Poupée russe ou pas de côté des objets de recherche ?

À propos de Terrain, n° 67, 2017

Catherine Deschamps

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Catherine Deschamps, « Poupée russe ou pas de côté des objets de recherche ? », Lectures anthropologiques [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 16 février 2024, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/625

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Compte rendu de Giard Agnès, Grimaud Emmanuel et Taylor Anne-Christine (dir.), 2017, « Jouir », Terrain, n° 67, printemps.

Depuis les années 1980, les recherches sur la construction sociale de la sexualité1 se sont accumulées. L’ouvrage présenté s’en distingue, comme s’il était devenu urgent de rompre avec ces origines. Il est vrai que les raisons politiques qui ont encouragé les travaux des trente dernières années sur le sida (Mendes-Leité 1995 ; Pinell 2002) et le genre (Rubin2010) ne mettent pas forcément à l’ordre du jour la jouissance et l’orgasme sur lesquels porte ce numéro de Terrain. Et les champs qui ont hébergé les études antérieures — la santé, puis les organisations (Broqua et Fillieule 2001) — ne sont pas forcément des « chapeaux » idoines. Quels sont alors ces nouveaux objets non identifiés dont il est question ?

Jouir ou jouir de…

Celle ou celui qui jouit d’une « bonne » réputation cumule des points dans la course à la reconnaissance sociale. Qui tient entre les mains un beau livre peut jouir à l’envi de son effeuillage… Sous sa forme transitive, le verbe met en dialogue un ou des individus avec des biens matériels ou des qualités immatérielles et morales. Il peut autant inscrire un agrément, un bénéfice ou un plaisir dans le temps long que dans l’instant. Mais lorsqu’on cesse de « jouir de », lorsque le verbe prend sa forme intransitive et devient absolu, il renvoie quasi exclusivement à l’imaginaire du sexuel. La relation entre sujet et objet n’a plus à être nommée, préfigurant la possible éviction des analyses en termes d’appariements et de relations. Les temps deviennent courts, prétendument mesurables par pics et cols, mis en scènes en torsions, contractions et bruits du corps-machine, à la rigueur, répétés à loisir.

C’est a priori le verbe dans sa forme intransitive que questionne le dossier proposé par Agnès Giard, Emmanuel Grimaud et Anne-Christine Taylor. Plus précisément, c’est l’orgasme — ce « bouillon d’ardeur » pour rappeler son étymologie grecque —, sa critique autant que la critique de sa critique qui retient l’attention des initiateurs du volume. Selon eux, ce dernier « n’a pour objet ni d’explorer la sexualité en général, ni de faire l’inventaire des "exubérances sexuelles" d’ici et d’ailleurs, mais plutôt d’ouvrir des pistes de réflexion sur le statut accordé, dans différents contextes culturels, à l’expérience de l’orgasme » (p. 8). Une question sera de savoir si le titre du numéro « Jouir » avec un point d’interrogation — est réductible à cette expérience, et réciproquement. Une autre visera à saisir si les contributions sont parties des travaux sur la sexualité ou si elles les réduisent, les débordent, les contournent, les renouvellent. Le dossier tient-il ses promesses de « prendre un peu de hauteur par rapport à l’orgasmolâtrie » (p. 8), sa construction, son goût ou son rejet ?

Éros, Thanatos, Imagos

Avant de discuter les éléments écrits, l’objet lui-même, et ses contenus visuels méritent une attention qui a tout à voir avec le titre du dossier, dans la définition large qu’il est possible d’en avoir. Car, fait assez atypique pour une revue de sciences humaines et sociales, il entre quasiment dans la catégorie des « beaux » livres : le soupeser, s’arrêter sur telle photographie, telle illustration procure du plaisir et entraine au-delà des seuls chemins académiques. La forme est susceptible de nourrir le fond, de l’embrasser, de s’y confondre, mais aussi de le faire oublier. La jouissance est esthétique ; elle peut être lente et répétitive, fétichiste ou généraliste. Elle offre une autre lecture possible, sans les mots, une lecture généreuse en ce qu’elle peut se passer des textes qui accompagnent, guident et parfois frustres nos libres intuitions. Les étudiants de 4e année de l’école Penninghen ont proposé non seulement 49 couvertures potentielles pour cet opus de Terrain, regroupées en fin d’ouvrage et qui, en soi, sont source, matériau et contenu, mais également, au fil des pages, des dessins, des collages, des montages en écho avec les thématiques abordées. Au côté de ces œuvres originales, produites à l’occasion de l’ouvrage, chaque article est accompagné d’une iconographie riche et le plus souvent à propos, à tel point qu’on saisit mal le statut distinct du portfolio. Toujours est-il que le parti-pris visuel de la revue donne son sens à sa parution papier : en lire la seule version numérique fait perdre la richesse d’ensemble, survalorisant le texte au détriment de son dialogue non hiérarchique avec les images, survalorisant également la place des apports scientifiques au détriment de ce qui ne cesse de les complexifier.

