Quand la nuit nous dévoile les sociétés

À propos de Cultures & Conflits, n° 105-106, 2017

Arianna Cecconi

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Arianna Cecconi, « Quand la nuit nous dévoile les sociétés », Lectures anthropologiques [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 16 février 2024, consulté le 12 octobre 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/634

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Compte rendu de Collectif Candela (coord.), 2017, « Politiques de la nuit », Cultures & Conflits, n° 105-106, printemps-été.

La nuit n’est pas un espace-temps figé et la singularité de ce numéro : « Politiques de la nuit » est de déconstruire la conception de la nuit comme espace intime, « parenthèse » dans les rythmes de la vie sociale : « les représentations et le rapport à la nuit demeurent différenciés selon les lieux, les sujets, les groupes sociaux et restent le produit de socialisations plurielles » (p. 27). Dans les contributions de ce numéro, la nuit est appréhendée comme un espace public, actif, créatif, angle d’observation privilégié, et cependant peu exploité pour analyser la société. Elle est aussi présentée comme un espace institutionnalisé que les pouvoirs publics cherchent à contrôler en définissant des règles ou des dispositifs. Le sociologue Murray Meblin (p. 29-59) y voit une nouvelle frontière : « les hommes semblent voués à accomplir de plus en plus d’activités à toute heure du jour et de la nuit. Ces activités sont très variées, concernent un très large public et la tendance est mondiale. Une hypothèse pour en rendre compte de manière globale consiste à appréhender la nuit comme une nouvelle frontière au sens où l’expansion dans les heures sombres serait la continuation de migrations géographiques » (p. 29). Si l’espèce humaine est globalement « diurne » — définition qui fait référence à la période pendant laquelle les créatures sont actives —, ce numéro de Cultures et Conflits nuance néanmoins ce constat. Si l’étude de la nuit conçue comme espace d’activité et d’échanges sociaux n’est récente, elle demeure pourtant un objet assez marginal — surtout en sociologie et sciences politiques. De leur côté, les anthropologues ont mis en avant un problème de définition1. Qu’est-ce que la nuit ? La concevoir comme la période entre le coucher de soleil et l’aube ne rend en effet pas compte des différents types de nuits qui se manifestent dans le monde, quand par exemple les populations arctiques sont confrontées à des nuits sans obscurité (Galinier et al. 2010). Les études ethnographiques ont montré que la nuit est un espace-temps privilégié dans de nombreuses sociétés, durant lequel des savoirs et des pouvoirs inaccessibles dans l’état éveillé ou diurne se révèlent. Mais c’est surtout sous l’angle de la dimension rituelle et des rêves que la nuit a été ethnographiée dans diverses sociétés. À partir de l’analyse de divers contextes géographiques et sociaux (France, Russie, Sénégal, États-Unis), ce dossier thématique propose d’importantes pistes de réflexion pour appréhender les caractéristiques spécifiques à la nuit contemporaine. La dimension politique, relative au travail ou au loisir, constitue le principal angle d’analyse qui permet aux auteurs de s’interroger sur des questions transversales : y a-t-il une continuité entre vie diurne et nocturne ? Y a-t-il, durant la nuit, une transformation des hiérarchies, ou bien est-elle plutôt un espace de consolidation de l’ordre social ? La référence à l’activité, mais aussi à l’« imagination sociale » relie les divers articles : imagination autour de la nuit, de sa dangerosité, de ses habitants, travailleurs et usagers, mais aussi des sujets qui s’approprient la nuit et la traversent. Dans le sillage des théories postcoloniales (Appadurai 1996 ; Obeyesekere 1990), cette attention portée à l’imagination montre bien son importance pour la compréhension des phénomènes sociaux et sa contribution à la construction des subjectivités. Expression d’un projet social et de vie inédit, l’imagination indique une capacité ou une volonté de changer, le désir de donner à son propre monde une forme différente de celle qu’il a. Cette conception processuelle met en relation l’action sociale et les actes imaginatifs, ces derniers devenant dès lors moins le moyen d’une évasion de la réalité qu’un outil d’anticipation des plans ou des désirs. Loin d’être une alternative à l’action, l’imagination en est au contraire une partie intégrante. Après avoir présenté les grandes lignes des différents articles proposés dans ce numéro, nous nous intéresserons aux pistes et aux nœuds problématiques qui méritent d’être approfondis et qui pourront inspirer de nouvelles recherches sur la nuit. Les différentes contributions de ce numéro s’articulent autour de deux grands thèmes que sont l’engagement politique et le travail.

