L’« aventure » en question : quand le désir s’immisce au cœur des expériences migratoires

À propos de Sylvie Bredeloup, Migrations d’aventures. Terrains africains, 2014

Elisabeth Defreyne

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Elisabeth Defreyne, « L’« aventure » en question : quand le désir s’immisce au cœur des expériences migratoires », Lectures anthropologiques [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 16 février 2024, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/537

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Compte rendu de Sylvie Bredeloup, Migrations d’aventures. Terrains africains, Paris, Comité des Travaux historiques et scientifiques (CTHS), Géographie, 2014

Sylvie Bredeloup nous livre ici un ouvrage conséquent et fouillé sur le thème des « migrations d’aventures ». Il s’agit tant d’une synthèse de ses nombreux travaux sur le sujet que d’une tentative inédite de s’interroger sur la valeur heuristique de la catégorie sémantique d’« aventure ». Partant du constat selon lequel cette catégorie est tout à la fois émic et étic, l’auteure aborde une question essentielle : « Comment donc interpréter cette combinatoire entre aventure et migration à laquelle procèdent de plus en plus fréquemment ces dernières années tant les migrants eux-mêmes que les chercheurs et les journalistes pour caractériser les mouvements impulsés par les ressortissants de l’Afrique subsaharienne ? Ne donne-t-elle pas à voir une même dimension du phénomène migratoire ? Sa dimension existentielle. » (p. 17) En mettant ainsi au cœur de sa réflexion les dimensions de parcours et d’expérience autant que le désir propre et singulier inhérent à chaque expérience migratoire, Sylvie Bredeloup s’inscrit dans la lignée de travaux plus anciens. Elle exhume des facettes cruciales du phénomène que d’autres courants d’études centrés sur les causes migratoires ou la gestion des flux en tant que phénomène économique, autant que le culturalisme africaniste, nous avaient fait perdre de vue.

Le travail de Sylvie Bredeloup est d’une éminente actualité. Dans un contexte propice aux discours sur des identités figées, elle redonne toutes leurs lettres de noblesse à la « plasticité des identités migratoires » ainsi qu’au « rôle déterminant des imaginaires » chez les acteurs (p. 17). Elle participe à rendre à ces derniers toute leur capacité d’action, et aux études migratoires toute leur « autonomie propre » (p. 42). Comme le rappelle l’auteure, les migrations ne peuvent pas « être étudiées dans le seul cadre de l’économie politique de gestion de main-d’œuvre et de régulation des flux ni se comprendre à l’aune des seules variables d’ajustement de déséquilibres géopolitiques » (ibid.).

La somme des références mobilisées dans l’ouvrage est impressionnante. L’auteure emprunte à des registres variés allant de l’histoire à la sociologie et l’anthropologie, en passant par la littérature ou encore le cinéma. Elle nous livre sur ce sujet passionnant tant une synthèse inédite et dense — par le nombre de questions soulevées — que sa propre réflexion développée au fil des neuf chapitres constituant l’ouvrage. Chacun de ces derniers éclaire une dimension particulière de l’« aventure migratoire », permettant ainsi au lecteur de cheminer dans la complexité habilement rendue de la question. L’auteure, tout en faisant référence à des champs d’étude et des concepts clefs — comme celui de transnationalisme ou encore de cosmopolitisme —, réussit par ailleurs à ne pas s’enfermer dans un carcan théorique, comme le souligne Emmanuel Grégoire dans la préface de l’ouvrage.

Dans un premier temps, j’aborderai les différentes facettes de l’« aventure migratoire » en mettant en lumière les éléments clefs abordés par Sylvie Bredeloup dans chacun des chapitres de son ouvrage. Dans un second temps, j’ouvrirai deux pistes de discussion autour d’aspects méthodologiques et épistémologiques soulevés par l’auteure.

Les différentes facettes de l’aventure migratoire

Dans les trois premiers chapitres, Sylvie Bredeloup nous propose de faire une histoire du champ sémantique d’aventure. Elle revient notamment sur les racines, tant européennes qu’africaines, de l’« aventure migratoire ».