Que penser alors quand le texte n’est pas à la hauteur ou ne répond pas aux canons universitaires ? Si le dossier avait accordé une attention égale aux auteurs issus des sciences sociales et à d’autres, plasticiens, artistes, poètes… chercher l’erreur n’aurait pas fait partie du jeu. Mais dans le cas présent, mis à part les étudiants de Penninghen qui n’interviennent qu’avec des propositions visuelles, les producteurs de mots sont tous et toutes anthropologues, sociologues, historiens, à une exception près : Yann Minh (p. 148-167), qui se définit comme artiste multimédia et noonaute cyberpunk. Or précisément, les expérimentations multimédias souffrent mal de se coucher noir sur blanc, dans des pages ne comprenant jamais que deux dimensions et ne s’animant pas. C’est à cet endroit que la version en ligne du dossier aurait pu permettre des excroissances, vers des films, des mises en réseaux — mais le procédé n’a pas ici été poussé à son terme, d’une revue papier belle, mais traditionnelle qui serait une des parties d’un ensemble plus vaste et tentaculaire, résolument actuel, non concurrentiel.

Certaines des reproductions des œuvres de Yann Minh (ibid.) sont suggestives, mais que nous apporte de voir des photos d’une de ses conférences dans son noomuseum ? Ou alors il y a nécessité d’apporter un commentaire écrit à ce que la vue seule ne permet pas de comprendre. Ce qui de facto donne un texte décousu et qui multiplie les registres, par moments autofictionnels, en d’autres endroits plus argumentatifs, lorsque les autres articles sont construits dans une linéarité tout universitaire, avec tentative d’administration de la fameuse charge de la preuve et apparences sauve de rigueur scientifique. Pourtant, l’ensemble de la contribution n’en questionne pas moins l’orgasme, et des bribes donnent matière à le penser sous un angle novateur. C’est la cybersexualité, ou « sexualité immersive en réseau » (p. 153) dans laquelle s’inscrivent les expérimentations de l’artiste. Il s’agit de déterminer des lieux et des outils qui « peuvent devenir des amplificateurs extatiques », de sorte de « pouvoir fusionner [chaque corps physique] avec des dispositifs simples ou complexes » permettant de « ressentir ces extensions comme faisant partie de nous-même » (p. 154). Autrement dit, c’est de la possibilité d’un orgasme augmenté par les techniques contemporaines dont relève la démarche, en « mettant en jeu les interactions cognitives et sensuelles entre le corps physique et l’immatérialité du cyberespace » (p. 156). Si, pour obtenir la jouissance, « tenter de solliciter à la fois le conscient et le subconscient est un vieux tropisme artistique » (p. 159), son rajeunissement par les apports du numérique stimulerait « des couches profondes de notre esprit qui jusque-là n’étaient sollicitées que par des expériences dites réelles » et, « bien que nous sachions de façon consciente que l’expérience est une simulation, notre subconscient » la percevrait « comme vraie » (p. 160). Grâce à cette recherche d’un plaisir augmenté par la médiation du virtuel, Yann Minh, par honnêteté, flagornerie, hommage ou maladresse, admet avoir « pu conquérir le cœur des plus belles » (p. 151). Sa quête devient alors aussi une actualisation des arts et ruses de la drague.

Un orgasme réparateur des maux de la société ?

L’article de l’historien et sociologue Andréas Mayer (p. 92–109) sur Wilhelm Reich fait écho à celui de Minh. Pour ce dernier comme pour Reich, mais à près d’un siècle d’écart, l’orgasme est au cœur de leurs activités professionnelles et de leurs préoccupations. L’un et l’autre ont pu rencontrer l’adhésion, créer des controverses ou laisser dubitatifs. Les deux sont nourris de psychanalyse et mettent en œuvre des techniques sophistiquées. Une différence de taille pourtant : seul Reich aborde « les maladies psychiques en partant des problèmes sexuels » (Mayer p. 93). Il est d’ailleurs remarquable que dans la revue, deux contributions fassent une articulation explicite entre maladie et jouissance — celle de Mayer et celle de Chloé Maillet (p. 46-71) sur la martyre Lydwine de Schiedam —, mais qu’aucune ne traite du sida. Comme en préviennent les coordonnateurs, l’ambition n’était pas de livrer une énième publication sur la sexualité. La parution aurait malgré tout pu à la fois s’inscrire dans une filiation sur laquelle les auteurs font l’impasse, et manifester une nouvelle possibilité d’ouverture : dès les années 1980, le VIH a relégitimé les recherches sur la sexualité en sociologie et en anthropologie et, depuis trente ans, un savoir a commencé à s’accumuler qui, couplé aux progrès de la médecine, ont permis de dépasser cet alibi épidémiologique2. Dès lors, l’objet sexualité peut se subdiviser en une myriade de constellations, permettre des pas de l’écrevisse ou flirter avec de nouveaux champs. C’est dans ce temps jeune que s’inscrit le dossier, qui invite des chercheurs et des chercheuses à revisiter leurs travaux sans qu’ils soient tous spécialistes du sujet proposé, démarche revigorante par addition, trompeuse par réinvention de la poudre.

