« La création plastique d’Haïti » : un univers artistique entre histoire, rencontres et matières

À propos de Gradhiva, n° 21, 2015

Dimitri Béchacq

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Dimitri Béchacq, « « La création plastique d’Haïti » : un univers artistique entre histoire, rencontres et matières », Lectures anthropologiques [En ligne], 1 | 2016, mis en ligne le 12 février 2024, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/292

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Compte rendu de « Création plastique d’Haïti », Gradhiva, n° 21, 2015, coordonné par Carlo A. Célius

« La création plastique d’Haïti » est le thème du dossier thématique du numéro 21 (2015) de la revue Gradhiva, numéro préparé dans la perspective de l’exposition « Haïti. Deux siècles de création plastique » (Cuzin et Pérodin 2014) qui s’est tenue à Paris, au Grand Palais, du 19 novembre 2014 au 15 février 2015. Il se situe dans la continuité du premier numéro de Gradhiva dont le dossier examina les rapports historiques entre « Haïti et l’anthropologie », cristallisés par un « tournant ethnologique » (Célius 2005) dans les années 1930-1940, véritable rupture fondatrice dans l’histoire intellectuelle et culturelle du pays. Ce dossier sur « la création plastique d’Haïti » peut être envisagé comme un approfondissement de ces réflexions par l’examen de trajectoires d’artistes, de la circulation de leurs œuvres, des thèmes et questionnements qui tissent au fil du temps la trame de cette création plastique. Ce dossier thématique comprend six articles, il est très richement illustré avec de nombreuses reproductions d’œuvres, de tableaux, de croquis, d’installations, de photographies d’époque, de portraits d’artistes, etc. Ces illustrations apportent une valeur ajoutée non négligeable à ce dossier dont les vertus heuristiques résident dans sa composition, tant l’agencement des articles dévoile progressivement, sur une perspective historique longue allant de l’époque coloniale à la période contemporaine, toute la complexité des nombreuses facettes de cette création : son histoire, ses acteurs, ses dynamiques propres et ses objets.

Dans une première partie de ce compte-rendu, les différents articles de ce numéro seront présentés de façon à faire ressortir leur singularité par rapport à l’ensemble du dossier. Les autres parties exploreront deux ensembles de thématiques transversales. L’une, « Territoires, lieux et espaces », s’attachera à montrer l’importance des territoires investis, avec Haïti comme pôle d’attraction et de diffusion, ainsi que le rôle pivot d’institutions, tels que les musées, mais aussi des lieux plus confidentiels, à l’instar des ateliers d’artisans. Ces lieux apparaissent comme des espaces de formation, de rencontres et de consécration des acteurs et des tendances à l’œuvre dans la création plastique d’Haïti. L’autre partie reviendra plus en détail sur ces acteurs : les artistes, leur profil, leur parcours et leur production ; ceux qui gravitent autour d’eux (marchands d’art, curateurs, universitaires, etc.) et leurs stratégies, leurs intérêts et leurs discours. Ces deux catégories d’acteurs dessinent les tendances qui ont marqué cette création plastique.

Composition

Dans l’introduction (pp. 5-20) qui ouvre ce dossier, Carlo A. Célius pose d’emblée l’équation qui qualifie en la singularisant la création plastique d’Haïti : « art haïtien = art naïf = art vodou » (p. 5). Cette « équivalence » est née d’une conjonction entre un lieu, le Centre d’art créé en mai 1944 à Port-au-Prince, deux personnages clés, le peintre haïtien Hector Hyppolite et le commissaire d’exposition cubain José Gomèz Sicre, et une tendance, le primitivisme, gage d’une authenticité recherchée et prônée alors par les étrangers. L’un des objectifs de ce dossier est de déconstruire cette équation par l’analyse de ses ressorts idéologiques, de son audience internationale et des acteurs ayant contribué à la popularisation des créateurs et de leurs œuvres. L’introduction met en perspective ces différents éléments au croisement d’influences étrangères et de préoccupations locales. En effet, le « tournant ethnologique » (Célius 2005) des années 1930-1940 appelait à une rupture avec les modèles établis, en puisant dans les faits culturels populaires et dévalorisés la matière d’une refondation culturelle à l’ambition nationale1. Ainsi, le mouvement folklorique a émergé dans les années 1930 à la faveur de rencontres d’artistes et d’intellectuels haïtiens et étrangers, notamment investis dans la promotion de troupes de danses et de chants inspirés du répertoire vodou. Les serviteurs — ceux qui rendent un culte aux esprits — issus de classes sociales marginalisées eurent dans ce processus un rôle essentiel en tant qu’informateurs des ethnologues et artistes de ces troupes, le plus souvent sous la houlette ou à l’initiative du Bureau d’ethnologie créé en 1941 (Béchacq 2008).

