Compte rendu d’Argán Aragón, Migrations clandestines d’Amérique centrale vers les États-Unis. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2014.
« Pour les Centraméricains, écrit Argán Aragón, la frontière qui les sépare des États-Unis n’est pas une clôture, c’est un espace de plusieurs milliers de kilomètres articulé autour d’une zone tampon (le Mexique) et d’une muraille virtuelle ou matérielle plus ou moins épaisse (frontière sud des États-Unis » (p. 29). C’est cet espace de transit, cette situation liminaire dans laquelle se retrouvent les migrants (Agier 2012), séparés tout en étant reliés à un « avant » (la vie dans le pays de départ) et un « après » (la vie d’immigré dans le pays d’arrivée, de l’autre côté de la frontière), qui constitue l’objet central des enquêtes ethnographiques menées dans Migrations clandestines d’Amérique centrale vers les États-Unis, ouvrage publié en 2014 aux Presses Sorbonne Nouvelle par Argán Aragón, avec une préface de Catherine Withol de Wenden.
Merveilleusement traité dans El Norte, film de Gregory Nava sorti en 1983, ou dans Rêve d’or, tourné trente ans plus tard par Diego Quemada-Díaz, ce thème du périple depuis les terres rurales du Guatemala jusqu’au passage clandestin de la frontière étasunienne était jusqu’alors peu présent dans les recherches en sciences sociales. Soucieuses dans un premier temps, de rendre compte des questions relatives à l’intégration, à l’éducation, au logement, au travail, aux pratiques culturelles, aux relations familiales ou aux formes de sociabilité des immigrants vues depuis le pays d’installation, en Europe comme aux États-Unis, celles-ci ont cherché, à partir des années 1990, à développer un cadre d’analyse centré sur les « communautés transnationales » (Goldring 1996), sur les espaces politiques, économiques, socioculturels maintenant les liens entre le homeland (pays de départ) et le host-land (pays d’accueil) (Landolt 2001 ; Portes, et al. 1999) et, plus récemment encore, sur les « migrants connectés » (Diminescu 2005) et la vie quotidienne transnationale rendue possible par les nouveaux usages des technologies numériques (Baldassar et al. 2016). Elles ont mis l’accent sur la configuration des « routes migratoires » (Gonin et Robin 2009), sur l’acquisition des « savoirs migrer » (Séhili et Zúñiga 2014), sur les caractéristiques propres aux « espaces circulatoires » de la migration clandestine (Tarrius 1996), ou encore sur l’autonomie des acteurs dans les migrations internationales (Bredeloup 2008 ; Bredeloup 2014).
Tout en s’inscrivant dans ce large courant de recherche, l’ouvrage d’A. Aragón construit une approche analytique des migrations d’Amérique centrale vers les États-Unis à partir d’une thèse qui insiste sur l’antagonisme entre les flux migratoires et les frontières. Plus les frontières se ferment, plus la pression migratoire augmente, obligeant les états à déployer de nouveaux moyens de contrôle, et plus les couloirs de migrations clandestines se développent, conduisant les migrants à prendre toujours plus de risques pour atteindre leur but. Après avoir présenté les grandes lignes des différentes analyses que propose l’auteur de cet ouvrage, nous nous intéresserons au programme de recherche que celui-ci permet d’esquisser, centré sur une sociologie de la frontière et des dynamiques migratoires. Ce avant de conclure cet article par une réflexion plus générale sur le transnationalisme méthodologique qui caractérise de nombreuses recherches inscrites dans le champ des migrations internationales.
« L’ailleurs brille et il s’appelle El Norte »
La recherche présentée dans l’ouvrage d’A. Aragón est le résultat d’un travail de thèse de doctorat en sociologie, soutenue en 2013 à l’Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3. Ce travail a été réalisé à partir de plusieurs séjours de terrain effectués entre 2005 et 2011 au Guatemala, au Mexique et aux États-Unis. Il se compose de trois parties comprenant une analyse de l’histoire migratoire d’un village guatémaltèque situé près de la frontière du Mexique, de deux chapitres qui relatent les expériences migratoires d’une trentaine de migrants originaires d’Amérique centrale, et de deux autres chapitres centrés sur l’histoire de la frontière entre les États-Unis et le Mexique.