Le traitement nocturne du politique 

L’évènement fondateur du collectif2 CANDELA, qui a coordonné et introduit (p. 7-27) ce numéro, est en fait l’apparition nocturne de la marcha negra3 des mineurs d’Asturias protestant contre la fermeture des mines. Cette marche a croisé le chemin des chercheurs du collectif qui se trouvaient en 2012 à Madrid pour participer à un congrès international de science politique. Depuis lors, le collectif Candela s’intéresse à la manière dont la nuit a été historiquement un espace-temps de l’engagement politique, et à ses spécificités contemporaines. Alors que l’obscurité protégeait la clandestinité en d’autres temps, la « colonisation » (p. 11) de la nuit par l’éclairage public favorise des formes de contrôle de l’espace nocturne, ainsi qu’une transformation des modes de revendication et de résistance. Le collectif Candela, au moyen de diverses enquêtes menées sur le territoire lillois, s’est intéressé « à l’interrelation entre les régulations sociospatiales (à partir de l’analyse des rapports sociaux de sexe dans l’espace public), les régulations politiques (à partir de l’étude de la politique municipale en matière de gestion nocturne), les régulations professionnelles (à travers une sociologie des patrons de bar) et les régulations policières (via l’analyse de l’intervention des polices nationales et municipales, la nuit) » (p. 18). À partir des résultats de ces enquêtes, le collectif a constaté par exemple une asymétrie quant au droit à la ville et aux relations de genre — et l’a étudiée. Même si les agressions ne sont pas plus nombreuses la nuit, les femmes interrogées témoignent d’un sentiment de plus grande fragilité la nuit qui a des conséquences sur leur usage de l’espace urbain nocturne. Selon ses membres, ceci semblerait lié à l’incorporation des représentations et des discours sur la rue et la nuit — tant informels qu’institutionnels. Un exemple cité dans l’article de Candela est la rubrique sur le site du ministère de l’Intérieur : « Conseils aux femmes », qui « défient » les espaces publics nocturnes — rubrique apparue en 2012. « Ces conseils sont symptomatiques des imaginaires sociaux et culturels qui entourent la rue la nuit et des représentations sexistes sur la différence et la fragilité des femmes » (p. 15). Au lieu de questionner les rapports de pouvoir et la domination des hommes sur les femmes, ces discours véhiculent une présentation de ce que doit être la place des femmes, en les renvoyant, pour leur sécurité, à des espaces privés alors que la plupart de violences physiques et sexuelles envers elles se produisent notamment dans le milieu de la famille et des proches (p. 16). Le traitement nocturne du politique apparaît également dans les articles d’Étienne Walker et Patrick Bruneteaux. Le premier a enquêté sur l’espace récréatif à Rennes (p. 123-143), il met en perspective les mesures disciplinaires à l’échelle étatique via les nouveaux dispositifs d’origine municipale investissant le champ sanitaire et culturel. Étienne Walker analyse les changements des typologies des dispositifs (du régime disciplinaire à celui de la sécurité, puis à celui de la prévention). Il observe comment la mise en place de plusieurs dispositifs de rééducation et de prévention a succédé à la répression frontale. Depuis 2005 enfin, la ville investit la santé des sortants : prévention des usages de drogue et des comportements à risque (alcool, sexualité, conduite automobile) sont ainsi pris en charge par divers acteurs du champ médico-social. L’auteur montre bien comment la ville a mis en avant une politique de prévention plutôt que de sanction, qui cependant s’avère être toujours une politique de contrôle. Également à partir d’un point de vue nocturne, Patrick Bruneteaux (p. 145-162) montre la montée en puissance de l’État social urgentiste assumant une mission protectrice humanitaire, ce au détriment de l’État social dans sa mission régulatrice (insertion, travail). L’analyse de récits de vie d’un SDF de longue date qui a connu la rue entre 1968 et 2005 permet alors de révéler les changements des politiques étatiques. En étudiant les transformations de stratégies d’action envers les SDF, l’auteur met en évidence, là aussi, la transformation d’une politique de répression en une politique humanitaire, tout en en montrant les contradictions et les failles. Dans les années 1980, les SDF étaient considérés comme délinquants — le Code pénal a puni le vagabondage et la mendicité jusqu’en 1993 — et les services spécialisés de l’État investis d’une mission d’« hygiène publique ». Depuis une vingtaine d’années, de nombreux groupes déploient une activité nocturne pour venir en aide aux SDF dans la rue — tant les grandes associations caritatives que les bénévoles des quartiers. Ces maraudes constituent le début d’une chaîne qui se propose de faire entrer les SDF dans un circuit de maintenance sanitaire (accès au soin) et social (minima sociaux). L’attention à l’urgence et/aux situations plus précaires vient délaisser toute approche globale et, comme le souligne Patrick Bruneteaux, les mécanismes globaux de la marginalisation ne sont pas discutés. De nombreuses politiques sectorielles en direction des populations « pauvres » ont ainsi été abandonnées. L’inclusion humanitaire reste alors périphérique et ne transforme pas les conditions des personnes marginales. : « l’état social qui intervient auprès des gens non menaçants, réside dans une passivité de l’offre qui augmente le crédit de l’action publique tandis que l’état social recule en matière d’accès au droit commun, notamment l’accès aux logements sociaux » (p. 161).