Le même phénomène s’observe dans la création plastique de cette époque, telle qu’elle est promue par le Centre d’art avec l’appellation d’« art naïf » : « l’ébranlement est d’autant plus significatif que l’instauration du nouveau genre artistique s’accompagne de la promotion sociale de personnes issues des groupes sociaux les plus modestes » (p. 8). C’est justement l’attention portée aux individus, à leurs parcours et à leur influence, qui caractérise l’approche développée par les auteurs de ce dossier. Carlo Célius souligne la part importante donnée ici au « contexte de rencontres, d’échanges, d’interlocution » (p. 14), et « aux situations d’élaboration, de réception et de circulation des objets » (p. 19). Ces deux dynamiques constituent à la fois le fil rouge de ce dossier, mais également la clef de l’univers créatif haïtien. Ce traitement permet ainsi de rétablir l’équilibre dans les analyses produites sur l’art haïtien, l’importance des discours dominants et étrangers ayant contribué non seulement à minimiser les contributions haïtiennes, mais également à survaloriser le vodou comme unique source, explication et raison d’être de l’art haïtien. C’est dans cet esprit qu’une part intéressante est donnée ici à l’usage des références iconographiques chrétiennes dans cette production plastique, à la fois réservoir d’inspiration pour les artistes et clef de lecture pour les historiens. C’est à l’aune de ces références habituellement puisées dans les répertoires chrétien et vodou que pourraient se mesurer les modes d’appropriation à l’œuvre dans la création plastique d’Haïti.

L’historienne récemment disparue Danielle Bégot livre, dans un premier article, une étude foisonnante sur « La peinture naïve haïtienne d’inspiration chrétienne. Discours, héritages, représentations » (pp. 23-47). Cette contribution se démarque notamment par le maniement des éléments de la culture chrétienne. Du fait de l’abondance de ces éléments, qui ne se situent pas au même niveau, mais relèvent tous du Nouveau Testament, on peine un peu à renouer les fils dans ce jeu d’influences entre christianisme et vodou. Il s’agit surtout d’une fouille salvatrice et très bien documentée des racines chrétiennes dans lesquelles puise la culture visuelle et artistique d’Haïti, contredisant le point de vue dominant du vodou comme colonne vertébrale de la création plastique haïtienne. Les emprunts et la circulation entre les symboles du christianisme et le vodou sont habituellement désignés par le terme de « syncrétisme », lequel ne rend pas compte avec précision de la complexité des combinaisons, d’où le fait que l’auteure ait pu choisir de ne pas l’employer. Danielle Bégot conclut son analyse, après l’évocation de la « perte de sens » d’une certaine peinture haïtienne imputable à l’impact délétère du tourisme : « Malgré tout, il se pourrait que la peinture d’inspiration chrétienne, du moins celle qui s’inscrit dans ce courant des arts dits naïfs qui a tant compté dans la seconde moitié du XXe siècle, en ait retiré un grand bienfait : le témoignage de sa profonde historicité » (p. 43).

Les relations dans le milieu de l’art en Haïti se présentent aussi sous la forme de circulation d’individus, à l’image de deux artistes noirs américains dont l’investissement dans la création plastique d’Haïti, généralement occulté, est analysé par Lindsay J. Twa dans « La diaspora en dialogue : James A. Porter et Loïs Mailou Jones Pierre-Noël ». L’intérêt premier de cet article est de saisir comment des artistes et des chercheurs afro-américains ont appréhendé la création plastique d’Haïti et comment ils se sont, et ont été, positionnés dans ce domaine. L’objectif de l’auteure est de saisir « un réseau de discussions localisées sur les aspirations de la diaspora noire mondiale » et de « clarifier certains des mécanismes qui se répercutent sur les écrits du milieu du XXe siècle concernant l’art haïtien » (p. 51). Nous comprenons ainsi comment ces deux personnalités ont cherché à transcender ce clivage binaire et essentialisant entre primitivisme et modernité, par la maîtrise des codes artistiques occidentaux, alors même que leur référence à l’Afrique était tout autant un geste politique par l’affirmation d’une singularité. Bien que très actuels pour l’époque, les termes mêmes de ce positionnement les inscrivaient, malgré tout, dans ce débat sur l’originalité des faits de culture caribéens appréhendée par la distinction entre les éléments « authentiquement » africains et ceux d’origine européenne2.

On peut cependant être étonné dans cet article que ne soit pas mentionné le contexte social et politique haïtien de leur époque. En effet, James A. Porter se rend en Haïti de décembre 1945 à janvier 1946, au moment même où André Breton est à Port-au-Prince pour une série de conférences, suivies par la chute du gouvernement d’Élie Lescot, fin janvier 19463. On retrouve la même omission concernant Loïs Mailou Jones Pierre-Noël. Après avoir épousé en 1953 l’artiste haïtien Louis-Vergniaud Pierre-Noël, elle se rendit l’année suivante pour la première fois en Haïti, avant de vivre « en Haïti une bonne partie de l’année » (p. 64). Elle y séjourna ensuite très régulièrement lors des deux décennies suivantes, et ce, en pleine dictature duvaliériste (1957-1986). Alors même que François Duvalier justifia et son pouvoir et la conquête de celui-ci, par le noirisme — idéologie rudimentaire dévoyant cette Afrique fantasmée sous les traits d’un essentialisme racial —, comment cet environnement politique particulier a-t-il pu ne pas avoir d’influence sur la réflexion, les productions et le quotidien de cette artiste et universitaire ?