L’enquête démarre donc par l’étude monographique de Los Peñascos, un village du Guatemala rural situé à l’extrême nord-ouest du pays et qui comptait, en 2011, 752 habitants dont 121 qui avaient déjà migré aux États-Unis au cours de leur vie. Aragón décrit l’histoire de ces mobilités depuis les tout premiers migrants partis « à l’aventure » au début des années 1990, jusqu’à « la grande migration » déclenchée en 1999 par l’effondrement du prix du café, principale ressource économique du village. « Dans une telle situation d’impasse, chaque chef de famille de Los Peñascos n’a eu qu’une seule idée en tête : partir vers le lieu qui représentait certitude et stabilité et que quelques voisins avaient déjà tenté, toujours avec succès, partir vers El Norte » (p. 57). Et c’est d’abord dans le cadre de contrats de travail saisonnier dans les plantations de conifères situées autour de la ville de Franklin, à la frontière des états de Géorgie et du Tennessee, que cette vague migratoire va s’opérer, avant que ne se développe la migration irrégulière à un rythme accéléré à partir du milieu des années 2000.
Suite à cette entrée en matière, Aragón s’intéresse aux liens migratoires qui forment les territoires de la mobilité et fonctionnent sur le mode du réseau. Il montre comment « les acteurs de ce petit village ont pu mettre en place les structures et les stratégies de traversée de la frontière pour offrir aux habitants la possibilité de partir » (p. 84). Décrivant finement les différentes filières migratoires reliant les habitants du village d’origine à différents territoires étasuniens (dans le Tennessee, mais aussi en Floride et en Louisiane), l’auteur analyse les effets de ces réseaux. Cela à diverses échelles : sur le village, sur ceux qui sont restés et les migrants de retour, sur ceux qui projettent de partir ou de repartir, sur l’évolution du solde migratoire et la reconfiguration des rapports sociaux, etc. En s’appuyant sur les acquis de la sociologie des réseaux, il part de l’enquête ethnographique pour étudier, auprès des acteurs, les liens que ceux-ci mobilisent dans leurs parcours migratoires, ce qui lui permet de montrer l’importance que jouent les liens à forte réciprocité par lesquels les uns s’engagent pour les autres, car : « Si la situation de clandestinité est synonyme de vulnérabilité, de distension, d’incertitude et de risques, écrit l’auteur, la relation entre membres d’un même réseau doit être synonyme de soutien mutuel, de certitude et d’engagement » (p. 84).
Les deux chapitres suivants composant la deuxième partie de l’ouvrage. Intitulée Traverser une épaisse frontière, elle est dédiée aux acteurs afin de comprendre comment la frontière agit sur eux. C’est le voyage de transit qui est ici restitué, à partir de récits de migrants analysés en s’appuyant sur trois variables. D’abord, celle du genre et les conséquences immédiates qu’il peut avoir dans l’espace de transit. Puis, le capital social et économique qui engendre des modes de mobilité spécifiques en ouvrant ou fermant des espaces de passage aux migrants. Enfin, le déclic migratoire, à savoir la raison consciente qui a déclenché la migration (pour gagner de l’argent, pour se rapprocher d’un proche, par aventure et réalisation de soi, pour fuir des menaces de mort, parce qu’on ne trouve plus sa place dans son lieu d’origine, etc.). On entre alors dans le récit d’une trentaine de migrants centre-américains dont les témoignages nourrissent l’ouvrage de situations très diverses. « C’est dans l’expérience du voyage clandestin que la frontière se révèle aux migrants sous de multiples visages », écrit Aragón (p. 111). Cette expérience, c’est d’abord celle de la traversée de la zone tampon que représente l’ensemble du territoire mexicain, puis celle de l’arrivée des migrants devant le rempart high-tech de la frontière sud des États-Unis. Les « récits de la frontière » rendent compte des nombreuses difficultés rencontrées durant « la traversée vers le nord » et des ressources mobilisées par les migrants : l’existence d’un « marché du passage » allant de la souscription d’un « pack » auprès des passeurs à l’obligation de « s’ouvrir la route » par ses propres moyens selon son capital social et économique ; l’instrumentalisation de son « corps de femme » sur la route clandestine pour tenter de faire face à l’adversité (p. 124) ; l’acquisition d’un capital de mobilité qui permet de provoquer des situations pour faciliter le voyage et continuer la route (p. 140) ; la couleur de la peau qui peut rendre sa présence trop visible dans certaines situations ou permet de passer inaperçu dans d’autres (p. 141) ; la conversion d’une « gracieuse apparence physique » en capital de mobilité au sein des économies souterraines (p. 143).
