Se mobiliser sans protester dans le Sud global ?

À propos de Christophe Broqua (dir.), Se mobiliser contre le sida en Afrique, 2018

Ève Bureau-Point

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Ève Bureau-Point, « Se mobiliser sans protester dans le Sud global ? », Lectures anthropologiques [En ligne], 9 | 2022, mis en ligne le 30 juillet 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/1037

À partir de l’ouvrage coordonné par Christophe Broqua, l’auteure complète la mise en perspective des mobilisations contre le sida dans les Suds, en intégrant d’autres continents. Ces mobilisations exceptionnelles et historiques mises en place dans les systèmes de santé (d’abord des Nords, puis des Suds) ont contribué à légitimer le rôle actif du patient dans la prise en charge de problématiques sanitaires. L’article revient sur les principes fondateurs de ces mobilisations, leurs implicites et les obstacles à la professionnalisation durable des personnes vivant avec le VIH. La mobilisation contre le sida dans les Suds a permis d’atténuer la crise sanitaire en palliant à de nombreuses faiblesses des systèmes de santé. Qu’en sera-t-il de ces logiques politiques et sociales dans la gestion des épidémies futures ? L’anthropologie des épidémies devrait rester attentive à ces évolutions.

Based on the book coordinated by Christophe Broqua, the author completes the overview of the mobilisations against AIDS in the South countries, by including other continents. These exceptional and historic mobilisations in health systems (first in the North, then in the South) helped to legitimise the active role of the patient in the management of health issues. The article looks at the founding principles behind these mobilisations, their implicits and the obstacles to the sustainable professionalisation of people living with HIV. The mobilisation against AIDS in the South has made it possible to mitigate the health crisis by compensating for many weaknesses in health systems. What will happen to these political and social logics in the management of future epidemics? The anthropology of epidemics should remain attentive to these developments.

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Ce texte est dédié à Sandrine Musso, dont l’œuvre est omniprésente dans les écrits sur le sida. L’ouvrage Se mobiliser contre le sida en Afrique a été préfacé par son directeur de thèse, Jean-Pierre Dozon. Il soutient, dans la préface, que le sida est à l’origine d’une forte intrication entre sciences sociales et sciences biomédicales dans une perspective plus large de santé publique, un dialogue utile qui a été au cœur du travail de Sandrine. Il rappelle les rapports entretenus par nombre de chercheur.e.s en SHS avec un certain type d’engagement et de militance, sans empêcher de nécessaires distanciations, une caractéristique que l’on attribue sans peur de se tromper à notre regrettée collègue et amie. Le sida en Afrique, elle l’a étudié à travers la question des migrations (Musso 2011) et diverses collaborations avec l’anthropologue Christophe Broqua, coordinateur de l’ouvrage recensé ici, et spécialiste de la pandémie sur ce continent.

Compte rendu de Christophe Broqua (dir.), 2018, Se mobiliser contre le sida en Afrique. Sous la santé globale, les luttes associatives. Paris, L’Harmattan.

Contextualisation théorique et historique des mobilisations contre le sida en Afrique

Se mobiliser contre le sida en Afrique présente les résultats d’une enquête collective coordonnée par Christophe Broqua, ainsi que d’autres travaux menés sur le continent, élargissant ainsi la discussion à huit pays d’Afrique pour la plupart francophones : Bénin, Burkina Faso, Burundi, Côte d’Ivoire, Éthiopie, Mali, Sénégal, Togo. En outre, les auteur.e.s font ponctuellement référence à d’autres pays : Cameroun, Tanzanie, Afrique du Sud, Mozambique, Ouganda, Zambie, ce qui enrichit la mise en perspective politique de ces mobilisations contre le sida sur le continent. Les enquêtes de terrain ont été réalisées entre 2010 et 2015, à l’exception d’un travail plus ancien, celui de Philippe Cornu en Côte d’Ivoire en 1995. Les auteur.e.s sont anthropologues, en dehors de deux contributions de chercheur.e.s en sciences politiques et une d’un spécialiste en pédagogie et programme communautaire.