Dans le premier chapitre, conséquent par sa taille, elle s’intéresse aux différentes définitions et représentations de l’aventure et de l’aventurier dont est marquée l’histoire européenne, et ce, dans le but d’en saisir « les éléments structurants et fluctuants » (p. 18). Elle met l’accent sur certains apports majeurs d’auteurs, que ce soit en littérature, sociologie et anthropologie ou encore philosophie. Notamment, elle reprend à son compte l’idée avancée par Georg Simmel d’« intensité avec laquelle est vécu un événement qui peut ou non le distinguer de la vie quotidienne et le transformer en aventure » (cité p. 21). Dès le début de l’ouvrage, l’auteure développe l’importante notion d’« événement » qui serait au centre de l’aventure, « […] lequel en rompant la succession régulière, paisible et prévisible des instants, introduit alors une intensité d’être, une exaltation, une conscience aiguë d’exister […] » (p. 22). Cette capacité des candidats à l’émigration à se « soumettre totalement à l’instant » (ibid.) nous paraît centrale, notamment parce que nous avons pu l’observer dans de tout autres contextes migratoires1. En outre, la mobilisation de la pensée d’autres philosophes — de Pierre Mac Orlan (1998) à Jean-Paul Sartre (1972) — permet à l’auteure d’introduire deux dimensions clefs de l’aventure : le processus de désignation qui la caractérise2 et sa nécessaire mise en récit, gage de son existence3. L’auteure se réfère à ces deux dimensions tout au long de son ouvrage. Elle souligne combien l’aventurier est avant tout un « conteur d’histoires » : « une aventure accomplie dans le silence ou la solitude demeure un épisode sans lendemain », affirmera-t-elle encore à la fin son ouvrage (p. 121). Enfin, Sylvie Bredeloup entame dans ce premier chapitre la proposition qui constitue le cœur des deux sections suivantes, à savoir que les relations entre les notions d’aventure et de migration s’articuleraient autour de celles de mobilité (spatiale, temporelle et existentielle) et de voyage.

Dans le chapitre 2, l’auteure, affirmant d’emblée que « tous les aventuriers ne sont pas des migrants », pose la question suivante : « l’aventure implique-t-elle nécessairement une mobilité spatiale ? » (p. 31). Selon elle, pas obligatoirement : l’aventurier passif de Pierre Mac Orlan est sédentaire tandis que les autres, mobiles, ne sont pas pour autant considérés comme des migrants (p. 31), mais avant tout comme des « voyageurs » (ibid.). L’exploration de la littérature européenne faite dans ce chapitre révèle alors toute son importance dans le déroulement du raisonnement de l’auteure sur la question d’aventure : elle y dresse de premiers ponts avec les aventuriers africains, et participe ainsi à dépasser certains clichés et représentations bien ancrés4. Elle y effectue notamment un premier lien entre aventuriers du XVIIIe siècle européen et migrants africains contemporains. Elle met en évidence les premières figures d’aventuriers africains, notamment les feymen qui, véritables « bandits urbanisés », rompent avec les codes en vigueur dans leur société bamiléké (p. 35).

Dans le chapitre 3, l’auteure poursuit son approche complexe et multifacettes de la notion d’aventure avec l’affirmation suivante : « Tous les migrants ne sont pas des aventuriers » (p. 37). Elle explore plus avant son idée de distinguer l’aventure parmi d’autres types de migrations, et d’éclairer des aspects moins connus de ces dernières. Elle déconstruit avec brio les allégations selon lesquelles l’Europe serait figée et l’Afrique quant à elle devenue mobile de manière inédite, et cela tout en réaffirmant la profondeur historique des mouvements migratoires (p. 38). Une fois de plus, l’auteure prend le parti d’une approche diachronique des réalités. Elle s’inscrit ainsi dans la veine des travaux d’autres chercheurs contemporains, notamment brésiliens et africains (Braz Dias et Lobo 2012). Tout en affirmant que la mobilité est devenue une « clef incontournable » de lecture, l’auteure participe très justement à mettre en perspective l’idée, notamment développée par Baumann (2000), selon laquelle « nous serions entrés dans l’ère du mouvement » (p. 39).