Le chapitre suivant ouvre une analyse en termes de sociologie des relations internationales, portant sur la frontière. Il montre comment celle-ci est présentée comme un filtre « intelligent » censé être capable de laisser entrer les biens et les personnes autorisées et de contenir les flux perçus comme menaçants par les pouvoirs. Or, comme le souligne l’auteur, « par sa simple présence, la frontière a créé l’espace par où des populations entières tentent de la nier en la contournant dans la clandestinité » (p. 149). C’est ainsi l’antagonisme croissant entre les flux migratoires et la frontière qui est abordé sous de multiples aspects tels que l’histoire de son ouverture partielle aux travailleurs migrants et de sa fermeture au gré des cycles et des crises de l’économie capitaliste, des relations bilatérales entre le Mexique et les États-Unis, du renforcement de la frontière sud du Mexique pour lutter contre les migrations de transit, du développement de l’économie souterraine de la migration et de l’accaparement par les cartels du marché du passage clandestin, etc. Comme le souligne l’auteur en conclusion de cet exposé, « les migrants de jadis vivant entre leur pays d’origine et leur pays de destination, accumulant à chaque voyage l’expérience par laquelle ils apprenaient à traverser la frontière et partageaient leur savoir-faire au sein de leur réseau, ont commencé à disparaître » (p. 179).
Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à une analyse de la frontière vue du côté des individus, développant cette fois une sociologie des pratiques migratoires et des difficultés rencontrées sur le parcours. « Dans les espaces de transit, écrit Aragón, l’État de droit semble s’arrêter de facto à la limite des territoires de la clandestinité » (p. 200). Vient alors une analyse des stratégies par lesquelles les migrants cherchent à demeurer des acteurs, à reprendre le contrôle de leur environnement social et de leur corps, et à accepter certaines situations de domination lorsque c’est pour eux l’unique moyen de traverser la frontière (p. 204). Et ce qui permet de résister face à l’adversité est l’espoir d’atteindre une nouvelle vie dans un endroit situé « de l’autre côté de la frontière » (p. 213) et cela pour peu que le « miracle » puisse se réaliser, même si cette longue traversée ne laisse personne indemne.
La conclusion revient sur les politiques migratoires et le renforcement des frontières d’autant plus marqué que les crises migratoires persistent à travers le monde et que les demandes des populations natives se font plus pressantes en matière de cloisonnement des espaces. L’auteur propose alors, pour sortir de cette impasse, de penser cette question dans une perspective cosmopolite, à l’instar des réflexions impulsées par Ulrich Beck (Beck 2000). Comme cela est bien résumé à la fin de l’ouvrage, « le défi de la démocratie en ce début de XXIe siècle semble être de s’élever vers l’échelle globale et cosmopolitique, et celui des sciences sociales d’inventer les leviers pour l’accompagner » (p. 238).
