À propos de Ortar Nathalie et Subrémon Hélène (dir), 2019, L’énergie et ses usages domestiques. Anthropologies d’une transition en cours

Françoise Lafaye

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Françoise Lafaye, « À propos de Ortar Nathalie et Subrémon Hélène (dir), 2019, L’énergie et ses usages domestiques. Anthropologies d’une transition en cours », Lectures anthropologiques [En ligne], 5 | 2019, mis en ligne le 13 février 2024, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/713

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La transition énergétique vers laquelle nous tendons aujourd’hui vise à abandonner l’usage illimité des énergies fossiles tel que l’ont encouragé les sociétés capitalistes, et à augmenter la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique1 tout en s’engageant dans la sobriété. C’est ce dernier aspect qui intéresse Nathalie Ortar et Hélène Subremon (p. 9-36) puisqu’il renvoie aux usages et pratiques d’une série d’acteurs, consommateurs comme professionnels, qui vont mettre en œuvre cette transition au quotidien.

Les politiques publiques de l’énergie, qu’il s’agisse de celle de l’Union européenne ou de celles des pays qui vont devoir le transposer dans leur droit national, sont prescriptives. Elles attendent du citoyen, souvent envisagé comme un consommateur, des comportements spécifiques et une rationalité économique qui ignorent les manières dont les modes de vie déclinent des dimensions sociales et symboliques. Selon les coordinatrices de l’ouvrage, l’analyse des pratiques quotidiennes des ressources énergétiques dépasse le simple cadre de l’énergie. Elle renvoie aux modes de vie et aux manières dont ceux-ci sont affectés par les choix politiques et techniques faits. En appréhendant les processus de rejet, d’hybridation ou d’adoption d’un objet technique, ce sont des conceptions et des discours sur la transition énergétique qui vont être étudiés.

Les différents textes réunis ici ont pour ambition de contribuer à la recherche sur les usages de l’énergie, mais aussi d’en renouveler les perspectives. Elles mobilisent différentes disciplines (anthropologie, sociologie, histoire), mettent en œuvre des approches diverses (par les logiques d’action, les routines, les pratiques adaptatives, etc.) et s’inscrivent dans des champs multiples (innovation, parenté, techniques, environnement, etc.). Elles ont en commun le recours à une enquête de terrain, l’inscription dans la diachronie et la mise en contexte des phénomènes ou des objets techniques étudiés.

La transition énergétique actuelle n’est pas la première que nous ayons vécue. Les deux premiers chapitres de l’ouvrage ont pour objet d’autres transformations structurelles dans les modes de production et de consommation de l’énergie, survenues depuis la fin du XIXe siècle. Dans « Une révolution de l’œil. Lumière électrique et gouvernement du visible, 1870-1914 », Christophe Granger (p. 37-60) montre comment l’introduction de la lumière électrique a profondément bouleversé « l’ordre des choses à voir et la manière de les voir » (p. 37). En effet, cette innovation a suscité de nombreux débats techniques de la part des ingénieurs sur les mérites sanitaires comparés de l’électricité et du gaz en matière d’éclairage. Les hygiénistes et les médecins finiront par plébisciter la première en raison de son aspect « naturel » et du fait qu’elle est inoffensive pour l’œil. Mais surtout, ce sont les perceptions et les gestuelles qui sont modifiées avec cette innovation. On assiste alors à une véritable révolution du regard, car l’éclairage électrique contribue à la mise en visibilité du monde et, par-là, à naturaliser de nouvelles façons de voir.