La contextualisation qui fait défaut dans ce précédent article est au contraire l’atout majeur de la contribution de LeGrace Benson qui est consacrée à une autre figure « non-haïtienne » de la création plastique d’Haïti, « Tina Girouard et l’art des sequins d’Haïti » (pp. 77-102). LeGrace Benson retrace le parcours et les rencontres de Tina Girouard qui a travaillé étroitement avec les artisans/artistes d’un atelier à Port-au-Prince spécialisé dans la fabrication de drapeaux vodou4. Dans un style d’écriture enlevé, l’auteure nous invite à suivre les pérégrinations de Tina Girouard, de la Louisiane à Port-au-Prince, où elle se rendit pour la première fois en 1989, en passant par New York. Ces allers et retours dans le temps et l’espace balisent le cheminement personnel et créatif de cette artiste, l’expérience localisée d’une communauté d’artisans, leur influence réciproque, le tout inscrit dans un réseau de relations humaines convergeant vers Haïti et dans un continuum historique, celui des techniques artisanales. L’auteur procède par petites touches associant indices narratifs et sources matérielles. On suit ainsi l’origine historique et géographique des drapeaux vodou, cette origine faisant l’objet d’hypothèses étayées d’anecdotes. La dimension proprement créative de cette activité, entre art et artisanat, se remarque par l’intégration de suggestions, de techniques et de matériaux extérieurs au foyer de production. Ainsi, Tina Girouard encouragea-t-elle les artisans de cet atelier du Bel Air, quartier populaire de Port-au-Prince, à signer leurs drapeaux, ou du moins à les identifier. La frontière parfois très étroite entre le sacré et le profane apparaît aussi bien dans les modes de fabrication de ces drapeaux que dans les interprétations et les usages qu’ils suscitent. L’auteure montre comment la « petite histoire » permet de renseigner la transformation, dans le temps, d’un objet emblématique de cet univers où se chevauchent art et vodou, grâce aux échanges féconds et aux influences pérennes entre des artistes et des artisans haïtiens et étrangers.

La dynamique d’échanges est également bien soulignée dans l’article de Carlo A. Célius portant sur « quelques aspects de la nouvelle scène artistique d’Haïti » (pp. 105-129) qui émerge à partir des années 1990. Cette dernière est d’abord appréhendée à partir des éléments attestant à la fois de « l’existence de la mouvance » et de son « caractère pluriel » : différences sociales et générationnelles, identification alternative comme « artiste » ou « artisan », propositions artistiques isolées et manifestations collectives, diversité des modes et des espaces de formation et de création, présence significative des artistes en diaspora se réclamant d’Haïti. La mise en perspective historique de « caractéristiques communes » permet alors de souligner les tendances anciennes pour ensuite dégager certaines réorientations. Est révélée ainsi la profonde unicité d’une création plastique haïtienne, à la fois symptôme des clivages sociaux — avec les beaux-arts promus par les élites au XIXe siècle —, et vecteur de l’avènement d’un nouvel ordre culturel avec le « tournant ethnologique ». En considérant que « l’haïtianité artistique est alors mesurée par rapport à ce pôle identificatoire » (p. 113) qu’est le vodou, la proposition théorique, le « domaine de la création plastique », permet de résoudre l’équation « art haïtien = art vodou ». En effet, le « domaine de création » spécifique au culte est différencié des productions artistiques qui s’en inspirent.

L’auteur rappelle en outre un fait commun à la période d’émergence de l’art dit « naïf » et à celle de la nouvelle scène : la présence du « subalterne ». Réunir et identifier nommément des « créateurs appartenant à des catégories sociales modestes » (p. 113) sous un terme générique, « le subalterne », supposerait de faire de même avec des artistes appartenant aux classes dites « privilégiées ». De plus, le terme de « subalterne » ne rend pas compte des changements qui peuvent s’opérer par une dynamique d’ascension sociale permise avec la création plastique. Mais on est ici bien au-delà du propos central de cet article qui ouvre de fécondes pistes de réflexion et de recherche.

Une autre facette de la mise en scène et des usages artistiques du vodou est dévoilée dans l’article de Catherine Benoît et André Delpuech : « Trois capitaines pour un empereur ! Histoires de bizango » (pp. 131-154). Dans les eaux troubles des coulisses du marché international de l’art, Haïti et le vodou sont une valeur qui rapporte. D’un temple vodou (ounfò) dans le nord d’Haïti jusqu’au musée du quai Branly à Paris, les auteurs retracent le parcours d’une statue, ils analysent les discours qui accompagnent sa découverte, sa commercialisation et sa diffusion, et ils examinent les procédés et intérêts des acteurs à la manœuvre dans ce processus. Ils soulignent ainsi la « stratégie de confusion » savamment entretenue entre art, histoire et religion en démontrent que, loin d’être des pièces historiques, ces statues bizango seraient des créations contemporaines répondant à la quête de nouveauté des marchands d’art, mais aussi le symptôme d’un vodou à venir et en cours de patrimonialisation.