Sociologie de la frontière et des dynamiques migratoires
L’accent mis tout au long de cet ouvrage sur la frontière, les politiques migratoires, les expériences vécues et racontées par les migrants dessine les contours d’un programme de recherche, en partie ébauché, qui s’inscrit dans le paradigme théorique des transnational studies, centré sur l’étude des mobilités des personnes tout en mettant particulièrement l’accent sur le renforcement des frontières et, par là, sur une réaffirmation des états. On voit bien en effet comment, durant sa campagne électorale puis en tant que nouveau président des États-Unis, Donald Trump a abandonné la notion de « frontière intelligente », censée être ouverte aux flux désirés et fermée aux populations indésirables, pour promouvoir la construction d’un mur physique visant à empêcher l’immigration illégale, les trafics de drogues et d’êtres humains, et les actes terroristes. Comme le souligne bien Michel Agier, la logique du mur, d’auto et hétéro-enfermement, de séparation, de guerre aux migrants, de rupture, prend alors le pas sur celle de frontière, de mise en relation, de double reconnaissance de soi par l’autre et de l’autre par soi, de passage (Agier 2013).
Plusieurs travaux récents viennent alimenter ce programme qui peut se décliner en différents axes de recherche. L’un d’entre eux consiste précisément à mettre en évidence le fait que le renforcement de ces logiques de murs, observables entre le Mexique et les États-Unis, mais aussi au Proche-Orient ou aux limites extérieures de l’Europe, a eu cet effet d’augmenter les attentes aux frontières. D’où le fait de penser les frontières et les dynamiques migratoires en termes de temporalité, d’attente dans ce qu’Agier appelle des « situations de frontière ». Celles-ci peuvent prendre la forme de camps de réfugiés, de non-lieux dont les noms ne figurent sur aucune carte, gérés par le HCR et les ONG, qui y ont développé un système à la fois efficace et absurde, comme le montre bien le film documentaire d’Anne Poiret, Bienvenue au Réfugistan (Quark productions, 2016). Elles peuvent prendre la forme de campements autoétablis par les migrants aux abords d’une frontière en attente du passage, avant d’atteindre « la terre promise » comme le dit Léonard dans le film de Boris Lojkine, Hope (2014), ou de camps de regroupement construits et administrés par la puissance publique et qui peuvent devenir avec le temps, à l’instar de l’expérience de Calais, un théâtre politique et culturel où la condition de vie des migrants est exposée (Fabre 2015). Dans tous les cas, ces politiques d’encampement sont liées à la mobilité non désirable. Elles sont les solutions que les gouvernements adoptent, invisibilisation, extraterritorialisation, logiques d’exception, pour gérer des populations indésirables (Agier 2014 ; Crosby et Rea 2016).
Un autre programme de recherche consiste à réinterroger la notion de « migration de transit ». Comme le soulignait Mahamet Timera à propos des migrants « subsahariens » au Maroc, « c’est le plus souvent en partant du point de vue du pays d’arrivée et en privilégiant la destination finale que l’on parle de transit. Dans cette posture, le risque est d’être aveugle à la fécondité de l’espace ainsi dénommé et à la force des ancrages qui en font plus qu’un simple lieu de passage » (Timera 2009). En effet, si l’entreprise visant à rendre visible la « migration de transit » en tant qu’élément de politique migratoire des états concernés a fait l’objet de recherches collectives à partir d’enquêtes menées à la frontière sud des États-Unis (Anguiano Téllez et Villafuerte Solís 2015), cette attention particulière portée sur les formes d’inscription des migrants dans ce qui était originellement prévu comme des lieux de passage ouvre des pistes intéressantes pour comprendre comment se déploient ces « itinéraires d’après transit » (Streiff-Fenart et Poutignat 2014). Trois exemples peuvent être présentés rapidement, l’un au Maroc, l’autre au Mexique, le troisième au Mali et en Mauritanie.