C’est à l’histoire de la cuisson au gaz que s’attache Jean-Pierre Williot dans « Cuire avec ou sans flamme ? Le gaz en transition énergétique, de la modernité à la défaveur » (p. 61-79). Comme l’histoire du gaz est faite de transitions successives, celle de la cuisson permise par cette source d’énergie a subi également les mêmes fluctuations. Si les entreprises gazières et les propagandistes attachés à cette source d’énergie l’ont très tôt promue pour des raisons d’approvisionnement énergétique, son adoption par le consommateur est restée dépendante de basculements techniques. Jusqu’à 1860, ce mode de cuisson reste l’apanage des restaurateurs. Dès cette époque se discute l’amélioration des brûleurs des cuisinières. Parallèlement, le raccordement au réseau demeure coûteux et rare. Pour convaincre de cette technique, des cours de cuisine et des conférences sont organisés. Deux avantages sont mis en avant : l’usage (rapidité et propreté) et l’économie. Durant la dernière décennie, des primes sont versées aux appareilleurs et des prêts d’équipements sont accordés aux abonnés au gaz. Mais c’est la période entre 1910 et 1950 qui voit l’expansion de la cuisson au gaz. Les slogans attractifs des publicités — modérer ou fermer le gaz est présenté comme un avantage financier — auxquels s’ajoute l’évolution des techniques des équipements, vont installer les gazinières dans l’espace domestique.

Dans « Les temporalités de l’énergie renouvelable à l’heure de l’austérité grecque » (p. 81-100), Daniel M. Knight nous convie à envisager les sources d’énergie à l’aune des temporalités auxquelles elles font référence pour les habitants de la petite ville rurale de Trikala en Grèce centrale. Pour lui, la transformation des pratiques énergétiques en cette période de crise et les critiques que ces habitants en font renvoient aux manières dont ils gèrent la crise actuelle et conçoivent leur place dans l’Europe.

En effet, depuis 2006, d’importants projets photovoltaïques sont mis en place en Grèce sur des terres agricoles fertiles, dont l’exploitation n’est plus viable financièrement en raison de la crise économique et des incertitudes de la Politique agricole commune (PAC). Ce programme est soutenu par l’Union européenne et mobilise des capitaux étrangers. Les agriculteurs grecs sont donc encouragés à installer des panneaux photovoltaïques qui leur procurent un revenu stable. Cependant, dans cette région, consciente de son histoire et notamment de grandes pénuries alimentaires, ces équipements sont vus comme une marque de colonisation, des objets de dépossession et posent pour les habitants l’inquiétante question de la sûreté alimentaire et plus largement celle de l’avenir des nouvelles générations.

Parallèlement, l’énergie solaire ne bénéficiant que rarement aux populations locales, les habitants de Trikala utilisent, depuis l’hiver 2012, le chauffage au bois en remplacement du fuel jugé trop cher. Outre les problèmes de pollution qu’ils génèrent et les importations de bois qu’il nécessite désormais, ce mode de chauffage est vécu par les intéressés comme un retour en arrière, dans la pré-modernité, antérieure à leur appartenance à l’Europe. Les feux de cheminée deviennent ainsi des symboles de pauvreté et de régression. Le paysage offre au regard le tiraillement des habitants, entre panneaux photovoltaïques incarnations de la modernité et cheminées synonymes de retour au passé. Ce chapitre montre comment se combinent des stratégies politiques et des modes de vie locaux.

Laurence Raineau, dans « Les contradictions d’une transition énergétique morcelée » (p. 101-113), centre son analyse sur un parc de 75 éoliennes déployé à 10 km des côtes de Courcelles-sur-mer dans le Calvados. Ce projet se veut l’un des fleurons de la production énergétique française et doit contribuer à atteindre deux objectifs du plan énergie-climat européen : produire 20 % d’énergies renouvelables et réduire de 20 % les émissions de gaz à effets de serre d’ici 2020.

En étudiant les controverses locales autour de ce projet, l’autrice constate que ce type de projet est essentiellement tourné sur la production et l’innovation technique, mais ne concerne en rien la consommation des ménages au local. Les kWh consommés sont issus d’un réseau centralisé et aucune relation n’est établie par les usagers entre une production locale visible et une consommation (invisible) sur laquelle reposerait la sobriété, pilier elle aussi de la transition énergétique. Dans ce contexte, les changements attendus des pratiques et des modes de vie restent dévolus à des actions de pédagogie, de sensibilisation et d’information autonomes. Or, en la matière, selon Laurence Raineau citant Tim Ingold, et son ouvrage Marcher avec les dragons, il ne suffit pas de savoir ou de se représenter un problème pour pouvoir y trouver une réponse adéquate, il faut le percevoir c’est-à-dire l’éprouver dans l’action. En analysant le découplage production/consommation de ce projet, l’autrice pose une question essentielle concernant la transformation structurelle de nos pratiques énergétiques, celle de l’échelle à laquelle elle est mise en œuvre, car cette échelle doit traiter à la fois « les questions relatives aux techniques de production, aux pratiques énergétiques et aux modes de vie » (p. 112).