Que, dans son article, Andréas Mayer ne fasse pas mention du sida s’explique toutefois. Wilhelm Reich est de ces personnalités qui, du XIXe au XXe siècle, ont assis la réduction de la sexualité à un plaisir ponctuel tout en le parant de vertus majeures. Comme l’écrit Mayer, pour Reich « l’orgasme constitue la source vitale des individus et des sociétés, contenant la promesse d’une transformation profonde de celles-ci » (p. 94). À la fin des années folles, il va plus loin que la théorie freudienne « en faisant de la puissance orgastique le pivot de sa propre théorie des névroses », en invitant le patient « à décrire ses pratiques [...] sexuelles, mais aussi à dessiner "le déroulement de l’excitation" [...] sous la forme de courbe et d’en estimer la durée » (p. 98). Ces « représentations graphiques » et mises en chiffres des « façons de jouir » s’entendent pour lui non seulement dans un cadre strictement hétérosexuel, mais aussi se limitent à un intérêt pour la pénétration vaginale. Peu à peu, il lève « l’interdiction de toucher le corps du patient pendant la séance » (p. 100). C’est à partir de 1934 que Reich conçoit « son premier projet strictement expérimental », se lançant « dans des recherches sur la charge bioélectrique de la peau et des muqueuses, ceci afin de prouver que l’excitation des zones érogènes est d’ordre électrique » (p. 101). En 1940, il crée sa première « boîte à orgone », laquelle assurera en même temps sa postérité et sa perte. Cette boîte, accaparée plus tard par le cinéma, visait, selon les mots de Reich à ce que « l’énergie vitale présente dans l’atmosphère [...] puisse être recueillie, accumulée et rendue utilisable à des fins scientifiques, éducatives et médicales. » (Reich cité par Mayer, p. 105) Après que des écrivains célèbres comme William Burroughs, Norman Mailer ou Henry Miller en aient vanté les mérites, elle fut interdite et valut à Reich la prison, montrant, selon Andréas Mayer, que qui prétend mettre l’expérience sexuelle en boîte se heurte au fait qu’elle soit « parmi les objets les plus récalcitrants de la science moderne » (p. 106).

Le rapport contemporain des Japonais à leur oreiller, cet « ancêtre des sex-toys » toujours en usage, décrit par l’anthropologue Agnès Giard (p. 72-91), ne se fonde pas sur la recherche clinique et mécanique de l’orgasme tel que l’entendait Reich. Non seulement le plaisir ne se réduit pas à un spasme à la vie courte, mais c’est dans une mystique onirique plutôt que dans une scientia sexualis que se noue l’interaction entre humains et objets. La dimension thérapeutique demeure toutefois, l’oreiller permettant en même temps « d’entrer plus facilement dans le monde des fantasmes » (p. 85) et d’atteindre jouissance ou plénitude par sa « valeur non seulement de protecteur surnaturel, mais aussi d’amant(e) de substitution » (p. 82). L’article montre comment les différents accessoires de literie s’inscrivent dans un continuum historique et sensoriel qui d’une part en fait des « adjuvants d’un sommeil réparateur » (p. 75) ayant depuis des siècles un pouvoir protecteur, et d’autre part leur attribue des vertus en raison « de la valeur que revêt la notion de toucher au Japon » (p. 81). Il est alors significatif que ce que nous serions tentés de nommer des poupées gonflables prennent des appellations se référant au pillow, en l’occurrence des « oreillers anthropomorphiques », dont le nombre et les ventes sont en croissance constante depuis le début des années 2000. Pouvant s’accessoiriser à loisir, ils sont autant de « puzzles de corps » qui « n’ayant pas de forme définitive […] peuvent épouser les contours de tous les fantasmes » (p. 83). Assimilés à la possibilité du désordre, également à l’outre-tombe et au dialogue avec les morts, ils « favorisent très efficacement le travail mental qui conditionne la jouissance » (p. 90).