Comme le souligne Timera, « désormais pays d’émigration et d’immigration, confronté à l’arrivée, aux velléités de passage vers l’Europe et à la sédentarisation des subsahariens, le Maroc se constitue en région frontière de l’espace Schengen » (p. 175). L’inscription de ces migrants dans les centres urbains et leur insertion progressive dans les quartiers populaires de la société locale annoncent des formes d’installation, voire de peuplement. Ainsi, en s’appuyant sur plusieurs missions d’enquêtes à Fès, Rabat, Tanger et Marrakech réalisées dans les années 2000, Timera explore les ressources spécifiques ainsi que l’accès à des réseaux sociaux autochtones qui rendent possible ces logiques d’installation. Il insiste sur le travail des pionniers (résidence locale, mariage avec des gens du pays, accès à des papiers, construction d’une filière migratoire impliquant des éléments extérieurs au groupe, etc.), en les distinguant des « nouveaux migrants » que sont les « aventuriers » ou « self-made-migrants » quant à leurs modes d’inscription dans l’espace migratoire marocain. « L’histoire de beaucoup de ces nouveaux migrants, écrit Timera, débouche sur une situation particulière : des ressources limitées et progressivement rognées lors d’un itinéraire migratoire aléatoire et souvent risqué, une attente de passage qui se prolonge au Maroc, l’absence d’opportunités de travail et de revenus, la chute dans la précarité et la mendicité » (Timera op. cit. : 190).
L’autre exemple permettant d’illustrer ces problématiques de recherche se situe dans le cadre des analyses portant sur les migrants centraméricains qui traversent le Mexique avec l’intention de rejoindre les États-Unis et qui s’installent de manière temporaire ou définitive sur le territoire mexicain. Là encore, il s’agit de prendre en compte la diversité des routes, des temporalités, des stratégies individuelles et des formes d’inscription locale, montrant par-là que la migration de transit loin de constituer un mouvement linéaire, un simple passage entre un lieu de départ et un lieu d’arrivée s’inscrit dans des processus multidirectionnels qui impliquent différents espaces. Dans un travail récent, María Teresa Rodríguez a réalisé une enquête ethnographique centrée sur la ville de Xalapa, capitale de l’État de Veracruz au Mexique, constituée récemment comme un lieu de passage et d’installation de migrants centraméricains, en particulier honduriens. Elle analyse ainsi les différentes modalités selon lesquelles certains migrants décident de s’établir de manière temporaire ou définitive dans la ville ou ses environs et, pour certains, de passer d’un objectif visant à « faire une pause en cours de route » à la décision de rester sur place (Rodríguez 2017).
Le troisième exemple s’appuie sur des recherches menées par J. Streiff-Fénart et P. Poutignat sur des « itinéraires d’après transit » dans les villes de Nouadhibou en Mauritanie et de Bamako au Mali. L’enquête vise à restituer la compréhension que les acteurs migrants ont de leur propre trajectoire et s’intéresse tout particulièrement aux migrants qui s’installent dans ces lieux où ils ont été arrêtés dans leur périple ou refoulés. Si ces lieux sont souvent décrits dans les analyses des phénomènes migratoires comme des nasses ou des culs-de-sac (Pian 2007), certains migrants peuvent tout aussi bien en tirer profit, y trouver une niche, une opportunité d’emploi qui les conduit à différer leur projet d’Europe, voire à y renoncer en s’installant durablement tout en se maintenant dans une position d’étranger. Comme le soulignent les auteurs, ces itinéraires doivent se comprendre en regard des conditions qu’imposent les politiques de contrôle des mobilités et de mise à l’écart des indésirables. Certes, la mise à l’écart ne prend pas ici la forme du camp. Néanmoins, « le lieu d’ancrage reste [...] vécu comme un espace liminaire, un seuil qui n’est plus borné par le franchissement de la frontière, mais par la promesse toujours ouverte et à venir d’une bonne vie ailleurs » (Streiff-Fenart et Poutignat 2014, p. 109).