C’est à une situation insulaire spécifique où l’énergie est source de débat depuis les années 70, où la part de la production en énergies vertes est supérieure à celle du niveau national, mais qui dépend en partie de l’Italie et de Sardaigne pour son approvisionnement, que Sophie Bouly de Lesdain s’intéresse, dans « Petits producteurs d’énergie solaire en Corse : routines domestiques et rapports sociaux locaux à l’énergie en contexte semi-insulaire » (p. 115-130). Elle s’interroge sur les raisons qui ont poussé certains Corses à répondre positivement aux sollicitations d’installation de panneaux solaires — produire de l’électricité puis la revendre à EDF — et sur les conséquences de ces installations sur leur consommation d’électricité. L’enquête socio-anthropologique réalisée en Haute-Corse et en Corse du Sud montre que les discours des producteurs sur l’installation de ces équipements relèvent de deux registres. Certains manifestent une volonté de préserver leur environnement. Dans ce cas, soit cette installation s’accompagne d’autres équipements ayant le même objectif, qui aboutissent à une consommation modérée, soit les panneaux solaires sont vus comme le symbole d’un engagement environnemental, mais un fort taux d’équipements ménagers conduit ces producteurs à maintenir une consommation élevée. D’autres se placent dans le registre domestique et y voient un moyen de maintenir un accès à l’électricité — en utilisant la batterie lors des coupures ou en considérant que l’achat de la production par EDF permet de régler la facture. Mais devenir producteurs d’électricité dépasse les seuls rapports à la consommation énergétique. Conçus par les producteurs comme un bien collectif, favorisant l’indépendance énergétique de l’île, ils renvoient aussi aux rapports que les Corses entretiennent avec leur territoire, l’État et EDF.

Dans « La transition énergétique au prisme des logiques d’action : diversité et dynamiques d’appropriation » (p. 131-150), Cécile Caron, Isabelle Garabuau-Moussaoui et Magali Pierre nous proposent une contribution qui vise deux buts. D’une part, défendre l’approche des usages par les logiques d’action. Selon elles, ce concept offre l’avantage de postuler que les pratiques ont un faible potentiel de transformation — ce qui expliquerait la lenteur de la mise en œuvre de la transition énergétique — et que les systèmes sociotechniques ainsi que les politiques publiques sont parcourus par des contradictions — ce qui réfute l’idée de conduites unifiées et cohérentes vers cette transition. Ces logiques d’action concernent une multitude de pratiques du quotidien et intègrent les dispositifs sociotechniques « dans un système plus large de gestes, de compétences, de significations, de marges de manœuvre » (p. 136). L’analyse de l’appropriation de ces dispositifs s’affranchit alors d’une conception de l’humain basée sur les figures de l’homo economicus et de l’homo ecologicus et peut se concentrer sur les nuances et la variété constatées. D’autre part, cet outil théorique est mobilisé pour étudier trois innovations techniques : le déploiement de véhicules rechargeables hybrides dans des entreprises, un nouveau tarif d’électricité pour les ménages, modulé en fonction des pics de consommation, et des bâtiments à haute performance énergétique. Leur enquête montre des connexions, mais aussi des tensions entre dispositifs et logiques d’action. Pour ces autrices, l’analyse systémique des composantes (significations, manières de faire et capacités d’action) des logiques d’action permet de comprendre les dynamiques des pratiques quotidiennes et la capacité des dispositifs à intervenir dans le changement attendu.