Souffrir au monde ?

L’article d’Agnès Giard traite de contours flous. Les contributions de Chloé Maillet (p. 47-71) et Christophe Granger (p. 128-147) aussi, qui questionnent les motivations doloristes, révélatrices de prises de position ancrées dans des moments politiques et historiques.

Comme d’autres auteurs du recueil, la médiéviste Chloé Maillet (op. cit.) n’est pas spécialiste de la sexualité. Elle a essentiellement écrit sur la Légende dorée et sur les systèmes de parenté hagiographiques. Sa manière de relire la vie de Lydwine de Schiedam à l’aune de ses contempteurs fait pourtant sens, d’autant plus si l’on admet que la jouissance n’est pas réductible à des situations humaines d’interaction sexuelle. La vie de cette mystique qui vécut en Hollande entre 1380 et 1433 nous est d’abord contée par un moine franciscain au XVe siècle, avant d’être reprise et adaptée par l’écrivain Joris-Karl Huysmans au moment de sa conversion au catholicisme au début du XXe siècle. En comparant ces deux périodes, il s’agit de « retracer un chapitre de l’histoire du plaisir dans deux mondes sexuels et sexualisés bien différents » et de « complexifier notre connaissance des orgasmes par l’étude historique d’une jouissance fondée sur une relation intime avec un être surnaturel » (p. 50). Suite à un accident survenu dans sa jeunesse, Lydwine endura trente-huit ans de souffrances, de maladies et d’infections qui la gardèrent clouée au lit. Il s’agit alors de saisir comment son martyr se transmute en joies. Pour Huysmans, l’horreur de la vue de son corps en putréfaction et de ses cris de calvaire s’oppose aux « arômes délicats » qui se dégagent de son corps : pour lui, c’est cette « conversion des puanteurs en parfums qui marque la première étape de la conversion de la douleur en plaisir » (p. 53). L’écrivain exalte la chasteté de son héroïne, mais c’est en ménageant un long suspens qu’il finit par faire devenir érotique son supplice. Sa description d’une « arrivée explosive » du plaisir « en fait un réel orgasme, tant il rend [Lydwine] folle de douleur et folle de joie » (p. 56).

La version que Johannes Brugman — admettant lui-même, à l’instar de Huysmans, avoir eu une vie de débauche avant de développer une ferveur religieuse — donne de la vie de Lydwine au XVe siècle est fort différente de celle du romancier. Ce n’est plus les belles « odeurs de sainteté » qui préfigurent les joies charnelles, mais le déversement constant des fluides qui sortent du corps de la martyre : « La Vie latine […] se contente de souligner que ces fluides sont aussi purs que le sang/vin du Christ » (p. 61). « Plus encore, la jouissance orgasmique et explosive décrite par Huysmans ne se retrouve pas » chez Brugman, qui décrit « de manière répétée [...] une consolation, voire une étreinte érotique, mais rien qui corresponde à un orgasme électrique au contact de l’hostie » (p. 64). Si la jouissance dans et par les souffrances traverse les siècles, Maillet montre comment elle est liquide et douce, se « dilue dans le temps » et se « montre non-orgasmique » (p. 67) à la fin de la période médiévale, lorsqu’elle est figurée par une acmé avec son avant et son après cinq-cents ans plus tard. Entre les lignes, l’article informe le changement du rapport aux temporalités.

Au tournant des XIXe et XXe siècles, les usages et raisons du fouet qu’évoque l’historien Christophe Granger (op. cit.) marient également plaisir et douleur. À cette nuance qu’il s’agit de comprendre « le moment historique qui a vu s’opérer la spécification de la flagellation comme art de jouir » (p. 130) dans des actes à vocation explicitement sexuelle. Cette contribution pourrait s’inscrire dans la lignée des travaux qui, depuis que le sida est devenu une maladie chronique en France, ont vu un développement sans précédent des enquêtes et thèses sur les pratiques de bondage et sadomasochistes — ledit BDSM. Mais Granger ignore ou du moins ne cite pas la littérature la plus récente sur le sujet. Son projet historique pourrait expliquer cette absence. Le lecteur n’en éprouve pas moins une gêne, ce d’autant que l’auteur finit sur des questionnements contemporains, notamment lorsqu’il écrit que la flagellation, aujourd’hui, « ne cesse pas de rejouer ce moment, lointain à présent, qui l’a vu naître comme sexualité spécifique : produit des jeux sociaux qui organisent les formes du plaisir, elle est une jouissance qui se joue des jouissances instituées » (p. 146). À la suite de Michel Foucault, Christophe Granger convainc lorsqu’il replace les plaisirs du fouet dans « l’ordre des règles morales » et qu’il voit l’émergence de l’usage sexuel de la cruauté comme « la survivance des châtiments corporels au moment même où ces derniers, sous le coup d’un humanisme affirmé au fil du XIXe siècle, s’effacent à la fois dans l’armée, aux colonies, dans les prisons et à l’école » (p. 140). La flagellation comme réaction d’abord aristocratique aux changements des valeurs aurait pu se décliner au XXIe siècle non plus dans l’analyse des goûts sexuels, mais dans le constat et l’interrogation de nouveaux engouements scientifiques. Par exemple, que nous raconte le développement de recherches sur le BDSM du rapport des sociologues ou anthropologues qui les mènent à la société, à la politique et au « milieu » universitaire, depuis que des travaux sur la sexualité ont pu se défaire du VIH ?