L’enquête collective voit le jour trente ans après les débuts de la pandémie, dans un contexte où les mobilisations associatives contre le sida font l’objet de divers travaux en sciences sociales dans les Suds : Amérique du Sud (Bourdier 2005), Asie de l’Est (Micollier 2011 ; Rollet 2005), Asie du Sud-Est (Bureau-Point 2016, Paxton et Stephens 2007), Afrique du Sud (Mbali 2005), Afrique de l’Ouest (Achilli et Hejoaka 2005 ; Mbodj 2007), Afrique centrale (Eboko et Mandjem 2011). Un certain nombre de ces travaux sont présentés dans le numéro thématique : Cap aux Suds. Une orientation globale de la mobilisation contre le sida ? de la revue Face à Face, coordonné par Fred Eboko, Frédéric Bourdier, Christophe Broqua et Olivier Fillieule (Eboko et al. 2005) ou encore dans l’ouvrage : Les Suds face au sida. Quand la société civile se mobilise, coordonné par Fred Eboko, Frédéric Bourdier et Christophe Broqua (2011). L’originalité de ce nouvel ouvrage, Se mobiliser contre le sida en Afrique, repose sur le fait qu’il met en perspective différentes formes de mobilisations associatives sur le continent le plus affecté par la pandémie1 et qu’il en dégage plusieurs caractéristiques, présentées ci-après.

Christophe Broqua précise dans son introduction (p. 15-50) qu’il attribue un sens large au concept de « mobilisation » afin d’inclure le plus de formes possible. Il entend par là les regroupements associatifs, des plus passifs au plus actifs. Le concept de « mobilisation » apparaît interchangeable avec celui de participation, ce qui peut rappeler au lecteur l’échelle de la « participation » proposée jadis par la sociologue Sherry Arnstein (1969). Cette échelle intègre à la fois des formes faibles et élevées de participation, passant par des formes de non-participation (manipulation, soins), de tokénisme (coopération symbolique lors de proposition, consultation, information du public) et de contrôle où les citoyens deviennent des acteurs politiques à part entière. L’ouvrage s’inscrit dès lors dans le champ de l’anthropologie politique de la santé qui, depuis la fin des années 1980, porte une plus grande attention aux dimensions politiques de l’épidémie (p. 15). Ainsi, à l’instar des autres travaux précédemment cités sur les mobilisations contre le sida dans les Suds, les auteur.e.s s’intéressent au potentiel d’influence de ces mobilisations sur le déroulement des soins et plus largement des affaires publiques. Clément Soriat (p. 201-214) cite Catherine Neveu qui souligne que les mouvements sociaux « contribuent puissamment à la définition des problèmes sur lesquels une action étatique est attendue » (Neveu citée par Soriat, p. 201). Les articles de cet ouvrage reprennent cette proposition en décrivant comment les mobilisations associatives bousculent, questionnent voire redéfinissent l’expression du pouvoir dans l’« espace politique de la santé » (Fassin 1996).

Les articles interrogent par ailleurs les enjeux politiques de ces mobilisations dans le prolongement historique de la mobilisation associative contre le sida qui s’est produite dans les Nords, marquée à ses débuts par de nombreuses victoires de militants dans l’espace public. Pour mémoire, dans les années 1990, des activistes thérapeutiques ont imposé leur point de vue dans les arènes médicales sur les questions de traitements et de recherche (Epstein 2001). Des opérations spectaculaires opérées par les acteurs associatifs de la lutte contre le sida, notamment Act-up, portées le plus souvent par des individus au fort capital culturel (Defert 2014) et militant (Matonti et Poupeau cités par Soriat, p. 203) ont bousculé les politiques publiques. La mobilisation dans les Nords a alors été qualifiée d’historique et d’exceptionnelle. Ces acteurs, pour la plupart vivant avec le VIH, ont progressivement participé à un changement de regard sur les malades dans les systèmes de santé des Nords. Un tournant s’est ainsi produit au sein des politiques de lutte contre le sida au début des années 2000, puis plus largement à l’échelle des politiques de santé où la place du patient a été envisagée différemment au milieu des années 2000. On a ainsi commencé à sortir du paternalisme biomédical et à accorder au patient un rôle plus actif dans l’organisation des soins (Bureau et Hermann-Mesfen 2014). Une fois que l’accès aux médicaments contre le sida a commencé à se généraliser dans les Nords, les mobilisations collectives des Nords se sont orientées vers la question de l’accès aux soins et aux traitements dans les Suds (Eboko et al. 2011 : 21). Depuis les années 2000, « se mobiliser » dans les Suds est devenu un leitmotiv des institutions de lutte contre le sida.