Dans « Le compteur Linky bientôt chez vous. Les régulations de proximité à l’épreuve de nouveaux mécontentements locaux » (p. 151-172), Aude Danieli se consacre aux relations entre usagers et agents de proximité à l’occasion du déploiement du compteur Linky. Avec cette innovation en effet, ces derniers ont dû recomposer leurs relations techniques et commerciales aux clients. Techniquement, cette réalisation est relativement similaire aux compteurs précédents, mais elle comporte des fonctions nouvelles rendant possible la gestion d’opérations courantes à distance, notamment la relève ou le changement d’abonnement, modifiant ainsi le rapport clients/distributeurs-fournisseurs d’énergie. En outre, ce nouveau compteur a suscité de nombreuses questions sur les objectifs qu’il affichait et les modalités techniques qui permettaient de les remplir. En effet, il a été conçu pour fournir au consommateur des télérelevés permettant la facturation régulière et réelle et encourager les particuliers et les petites entreprises à s’impliquer dans la consommation énergétique, avec, à terme, l’idée de proposer de nouveaux services et offres. Cependant, il fait l’objet de controverses. Élus et associations de consommateurs ont vu en lui un symbole de la marchandisation de l’énergie, les électrohypersensibles y ont vu une nouvelle source d’ondes, des militants se sont interrogés sur l’utilisation des données qu’il permettait de collecter.

Dès la pose des compteurs, les interactions entre personnels et usagers ont été agrémentées de frictions, notamment en milieu rural où il fallait pénétrer dans les logements pour accéder au compteur à remplacer. Conçu comme outil de mesure, le changement a révélé des erreurs (puissance erronée, par exemple) ou des fraudes liées aux anciens compteurs et les personnels ont dû faire face à de nombreuses réclamations. Par ailleurs, des politiques de contrôle, soutenues par ces professionnels, visant à réduire les impayés ont conduit à un resserrement des règles marchandes. À l’encontre de l’objectif affiché de conduire le consommateur à une maîtrise de sa consommation, il s’avère que celui-ci met en place des techniques d’évitement et considère que les opérations réalisées à distance lui procurent de l’autonomie. Face à ce qu’ils considèrent comme un désintérêt du client, les personnels banalisent l’outil et l’utilisent pour « pacifier leur relation au client » (p. 165). Ils n’en retiennent que les finalités professionnelles et mettent ainsi le client à distance du système.

Dans « Pratiques de consommation et culture familiale en contexte de crise de l’énergie : entre adaptation et résistance au changement » (p. 173-193), Nathalie Ortar présente une recherche ayant pour objet l’évolution des usages domestiques entourant deux types de ressources énergétiques de ménages de la région lyonnaise travaillant dans l’industrie ou dans le secteur tertiaire : celles liées « au-dedans » — ici, l’électricité — et celles touchant « au-dehors » — ici, les hydrocarbures. Ces usages ont été saisis en contexte — c’est-à-dire en tenant compte des parcours professionnel et résidentiel des ménages étudiés — et à partir des routines quotidiennes. L’autrice montre que la socialisation familiale et la prise d’autonomie résidentielle sont deux moments qui vont influer sur les pratiques énergétiques, la première par l’apprentissage de routines domestiques qui ne revêtent pas toujours la même signification selon les classes sociales, et la seconde lorsque les jeunes adultes se heurtent par eux-mêmes aux contraintes financières. Ces pratiques vont également être modulées par les pairs et/ou des enseignants. En retour, l’expérience habitante va intervenir sur le parcours résidentiel.

Dans un contexte contraignant comme le périurbain, l’augmentation des prix de l’énergie conduit à des arrangements pour réduire la consommation énergétique. Certains ont anticipé en entreprenant des aménagements dans leur logement, mais ce sont ceux qui en avaient les moyens financiers. Pour les autres, la baisse du thermostat est la pratique la plus courante. L’achat d’un poêle à bois installé dans une unique pièce peut également contribuer à cette baisse de la facture. Dans ces deux cas, l’expérience sensorielle et les manières d’habiter s’en trouvent modifiées. En revanche, les pratiques culinaires restent inchangées.

S’agissant « du dehors », Nathalie Ortar note des changements déclarés dans la conduite comme dans la conception de la mobilité : choisir un véhicule plus économe, mettre en œuvre du covoiturage pour assurer les trajets domicile-travail ou de loisirs, militer pour le télétravail, etc. Ces nouveaux modes de déplacement contribuent cependant à modifier l’organisation domestique et interviennent sur les emplois du temps des différents membres de la famille et sur le temps passé ensemble.