Humains/non-humains : les échappées belles du sexe et du genre ?

Deux autres contributions rendent compte d’un air du temps académique. Elles renvoient aux travaux récents sur les interactions entre humains et non-humains, soit les relations entre espèces, ou entre humains et objets, voire entre humains et nouveaux objets de connaissance, dans des démarches souvent interdisciplinaires.

C’est ici que se trouve l’article de la guest star du volume : Don Kulick (p. 110-127). Parmi les chercheurs rassemblés dans le dossier, il est celui qui a le plus d’antériorité dans les travaux sur la sexualité. C’est à lui et Margaret Willson que l’on doit en 1995, Taboo, livre devenu célèbre pour son questionnement de la subjectivité érotique et sexuelle en anthropologie. Il est un spécialiste des Gender studies et a contribué à la diffusion de la Queer Theory en Suède. L’article qu’il propose ici questionne, autour des manières de jouir des animaux ou entre humains et animaux, les enjeux éthiques nichés derrière leur étude et les représentations littéraires et artistiques de la zoophilie. L’analyse décline, en les adaptant, les façons de penser qui ont souvent prévalu autour du genre, autre axe de recherche central, au côté du VIH, des études contemporaines sur la sexualité. Partant d’un survol rapide des hypothèses en biologie évolutive et en anthropologie physique qui paraissent montrer « qu’à un moment donné de la Préhistoire, les primates sont devenus capables d’éprouver du plaisir sexuel » (p. 111), Kulick se demande ce que révèlent les représentations du plaisir animal des interactions entre humains et non-humains. D’abord, il observe que les chercheurs se sont davantage penchés sur la libido des mâles que des femelles. Par exemple, lors des inséminations artificielles les étalons sont excités par mille et un subterfuges, mais « rien n’est dit sur la façon dont on pourrait éventuellement stimuler la jument » (p. 114). C’est ensuite la pornographie animalière ou zoophile qui retient son attention. Il « fait une double découverte : premièrement, les représentations populaires de la bestialité concernent le plus souvent des hommes s’accouplant à des animaux. […] Outre que cela peut refléter un fait social, l’idée communément répandue selon laquelle la bestialité est davantage l’affaire des hommes est un exemple de processus social significatif » (p. 118). Mais, et il s’agit là du second volet de la découverte, « contrairement à ce qu’on peut constater dans les différents discours sur la bestialité, dans les représentations picturales se sont les femmes qui ont des rapports sexuels avec des animaux » (p. 121). Les débats éthiques qui achèvent le propos pourraient se ramasser ainsi : poursuivre la réflexion, pour voir « selon quels ressorts le sentiment de compassion spontanément ressenti face à la sexualité entre espèces pourrait être éveillé pareillement quand il est question d’abattage, d’expérimentations et d’euthanasie » (p. 126).  

La chasse et les interactions entre ceux qui s’y adonnent et leur proie posent a priori également la question de l’empathie à éprouver vis-à-vis d’animaux. L’article de l’ethnologue Sergio Dalla Bernardina (p. 168-185), spécialiste de cette question et des liens des humains à leur environnement, traite de ce thème. Dans cette contribution qui veut « construire et déconstruire l’humanité de l’animal et l’animalité de l’homme » (p. 171), on observe que dans la tradition occidentale de la chasse « la permutabilité de la femme et du gibier est presque une évidence » (p. 170). Partant d’un corpus de poèmes du XIXe siècle, de la littérature, de récits, de peintures ou gravures animalières l’auteur montre que, le plus souvent absentes ou éloignées des scènes réelles de prédation, les femmes et des métaphores du féminin sexualisé traversent les représentations de cette activité. Ainsi telle victime tuée, « (lièvre, chevreuil, lapin) les pattes écartées, dans une attitude qui, en d’autres contextes, serait qualifiée de lascive » (p. 176). Ou encore des témoignages « prétendant que le paroxysme de la mise à mort, chez les chasseurs les plus émotifs, s’accompagne parfois d’un orgasme réel » (p. 182). In fine « le chasseur sait bien que le sanglier n’est pas son rival, qu’une biche n’est pas une femme, que les lièvres n’ont pas de jambes, mais des pattes. […] Sur le plan cognitif, les frontières sont claires. Mais la machine cynégétique […] lui permet d’accéder, par le jeu des métaphores, au plaisir interdit et cannibale de poursuivre, posséder, anéantir, incorporer une proie anthropomorphe, à savoir un presque humain » (p. 185).