Contrairement aux travaux précités, cet ouvrage présente et questionne les formes de mobilisation qui se sont développées sur le continent africain après 2010. Les travaux qui y sont présentés interrogent plus spécifiquement les mobilisations associatives des personnes vivant avec le VIH, mais ils abordent également les formes de mobilisations des États (Mbaye et Billaud, p. 113-143), des médecins (Bonvalet-Döring, p. 93-111), et celles de populations particulières (femmes, travailleuses du sexe, homosexuels, usagers de drogues). Ils analysent tout particulièrement leur portée politique, sur le plan individuel (empowerment, clientélisme) et collectif (accès aux soins, rôle des solidarités, quête de changement social). L’absence de définition de la mobilisation semble ici poursuivre le parti pris dans l’ouvrage codirigé en 2011 par le même auteur : les « deux vocables de "participation" et "mobilisation" ne peuvent se rapporter à une quelconque définition universelle, et chaque situation revêt un contenu et des réappropriations spécifiques qu’il s’agit de déchiffrer suivant les contextes (Eboko et al. ibid. : 20). Les articles de l’ouvrage recensé poursuivent ainsi la réflexion sur les enjeux politiques de la mobilisation, en illustrant, au cours d’une période plus récente, les dynamiques et significations locales de la mobilisation qui se sont construites dans le cadre des réseaux d’échanges transnationaux de la lutte contre le sida.

Principes fondateurs de la mobilisation contre le sida dans les Suds : une mobilisation institutionnalisée et transnationale

Christophe Broqua rappelle dans l’introduction les grandes lignes de l’histoire des politiques de lutte contre le sida en Afrique dans lesquelles s’insèrent les formes de mobilisation étudiées. Vers la fin des années 1990, les organisations internationales dédiées à la lutte contre cette épidémie comme l’ONUSIDA, le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, PEPFAR (President's Emergency Plan for AIDS Relief), les fondations Bill et Melinda Gates et Clinton se sont multipliées, rendant la prévention et l’accès aux traitements antirétroviraux progressivement accessibles dans les Suds. La lutte contre le sida s’y est construite à partir de « façonnements internationaux et locaux » (Broqua, p. 19) dans le cadre de la « santé globale ». À l’instar d’autres Suds, des normes globalisées et des modèles d’action se sont diffusés, comme la nécessité d’impliquer dans la lutte contre le sida la société civile, les personnes concernées et le secteur associatif (Bureau-Point 2016). Les première et deuxième parties de l’ouvrage portent spécifiquement sur cet enchevêtrement du local et de l’international et sur la co-construction des diverses formes de mobilisation.

La rencontre entre PVVIH (personnes vivant avec le VIH) au sommet de Paris en 1994 a été à l’origine de l’énonciation du principe GIPA (Greater Involvement of People Living with HIV/Aids) invitant à la participation accrue des personnes vivant avec le VIH à tous les niveaux, qu’il s’agisse du système de santé ou de la société au sens plus large. Le principe ainsi défini lors de cette rencontre, bien que décrite comme « un grand sommet d’intention aux poches vides » (Mbaye et Billaud, p. 119), va servir d’outil de légitimation pour les institutions de lutte contre le sida en vue de justifier la place essentielle que les PVVIH sont censées occuper dans la conduite des programmes de lutte contre le sida dans les Suds.

Christophe Broqua souligne dès l’introduction que les mobilisations en Afrique sont essentiellement façonnées et influencées par les Nords. Comme l’avançait déjà Cornu (1996), ce « ne sont [pas] des productions spontanées, leurs références sont en grande partie des références du dehors : les formes d’organisation, les idées, les mots parfois » (Ibid. : 75). La mobilisation associative est décrite dans l’ouvrage comme le résultat d’incitations, de concurrences, de contraintes et de dépendances. À l’exception de quelques initiatives relativement indépendantes des dynamiques globales (Micollier 2011), dont certaines sont régulièrement citées (cf. le mouvement social porté par la Treatment Action Campaign2 en Afrique du Sud au début des années 2000 pour améliorer l’accès aux traitements), les mobilisations associatives se construisent à travers des réseaux d’informations et d’échanges transnationaux. Concernant plus spécifiquement la participation des personnes vivant avec le VIH, il est question au Sénégal d’expression locale d’une « participation décrétée » (Mbodj 2007), ou encore en dehors du continent africain, au Cambodge, comme l’expression d’une « norme globalisée » (Bureau-Point 2016).