Au chapitre 4, Sylvie Bredeloup entre dans le vif du terrain africain, en décrivant plusieurs figures de « migrants et aventuriers », du « jaguar » au « sapeur ». En nous menant à leur rencontre, elle rappelle combien les aventures migratoires sont aussi, et avant tout, internes au continent africain. Si elle souligne le caractère « prestigieux » associé à ces parcours migratoires (p. 44), elle en explique également les nombreuses contraintes. Pour les sapeurs par exemple — dont l’auteure développe le cas —, l’« aventure migratoire est appréhendée en tant que mode de vie permettant d’échapper à un quotidien maussade, prévisible […] » (p. 49) ; elle leur offre la possibilité « […] de s’accomplir personnellement » (p. 449). Avec la figure du migrant-aventurier venu au Maroc dans l’espoir de rejoindre l’Europe, l’auteure revient à la dimension existentielle (vitale ?) de ces aventures, nourrie par un « désir irrépressible du migrant de découvrir le monde » (p. 53). Son propos nous semble capital pour dire combien le « rêve d’ailleurs » (Mazzocchetti 2009) n’est en rien l’apanage de la seule élite occidentale. Parce que l’aventurier est aussi celui qui est sorti « sans raison autre que celle précisément du désir d’aventure […] » (Streiff-Fenart, citée p. 53), Sylvie Bredeloup insiste une fois de plus sur ce qui ferait la particularité de l’aventurier dans le lot plus général des migrants : son aventure ne déboucherait pas nécessairement sur l’amorce d’un réseau, dans le sens où ce qui la produit est aussi la volonté forte de s’émanciper d’un ordre familial, voire social.

Dans le chapitre 5, qui semble placé de manière stratégiquement centrale dans le livre, Sylvie Bredeloup nous amène plus concrètement sur ses propres terrains. Elle y utilise des extraits d’entretiens, qui nous placent ainsi dans la matérialité des expériences migratoires. L’auteure pose alors une question charnière dans sa réflexion : l’aventure migratoire est-elle une expérience individuelle et collective ? Elle parvient à ne pas y répondre de manière tranchée, amenant toujours un regard fin et non univoque sur les choses. Elle introduit alors la notion de don (p. 59), véritable clef de compréhension de cette tension entre l’individuel et le collectif. En effet, le don n’a-t-il pas pour propre d’être un mélange de liberté et d’obligation (Godbout 2007) ? Tout en se refusant à une vision culturaliste de la solidarité qui établirait les migrants comme seuls pourvoyeurs de richesses, Sylvie Bredeloup rappelle qu’en cas de redistribution des « richesses accumulées » (p. 58), cette dernière vise des groupes et collectifs variés, nommés « familles métaphoriques » (p. 59). Réaffirmant que le but de l’aventurier est de se distinguer, de se singulariser, de s’autonomiser en vue de « se réaliser » (p. 57), elle montre toutes les imbrications fines entre tendances à l’individuel et au collectif, selon des « processus complexes, hybrides et évolutifs » (p. 61) : « Sans arrêt donc, le migrant africain oscille entre individualisme et communautarisme. À la fois libre et solidaire, l’aventurier qui arpente les routes migratoires peut envisager son itinéraire selon une logique Bop sa Bop (“chacun pour-soi” en wolof) tout en intégrant de nouveaux collectifs en train de se faire, mais sans pour autant rejeter en bloc et définitivement les solidarités obligées déjà éprouvées » (idem).