La nuit au travail : temporalité subalterne ou espace des possibles

L’article de Murray Meblin « Night as a frontier » publié en 1978 dans l’American sociological review (p. 29-59), traduit dans ce volume, présente l’extension de l’activité dans les heures sombres comme reliée aux mêmes règles et logiques qui président à l’expansion territoriale. À chaque stade, la nuit est occupée de manière plus dense et diversifiée. Les pionniers des espaces nocturnes, les vagabonds, seront suivis par les groupes liés à l’activité de production. Puis viennent ceux qui proposent des activités de consommation, tels les bars et les restaurants ouverts toute la nuit. En analysant la colonisation de la nuit dans la perspective du travail, Murray fait le constat d’une délégation et d’une décentralisation du pouvoir. Bien que plusieurs organisations soient actives en continu, leurs dirigeants ne sont généralement en service que le jour. Les modalités de gestion d’une organisation peuvent ainsi varier le jour ou la nuit. C’est le cas dans les hôpitaux où les infirmières peuvent décider de ne pas réveiller les chefs de service, ou encore dans les usines, tandis que des fonctionnaires peuvent prendre des décisions qui relèvent normalement de la compétence des cadres supérieurs. Mais si, dans certaines situations, les travailleurs de nuit peuvent acquérir certains pouvoirs décisionnels, cela ne semble pas amener à un véritable basculement des hiérarchies. Cela est confirmé par la recherche de Thibaut Menoux (p. 61-82) qui développe une sociologie des groupes professionnels, à partir de l’exemple des concierges de nuit des grands hôtels. Il analyse les interactions entre travailleurs de nuit et clients et saisit ainsi la construction d’une temporalité subalterne propre aux concierges de nuit, liée à la spécificité du contexte de travail : « là où l’urgence médicale nocturne est liée à des enjeux vitaux, celle du client de l’hôtel n’est liée qu’à la supériorité de son statut. Le fait d’imposer son propre temps comme plus précieux que celui des autres est une caractéristique commune de la classe dominante. L’exemple des réveils nocturnes (souvent motivés par des raisons futiles, parfois illégales) montre très bien les aspects temporels de cette inégalité statutaire » (p. 66). Les imaginations relatives aux activités illégales des concierges de nuit — soupçonnés de trafic de stupéfiants ou de prostitution —, alimentées par les films et la littérature, sont aussi intériorisées par les travailleurs, avec les stigmates que cela comporte. La pénibilité du travail nocturne a aussi des effets somatiques (Gu et al. 2015), physiques et psychologiques liés à l’isolement et à la difficulté de concilier vie professionnelle et privée. En outre, le travail nocturne dans le monde néolibéral, comme le souligne le collectif Candela, ne doit pas occulter les relations de subalternité entre les états. Dans plusieurs pays, les personnes travaillent la nuit pour adapter et synchroniser les expériences locales du temps et de l’espace avec les forces globales. Dans un pays comme l’Inde, les call centers fonctionnent toute la nuit pour répondre aux appels des citoyens américains, et cela a un impact tant économique que biologique, en influençant les styles de vie et les rythmes veille-sommeil. Dans son ethnographie à Dakar, Thomas Fouquet (p. 83-97) reprend la définition de Winnicott pour évoquer la nuit comme un « espace potentiel », une zone d’interface entre le monde intérieur du sujet et son environnement extérieur (p.83). L’auteur décrit la nuit dakaroise en termes d’« infrastructure incarnée » (p. 84), façonnée par celles et ceux qui la traversent et l’adaptent à leurs besoins ou désirs. Les hiérarchies et les frontières présentes le jour semblent alors basculer, en permettant la rencontre d’individus qui ne se fréquentent pas habituellement. L’auteur s’approche des jeunes qui n’ont pas entrepris de parcours migratoire et qui restent à Dakar, malgré leur souhait d’une vie ailleurs. Il s’intéresse aux jeunes femmes « de la nuit » et à leur expérience d’un déplacement aussi bien spatial que social. Ces femmes fréquentent des bars et night-clubs cosmopolites, qu’elles assimilent à des ailleurs sociaux. « Les transactions sexuelles dans lesquelles elles sont impliquées masquent souvent la complexité de leurs trajectoires et des enjeux qui s’y accrochent, sous les discours moralistes et les interprétations misérabilistes » (p. 84). Le temps de la nuit semble devenir celui des possibles, caractérisé par le dynamisme et la vitesse, en contraste avec la lenteur et l’inertie associées à la vie diurne. Les « filles de la nuit » se projettent dans « une autre histoire », elles imaginent et font l’expérience d’autres façons d’être, tant psychiques que physiques. Toujours en suivant les théories de Donald W. Winnicot, Thomas Fouquet soutient une mise en jeu de soi dans la ville nocturne, qui se manifeste par un rapport créatif à soi et à l’environnement (p. 95). Cette analyse de la nuit comme espace ouvrant sur de nouveaux possibles coexiste cependant avec une réflexion sur le processus de stigmatisation et les jugements moraux qui pèsent notamment sur les personnes issues des classes populaires. Une stigmatisation genrée, car les condamnations portent surtout sur les filles, « les femmes urbaines » et « les femmes modernes ». L’auteur ne présente pas une vision simpliste de l’émancipation nocturne, mais il montre bien certaines tensions constitutives des subjectivités et de leurs trajectoires sociales.