Deux remarques : d’une part, ces statues sont une étape supplémentaire, comme une ultime déclinaison d’un processus de commercialisation du vodou aux formes plurielles (Béchacq 2004) et anciennes, l’origine étant située en Haïti pendant la première moitié du XXe siècle (Richman 2005, pp. 116-149). D’autre part, concernant le rôle du « secteur vodou » évoqué en introduction de ce dossier (Célius, p. 17), certains de ses acteurs œuvrent effectivement à la patrimonialisation du culte. Toutefois, cette dernière procède aussi d’une « esthétique politique du vodou » promue par ce secteur, le culte y faisant office de matrice de la nation et de l’identité culturelle haïtienne (Béchacq 2014a)5. Cette esthétique rétablit un certain équilibre dans les usages de cet « imaginaire occidental inépuisable et infatigable quand il s’agit de diaboliser Haïti » (Benoît et Delpuech, p. 134) : ces statues soulignent la capacité des promoteurs et créateurs locaux à se saisir de cet imaginaire par un processus créatif.

C’est en ce sens que le vodou et Haïti peuvent être envisagés comme une valeur et un label dans une dynamique de demande (occidentale) et d’offre (locale) mobilisant le registre de l’authenticité, de l’exotisme, du mystère et du sensationnel. Au final, il s’agit certes d’un dialogue inégal et ancien, car hérité du colonialisme (Hurbon 1988), mais dont le fil jamais achevé recompose en permanence les motifs raciaux, culturalistes et religieux qui le sous-tendent. Ces statues bizango sont l’une des séquences de ce dialogue ininterrompu, révélant ainsi l’actualité du « néo-primitivisme » (Célius p. 16-17) par l’introduction dans cet imaginaire de l’étrangeté entourant les sociétés secrètes dont elles seraient issues.

Une contribution située dans la rubrique notes de lecture complète ce dossier. Dans « “La magie de l’authenticité” : deux décennies d’exposition et d’études de l’art haïtien aux États-Unis et en Grande-Bretagne », Edward J. Sullivan confirme la force des stéréotypes ayant cours sur la production plastique haïtienne. En effet, les expositions et publications anglophones qui lui sont consacrées donnent la primauté à l’art dit naïf et aux créations inspirées du vodou. En ressort une vision réductrice de l’art haïtien où domineraient l’intuitif, la spontanéité, et une proximité, une empathie avec les classes dites populaires. Edward J. Sullivan souligne au contraire l’existence d’approches originales développées par des artistes anciens, tels que Luce Turnier, ou plus contemporains, comme Édouard Duval-Carrié, lesquels sortent des sentiers balisés par cette vision réductrice.

À partir de la remarque de Carlo A. Célius quant à la nécessité de considérer les « relations entre le pays et l’extérieur, paramètre à ne jamais omettre dans l’analyse des sociétés caribéennes » (p. 113), deux ensembles de thématiques transversales permettent de revenir plus précisément sur ces contributions : « Territoires, lieux et espaces » et « sujets, objets et tendances ».

Territoires, lieux, espaces

Les territoires, lieux et espaces permettent de dessiner une cartographie des forces en présence dans la création plastique d’Haïti. Les relations entre ce pays et l’extérieur se déploient sur plusieurs échelles, au premier rang desquelles Haïti peut être appréhendée comme un pôle de production, d’attraction et de diffusion.

Dans l’attrait que peut susciter ce pays, le rôle d’une Afrique imaginaire est à prendre en compte du fait des démarches intellectuelles et artistiques de nombreux universitaires et créateurs. Ainsi en est-il de la quête de James A. Porter qui « est venu en Haïti à la recherche de l’Afrique » (Twa, p. 52). On retrouve ce soubassement diasporique chez d’autres artistes pour lesquels Haïti constitue un pôle de référence. Tina Girouard mobilise dans son parcours l’histoire du lieu dont elle est originaire, la Louisiane, où se retrouvèrent les exilés fuyant la colonie de Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle (p. 80 et 83). Haïti est aussi un lieu de travail et d’ancrage identitaire pour les artistes contemporains nés, vivant ou ayant vécu en diaspora (Célius, p. 108).

La géographie des forces en présence comprend également tout un ensemble d’institutions, réparties sur différents territoires, qui contribuent à leur façon au développement et au rayonnement de cette création plastique. Ces institutions — musées, universités, fondations, lieux de résidence d’artistes, etc. — ont une politique volontariste, parfois ancienne, de soutien aux créateurs par l’attribution de bourses, véritables outils par lesquels se tissent ces relations entre Haïti et l’extérieur. Ainsi, le General Education Board, créé par Rockfeller en 1902, a sponsorisé les voyages de James A. Porter en 1945-46 (Twa, p. 53-54). C’est cette même fondation qui permit à Loïs Mailou Jones Pierre-Noël d’étudier à l’Académie Julian à Paris en 1937 (Twa, p. 60) ; Howard University lui attribua également trois bourses pour ses recherches en Haïti, des années 1950 aux années 1970 (Twa, p. 69)6. Par le biais de l’accord culturel franco-haïtien signé en 1945, plusieurs artistes obtinrent des bourses d’études en France au début des années 1950 : Micheline Laudun, pianiste réputée et mère de Maxence Denis, l’un des créateurs dont le travail est reproduit dans ce dossier (Célius, p. 112), et trois peintres : Max L. Pinchinat, Roland Dorcely et Luce Turnier (Sullivan, p. 221). Plus près de nous, la Haitian Resource Development Foundation finança le séjour de Tina Girouard à Port-au-Prince en 1991 (Benson, p. 80 et 84).