Dans les deux chapitres suivants, l’auteure aborde les dimensions temporelles et territoriales de l’aventure. Dans le chapitre 6, elle expose le temps de l’aventure sous ses divers aspects, toutes ses coutures : l’aventure serait un phénomène inscrit dans le temps de l’histoire collective5, dans celui de l’histoire individuelle6, et elle disposerait d’un temps propre7. Dans le chapitre 7, elle nous emmène sur les territoires traversés par les migrants autant que façonnés par eux. En effet, les villes que traversent les migrants et où ils vivent (même de façon provisoire) sont empreintes de leurs activités ; c’est ce que l’auteure a appelé ailleurs le rôle de « fabrique urbaine » des migrants (Bredeloup 2008 : 10). Au fil de ces deux chapitres, la notion de « transit » est largement développée ; cette dernière qui relie aspects spatiaux et temporels. Par la mise en avant de cette notion centrale pour ses capacités à dire ces espaces « circulatoires » (Tarrius 1996), le propos de Sylvie Bredeloup se fait plus engagé, voire militant. Dans un système global surtout enclin à penser la permanence, transiter (au sens de bouger) relèverait de la « subversion » (p. 74), stigmatisée par des groupes dominants et incarnée dans les contrôles policiers et douaniers. Dans un tel contexte et à l’heure d’une étanchéité des frontières de plus en plus forte — forçant beaucoup d’individus à l’immobilité (Carling 2001) —, Sylvie Bredeloup nous rappelle l’importance de ne pas négliger le rôle joué par l’histoire et la mémoire collective dans la transmission de ce que Fouquet nomme le « désir d’ailleurs » (Fouquet 2007). En effet, « […] l’Europe constitue en quelque sorte un espace de référence », écrit l’auteure, « associée à une mémoire historique, collective et non nécessairement vécue par l’individu lui-même, mais transmise en héritage par ses ancêtres » (p. 88). Sylvie Bredeloup contribue selon moi à l’affirmation d’une certaine « condition cosmopolite » (Agier 2013) chez les acteurs africains.

Bien que soulevée tout au long de l’ouvrage, la discussion autour des dimensions imaginaires de l’aventure migratoire est tout particulièrement approfondie au chapitre 8. L’auteure affirme que : « l’Ailleurs caractérise avant tout un espace imaginaire et ne nécessite pas nécessairement l’éloignement géographique » (p. 105). Elle souligne le rôle joué par les médias au fil des générations de migrants, et aborde ensuite les imaginaires de la migration à la lumière des registres du jeu et de la dissidence.

Enfin, le chapitre 9 nous parle du « sexe de l’aventure migratoire » (p. 111). Tout en se gardant bien de faire du « genre féminin » une catégorie à part entière, l’auteure met en avant des parcours de femmes, elles aussi « oiseaux migrateurs » (ibid.). Tout en rappelant le lien intrinsèque entre la catégorie d’aventurier et celle de virilité, l’auteure parle de ces « amazones des temps modernes » (p. 116), « celles qui adoptent des comportements considérés comme masculins et font preuve de courage, de témérité, deux qualités qu’on prête également très souvent, dans de nombreuses cultures, aux aventuriers » (ibid.). Des villes libyennes à la cité de Marseille, Sylvie Bredeloup éclaire le parcours de commerçantes, parmi lesquelles figurent les premières « aventurières » qu’elle a rencontrées. Elle souligne combien ces femmes, une fois sorties de la sphère domestique, rusent davantage avec les rôles sociaux prédéfinis, tout en participant parfois à renforcer ces derniers. Elle finit par rappeler le rôle de la littérature pour faire exister ces aventurières, car « l’aventure serait dans l’esprit de celui qui la poursuit ou qui la décrit. L’essentiel ce ne sont pas les exploits accomplis, mais leur mise en intrigue » (p. 129).

