). Son analyse invite à déconstruire les clichés d’une maladie affectant les plus défavorisés pour en faire ce que certains chercheurs ont proposé d’appeler « une maladie de l’intimité sociale » (Richards 2016) ou, plus récemment, « une maladie d’amour, qui se transmet dans le soin » (Le Coq 2022 : 105).
Des réticences à la portée politique ?
A.W. Somparé aborde pour finir la manière dont certaines « réticences » ont été l’occasion pour une palette d’acteurs d’exprimer leur désaccord avec les élites et d’affirmer leur légitimité à prendre en main les réponses à la maladie. Définis ailleurs comme des « cadets sociaux » (Le Marcis et al. 2019), ces acteurs agissent dans l’arène politique depuis une position structurelle qui ne leur accorde que peu voire pas de pouvoir. Une telle situation a d’ailleurs été décrite lors de la résurgence d’Ebola en Guinée en 2021. Alors qu’elles se sentaient mises de côté dans le processus de gestion de la réponse à l’épidémie, les femmes du village de Kpagalaye vont s’opposer aux interventions des équipes sanitaires et à l’autorité des hommes en manifestant publiquement sous une forme rituelle qui interdit aux non-membres du groupe traditionnel des femmes Zowos de sortir dans la rue. Ce qui a été décrit comme une « réticence » par les promoteurs de la lutte contre Ebola et les médias consistait en fait pour ces femmes à un « recours aux outils dont elles disposent pour se faire entendre et revendiquer leur part dans la prise de décisions, les espaces de pouvoir et les bénéfices économiques que la Réponse5 amène » (Le Marcis et Marí-Saéz 2021 : 36).
A. W. Somparé prend l’exemple dans ce dernier chapitre des quartiers de la capitale à dominante peule dont la situation de marginalisation a fait naître un sentiment d’abandon catalyseur de frustrations. Dans un contexte où la lutte contre Ebola a parfois fait l’objet d’une « conversion en ressources politiques » (p. 216), les populations ont pu rejeter les outils de la Riposte pour faire entendre leurs revendications, donnant ainsi une forme politique aux « réticences ». Le sociologue, discutant les travaux de Joschka Philipps (2013) sur la mobilisation politique des bandes de jeunes à Conakry, décrit la naissance de « solidarités urbaines » (p. 210) avec des réseaux d’entraide investis de la responsabilité d’aider et de protéger les habitants. Certaines réactions pendant Ebola, comme le refus de l’implantation d’un CTE, revêtiraient alors l’objectif de « mettre leur quartier à l’abri de la contagion et de la stigmatisation » (p. 215). On peut noter par exemple une situation similaire décrite par Almudena Marí-Saéz au Libéria où la manifestation des jeunes s’opposant à la construction d’une Unité de Traitement Ebola (UTE) a aussi permis l’ouverture de nouveaux espaces de dialogue plus attentifs aux inquiétudes et priorités des populations (Le Marcis et al. 2019 : 27-28). Dans ces quartiers, la réponse à la maladie ne peut passer outre le bricolage quotidien qui tente déjà de défier la précarité et l’insécurité.
A. W. Somparé apporte ici de nouvelles observations aux nombreuses initiatives relevées dans le cadre de la réponse aux épidémies. Mathieu Fribault, également anthropologue consultant en Guinée pendant l’épidémie, indiquait dans un autre article que ces initiatives ont pris la forme « d’autosensibilisation spontanée » lorsque « des acteurs issus de la population, en particulier les jeunes, ont répondu en prenant en charge eux-mêmes les situations de crise sociale » (Fribault 2015 : 11). S’exprimant dans des réactions parfois violentes, elles posent le défi de repenser les termes de la participation communautaire en les appréhendant, dans les mots de Sylvain Faye, « comme un phénomène social total qui exprime un conflit et une demande pressante de changement social [et] aussi comme un moyen de reconnaissance dans la lutte contre Ebola » (Faye 2021 : 176).
Conclusion
L’énigme d’Ebola en Guinée est une contribution de plus sur l’analyse des « réticences », résultat d’une implication sans précédent des sciences humaines et sociales dans le dispositif de gestion de l’épidémie (Abramowitz 2017). Mais elle est aussi, à plusieurs titres, une contribution singulière. Ne serait-ce que tout d’abord, et il est important de le rappeler, parce que chaque étude de cas raconte une histoire particulière de la façon dont la maladie est venue bousculer la vie de tous les jours. A. W. Somparé invite à porter en ce sens une grande attention, dans un contexte d’urgence sanitaire, aux détails dans lesquels s’enracinent autant les manières locales de répondre à l’épidémie que les attitudes de rejet des interventions sanitaires.