Quant aux foyers à partir desquels s’est organisé et développé l’art haïtien, la première institution de ce genre a été le Centre d’art créé en 1944 par l’artiste américain DeWitt Peters. Le mot d’ordre de la « modernité indigène » (Célius, p. 8) ne fit pas l’unanimité : en 1950 fut fondé le Foyer des arts plastiques (Twa, p. 59) créé par des dissidents ne souhaitant pas cantonner leur art au seul style dit « naïf ». En revanche, un autre lieu doit beaucoup aux initiatives développées par le Centre d’art : la cathédrale de la Sainte-Trinité (Bégot, p. 24) dont les fresques étaient emblématiques de ce style « naïf » (Bégot, p. 36). D’autres espaces de nature religieuse, les ounfò, temples vodou, sont les lieux de résidence de statues bizango mais aussi le théâtre de rituels de désacralisation permettant à ces objets de quitter la sphère sacrée pour entrer dans le monde profane, celui des galeries d’art et des musées (Benoît et Delpuech, pp. 134-135 et 137).

Il faut également considérer le rôle important d’autres foyers de formation et de création qui, s’ils n’ont pas l’aura de lieux historiques et institutionnels, sont tout autant des viviers de créativité où interagissent créateurs, haïtiens et étrangers, comme les ateliers de fabrication de drapeaux vodou du quartier du Bel Air à Port-au-Prince (Benson, p. 90-95). Ces ateliers, et les objets qui y furent créés, révèlent les frontières du religieux, soulevant ainsi « la question de la négociation entre l’espace sacré, local et familial, d’un côté, et, de l’autre, l’espace profane, international et extérieur » (Benson p. 94). Ces espaces de formation et de rencontres sont en outre des lieux de transmission, d’une génération à l’autre, d’un savoir-faire ayant comme cadre et ressource l’espace urbain (Benoît et Delpuech, p. 143). Un autre espace, à la fois unité de résidences et ensemble d’ateliers, a récemment marqué la « nouvelle scène » artistique haïtienne. Y vit et y travaille ce trio (Frantz Jacques, dit Guyodo, André Eugène et Jean Hérard Céleur) identifié comme « les artistes de la Grand Rue », connu également sous le nom d’Atis Rezistans qui bénéficie de l’attention soutenue d’artistes, d’amateurs et de promoteurs étrangers (Célius, p. 113 ; Sullivan, p. 214).

Sujets, objets & tendances

L’attention portée aux préoccupations, démarches et intérêts des acteurs, aux objets qui sont produits, à leur inscription dans un environnement social donné, et aux tendances, et réorientations idéologiques et artistiques qui témoignent de cette dynamique est une autre caractéristique de ce dossier.

La diversité des figures et des personnalités investies dans la création plastique d’Haïti et les relations qu’ils nouent entre eux, dévoilent tout un jeu d’acteurs fait d’influences, de discours et d’audience. On remarquera tout d’abord ceux qui impulsent, soutiennent ou orientent des tendances spécifiques. Ce fut le cas des deux directeurs américains du Centre d’art, DeWitt Peters et Selden Rodman, auxquels se réfèrent plusieurs auteurs de ce dossier. Le succès du primitivisme et de l’art dit « naïf » qu’ils promouvaient alors, accompagne et encourage cette préoccupation locale valorisant le « populaire », appréhendé comme objet et sujet. Plusieurs auteurs dénoncent ici l’impact pérenne et délétère des jugements, perceptions et préceptes étrangers dans ce domaine. L’historien de l’art Michel-Philippe Lerebours renversa la thèse « d’un vide artistique avant les années 1940 » (Célius, p. 8) ; l’artiste et universitaire afro-américain James A. Porter, remarqua, au sujet de D. Peters, « cette condescendance que tant d’étrangers bien intentionnés adoptent envers un peuple dont on leur a dit qu’il était arriéré » (cité par Twa, p. 58) ; Danielle Bégot rappelle que « c’est tout à la fois l’inconstance d’un certain regard occidental et ses excès simplificateurs qu’ont voulu dénoncer des chercheurs haïtiens » (Bégot, p. 28) ; enfin, il ressort de l’examen d’Edward J. Sullivan que « les clichés circulant de longues dates sur la nation haïtienne et son art, et qui continuent de mettre en exergue l’altérité ou l’exotisme de l’art haïtien traditionnel comme contemporain, sont très difficiles à dissiper » (Sullivan, p. 208).

Si cette emprise discursive étrangère sur Haïti et son art est l’une des facettes des rapports de ce pays avec l’extérieur, ceux-ci se manifestent souvent en termes d’impact à travers l’industrie touristique. Lindsay J. Twa note qu’« en raison de la grande popularité des œuvres d’art naïf haïtiennes sur les marchés locaux de l’art, particulièrement touristiques, un ensemble de stéréotypes racistes et primitivistes en sont venus à représenter ce qui était considéré comme stylistiquement haïtien » (Twa, p. 65). Puisant dans l’imaginaire évoqué plus haut et sous l’effet du tourisme, un vodou spectaculaire a été élaboré, illustrant à sa façon cette « esthétique politique du vodou ». Plusieurs influences ont conduit à la formation de ces « voodoo shows » produits dans les hôtels, surtout pendant la dictature duvaliériste, période faste pour le tourisme en Haïti (Béchacq 2014b).