L’aventure en question…

Cet ouvrage théoriquement et empiriquement dense ouvre plusieurs pistes de discussion. La première piste touche justement à l’ampleur de la littérature d’« aventure » abondamment mobilisée dans la première moitié de l’ouvrage. Il s’agit d’une littérature davantage européocentrée, alors que le lecteur aurait pu s’attendre à une entrée plus rapide au cœur du sujet : les « terrains africains » (sous-titre même de l’ouvrage). On prend cependant toute la mesure de l’objectif poursuivi par Sylvie Bredeloup vers le milieu du chapitre 2 ainsi qu’au chapitre 3, lorsqu’elle s’appuie sur cette littérature pour mettre en avant la particularité des aventuriers africains. Cependant, en usant de la catégorie d’« aventurier », ainsi qu’en étayant son usage par de multiples références, on peut craindre de voir in fine se reconstruire une catégorie « aventurier » contre une autre « migrant ». À plusieurs reprises dans l’ouvrage, le recours fait à cette catégorie de « migrant » peut ainsi nous conduire aux limites méthodologiques de la catégorisation. C’est notamment au chapitre 2 qu’une légère confusion peut s’immiscer dans l’esprit du lecteur. En effet, en s’appuyant sur le cas des grands voyageurs du XVIe siècle, Sylvie Bredeloup affirme que, bien que concernés par le voyage (qu’il soit psychique ou physique), ces aventuriers ne présentent pas les « attributs du migrant », dans le sens où, notamment, « ils ne chercheraient pas à s’expatrier pour trouver du travail, mais, à l’inverse, sont payés pour explorer le Nouveau Monde et conquérir par les armes de nouveaux territoires » (p. 32). Dans cette affirmation, et par sa volonté d’étayer les catégories de migrant et d’aventurier, l’auteure ne participe-t-elle pas elle-même à (re) construire certaines d’entre elles, qu’elle cherche par ailleurs, et par cet ouvrage, à complexifier ?

Si Sylvie Bredeloup mobilise au chapitre 7 la notion de « transit », certains auteurs dans le champ des études migratoires (Braz Dias et Lobo op.cit. ; Furtado 2015) font de cette notion, autant que celle de « mobilité », le cœur même de leur réflexion. Ce faisant, ils sortent plus franchement d’une appréhension de l’acteur migrant en tant que seul acteur économique. Enfin, il aurait également pu être intéressant d’explorer plus encore l’ambiguïté inhérente à de nombreux parcours d’« aventuriers » (tels que présentés au chapitre 4), en laissant davantage entrevoir l’opposition parfois présente entre les registres de langage et les pratiques observées. Je pense notamment à des migrants que j’ai rencontrés sur le terrain capverdien : nombreux sont ceux qui usent d’une rhétorique de l’aventure pour dire et caractériser leur mobilité vers l’Europe, tout en s’appuyant, dans la réalisation concrète du voyage, sur des réseaux de solidarités familiales et sociales forts (Defreyne 2016). Notons une fois de plus que Sylvie Bredeloup reste cependant toujours, et particulièrement au chapitre 5, dans une vision nuancée et complexe de l’« aventure ». Elle va jusqu’à mettre le lecteur en garde à la fin de son ouvrage en affirmant que, si « l’aventure est une grille de lecture stimulante pour appréhender les formes contemporaines de la migration africaine, elle peut aussi se transformer en un prisme déformant si on n’y prend pas garde, avec le risque d’insulariser l’aventurier et de l’isoler » (p. 133).