S’opposant à une conception de la nuit comme espace de franchissements des barrières sociales ordinaires, la contribution d’Anna Zaytseva (p. 99-122) sur les clubs et bars DJ de Saint-Pétersbourg fait plutôt apparaître la nuit comme un espace d’« entre soi ». Le loisir ne prend alors pas la forme d’une inversion ou d’une remise en cause du quotidien. La figure de la « maison », du « chez-soi » est celle qui prévaut dans les représentations autour des clubs nocturnes postsoviétiques. L’auteure analyse comment les « tenanciers » de bars de Saint-Pétersbourg développent un mécanisme de tri et des stratégies de limitations pour écarter les étrangers et renforcer le sentiment de proximité. En opposition à l’ouverture mise en valeur par les lieux nocturnes parisiens (revendiquant pour leur part plutôt l’idée de mixité sociale), c’est la notion de soirées « fermées » qui s’impose, dans un contexte où l’homogénéité sociale du public est importante. Anna Zaytseva met en évidence une structure sociale complexe, qui dépasse la dichotomie public-privé. Elle décrit une organisation avec des cercles concentriques qui désignent des degrés variables de familiarité-anonymat, d’intégration-marginalité. Le mécanisme de sélection ne se traduit pas seulement par la limitation de l’accès, mais aussi dans la gestion du passage d’un cercle à l’autre à l’intérieur du lieu. L’auteure explique aussi comment la mise en valeur de l’entre-soi, de « comme à la maison », est singulière en Russie, où « l’échange entre anonymes ne va pas de soi et ne peut avoir lieu qu’en présence de certains dispositifs de domestication » (p. 118). L’entre-soi qui, dans d’autres circonstances, peut être assimilé à un « repli communautaire » ou à une forme d’exclusion et d’expulsion, se traduit ainsi en occasion de tisser des liens. C’est dans ces contextes sécurisés que les rapports informels peuvent avoir lieu. Le cercle élargi de proches permet aussi la rencontre des personnes qui ne se connaissaient pas directement, mais qui peuvent établir des contacts et des sociabilités autrement rares dans les espaces urbains russes. Les divers articles de ce dossier dédié aux politiques de la nuit confirment le postulat de travail initial du collectif Candela : appréhender les contextes sociaux du point de vue de la nuit permet de voir plus clairement certains rapports de genre ou de classe, des formes d’inégalité ou de domination moins facilement saisissables le jour. La nuit se fait loupe, miroir grossissant. Par ailleurs, les articles montrent comment l’espace-temps nocturne ne peut être envisagé comme un simple dédoublement de la vie sociale diurne, car des transformations et des configurations spécifiques peuvent s’y déployer. À la suite, j’évoquerai quelques interrogations méthodologiques soulevées par la lecture de ce dossier, puis m’intéresserai au sommeil comme objet politique.