Mais la présence étrangère dans ce pays peut aussi être l’occasion de rencontres artistiques fécondes, à l’image des échanges noués entre les membres de l’atelier de drapeaux vodou du Bel Air tenu par Tibout (Céus Saint Louis) et Boss To (Joseph Fortine), et Tina Girouard qui s’initia à l’art des sequins (Benson, pp. 90-95) et expérimenta avec ses partenaires haïtiens différents matériaux, techniques et procédés innovants. Cette expérience est révélatrice des modes d’inclusion, d’absorption et de transformation de ce qui vient de l’extérieur, notamment dans l’univers du vodou (Béchacq 2013). Ainsi, l’attribution de surnom participe de ce mode d’inclusion : Tina Girouard fut ainsi appelée « bourik payet » (p. 83), « maren rara » et « manbo de l’art » (p. 90). Ces dénominations servent aussi d’autolégitimation, comme pour ce marchand d’art pourvoyeur de statues bizango et qui serait considéré comme un « oungan d’adoption » (p. 134)7.

Pour poursuivre la réflexion quant à la capacité des acteurs à jouer avec et/ou à se jouer de l’imaginaire occidental sur Haïti dans un processus créatif, des artistes ont marqué de leur empreinte cette création plastique. Ainsi, le peintre Hector Hyppolite « a joué sa propre partition, déterminante, car il est auteur de la légende sur laquelle repose sa célébrité. Celle-ci se construit autour et à partir d’un noyau de sens fixé une fois pour toutes : Hyppolite, un “prêtre” vodou, un oungan, a peint sous la dictée des divinités vodou, des lwa » (Célius, p. 13). Il répondait de fait aux attentes des promoteurs sensibles au primitivisme et à l’intuitif. Dans ce « domaine de création » propre au vodou ou qui s’en inspire, ces lwa peuvent être considérés comme des personnages à part entière dans la mesure où ils sont convoqués dans le processus créatif, qu’il s’agisse de les connaître pour créer (Benson, p. 91 et 97), de les solliciter pour un rituel de désacralisation d’un objet (Benoît et Delpuech p. 139) ou encore d’écrire sous leur dictée (Sullivan, p. 214).

Les relations entre les personnages qui traversent et habitent cette création plastique procèdent également d’une dimension sociologique qui est assez peu évoquée dans ce dossier (Célius, p. 110 et 113). James A. Porter a remarqué au sujet des « classes supérieures d’Haïti […] qu’elles montraient le chemin dans la construction d’une image plus réaliste d’Haïti » (Twa, p. 54). Quant aux observations de Loïs Mailou Jones Pierre-Noël sur le Centre d’Art, sur le Foyer (dissident) des arts plastiques et sur les étudiants et artistes fréquentant l’un ou l’autre (p. 60 et 66), la scission artistique entre « naïf » et « académique » ne recouvrerait-elle pas, même en partie, un clivage social ? En effet, dans le contexte haïtien, comment se déploient les rapports entre des créateurs appartenant à des classes sociales antagonistes ? L’inégalité des positions et les comportements qui peuvent en découler, et qui ont été soulignés plus haut entre promoteurs étrangers et artistes haïtiens, relève aussi des hiérarchies sociales locales. Ces dernières s’expriment tout autant dans le domaine artistique par l’accès aux ressources, aux réseaux et aux espaces permettant de créer et d’exposer, et par la maîtrise des codes sociaux et professionnels. À cette donnée s’ajoute un large spectre de pratiques relationnelles allant des stratégies de pouvoir et de prédation économique des « élites haïtiennes » (Pierre 2008), jusqu’au parrainage, au mécénat et à la philanthropie. Cette réalité est à prendre en compte dans le contexte de paupérisation que connaît Haïti, où la création plastique, d’autant plus qu’elle est mondialement reconnue, est un moyen de survie, sinon de subsistance, pour les uns, et un aspect de la représentation et de la distinction sociale pour les autres. Cette observation succincte mériterait d’être affinée et approfondie, car elle permettrait de lire cette création au regard des enjeux et problématiques de l’environnement social.