Alors que les mobilisations des années 1990 dans les Nords se sont construites à partir d’une implication « par le bas », intrusive et contestataire, de personnes vivant avec le VIH aux forts capitaux culturels et militants ; en Afrique, comme le montrent de nombreux articles de cet ouvrage et la plupart des études sur la mobilisation dans la lutte contre le VIH/sida dans les Suds, la dynamique ne peut se penser en dehors de la « santé globale ». La mobilisation s’est institutionnalisée par le biais d’incitations « par le haut ». Les formes de mobilisation, comme nous allons le voir, se sont alors diversifiées tant dans le profil des acteurs que dans les activités menées.

Dans l’ouvrage, les formes apparentées au militantisme telles qu’on les envisage dans les Nords sont rares. Les contre-pouvoirs sont quasi-absents et les retombées politiques sont moindres. Les opportunités professionnelles créées pour les PVVIH et/ou soutenues par les organisations de lutte contre le sida conduisent à une dynamique de professionnalisation de ces nouveaux acteurs : « agent communautaire », « médiateur », « pair éducateur », « patient expert », « éducateur thérapeutique », « animateur de groupe d’entraide ». Il n’est pas rare que la posture du membre intéressé par l’activité rémunérée « hante alors la vie des associations » (p. 32), dans ce contexte où c’est la figure de la personne volontaire et engagée qui est valorisée à ces postes. Dans ce nouvel univers technocratique, ces derniers reçoivent finalement en retour une rétribution modique et une faible reconnaissance, par ailleurs non pérenne (Bureau-Point 2016). Christophe Broqua mobilise James Ferguson (p. 31), qui soulignait que les projets de développement produisent un effet de dépolitisation, en transformant les problèmes politiques en problèmes techniques. De nombreuses associations sont alors devenues des opératrices de mise en œuvre des programmes dont les modalités sont le plus souvent décidées par d’autres. Comme cela a pu être repéré au Cambodge, les « patients experts » endossent le plus souvent des positions d’exécutants. Cependant, comme le mentionnait Johanna Siméant-Germanos (2013), il est intéressant de sortir d’une approche occidentalo-centrée des mouvements sociaux, pour éviter de comparer des mobilisations de contextes démocratiques avec des mobilisations de contextes autocratiques. Ainsi, la mobilisation dans les Suds s’est institutionnalisée en conduisant à des formes d’action très variées, souvent peu revendicatrices, qui s’établissent à partir des droits humains et des libertés publiques reconnues par les États, mais aussi à partir des capacités d’inhibition des personnes, et d’autres dynamiques sociales et culturelles propres à chaque contexte. Ce faisant, l’agencéité des personnes mobilisées s’est exprimée dans ces États à d’autres échelles discrètes et moins visibles (Bureau-Point 2016).

Comme le souligne Christophe Broqua, ces mobilisations n’interdisent pas des formes d’engagement, d’altruisme, d’activisme et de revendications « par le bas ». L’article de Koudia Sow (p. 297-324) met par exemple en évidence une forme de mobilisation exceptionnelle de femmes vivant avec le VIH au Sénégal qui ont exprimé une demande de soutien en lait artificiel pour les accompagner dans leurs projets de procréation, alors que l’OMS leur recommandait l’allaitement maternel. Ainsi, des micropouvoirs laissent entrevoir une dimension politique à cette mobilisation sans forte contestation, à travers des dynamiques moins visibles, mais opérantes, d’appropriations, de négociation, de redéfinitions des normes imposées par les politiques de lutte contre le sida. La figure de la PVVIH intéressée n’empêche pas la figure de la PVVIH altruiste et engagée. Étudier la mobilisation en contexte permet alors de mieux comprendre ses logiques complexes et entremêlées, marquées par des contraintes et des inventions, et des organes de pouvoir en place plus ou moins favorables à la prise en compte d’une expertise de la société civile et des PVVIH.