Selon Hélène Subremon (p. 195-211), la précarité énergétique occupe une place particulière parmi les différentes formes de précarité. Elle ne se résume pas à un niveau de revenus ou de dépendance à l’aide sociale. Catégorie de l’action publique, sa définition a néanmoins du mal à faire consensus. Dans « La sobriété bricolée. Modalités d’adaptation des ménages modestes en transformation » (ibid.), elle nous présente une recherche intitulée « Contraintes énergétiques et innovation sociale » réalisée alors que la France lance son premier programme « Habiter mieux » (2012) destiné à octroyer une aide à des propriétaires occupant et disposant de faibles revenus désirant rénover leur logement. Partant du constat selon lequel les choix de ces ménages pour faire des travaux dans leur logement ne se réduisaient pas à leur seule situation financière, elle a étudié les autres ressources que ces ménages pouvaient mobiliser dans le cadre d’une économie domestique.

Pour réduire la diversité des interprétations concernant la question énergétique, l’autrice nous propose une typologie qui croise deux variables : les logiques pesant sur des usages contraints de l’énergie et les modes d’adaptation à ces contraintes. Ainsi, la contrainte subie pousse les ménages à se concentrer sur leur quotidien et à mettre en place des mesures d’économie drastiques, qu’ils présentent dans leurs discours comme relevant à la fois de l’écologie et de l’économie. Peu de travaux dans le logement sont envisagés dans ce cas. Les ménages relevant de la contrainte aménagée se heurtent à des contraintes financières fluctuantes et se caractérisent par leur quête d’autonomie et leur recours à la « débrouille » auprès de leur réseau familial ou de connaissances, pratiquant plus l’échange de service que le flux monétaire. S’ils envisagent des travaux, ils ne sont pas de grande ampleur. Ceux relevant de la contrainte choisie bénéficient d’un revenu stable. Ils se définissent comme des écocitoyens et même s’ils disqualifient les comportements d’économie d’énergie, la réduction de la température ambiante par exemple, ils mettent en œuvre des travaux qui, de fait, les inscrivent dans la sobriété. Ils partagent aussi une norme commune : l’adhésion à la nécessaire transition énergétique. Si ces types de ménages agissent différemment et ont des rapports très distincts à l’aide publique pour l’amélioration énergétique de leur habitat, Hélène Subremon souligne que, malgré ces situations diverses, les ménages manifestent un souci écologique et une volonté d’améliorer leur logement. Elle attire l’attention sur les « marges de manœuvre » issues de l’économie domestique, comme le recours à un réseau d’entraide, que certains ménages vont investir, mais qui ne relèvent ni des échanges marchands ni de l’aide publique.

La recherche présentée ici2 : « De l’inconfort aux contraintes matérielles, du repli domestique aux pratiques adaptatives : vécus en précarité énergétique dans une région de Wallonie » porte sur les représentations et pratiques d’adaptation et/ou innovation à l’égard de la précarité énergétique, dans un contexte socio-économique dégradé. Amélie Sibeni, Willy Lahaye et Françoise Bartiaux (p. 213-235) se proposent d’appréhender cette précarité « par le bas ». Leur enquête se situe dans la zone de Mons-Borinage-Centre en Wallonie. Cette zone se caractérise par une forte densité de population, dont le revenu moyen est inférieur à celui de la Belgique, un taux de chômage élevé, une forte proportion de familles monoparentales ou de personnes isolées, un important pourcentage d’étrangers ainsi qu’un parc de logement relativement ancien et vétuste.