Le visible et l’invisible : maintenir le mystère ?

Deux articles du numéro de Terrain restent à condenser, celui qui l’ouvre, celui qui le clôt. Ils ressortent l’un comme l’autre d’accroches de la sexualité à des champs assez classiques de l’anthropologie. Comme d’autres, ils ne traitent parfois qu’à la marge des questions du jouir ou de l’orgasme. Le premier, celui de Philippe Erikson (p. 24-45) sur différentes ethnies amazoniennes, relève d’une anthropologie de la parenté un peu revisitée. Le second, de l’ethnologue Ismaël Moya (p. 186-207) articule conjugalité, économie, rapports de séduction et de dépendance à Dakar. Les deux traitent de manifestations ostensibles de l’alliance, à la rigueur du travail qui plus tard mènera peut-être à la sexualité, plutôt que d’ébats sexuels, lesquels sont au contraire rendus inaccessibles à la vue ou tus.

Philippe Erikson (op.cit.) mixe ses données de terrain auprès des Indiens Matis avec une revue de la littérature portant sur des aires culturelles et géographiques proches. Il est question de la « mise en scène des ambiguïtés inhérentes aux relations d’alliance, autrement dit, d’une exaltation des affinités (s) électives » (p. 214, in le résumé). Chez les Matis, les relations sont licites entre des cousins croisés, qui épousent ensuite leur sœur respective, ou entre cousin et cousine croisés. Dans ce cadre, ce qui attire l’attention est l’ultra visibilisation des stimulations sexuelles entre les hommes sus-cités, qui doivent se faire aux yeux du groupe et, « pour exubérantes, voire parodiques qu’elles puissent paraître » (p. 26), ne doivent pas donner lieu à des érections ou seulement à des érections qui n’aboutissent pas à éjaculation. Outre une spectacularisation des liens de parenté par l’affichage des frottements de corps nus, il est donc affaire d’une part de contrôle et d’un test collectif des capacités à se retenir et donc à résister, d’autre part de pudeur par rapport à l’orgasme lui-même, par hypothèse non filée « vecteur de communication avec le monde des esprits » (p. 31). C’est en raison de cette manifestation publique des attouchements sans fluides que l’auteur parle d’un « déjouir » amazonien. L’usage de ce verbe paraît toutefois contestable, puisque pour « déjouir », encore faudrait-il que le jouir fasse à coup sûr partie du scénario préalablement donné à voir. Mais que l’article ne s’attache qu’en superficie à nourrir les questionnements des initiateurs du volume n’enlève rien à sa qualité. En plus de donner à penser une possible inaccessibilité de l’orgasme des autres aux chercheurs qui font de l’observation une méthode — difficulté qui a aussi été discutée par des sociologues ayant travaillé sur la sexualité en Europe, par exemple Michel Bozon (1995) — en filigrane, il renouvelle les approches de la parenté en y inséminant une nouvelle grille de lecture, insistant moins « sur la relation interpersonnelle entre deux jeunes gens [...] que sur la prestation publique [...] de représentants de groupes sociaux qui entretiennent des relations plus ou moins tendues » (p. 40).