Technologies confessionnelles et politiques de catégorisation

Christophe Broqua met au cœur de cet ouvrage la question centrale et problématique du dévoilement public de la séropositivité inhérente à la mobilisation de personnes vivant avec le VIH. Comme le rappelait Vinh-Kim Nguyen (cité p. 23), les « technologies confessionnelles » qui consistent à dévoiler publiquement son statut de personne vivant avec le sida, sont une première condition de la mobilisation. Les logiques qui précèdent ces témoignages publics sont analysées dans divers contextes dans cet ouvrage, et comme le rappelle Christophe Broqua, elles peuvent être source d’exclusion comme de reconstruction de soi, d’accès aux traitements, ou de rétribution financière, précisant d’emblée ici le caractère ambivalent de la mobilisation. Christophe Broqua (p. 25) revient sur l’utilisation du concept de « citoyenneté thérapeutique » qui sous-tend que le statut de personne séropositive permet une forme de socialisation et d’intégration au monde, associée à des droits et des devoirs. Certains articles pointent les limites de ce concept (Sow, p. 297-324), leurs auteurs préférant les notions de « clientélisme thérapeutique » ou de « pacifisme thérapeutique », considérant que la « citoyenneté thérapeutique » renvoie finalement à un idéal-type rarement atteint et non à une catégorie généralisable à tous les cas de figure. Comme l’écrit Christophe Cornu (p. 171-199) : « les personnes atteintes ayant un statut social "élevé" ne s’impliquent pas dans les associations de PVVIH en Afrique de l’Ouest, par crainte du préjudice social que pourrait leur faire subir la révélation de leur séropositivité » (p. 184). La mobilisation, avec le dévoilement de la séropositivité qu’elle implique, se révèle le miroir des inégalités sociales de la société concernée.

Un autre point d’entrée mis en avant dans cet ouvrage, particulièrement marquant pendant les années 2010, est celui des politiques qui ciblent des publics spécifiques, et le travail continu de définition sociale et politique de ces derniers. Au début de l’épidémie dans les années 80, c’était la transmission hétérosexuelle qui était mise en cause sur le continent. Les catégories des « Hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH) » et d’« usagers de drogues » étaient considérées comme quasi inexistantes. Les premières explications de la maladie mettaient l’accent sur le sida comme « maladie du développement » (Cornu p. 173) et sur les facteurs culturels, relatifs aux comportements sexuels par exemple. Progressivement, la nécessité d’axer les politiques de santé sur des groupes spécifiques s’est fait sentir. La lutte contre le sida s’est ainsi organisée en orientant des actions vers des « populations clés », plus touchées par le sida que d’autres. Christophe Broqua rappelle la « construction politique et savante » qui se trouve derrière ce processus. Ces populations, appelées précédemment « groupes à risques » ou « groupes de transmission », ont désormais un rôle clé à jouer « à la fois dans la dynamique de l’épidémie et dans la réponse à y apporter » (ibid. p. 27). Ce processus de démocratisation sanitaire s’est généralisé dans les organismes de lutte contre le sida, fixant ainsi la participation des « groupes à risque » comme une priorité. Les enquêtes épidémiologiques ont montré que les populations clés étaient bien présentes sur le continent et les HSH sont devenues après coup l’une des principales concernées. Evelyne Micollier (2011) avait montré à partir de ses enquêtes en Chine comment la menace du sida avait permis aux groupes d’homosexuels de se développer et de lutter pour leur reconnaissance. Christophe Broqua indique, à l’instar d’autres contributeurs et contributrices de l’ouvrage, que les logiques d’action plus récentes orientées vers des catégories d’individus ont fait évoluer le milieu associatif africain en produisant des phénomènes de concurrences et des réaménagements. L’article de Lucille Gallardo et al. (p. 325-344) montre par exemple comment l’accent porté sur les minorités sexuelles par les agences internationales a généré des tensions dans le secteur associatif au Burundi, au Togo et au Burkina Faso en mettant en concurrence les HSH et les PVVIH. Christophe Broqua dresse le constat que l’évolution du monde associatif en Afrique suit d’assez près celle des catégories cibles, conduisant d’un côté à l’émergence de nouvelles associations à l’intersection de différents groupes et de l’autre, à la création d’associations de plus en plus spécialisées, comme les groupes spécifiquement trans qui souhaitent s’autonomiser des associations HSH qui les défendaient jusque-là (p. 30). Les troisième et quatrième parties de l’ouvrage portent sur des groupes de population spécifiques et leurs mobilisations : ceux de femmes (Konan, p. 215-232), de « travailleuses du sexe » (Castro p. 235-257 ; Poleykett, p. 259-268 ; Blibolo et Broqua p. 269-293), d’homosexuels (Gallardo et al., p. 325-344) ou encore d’usagers de drogues (Ndione, p. 345-361).