Le sommeil comme révélateur de la nuit

Le décalage entre la production de recherches sur la dimension diurne des sociétés et celle de la nuit est un constat indéniable, qui amène à interroger les temps traités par la recherche. En fait, il ne s’agit pas seulement de faire des recherches sur la nuit, pendant la période diurne. Dans ce volume, Thibaut Menoux (op. cit.) encourage le chercheur à devenir nyctalope comme le chat. Faudra-t-il concevoir et institutionnaliser un déroulement nocturne du travail de recherche en sciences sociales ? Mais comment faire de la recherche la nuit ? En quoi la temporalité nocturne peut-elle influencer les relations de terrain avec les enquêtés ? Le positionnement du chercheur ainsi que les caractéristiques spécifiques à une recherche dans l’espace nocturne relèvent souvent de l’implicite. Les ambiances nocturnes à Dakar, le hall d’un hôtel à deux heures du matin, ou d’un bar de Saint Petersburg ou de Rennes ont un impact sur la sensorialité, sur les perceptions, sur les discours et les relations. Une description plus minutieuse des conditions de production de données ainsi qu’une approche réflexive de ce rapport à la nuit permettraient d’appréhender les problématiques spécifiques à une méthodologie nocturne. La recherche menée la nuit implique-t-elle des cadres d’échanges plus informels ? Fatigue et ivresse sont autant de facteurs qui peuvent jouer sur les interactions, non seulement entre les travailleurs ou usagers de la nuit, mais aussi entre le/la chercheur.se et ses interlocuteurs. Malgré la variété et la richesse des contributions de ce volume, on notera cependant l’absence d’un grand protagoniste de la nuit : le sommeil. Norbert Elias, dans son ouvrage : La civilisation des mœurs (1973), dédie un chapitre au sommeil en montrant les processus par lesquels il tend à s’écarter de la vie sociale. « Comme la plupart des fonctions corporelles, le “sommeil” s’est également retiré “derrière le décor” de la vie sociale » (ibid. : 232). Le sommeil est devenu privé, intime, il ne doit pas être visible et la famille restreinte est dans certaines sociétés le seul espace social légitime où il puisse s’accomplir. Roger Bastide (1967) affirmait que la sociologie s’était désintéressée de l’homme endormi, comme si l’homme qui dort était un homme mort. Pourtant l’activité de sommeil est un fait social influencé par les évolutions technologiques de la société, les contextes culturels, l’environnement, les conditions matérielles auxquels les politiques de la nuit devraient accorder une place plus conséquente, comme le soulignent certains travaux d’histoire et d’anthropologie (Cabantous 2009 ; Glaskin et Chenhall 2013). Aujourd’hui, le sommeil est devenu un « problème de santé publique », selon l’Institut national du sommeil et de la vigilance. 