Cette relation entre art et contexte est révélée dans l’analyse des tendances et préoccupations de la nouvelle scène artistique. Carlo A. Célius remarque que le corps, dans toutes ses déclinaisons, est mobilisé en tant qu’outil du créateur, comme support matériel dans cette tendance à la « création volumétrique », et comme reflet d’un environnement social, économique et politique produisant un « climat général de violence sur les corps » (Célius, p. 122). L’autre tendance forte est « l’explosion des potentialités de l’assemblage et de la récupération [qui] a bouleversé la donne » (ibid.). Cette approche liant création plastique et facteurs contextuels, pourrait considérer cette pratique de la récupération en rapport avec la problématique urbaine locale. La précarité limitant l’accès à certaines ressources et matériaux, la surabondance des déchets fait de la récupération un acte de valorisation et de détournement de matériaux disponibles en quantité et auxquels ces créateurs donnent une seconde vie. Cette dynamique révèle en outre un autre aspect des relations entre Haïti et l’extérieur dévoilé, en peu de mots concis et éclairants, par André Eugène, l’un des artistes de la Grand Rue : « Ce que le Blanc nous envoie, on l’utilise, on le jette, moi je le récupère, le transforme et le renvoie dans leur salon8 ». Sont révélées ainsi une logique économique, celle des exportations massives vers Haïti, une dynamique de circulation et de vie des objets — usage, obsolescence, transformation, objets d’art —, et une problématique, celle de l’environnement et de la gestion des déchets. On peut également y voir, dans le fait de renvoyer à son destinataire un objet devenu déchet et transformé en objet d’art, un acte de subversion et de renversement du rapport de sujétion qui marque ces relations entre Haïti et l’extérieur.

Ce dossier sur « La création plastique d’Haïti » constitue un apport important à l’étude de l’histoire de l’art haïtien et, plus largement, à l’analyse des différentes formes d’expression artistique et visuelle en contexte postcolonial. Il donne à comprendre ensemble des séquences historiques et des moments de cristallisation autour des préoccupations artistiques ancrées dans le contexte haïtien, des thèmes et sujets travaillés, et des matériaux et formes explorés. D’autres thèmes transversaux se retrouvent dans plusieurs des contributions qui composent ce dossier : la pérennité et la force des essentialismes ; le rôle des émotions dans le rapport aux productions artistiques ; la part des mélanges et des influences réciproques dans la création. Ce dossier ouvre donc plusieurs pistes de recherche dans une perspective comparative : quels seraient les points de similitude et de divergences — en termes de dynamiques internes, de rapport avec l’extérieur et de tendances et préoccupations artistiques — avec le champ artistique d’autres territoires, notamment caribéens, partageant un héritage esclavagiste et postcolonial ? L’intérêt de ce numéro thématique est notamment d’interroger le paradigme national dans l’appréhension de l’art dit « haïtien ». En effet, ce numéro est fort justement intitulé « Création plastique d’Haïti » : les contributions qui le composent déconstruisent cette identification d’un champ particulier d’activités, l’art, par le prisme nationaliste en soulignant le rôle des échanges avec l’extérieur. Cependant, et c’est peut-être là que réside le paradoxe, ces mêmes échanges se nourrissent de cette équivalence entre Haïti et le vodou et de cette réduction de l’un à l’autre qui persistent au fil du temps et dont ce numéro montre toute la force, encore aujourd’hui.

1 Carlo Célius désigne par « le tournant ethnologique » ce moment à partir duquel, dans les années 1920-1930, l’ethnologie haïtienne naissante fut

2 L’anthropologue américain Melville Herskovits, qui mena des missions en Haïti dans les années 1930, cherchait, avec son hypothèse sur la « 

3  Les conférences d’André Breton s’inscrivaient dans un contexte politique particulièrement tendu, avec la fronde menée par la bouillante jeunesse

4 Il s’agit de bannières en tissu recouvertes de sequins et de perles reproduisant différents motifs et destinées aussi bien aux cérémonies vodou qu’à

5 « Cette esthétique embrasse la pluralité des images construites et véhiculées au sujet du vodou et qui répondent à des intérêts politiques mais

6  Katherine Dunham, célèbre chorégraphe afro-américaine, alors étudiante de l’anthropologue Melville Herskovits, débuta ses recherches en Haïti —

7 Les termes oungan et manbo, parfois traduits par les termes prêtres et prêtresses, désignent les officiants hommes et femmes qui sont à la tête de

8 Maxence Denis (réal. et prod.), 2003, E pluribus Unum [film], 22 min. Le terme « blanc » signifie « étranger » en créole haïtien.

Béchacq Dimitri, 2004, « Commerce, pouvoir et compétences dans le vodou haïtien », Cahiers des Anneaux de la Mémoire, n° 7, p. 41-69.

Béchacq Dimitri, 2008, « La construction d’un vodou haïtien savant. Courants de pensée, réseaux d’acteurs et productions littéraires », in Jacques Hainard, Philippe Mathez et Olivier Schinz (dir.), Vodou. Genève, Tabou, Infolio, p. 27-69

Béchacq Dimitri, 2013, « Distance, intimité et pouvoir. Dans les coulisses d’une ethnographie multi-située du vodou haïtien (Port-au-Prince, Gonaïves, Paris, Brooklyn) », in Jorge P. Santiago et Marina Rougeon (dir.), Pratiques religieuses afro-américaines. Terrains et expériences sensibles. Paris, L’Harmattan, Academia, p. 213-249.

Béchacq Dimitri, 2014 a, « Le secteur vodou en Haïti : esthétique politique d’un militantisme religieux (1986-2010) », Histoire, monde et cultures religieuses, n° 29, p. 101-118.