Un autre axe de recherche, encore peu développé, met l’accent sur l’articulation entre les dynamiques de mobilité/blocage de personnes et les processus d’altérisation et de racialisation. En d’autres termes, il cherche à tenir dans un même cadre analytique les recompositions des frontières territoriales (borders) et des frontières sociales et symboliques (boundaries). Cette question est esquissée dans l’ouvrage d’A. Aragón lorsqu’il met en relation les frontières entre les groupes, faisant référence à F. Barth, et les frontières délimitant des espaces (p. 237). Comme le soulignait A. Wimmer, « Les migrants transnationaux sont l’ennemi naturel de la construction nationaliste de l’espace. En premier lieu parce qu’ils détruisent l’utopie d’un isomorphisme entre l’espace de la culture et l’espace de la société nationale. […] En second lieu, leurs mouvements échappent souvent au contrôle de l’État, ce qui leur donne un caractère subversif » (Wimmer 1996 : 11). La réponse des États-nations que A. Sayad avait bien analysée comme une « pensée d’État », à partir de laquelle les migrations sont appréhendées et gouvernées (Sayad 1999), consiste alors d’une part, à contrôler le mouvement des personnes à travers leurs frontières ; d’autre part, à rétablir une vision congruente des frontières et de l’homogénéité de leurs espaces à travers la mise en œuvre des politiques d’incorporation, d’intégration, d’assimilation, ou de maintien dans les marges de la citoyenneté pleine et entière. Plus récemment, dans une approche centrée sur la gouvernabilité des migrations, D. Fassin s’appuie sur la distinction entre Border (définie comme la démarcation qui sépare deux États et la différenciation juridique entre ressortissants nationaux et étrangers, entre résidents légaux et illégaux) et Boundary (définie comme la limite symbolique entre groupes sociaux racialisés). Comme il le souligne, en procédant à une désessentialisation des notions de borders et de boundaries, les recherches menées sur les « situations de frontières » (border situation) (Cohen 1965) et sur les « frontières ethniques » (ethnic boundaries) (Barth 1969 ; Lamont et Molnár 2002) ont ouvert de nouvelles pistes pour les sciences sociales, même si, jusqu’à récemment, celles-ci n’ont pas cherché à articuler ces deux concepts (Fassin 2011). Pourtant, lorsqu’un migrant traverse une frontière territoriale pour s’établir dans une nouvelle société, il fait l’expérience des frontières sociales à travers le traitement différentiel dont il fait l’objet. Ainsi, l’analyse de la gouvernabilité des migrations peut rendre compte des modalités selon lesquelles s’articulent, dans des formes qui peuvent varier dans l’espace et dans le temps, les politiques de fermeture ou d’ouverture des frontières physiques et de marquage ou de brouillage des frontières ethniques.
Au-delà du (trans) nationalisme méthodologique ?
Ces quelques pistes dessinent les contours de problématiques de recherche visant à aborder dans un même cadre analytique les questions propres au contrôle des frontières territoriales, à la gestion des indésirables (enfermement des migrants, apparition de camps informels aux frontières, construction de murs, refoulements illégaux...), à la fabrique de l’altérité et à l’expérience de la mobilité. L’ouvrage d’A. Aragón s’est inscrit dans ce cadre en s’intéressant à la façon par laquelle la fermeture, voire la militarisation des frontières nationales ou communautaires et l’augmentation des flux de migrants qui tentent de la franchir se renforcent mutuellement. Entre l’Amérique centrale et les États-Unis, mais aussi entre l’Afrique et l’Europe, la traversée devient de plus en plus risquée. Or, cette politique ne dissuade pas pour autant les migrants. En 1978, dans un film intitulé Bako, l’autre rive, Jacques Champreux racontait déjà « le chemin de l’enfer » emprunté par de jeunes Maliens cherchant à rejoindre la France pour y travailler un moment et faire vivre leur famille. Aujourd’hui, les drames maritimes liés à l’immigration clandestine se succèdent en Méditerranée sans que l’Europe ne parvienne à y apporter des réponses efficaces. Les coûts financiers et humains de cette fermeture des frontières sont toujours plus importants, à tel point que de nombreux spécialistes en sont venus à appréhender le droit à la mobilité comme un nouvel horizon pour penser les migrations (Bigo 2009 ; Pécoud et Guchteneire (de) 2007 ; Wihtol de Wenden 2009 et 2014). Comme l’écrit Aragón dans le chapitre consacré à la frontière du XXIe siècle et à ses effets, « la frontière accélère le processus migratoire en provoquant l’installation durable des migrants qui étaient mobiles ; elle ne dissuade ni d’aller, ni d’entrer aux États-Unis, elle dissuade d’en sortir » (p. 188).