À partir d’un échantillon réunissant des profils socio-démo-économiques divers, ces auteurs ont recensé quatre types de difficulté auxquels ces ménages en précarité énergétique ont à faire face dans leur logement. Tout d’abord, ils doivent composer avec la dégradation de leur milieu de vie : outre l’absence de chauffage central et le peu d’entretien dans ces logements, ils ont des problèmes d’humidité, d’isolation ou de chauffage défectueux. Lorsqu’ils se tournent vers le privé ensuite, ils ont à faire avec des propriétaires peu scrupuleux, ce qui donne lieu à de nombreuses dérives. Par ailleurs, s’ils sont limités par un budget très serré, ils conservent une petite marge de manœuvre, dans laquelle ils vont se passer de chauffage ou utiliser un mode différent et moins couteux. Ils vont également limiter leur mobilité alors que leur logement se situe dans une zone peu desservie par les transports en commun. Se nourrir ou se chauffer, se chauffer ou s’équiper en électroménager, telles sont les questions auxquelles ils doivent répondre. Enfin, même s’ils ont un sentiment d’injustice et d’impuissance, d’être stigmatisés par leur recours à l’aide sociale et exprimant une certaine angoisse du présent et de l’avenir, ils développent aussi des stratégies dans leur maigre champ des possibles. Ils ont recours à leur réseau d’entraide, tant familial qu’amical ou de voisinage, et manifestent ainsi leur volonté d’agir. Sibeni, Lahaye et Bartiaux (ibid.) défendent l’approche des usages de l’énergie par les significations et les pratiques. Au final, ils conseillent au gouvernement belge de mettre en œuvre des politiques participatives de rénovation énergétique collective dans les cités sociales, qui prennent en compte les multiples dimensions de cette précarité.

En guise de conclusion, je tiens à préciser que ma lecture de cet ouvrage se veut celle d’une non-spécialiste, plus aguerrie à l’implantation de gros équipements qu’à l’anthropologie de la consommation et aux modes de vie. Si cet ouvrage se consacre aux usages quotidiens de l’énergie et en fait son objet, il reprend également un certain nombre de thèmes abordés de manière plus générale dans le dossier de ce numéro : l’ambiguïté de la mise en œuvre des énergies renouvelables conçues comme essentielles dans le futur mix énergétique (voir l’article de Bresciani dans le dossier) ou la nécessaire prise en compte des aspects éthiques dans les choix énergétiques (voir l’introduction d’Ortar et Loloum et l’article de Cantoni, dans ce dossier).

En cela, les chapitres de l’ouvrage, en contextualisant systématiquement leurs propos sur l’énergie comme l’annoncent par Nathalie Ortar et Hélène Subremon dès l’introduction (op. cit.), reprennent en filigrane ces grands thèmes. À l’aune des pratiques énergétiques, ceux-ci s’incarnent dans le sens attribué à la production photovoltaïque en Corse (Bouly de Lesdain, op. cit.) ou dans les manières dont les éoliennes grecques sont appréhendées par les locaux au regard de leur propre mode de chauffage récemment converti au charbon de bois (Knight op. cit.). Ils permettent alors de considérer les équipements énergétiques en les politisant, mais aussi en tenant compte de leurs multiples dimensions. À ce sujet, les articles des deux historiens montrent en quoi les choix énergétiques interviennent sur les sens, qu’il s’agisse de la vue (Granger op. cit.) ou du goût (Willmot op. cit.), tandis que le chapitre écrit par Caron, Garabuau-Moussaoui et Pierre fait la démonstration que les pratiques sont plus complexes que la mise en œuvre de rationalités économiques et/ou écologiques (Caron, Garabuau-Moussaoui et Pierre op. cit.).