Béchacq Dimitri, 2014 b, « L’ethnologie et les troupes folkloriques haïtiennes. Politique culturelle, tourisme et émigration (1941-1986) », in Jhon Picard Byron (dir.), Production du savoir et construction sociale. L’ethnologie en Haïti. Port-au-Prince, Presses de l’Université d’État d’Haïti/Presses de l’Université de Laval, p. 123-152.

Célius Carlo A., 2005, « La création plastique et le tournant ethnologique en Haïti », Gradhiva, 1 (n.s.), p. 71-94.

Cuzin Régine et Perodin-Jérôme Mireille, 2014, Haïti. Deux siècles de création artistique. Paris, Réunion des musées nationaux-Grand Palais.

Herskovits Melville, 1938, « Les Noirs du Nouveau Monde : sujet de recherches africanistes », Journal de la Société des Africanistes, n° 8, p. 65-82.

Hurbon Laënnec, 1988, Le barbare imaginaire. Paris, Éd du Cerf.

Naud Pierre-Louis, 2008, « Les élites haïtiennes : composition et stratégies de pouvoir », in Christian Lerat (dir.), Élites et intelligentsia dans le monde caraïbe. Paris, L’Harmattan, p. 59-82.

1 Carlo Célius désigne par « le tournant ethnologique » ce moment à partir duquel, dans les années 1920-1930, l’ethnologie haïtienne naissante fut mobilisée dans la redéfinition des contours identitaires de la nation par la valorisation des faits de culture populaires (2005).

2 L’anthropologue américain Melville Herskovits, qui mena des missions en Haïti dans les années 1930, cherchait, avec son hypothèse sur la « réinterprétation culturelle », à examiner les diverses manifestations culturelles haïtiennes selon l’intensité de leurs empreintes africaines (Herskovits 1938) en les situant sur « une échelle d’intensité des africanismes dans le Nouveau Monde » (Célius 2005, p. 88).

3  Les conférences d’André Breton s’inscrivaient dans un contexte politique particulièrement tendu, avec la fronde menée par la bouillante jeunesse intellectuelle sensible aux idées communistes. L’une de ces conférences fut publiée dans le journal La Ruche, créé, entre autres personnalités, par René Depestre. Le gouvernement d’Élie Lescot censura le journal et jeta en prison quelques-uns de ses contributeurs. Il s’ensuivit une grève qui dégénéra et provoqua la chute du gouvernement Lescot avec la prise en main du pouvoir par un triumvirat militaire.

4 Il s’agit de bannières en tissu recouvertes de sequins et de perles reproduisant différents motifs et destinées aussi bien aux cérémonies vodou qu’à des amateurs locaux et à des touristes étrangers. « Drapeaux vodou » est donc une dénomination générique regroupant des objets à l’apparence identique, mais aux fonctions et finalités différentes.

5 « Cette esthétique embrasse la pluralité des images construites et véhiculées au sujet du vodou et qui répondent à des intérêts politiques mais également économiques, ayant différents objectifs » (ibid. : 101).

6  Katherine Dunham, célèbre chorégraphe afro-américaine, alors étudiante de l’anthropologue Melville Herskovits, débuta ses recherches en Haïti — pays avec lequel elle eut par la suite des rapports très étroits — et dans la Caraïbe en 1935-36 grâce à une bourse de la Ronsewald Foundation. Celle qui fut un temps son assistante, Maya Deren, fut la première cinéaste à obtenir en 1947 une bourse de la Guggenheim Foundation pour réaliser un film, dont les bandes seront rassemblées en 1985, après son décès, sous le titre Divine Horsemen. Living Gods in Haiti (1985).

7 Les termes oungan et manbo, parfois traduits par les termes prêtres et prêtresses, désignent les officiants hommes et femmes qui sont à la tête de temples (ounfo) et/ou de familles spirituelles, et qui ont diverses fonctions : autorité religieuse et morale, guérisseur, initiateur, etc.

8 Maxence Denis (réal. et prod.), 2003, E pluribus Unum [film], 22 min. Le terme « blanc » signifie « étranger » en créole haïtien.

Dimitri Béchacq

Dimitri Béchacq est anthropologue, chargé de recherche CNRS rattaché au Centre de Recherche sur les Pouvoirs Locaux dans la Caraïbe (CRPLC), UMR 8053/université des Antilles, et associé au laboratoire LADIREP de la Faculté d’ethnologie (université d’État d’Haïti). Coéditeur de La Révolution haïtienne au-delà de ses frontières (2006, Karthala), il a publié plusieurs articles sur l’histoire et les enjeux de la migration et des usages sociaux et politiques du vodou, en Haïti et dans la diaspora. Auteur d’une thèse sur les Pratiques migratoires entre Haïti et la France. Des élites d’hier aux diasporas d’aujourd’hui (2010, EHESS), il étudie ces pratiques à partir des Antilles françaises, notamment dans le cadre du projet ANR ALTER qu’il coordonne (Histoires orales alternatives dans la Caraïbe, XIXe-XXIe siècles). Membre de la JEHAI (L’ethnologie en Haïti. Écrire l’histoire de la discipline pour accompagner son renouveau ; IRD/URMIS-Faculté d’ethnologie/UEH), ses recherches portent également sur les circulations intellectuelles entre Haïti et les Antilles françaises.