Par ailleurs, alors que le pays a récemment été confronté à la gestion croisée de plusieurs épidémies émergentes et réémergentes sur son territoire, dont une deuxième épidémie d’Ebola6, ce livre d’A.W. Somparé est d’une actualité brûlante. Dans sa note introductive rédigée en avril 2020, l’auteur revient sur les incohérences des mesures préventives adoptées dans les débuts de la pandémie de Covid-19, notamment le manque de messages de sensibilisation ciblés pour les élites, voire même « l’indulgence » (p. 21) dont ont bénéficié parmi elles certaines personnes contaminées, par le droit notamment de se confiner à domicile dans un pays où les cas positifs, même asymptomatiques, sont normalement isolés dans des centres de traitement. L’auteur y voit, « comme au temps d’Ebola » (p. 19), la mise en place d’une Riposte dont les décisions tendent à renforcer les inégalités sociales, au risque de provoquer des résistances à travers le pays. Une étude postérieure à cet écrit montre que la population a d’abord remobilisé massivement et spontanément des savoirs-pratiques acquis lors de l’épidémie d’Ebola, avant de s’en détacher à mesure que la Covid-19 est apparue au plus grand nombre comme une crise économique, sociale et politique plutôt que comme une crise sanitaire (Attas et al., 2021). Avec cet ouvrage, A. W. Somparé réaffirme ainsi l’urgence pour le dispositif guinéen de gestion des épidémies de tirer les leçons de la réponse à Ebola pour éviter de reproduire sans cesse les mêmes erreurs7.
Ce qui nous amène, pour conclure, à revenir sur le positionnement scientifique de l’auteur qui se situe à mi-chemin entre consultance et recherche. Le fait que cet ouvrage soit l’une des rares publications guinéennes portant sur l’analyse du passage de l’épidémie Ebola doit être questionné. L’engagement de l’auteur auprès de l’OMS renvoie en effet à une configuration représentative de l’usage des sciences sociales en Afrique où la consultance devient parfois un frein à l’émergence d’un véritable espace de recherche (Olivier de Sardan 2011). A. W. Somparé justifie ainsi sa faible mobilisation de la littérature existante par son souhait de rendre ses propos accessibles au plus grand nombre et en premier lieu aux acteurs de santé. De ce fait, il tente d’échapper, nous dit-il, à la critique récurrente pendant l’épidémie à l’égard de rapports qui ne répondaient pas « aux exigences de synthèse et schématisation requises par les Institutions » (p. 76).
Néanmoins, il serait réducteur de limiter la contribution scientifique de cet ouvrage, comme le fait pourtant l’auteur lui-même dès l’introduction, à un simple « compte-rendu de cette expérience » (p. 24). Son analyse amène des arguments pertinents, parfois novateurs, sur certaines réactions des populations que l’on hésite finalement à qualifier de « réticences ». D’une part, ses expériences et connaissances antérieures en tant que sociologue lui permettent de mettre en lumière certaines réalités sociales exacerbées par le contexte sanitaire. D’autre part, son engagement sur le temps long de l’épidémie rend perceptible la façon dont les populations ont dû composer avec les contraintes du quotidien et celles du dispositif de riposte. Sans vraiment l’expliciter, il transforme son rôle de consultant en une occasion de faire de la recherche. On peut dire que l’ouvrage se positionne pour une « socialisation de la riposte », comme Sylvain Faye en fait le vœu dans un récent article (Faye 2021 : 177). Néanmoins, la problématisation des dimensions sociales par laquelle il choisit d’aborder les réponses à la maladie gagnerait à être revendiquée comme une véritable proposition de recherche et discutée au sein des débats scientifiques. Loin d’un rapport rédigé à la hâte au service du commanditaire, mais aussi loin d’une discussion trop théorique déconnectée du terrain, A. W. Somparé démontre ici ce que sont capables de faire les sciences humaines et sociales aux prises avec des enjeux pratiques en situation d’urgence sanitaire.