Mais si Migrations clandestines s’inscrit clairement dans ce type d’approche visant à interroger la possibilité d’un monde ouvert, il participe également de l’enrichissement d’un cadre d’analyse cherchant à retirer les œillères du nationalisme méthodologique tout en évitant les écueils des approches transnationales. D’un point de vue épistémologique en effet, la critique portée, dans l’étude des phénomènes migratoires, à l’hypothèse selon laquelle l’État-nation est le cadre politique et social naturel d’analyse du monde moderne (Beck 2000 ; Wimmer et Glick Schiller 2002) a conduit dans les années 1990 à l’émergence puis à la domination d’une approche transnationale. Celle-ci proposait de porter un regard analytique sur les « transmigrants » (Glick Schiller 1999) plutôt que sur le couple émigré/immigré de Sayad, sur les « migrants nomades » (Tarrius 2002), acteurs d’une « mondialisation par le bas » (Portes 1999), ouvrant ainsi la voie à un paradigme méthodologique de la mobilité. Elle invitait à déconstruire les appartenances nationales des migrants, mais aussi, en contrepoint du nationalisme méthodologique, à célébrer les nouvelles « sociabilités cosmopolites » (Glick Schiller et Salazar 2013), les « nouveaux cosmopolitismes » (Tarrius 2000), ou à « repenser l’Europe en des termes cosmopolites » (Beck 2007). Or, si le cosmopolitisme a fait partie de ces notions dont les usages se sont de plus en plus déployés dans la littérature sociologique concernant les migrations depuis le début des années 2000, un regard porté sur les modalités par lesquelles les migrants eux-mêmes et les sociétés qu’ils traversent ou dans lesquelles ils s’établissent décrivent le monde social montre avant tout une prégnance toujours plus forte de l’usage de catégories ethniques et des logiques d’altérisation renvoyant aux origines et aux parcours migratoires (Hily et Rinaudo 2003).
Mais plus encore que la notion de cosmopolitisme, dont on voit bien qu’elle s’inscrit plus dans l’ordre du ce qui devrait être que du constat empirique, c’est-à-dire de ce qu’un regard sociologique permet d’observer, c’est le concept même de mobilité qui peut être questionné. Comme le soulignait Timera, en 2009 à propos des migrations subsahariennes, « malgré la globalisation, les frontières vers l’Europe ont été renforcées. Ainsi, loin du paradigme de la mobilité, c’est plutôt à l’avènement de celui de l’assignation territoriale des laissés-pour-compte de la migration que l’on assiste » (op. cit. p. 195). Plus récemment encore, certains travaux ont cherché à montrer en quoi l’expérience migratoire, plus que de se définir par la mobilité, produit des situations d’immobilité. À l’instar des femmes marocaines qui évoluent dans le secteur du nettoyage industriel à leur arrivée en Italie et qui s’inscrivent dans une sédentarité contrainte, ou des jeunes Mexicains en situation irrégulière pris dans une situation de contrôle renforcé comme l’est celle des États-Unis — deux cas étudiés par M. Da Cruz et C. Nizzoli —, les migrants « se trouvent confrontés à une situation où le “champ des possibles” demeure fortement restreint, notamment en raison de leur appartenance ethnique et de genre, mais surtout de leur statut de non-citoyens » (Da Cruz et Nizzoli 2014, p. 180).
L’accent mis sur la circulation des migrants saisie à partir de l’étude de parcours et de récits migratoires a pu faire oublier la reproduction des rapports de domination dont celle-ci était porteuse, les hiérarchies dans les formes et les réseaux de diffusion. Les nouvelles figures du travailleur immigré en Europe (Morice 2006 ; Rea 2013) tout comme les migrations observées par A. Aragón entre l’Amérique centrale et les États-Unis montrent à quel point les entraves à la mobilité constituent des facteurs-clés pour la compréhension des phénomènes migratoires contemporains.