L’article d’Ismaël Moya (op. cit.) allègue aussi de relations plus conflictuelles qu’il n’y paraît, où au Sénégal, « l’arsenal féminin du plaisir a d’autres effets que d’extraire un orgasme aux hommes [pour conférer] à l’épouse une capacité d’agir, c’est-à-dire une forme de maîtrise sur son mari » (p. 207). Dans la foulée des travaux de Paola Tabet (1987) — et plus récemment, ceux de Philippe Combessie et Sibylla Mayer (2013) et de Christophe Broqua et Catherine Deschamps (2014) —, l’auteur montre que tous les achats des femmes pour susciter le désir des hommes, leurs déploiements sous forme de perles de hanche, d’accessoires de literie kitschissimes, de lingerie dédiée, de senteurs capiteuses et autres encens parfois appelés « compte bancaire », témoignent de schémas ordinaires dans lesquels « une relation sexuelle satisfaisante pour le mari se traduit, le soir ou le lendemain, par un cadeau à l’épouse » (p. 206). Ainsi, dans le contexte de polygamie que décrit Moya, répétition des rituels ostentatoires de la séduction conjugale et services sexuels sont les médiateurs de dons et contre-dons maussiens qui, sans entraver les émotions et les sentiments, en permettant même à la relation de durer et de ne cesser de se confirmer, sont aussi le signe d’un « grand combat » entre la classe des femmes et la classe des hommes. Ce qui frappe alors, c’est combien le temps des préparatifs est long, manifesté à outrance, sous forme parfois crue et triviale, répétée, lorsque le temps court de la jouissance est tu, certes parce que l’islam interdit d’en parler, mais peut-être également parce que les acmés disent peu la reproduction sociale et les normes de la vie en société.

Apports spécifiques et dépendances multiples

Dans leur introduction, Agnès Giard, Emmanuel Grimaud et Anne-Christine Taylor (p. 4-23) présentent deux modes d’approche divergents de l’objet qui justifie leur appel à publication, tour à tour pris dans un isolat ou moyen d’embrasser un spectre large d’accumulation des connaissances : « l’orgasme s’est non seulement trouvé isolé comme moment de “convulsion” particulièrement décisif, arraché à la reproduction, extrait du continuum des relations sexuelles, mais il a aussi été dans une large mesure déconnecté de toute relation, transformé en instrument de la “quête de soi” voire en étalon de mesure du bonheur. […] Il suffit de constater l’augmentation exponentielle des études, notamment en neurosciences, sur les “circuits de la récompense” : ceux-ci gouverneraient notre bien-être psychique (mais aussi celui des rats) et mettent sur le même plan toutes les formes d’autogratification, du chocolat au sexe, du jogging aux massages » (p. 7). La référence aux neurosciences, en ce qu’elle manifeste un engouement du XXIe siècle naissant pour la sociologie ou l’anthropologie des sciences, est ici symptomatique d’une des caractéristiques et ambitions du dossier : insister sur les potentiels d’un objet de recherche à s’inscrire résolument dans de nouveaux enjeux ou de nouvelles modes scientifiques. Et de facto, les articles sélectionnés peuvent faire écho soit à des questionnements contemporains qui dépassent la sexualité et a fortiori l’orgasme (les tensions humains/non-humains ; les greffes du cyberespace), soit à des questionnements émergents dans les travaux sur la sexualité depuis que le sida a cessé de leur servir d’alibi et, dans une moindre mesure, depuis que le genre est en passe de déchoir de son avant-poste interprétatif ou du moins de se diluer dans la complexité (les scripts sexuels qui scénarisent domination et soumission). Outre brasser opportunément des aires géoculturelles et des périodes historiques variées, le dossier s’inscrit résolument dans une actualité et une revivification scientifiques stimulantes.

Mais il a en quelque sorte les défauts de ses qualités : car à vouloir renouveler un objet — la sexualité — par un bout de lorgnette à qui sont prêtées des vertus de dépassement de son objet mère, la tentation est grande de faire fi de ce que la lorgnette doit à ses parents. Pour renouveler des questionnements, solliciter des auteurs qui pour beaucoup n’ont pas fait partie de l’aventure du renouveau des recherches sur la sexualité autorisée par le VIH — aventure qui a pu être coûteuse en termes de carrières académiques — fait courir le risque de noyer ce que la possibilité de parution de ce numéro de Terrain doit à cette histoire.