L’aventure : réflexivité à partir du genre de l’expérience

Le dernier chapitre dessine une deuxième piste de réflexion. Sylvie Bredeloup y aborde l’aventure migratoire sous l’angle genré. Si l’auteure y parle d’aventure au féminin, j’ai regretté qu’elle ne développe pas davantage la manière dont la rhétorique aventurière participe d’une construction du masculin (et de la masculinité), expliquant ainsi en partie la plus grande difficulté des femmes à s’approprier un tel registre de discours. Si les femmes mettent peu ou pas en mots leur parcours d’« aventure », n’est-ce pas aussi parce que ce registre du discours est accaparé par la gente masculine, et fait partie intégrante d’une socialisation du/au masculin ? Les aventurières rencontrées à Marseille, et donc sur le sol européen, n’y ont-elles pas bénéficié d’un contexte favorisant enfin un tel registre de discours (l’aventure au féminin) ? C’est ce que laisse sous-entendre Sylvie Bredeloup sans pour autant saisir l’opportunité d’approfondir la question, ce qui aurait pu l’amener à développer une approche réflexive en tant que femme et chercheuse. En effet, l’auteure souligne le rôle joué par la littérature qu’elle mobilise — et par la nécessaire mise en mots — dans l’existence de ces aventurières/aventuriers. Cependant, dans quelle mesure Sylvie Bredeloup crée-t-elle ces dernières/derniers et participe-t-elle à l’aventure qu’elle décrit ? Ne peut-on pas supposer que son propre regard ait participé à forger celles et ceux qu’elle a rencontrés et dont elle a recueilli (et fait exister) les discours aventuriers ? Or, l’auteure n’aborde pas la question de son implication dans son objet d’étude, en concluant notamment que « l’autobiographie exotique n’a jamais fait partie de [s] es projets » (p. 131). 

Cela m’amène à une interrogation d’ordre plus méthodologique : comment l’auteure a-t-elle approché tous ces « aventuriers » ? N’est-elle pas elle-même une aventurière ? En affirmant que « la posture aventureuse n’est pas conciliable avec la distance que suppose le travail d’anthropologue » (p. 131), Sylvie Bredeloup s’écarte d’un pan important de l’anthropologie contemporaine dont les acteurs ont revendiqué une nécessaire implication pleinement assumée dans leur objet d’étude (Favret-Saada 1977 ; Caratini 1993). Il aurait été intéressant que l’auteure étaie davantage son propos autour de l’inutilité « d’emprunter les mêmes routes que les enquêtés » (p. 131), en laissant une place à la discussion méthodologique sur la réalité de l’aventure ethnographique vécue par la/le chercheuse/eur, terreau même de ses récits anthropologiques. Une observation qui n’enlève cependant rien à la qualité d’un ouvrage convaincant par la solidité des matériaux mobilisés et la finesse des questions posées.  

1  En contexte cap-verdien, par exemple, la capacité des candidats à l’émigration à « saisir le moment opportun » (Defreyne 2016) s’apparente à une

2  « Il est nécessaire d’établir comme une loi que l’aventure n’existe pas. Elle est dans l’esprit de celui qui la poursuit […] »  (Mac Orlan, cité à

3  « Selon Jean-Paul Sartre, c’est effectivement la mise en récit qui permettrait d’élever un événement même ordinaire au rang d’aventure […] » (p. 23

4  Par exemple : « Aujourd’hui encore, un Européen qui s’installe dans un pays africain est considéré le plus souvent comme un expatrié à qui on peut

5  « Chaque société, chaque culture à une époque donnée, décide de ce qu’est l’aventure, en lui assignant une place dans le parcours des âges, en lui

6  « L’aventure migratoire est envisagée comme une étape dans la vie d’un homme au même titre que son installation » (p. 68).

7  « L’aventure, c’est donc aussi le temps de l’impatience et de l’accélération » (p. 65).

Agier Michel, 2013, La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire. Paris, La Découverte.

Bauman Zygmunt, 2000, Liquid Modernity. Cambridge, Polity.

Bredeloup Sylvie, 2008, « L’aventurier, une figure de la migration africaine », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 125, n° 2, p. 281-306.

Braz Dias Juliana, Lobo Andrea, 2012, Africa em Movimento. Brasilia, ABA Publicações.

Caratini Sophie, 1993, Les enfants des nuages. Paris, Seuil.

Carling Jorgen, 2001, « Migration in the age of involuntary immobility: theorical reflections and Cape Verdeans Experiences », Journal of Ethnic and Migration Studies, n° 28, 1, p. 5-42.