De l’institutionnalisation de la mobilisation au désengagement des États

Si une analyse de ces différents travaux mis bout à bout manque en fin d’ouvrage, Vinh-Kim Nguyen propose, dans sa postface, une ouverture, en replaçant les mouvements associatifs du continent africain au sein des enjeux géopolitiques plus larges de la santé mondiale, mettant l’accent notamment sur l’influence étatsunienne. Il montre comment le rôle croissant joué par les acteurs associatifs s’inscrit dans une logique néo-libérale étatsunienne, associée au désengagement des États concernés. Ces logiques, réinjectées dans « l’industrie du sida », sont venues remplacer sur le continent celles de la Françafrique, davantage marquées par les interventions bilatérales des États. Elles véhiculent une idéologie où les individus, via les associations, sont amenés à se substituer aux États qui ne veulent pas ou ne peuvent pas répondre aux besoins de la population (Nguyen, p. 366).

C’est dans ce contexte que les politiques publiques se sont démocratisées, notamment les politiques de santé, avec une mise en avant de la démocratie sanitaire, incarnée par une diversité de dispositifs participatifs destinés aux patients et aux associations. Dans certains pays occidentaux, la participation des patients s’est progressivement inscrite dans le droit, par exemple, en France, la loi de 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Le statut de « patient expert » et les formations qui leur sont destinées se sont développés, à partir d’une mise en exergue du concept de savoirs expérientiels (Simon et al. 2020), mais également du principe de responsabilités partagées et de délégation des tâches. L’institutionnalisation de tels dispositifs participatifs dans les Suds suscite un réel intérêt pour la santé publique. En déléguant aux acteurs associatifs de nombreux aspects de la gestion de l’épidémie, les systèmes de santé peuvent se dédouaner de nombreuses responsabilités, tout en assurant le succès de leur programme. Au Cambodge, où cette dynamique d’institutionnalisation, de professionnalisation et de transfert de responsabilités aux patients a été étudiée à toutes les échelles du système de santé, les PVVIH ont joué un rôle central, en assumant des soins médicaux et psychosociaux, mais aussi des tâches administratives et logistiques, très diverses, depuis le domicile jusque dans les centres de santé et les hôpitaux. Ils ont fait sortir de l’ombre des PVVIH qui refusaient le soin et/ou appréhendaient l’autorité médicale et le secteur public considéré comme inefficace et onéreux en raison de la corruption régnant dans le système de soins. Ils ont rétabli une certaine confiance dans le secteur public de la santé en expliquant le fonctionnement des services, en partageant leur expérience de la maladie et des traitements. Ils ont rejoint les équipes de soins et effleuré l’honneur d’être devenus acteurs de soins à part entière. Cependant, si les patients ont accédé à une forme de professionnalisme qui jusque-là était hors de portée, la violence structurelle éprouvée lors de ces expériences illustre une autre facette de cette politique de santé appliquée massivement dans les Suds : la personne non qualifiée est rarement reconnue dans son environnement comme actrice de cette lutte contre le sida et son travail est invisibilisé par des mécanismes de délégitimation mis en œuvre par les acteurs conventionnels du système de santé. Leur parole est entendue lorsque celle-ci ne perturbe pas les mécanismes habituels de légitimation du pouvoir. L’autorité médicale persiste et à la moindre contestation, ces nouveaux acteurs sont généralement replacés au plus bas de la hiérarchie. Leur statut de volontaire et leur rémunération instable ont pu laisser un sentiment amer à ces acteurs profanes. La précarité s’est ainsi reproduite à travers ces programmes au Cambodge (Bureau-Point et Phan 2016).