Ce silence ne retranche rien, en soi, aux apports des chercheurs mobilisés. En admettant le droit à l’oubli, que nous apprend la somme des contributions ? Que même lorsqu’il est mis en courbes, l’orgasme de pics finit par se soustraire à la connaissance collective, y compris en Europe ou en Amérique du Nord, où il a parfois pourtant paru être l’alpha et l’oméga de la sexualité, son but ultime, sa poupée russe la plus petite. Que s’il a pu être discouru ad libitum dans nos contrées occidentales, dans la plupart des régions du monde, il est rétif aux regards, caché ou tu, maintenu mystérieux, signe d’une perte de contrôle qui, en même temps qu’elle acte un danger à devenir un mauvais équipier, peut connecter au monde immatériel des corps spirituels ou virtuels. Mais l’orgasme n’est pas la jouissance. S’il avait été la seule raison du dossier comme l’introduction le laisse accroire par moment, la plupart des articles seraient hors sujet. En l’occurrence, la jouissance peut trainer en longueur lorsque l’orgasme, pour fulgurant qu’il puisse être, ne dure qu’un instant trop court pour être saisi par des sciences prométhéennes. La jouissance, dans ses fins sexuelles et au-delà, s’accompagne d’objets et de rituels, elle témoigne des normes sociales du groupe, interagit avec une histoire et une société données, dénonce des modes de gouvernance, mobilise les sens et les émotions. Par son caractère à la fois flou et extensif, elle est un objet qui permet son propre débordement, comme la sexualité dont on ne sait où elle commence ni où elle finit et dont l’étude a vu cohabiter des approches aussi bien behavioristes (notamment au début du sida), structuralistes (dans ses premières articulations avec lesdits « rapports sociaux de sexe » entre autres) ou relationnelles, avec un retour du sujet (depuis que les travaux sur le genre et le sida ont fini par converger). La jouissance questionne les régimes de plaisir comme modèles tout à la fois individuels, communs et politiques. Autrement dit, instrument d’État, marqueur d’idéologie ou signe des capacités d’agir individuelles, en ce que les recherches qui en traitent peuvent contenir leur propre nécessité de critique épistémologique, les recherches sur la jouissance paraissent plus aptes que l’orgasme à constituer un nouvel objet pour les sciences sociales. Elles sont un pas de côté par rapport aux travaux sur la sexualité, lorsque le seul orgasme les étrique.

1 Outre les trois tomes de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault (1976 et 1984), parmi les précurseurs, citons Philippe Ariès et André Béjin (

2 Après que le sida ait imprimé sa marque sur la manière d’aborder la sexualité, c’est aujourd’hui fréquemment la question « droits humains » qui

Ariès Philippe, Béjin André (dir.), 1982, « Sexualités occidentales. Contribution à l’histoire et à la sociologie de la sexualité », Communication, n° 35.

Bozon Michel, 1995, « Observer l’inobservable. La description et l’analyse de l’activité sexuelle », in Nathalie Bajos, Michel Bozon, Alain Giami (ed.), Sexualité et sida. Recherches en sciences sociales, Paris, ANRS, pp. 39-56.

Combessie Philippe et Mayer Sylvie (dir.), 2013, « Sexualités négociées », Ethnologie française, vol. 43, n° 3.

Broqua Christophe, Deschamps Catherine (dir.), 2014, L’échange économico-sexuel, Paris, EHESS.

Broqua Christophe, Fillieule Olivier, 2001, Trajectoires d’engagement : AIDES et Act Up. Paris, Textuel.

Foucault Michel, 1976 & 1984 : Histoire de la sexualité, 3 tomes, Paris, Gallimard. T1 : La volonté de savoir, 1976 ; T2 : L’usage des plaisirs, 1984 ; T3 : Le souci de soi, 1984.

Giami Alain, 2015, « Sexualité, santé et Droits de l’homme : l’invention des droits sexuels », Sexologies, n° 24, p. 105-113.

Kulick Don et Willson Margaret, 1995, Taboo: sex, identity and erotic subjectivity in anthropological fieldwork. London/New York, Routledge.

Mendes-Leité R., 1995, « Identité et altérité, protections imaginaires face au sida », Gradhiva, n° 18, p. 93-103.

Pinell Patrice (dir.), 2002, Une épidémie politique. La lutte contre le sida en France, 1981-1996, Paris, PUF.

Pollak Michael, 1982, « L’homosexualité masculine ou le bonheur dans le ghetto ? », in Ariès Philippe et Béjin André (dir.), « Sexualités occidentales. Contribution à l’histoire et à la sociologie de la sexualité », Communication, n° 35, p. 56-80.

Rubin Gayle, 2010, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe. Paris, EPEL.

Tabet Paola, 1987, « Du don au tarif. Les relations sexuelles impliquant compensation », Les Temps Modernes, n° 490, p. 1-53.

1 Outre les trois tomes de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault (1976 et 1984), parmi les précurseurs, citons Philippe Ariès et André Béjin (1982) ou encore Mickael Pollak (1982).

2 Après que le sida ait imprimé sa marque sur la manière d’aborder la sexualité, c’est aujourd’hui fréquemment la question « droits humains » qui justifie d’en traiter. Pour saisir ces glissements, se reporter à l’article d’Alain Giami (2015).

Catherine Deschamps

Catherine Deschamps est anthropologue, maître de conférences à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine (laboratoire Evcau) et chercheuse associée au Sophiapol (Université Paris-Nanterre). Son mémoire d’HDR porte sur Le fait sexuel (2012, Nanterre). Parmi ses publications en relation avec celle débattue : Christophe Broqua, Catherine Deschamps (dir.), L’échange économico-sexuel. Paris, EHESS, 2014.