Defreyne Elisabeth, 2016, Au rythme des tambor. Ethnographie des mobilités des « gens de Santo Antao » (Cap-Vert, Belgique, Luxembourg). Thèse en Sciences politiques et sociales, Université Catholique de Louvain.

Favret Saada Jeanne, 1977, Les mots, la mort les sorts. Paris, Gallimard.

Fouquet Thomas, 2007, « Imaginaires migratoires et expériences multiples de l’altérité : une dialectique actuelle du proche et du lointain », Autrepart, vol. 41, n° 1, p. 83-98.

Furtado Claudio Alves (org.), 2015, Dialogos em trânsito. Brasil, Cabo Verde e Guiné-Bissau em narrativas cruzadas. Salvador, EDUFBA.

Godbout Jacques, 2007, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre. Paris, Seuil.

Lobo Andréa, 2012, Tão longe, tão perto. Familias e « movimentos » na ilha de Boa Vista de Cabo Verde. Praia, Edições UniCV.

Mac Orlan Pierre, 1998 [1920], Le petit manuel du parfait aventurier. Paris, Mercure de France

Mazzocchetti Jacinthe, 2009, Être étudiant à Ouagadougou. Itinérances, imaginaire et précarité. Paris, Karthala.

Sartre Jean-Paul, 1972 [1938], La Nausée. Paris, Gallimard.

Tarrius Alain, 1996, « Territoires circulatoires des migrants et espaces européens », in Monique Hischorn et Jean-Michel Berthelot (dir.), Mobilités et ancrages, vers un nouveau mode de spatialisation ? Paris, L’Harmattan, p. 93-114.

1  En contexte cap-verdien, par exemple, la capacité des candidats à l’émigration à « saisir le moment opportun » (Defreyne 2016) s’apparente à une ruse pratique et relève sans aucun doute d’un registre de langage propre aux récits migratoires. Cette capacité s’ancre dans des contextes sociaux familiaux jouant un rôle déterminant dans la préparation mentale des candidats à partir (Lobo 2012).

2  « Il est nécessaire d’établir comme une loi que l’aventure n’existe pas. Elle est dans l’esprit de celui qui la poursuit […] »  (Mac Orlan, cité à la p. 22).

3  « Selon Jean-Paul Sartre, c’est effectivement la mise en récit qui permettrait d’élever un événement même ordinaire au rang d’aventure […] » (p. 23).

4  Par exemple : « Aujourd’hui encore, un Européen qui s’installe dans un pays africain est considéré le plus souvent comme un expatrié à qui on peut reconnaitre l’esprit d’entreprise alors qu’un Africain qui tente sa chance dans l’espace de Schengen est rebaptisé au mieux, migrant, quand il n’est pas suspecté d’être clandestin » (p. 31)

5  « Chaque société, chaque culture à une époque donnée, décide de ce qu’est l’aventure, en lui assignant une place dans le parcours des âges, en lui associant des représentations particulières, positives ou négatives. » (p. 64)

6  « L’aventure migratoire est envisagée comme une étape dans la vie d’un homme au même titre que son installation » (p. 68).

7  « L’aventure, c’est donc aussi le temps de l’impatience et de l’accélération » (p. 65).

Elisabeth Defreyne

Elisabeth Defreyne est anthropologue, membre du Laboratoire d’Anthropologie Prospective (LAAP) de l’Université Catholique de Louvain. Ses recherches portent sur les mobilités humaines et matérielles entre l’archipel du Cap-Vert (île de Santo Antão) et l’Europe (Belgique, Luxembourg). Elle aborde dans son travail des questionnements épistémologiques, notamment celui de l’enjeu que constitue la réflexivité en anthropologie. Elle a développé cet aspect au sein de son laboratoire, en codirigeant, avec Hagdad Mofrad Ghazaleh, Mesturini Sylvia et Vuillemenot Anne-Marie, l’ouvrage Intimité et réflexivité. Itinérances d’anthropologues (Louvain-la-Neuve, Académia-L’Harmattan, 2015).