32 % des Français déclarent souffrir de troubles de sommeil et consommer des hypnotiques, ce qui révèle des transformations à l’œuvre quant au rapport de notre société à la temporalité nocturne (INPES 2008). La nuit comme espace d’activité nous oblige en outre à réfléchir aux transformations dans l’espace-temps diurne. Le sommeil dans la journée deviendra-t-il un jour un droit reconnu ? Assisterons-nous à une reconfiguration des rythmes sociaux (scolaires et de travail) relative à cette extension des activités vers les heures sombres ? Depuis 2014, je participe à une recherche-action interdisciplinaire sur le sommeil, en collaboration avec le centre du sommeil de l’Hôpital de la Timone, auprès de personnes en situation de précarité qui habitent dans la périphérie de Marseille. Dans ce cadre, nous avons pu constater que pour la plupart des personnes rencontrées, la nuit n’est ni l’espace-temps du travail ni celui du loisir ou de l’activité, sans être non plus celui du sommeil. Comment dormir dans des cités où les marchands de sommeil font leurs trafics, où les bruits des voisins, les logements dégradés et les conditions d’existence empêchent de s’abandonner au sommeil ? Il est rare que les troubles du sommeil soient déterminés par des causes neurophysiologiques. Plusieurs personnes rencontrées expriment par ailleurs un sentiment de culpabilité lié au fait de ne pas réussir à dormir la nuit, à s’adapter aux rythmes « normaux » de la société. La médicalisation et la « pharmaceuticalisation » (Wolf-Meyer 2013) des troubles du sommeil, conçus comme pathologies individuelles, viennent alors masquer les problèmes sociaux (chômage, déstructuration familiale, dégradation des conditions de logements) qui y sont liés ; dans ce contexte, les altérations du sommeil deviennent un symptôme. Si le sommeil a été au centre de travaux d’anthropologie récents particulièrement stimulants (Galinier op. cit, ; Wolf-Meyer ibid.), il reste donc à l’envisager comme objet politique.

1 On peut utilement se reporter aux différents titres de la collection Anthropologie de la nuit (société d’ethnologie) http://www.lcdpu.fr/collections

2 Le collectif Candela implique une quinzaine de chercheur-e-s lillois-es de différents laboratoires (CERAPS, CLERSE, LATTS, TVES) : le collectif s’

3 En 2012, le gouvernement central espagnol a réduit les subventions au secteur houiller. Le 19 juin de cette même année, le syndicat CCOO annonçait

Appadurai Arjun, 1996, Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalization. Minneapolis/London, University of Minnesota Press.

Bastide Roger, 1967, « Sociologie du rêve », in Roger Callois (dir.), Le rêve et les Sociétés Humaines. Paris, Gallimard, p. 176-188.