Outre cette contextualisation des usages énergétiques, qui permet d’éviter de les traiter comme des aspects autonomes de l’expérience, l’intérêt de l’ouvrage recensé réside dans les différentes entrées utilisées et les divers domaines mobilisés pour appréhender ces usages domestiques de l’énergie. Qu’il s’agisse de l’influence des socialisations sur la constitution de routines et donc des pratiques (Ortar op. cit.) ou des dynamiques d’appropriation des dispositifs appréhendées par les logiques d’action (Caron, Garabuau-Moussaoui et Pierre op. cit.), ou encore du morcellement de la transition énergétique lié à la dissociation production/consommation dans les projets (Raineau op. cit.), ces différentes entrées ouvrent des pistes prometteuses pour s’emparer de ces usages à la fois spécifiques et enchâssés dans les modes de vie. Chaque auteur se contraint à l’exercice d’explicitation des concepts ou notions. Cependant, on peut regretter que les auteurs, tendus vers cet effort d’explicitation, aient parfois un peu sous-traité leurs enquêtes de terrain. Les ethnographies entreprises augurent de pistes prometteuses, mais laissent parfois le lecteur sur sa faim, notamment en ce qui concerne la précarité énergétique. Quid de ce recours constaté à un réseau d’entraide familial et amical (Sibeni, Lahaye et Bartiaux op. cit.) ? Les auteurs citent Florence Weber pour aborder ce qu’elle nomme, dans son ouvrage éponyme : Le travail d’à côté, c’est-à-dire les activités hors travail. Elle les étudie en majorité chez des ouvriers qui situent ces activités entre goût et nécessité. Or, dans leur chapitre, les auteurs prennent en compte une autre population, qui, dans le meilleur des cas, accède à des emplois précaires et doit gérer un nombre important de contraintes. Quelles sont les ressources de ce groupe en matière de compétences à mobiliser ? Quelles sont les modalités de l’entraide ? Quel type de travaux sont mis en œuvre ? Quelles sont les limites à ce recours ? C’est cette dernière question qu’aborde Hélène Subremon (op. cit.) lorsqu’elle note que des ressources non-marchandes dans les relations de proximité peuvent être trouvées. Elle précise alors que dans ce cas, le voisinage est généralement exclu. Comment fonctionne ce système de ressources ? Pourquoi les voisins en sont-ils absents et jusqu’où les précaires énergétiques se privent-ils de ces ressources ? Si l’autrice tente une explication — ils seraient objet de méfiance —, cette dernière mériterait d’être creusée puisque cette piste du réseau d’entraide est souvent avancée comme un engagement a minima dans la sobriété.

Enfin, cet objet de l’anthropologie qu’est la transition énergétique renvoie à une question essentielle, qui peut s’étendre à bien d’autres objets : celle du positionnement du chercheur qui s’en saisit. En effet, catégorie de l’action publique, la transition énergétique est d’emblée porteuse d’injonctions et de comportements attendus de la part des consommateurs. Comment ce consensus sur la nécessaire transformation structurelle de la production et de la consommation — transformation à laquelle semblent adhérer les chercheurs — affecte-t-il les questions posées en sciences humaines et sociales (SHS) ? De même, comment les rapports de force dans ce champ, longtemps dominé par les professionnels et les sciences et technologies (ST), colorent-ils encore les problématiques envisagées, conçues avec un désir de convaincre ? Nadine Roudil, dans le dossier, souligne les difficultés rencontrées pour se saisir d’un objet qui est aussi un enjeu politique et le risque encouru de normalisation des comportements à partir des recherches produites. Certaines des contributions de l’ouvrage recensé ici posent une nouvelle fois ces questions.

1 Répartition des différentes sources d’énergies primaires consommées dans une zone géographique donnée.

2 Elle s’inscrit dans un projet plus vaste sur la précarité énergétique et ses conséquences en Belgique.

1 Répartition des différentes sources d’énergies primaires consommées dans une zone géographique donnée.

2 Elle s’inscrit dans un projet plus vaste sur la précarité énergétique et ses conséquences en Belgique.

Françoise Lafaye

Françoise Lafaye est chargée de recherche à l’École nationale des travaux publics de l’État (ENTPE), et membre de l’UMR CNRS/Université de Lyon : Environnement, Ville et Société (EVS). Elle a travaillé sur des problématiques liées aux risques technologiques, plus particulièrement au nucléaire (implantation de centrale dans un village, mobilisation, participation au débat) et à l’industrie (reconversion et fermeture de sites). Depuis 2010, elle a développé des recherches sur la chimie (concertation, mise en place du règlement REACH, nanotechnologies) ce qui lui a donné l’occasion de réfléchir à l’interdisciplinarité « en actes ». Elle débute actuellement une recherche, avec Marc-Eric Gruénais, sur la distribution de comprimés d’iode autour d’une centrale nucléaire et sur les liens qu’établissent les acteurs chargés de mettre en place cette mesure et la sûreté nucléaire.