Dans l’ouvrage recensé ici, ces questions de professionnalisation des PVVIH sont peu abordées spécifiquement. Ce que l’on constate cependant à l’échelle globale, et pas seulement dans les Suds, c’est qu’avec la chronicisation de la maladie, la baisse des financements publics et l’épuisement de l’exceptionnalisme sida (Girard 2014), ces postes précaires, bon marché pour les politiques publiques, se sont raréfiés. En Europe les programmes de « patients experts »3 sont remobilisés régulièrement par les politiques de santé publique pour diverses problématiques de santé (diabète, cancer, santé mentale, maladie neurologique…) mais ils font preuve d’un dynamisme fragile. Dans les Suds, ces dispositifs participatifs auront été un impératif incontournable dans le contexte spécifique de l’accès universel aux traitements contre le VIH pour se raréfier progressivement au cours des années 2010.

Cette mobilisation associative contre le VIH sur le continent africain, et plus largement dans les Suds, n’a cependant pas connu d’équivalent et reste, tout comme la mobilisation associative des années 80 dans les Nords, exceptionnelle et historique. Ainsi, elle constitue un cas d’école, avec désormais de nombreuses leçons à tirer pour la gestion des autres épidémies. Pourtant, l’anthropologie des épidémies, qui a porté son attention sur l’épidémie de SRAS, le virus Ebola ou encore le Covid-19, ne fait pas état d’une mémoire des institutions à cet égard, bien au contraire. Pour la pandémie de Covid-19, plusieurs sociologues et anthropologues relèvent que les associations d’usagers de la santé sont les oubliés de la gestion de la crise4, et que les « approches bottom-up » plus attentives aux besoins des populations n’ont pas émergé5. La démocratie sanitaire est citée comme la victime collatérale du Covid-196. En ce début des années 2020, où les professionnels de santé conventionnels ont été plus que jamais éprouvés par la crise, où la relation médecin/malade s’est trouvée le plus souvent réduite aux soins cliniques et à la sécurité sanitaire, la démocratie en santé ne recouvre que peu de valeur pour les politiques publiques. Reste à mettre en lumière les formes d’entraide et de solidarité qui se mettent en place de manière moins visible pour assurer les soins en dehors de l’institution biomédicale dans cette ère de désagrégation progressive des services publics de santé.

1 Le continent africain regroupe à lui seul 25,3 millions des 37,7 millions de cas de sida dans le monde (ONUSIDA 2021).

2 Pour en savoir plus sur l’histoire de ce mouvement [en ligne] : https://www.tac.org.za/our-history/

3 Pour en savoir plus sur les usages des savoirs expérientiels en santé dans les Nords voir l’introduction de l’ouvrage de Simon et al. (2019).

4 https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/05/04/coronavirus-les-associations-d-usagers-de-la-sante-oubliees-de-la-gestion-de-crise_6038631_

5 https://www.alternatives-economiques.fr/tentation-bouc-emissaire-autres-lecons-de-lepidemie-de-sida/00092428 (consulté le 10.03.2022).

6 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/26/coronavirus-nous-assistons-a-une-veritable-faillite-de-notre-democratie-sanitaire_6034459_3232.html

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1 Le continent africain regroupe à lui seul 25,3 millions des 37,7 millions de cas de sida dans le monde (ONUSIDA 2021).

2 Pour en savoir plus sur l’histoire de ce mouvement [en ligne] : https://www.tac.org.za/our-history/

3 Pour en savoir plus sur les usages des savoirs expérientiels en santé dans les Nords voir l’introduction de l’ouvrage de Simon et al. (2019).

4 https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/05/04/coronavirus-les-associations-d-usagers-de-la-sante-oubliees-de-la-gestion-de-crise_6038631_1650684.html (consulté le 10.03.2022).

5 https://www.alternatives-economiques.fr/tentation-bouc-emissaire-autres-lecons-de-lepidemie-de-sida/00092428 (consulté le 10.03.2022).

6 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/26/coronavirus-nous-assistons-a-une-veritable-faillite-de-notre-democratie-sanitaire_6034459_3232.html (consulté le 10.03.2022).

Ève Bureau-Point

Ève Bureau-Point est anthropologue, chargée de recherche au Centre National de la Recherche scientifique (CNRS) et membre du Centre Norbert Elias à Marseille. Elle a réalisé sa thèse de doctorat en anthropologie sur les « patients experts » qui participaient à la lutte contre le sida au Cambodge entre 2005 et 2010.