Cabantous Alain, 2009, Histoire de la nuit (XVIIe-XVIIIe siècle). Paris, Fayard.

Elias Norbert, 1973, La civilisation des mœurs. Paris, Calamann-Levy.

INPES, 2008, Enquête sur les représentations, les attitudes, les connaissances et les pratiques du sommeil des jeunes adultes en France. Non publié.

Galinier Jacques, Monod Becquelin Aurore, Bordin Guy, Fontaine Laurent, Fourmaux Francine, Roullet Ponce Juliette, Salzarulo Piero, Simonnot Philippe, Therrien Michèle et Zilli Iole, 2010, « Anthropology of night: Cross-Disciplinary Investigations », Current Anthropology, vol. 51, n° 6, p. 819-836.

Glaskin Katie et Chenhall Richard (ed.), 2013, Sleep Around the word. Anthropological Perspectives. New York, Palgrave Macmillan US.

Gu Fangyi, Han Jiali, Laden Francine., Pan An., Caporaso Neil E., Stampfer Meir J., [...] et Scherhammer Eva S., 2015, «Total and cause-specific mortality of US nurses working rotating night shifts», American journal of preventive medicine, vol. 48, n° 3, p. 241-252.

Obeyesekere Gananath, 1990, The Work of Culture. Chicago, University of Chicago Press.

Wolf-Meyer Matthew, 2012, The slumbering masses, Sleep, Medicine and Modern American Life. Minneapolis/London, University of Minnesota Press.

1 On peut utilement se reporter aux différents titres de la collection Anthropologie de la nuit (société d’ethnologie) http://www.lcdpu.fr/collections/?collection_id=1467

2 Le collectif Candela implique une quinzaine de chercheur-e-s lillois-es de différents laboratoires (CERAPS, CLERSE, LATTS, TVES) : le collectif s’est constitué autour d’une enquête collective sur l’ordre public, ordre sanitaire et ordre social dans la ville nocturne.

3 En 2012, le gouvernement central espagnol a réduit les subventions au secteur houiller. Le 19 juin de cette même année, le syndicat CCOO annonçait que 200 mineurs allaient participer à une marche de 500 km, allant des régions minières du nord du pays pour arriver à Madrid où ils ont manifesté le 11 juillet 2012.

Arianna Cecconi

Arianna Cecconi est chercheuse en anthropologie associée au Centre Norbert Elias, EHESS, Marseille et depuis 2011 chargée de cours à l’université de Milan. Les formes de réélaboration de la violence, la migration, les rêves, et le sommeil ont été ses principaux sujets d’étude tout au long d’une trajectoire de recherche ethnographique menée sur différents terrains (Italie, Andes péruviennes, Espagne et actuellement Marseille). Dans le cadre de son doctorat à l’EHESS et de ses postdoctorats à l’université de Milan, à la Columbia University et à l’Institut d’études avancées IMERA d’Aix-Marseille, elle a participé à plusieurs projets internationaux sur la mémoire et la violence politique. Actuellement, elle collabore avec le « centre du sommeil » de l’Hôpital de la Timone, à Marseille, sur un projet de recherche-action sur le sommeil auprès de populations en situation de précarité. Parmi ses publications principales : I sogni vengono da fuori. Esplorazioni sulla notte nelle Ande Peruviane (Florence, Ed.it, 2012) ; « Quand les disparus réapparaissent en rêve : un regard comparé entre Pérou et Espagne » (in Losonczy A-M. et Robin Azevedo V. [coord.], Le retour des corps et des âmes en contexte post-conflit. Comparaisons transatlantiques Espagne – Amérique latine, Paris, Pétra, 2016), « Pratiquer ses rêves » (in L’autre. Cliniques, cultures et sociétés, vol. 15, no 3, Matières des rêves, 2014) ; « Dreams and An Ethnography of the Night in the Peruvian Andes » (in Journal of Latin American and Caribbean Anthropology, vol. 16, no 2, 2011).