Compte rendu d’Emmanuel de Vienne et Chloe Nahum-Claudel (coord.), 2020, « Homo diplomaticus », Terrain, n° 73
Notre époque est marquée par la reconfiguration des concepts à travers lesquels penser la place de l’humain dans le monde. L’anthropologie se retrouve au cœur de cette réflexion. Source d’inspiration pour penser d’autres manières d’être et de s’imaginer grâce à ses répertoires d’expériences collectives, l’anthropologie elle-même est à la recherche d’autres façons de penser cette différence. Après le mouvement altermondialiste du début des années 2000 et le mouvement d’occupation des places des années 2010, l’anthropologie — notamment dans les débats anglophones — a servi des réflexions sur d’autres manières « politiques » d’être au monde, comme celles notamment proposées par David Graeber (2013). Le « tournant ontologique » s’est d’abord développé en parallèle, étant davantage centré sur la question épistémologique d’autres conceptions d’être « au » et « dans » le monde. Il partage avec les anthropologies plus explicitement politiques une critique postcoloniale, voire décoloniale, de la pensée occidentale, tout comme le souci de déconstruire l’idée d’une centralité du sujet occidental, et de la subjectivité humaine « tout court », au sein du monde. Or, les signes sont désormais évidents d’une évolution de ce tournant ontologique pour inclure des réflexions plus politiques, ne serait-ce qu’en réponse aux défis posés par les crises de l’anthropocène. Ces dernières impliquent non seulement de repenser la place de l’homme dans son rapport à l’environnement et aux autres espèces ou celle de la modernité occidentale dans l’histoire, mais aussi de reconceptualiser le « politique » lui-même. Pendant des décennies, l’anthropologie a contribué à critiquer les formes traditionnelles de la politique représentative et a montré l’effervescence politique « par le bas » de mouvements sociaux, ainsi que de nouvelles subjectivités émergentes et l’existence d’« alternatives » possibles en termes de participation. Le temps est désormais venu de se demander quelle serait la forme du politique que l’anthropologie pourrait inspirer à partir du tournant ontologique, en termes de nouvelles catégories, mais aussi de nouvelles pratiques, qui pourraient venir de la pluralité, par définition non hégémonique, des formes de vie humaine (mais aussi non humaine). Quelle forme de politique serait adaptée au temps présent pour faire face aux défis du monde contemporain en prenant conscience de la pluralité des formes de vie qui l’habitent ?
Le dossier spécial de la revue Terrain, Homo diplomaticus, dirigé par Emmanuel de Vienne et Chloé Nahum-Claudel, tente une réponse à ce questionnement, en proposant d’adopter non pas le concept de politique, mais celui de « diplomatie ». La réflexion qui suit se concentre sur ce choix et ses implications. Plus particulièrement, cet article invite à réfléchir aux implications de cette mobilisation du concept de « diplomatie » pour l’anthropologie politique, une branche disciplinaire qui n’est pas convoquée par le dossier, mais qui a toujours tâché de comprendre les manières plurielles des communautés humaines de gérer leurs relations avec l’extérieur et leurs relations internes de pouvoir. La réflexion sera développée en trois parties. Tout d’abord, on analysera la conception générale de la problématique telle que proposée par le dossier, en essayant d’en restituer le sens pour une anthropologie du monde contemporain, tout en proposant quelques interrogations et pistes de réflexion. Plus particulièrement, nous essaierons de réfléchir à ce concept de « diplomatie » en le comparant à d’autres qui peuvent y être associés : celui de violence (au sens de coercition et de guerre, mais aussi de violence structurelle) et celui, plus large et englobant, de politique.
Cela permettra de prolonger le débat autour des implications épistémologiques de cette intégration de la « diplomatie » aux objets de l’anthropologie politique. Cela soulève plusieurs questions sensibles, comme celle de la violence, de la représentation politique, de la prise de parole, de la « métapolitique » des sauts d’échelle dans une arène globale, etc. Finalement, je proposerai une lecture du thème à travers une réflexion autour du « retour du chamanisme » en politique : les exemples proposés par le dossier, comme de nombreuses autres situations contemporaines, montrent un retour de la question du chamanisme politique, répondant à des besoins croissants d’une représentation politique qui n’implique pas de délégation de pouvoir, mais une protection des communautés contre des forces et des logiques destructrices. Nous envisageons ainsi le retour à une dimension accessible, terrestre, quoique plus engagée spirituellement, du politique contre les abstractions déshumanisantes de la géopolitique et du « capitalocène ».
L’anthropologie de la diplomatie et l’anthropologie politique
Sans malheureusement pouvoir entrer dans le détail de toutes ces contributions, et en me concentrant plus particulièrement sur l’introduction (p. 4-25), j’aimerais proposer une réflexion autour de cette notion « anthropologisée » de « diplomatie », telle qu’elle est employée dans ce dossier, en la mettant en perspective avec l’anthropologie politique. L’ouvrage offre un ensemble d’analyses ethnographiques sur la manière dont certains groupes ou collectivités négocient leur autonomie sociale et culturelle, parfois même leur existence dans nos sociétés contemporaines, face aux menaces d’effondrement écologique ou d’effacement culturel. Ces ruses, tactiques et stratégies pour négocier une place dans un monde vulnérable sont considérées comme autant de techniques propres à une nouvelle forme de « diplomatie » : l’homo diplomatique du titre signalerait cette émergence d’une modalité spécifique d’être, et surtout de s’assurer d’être, dans le monde contemporain. Adapté des relations internationales à l’anthropologie, ce concept de « diplomatie » se déplace pour définir non pas le comportement d’ambassadeurs représentants des États, mais de représentants ou de porte-paroles de formes de vies collectives très hétéroclites. Les illustrations présentées dans le dossier vont des Yézidis agissant dans la sphère médiatique et géopolitique internationale pour contrer leur persécution (Amy de la Bretèque p. 26-43) jusqu’aux migrants chinois en Afrique avec leurs stratégies discursives visant à sortir de la contradiction entre le récit dominant de leur mère-patrie et les interpellations de journalistes et chercheurs (Wu p. 113-128). Elles passent également par différents cas de communautés « autochtones » avec leurs stratégies de reconnaissance, survie ou négociation (Foyer et Dumoulin en ligne., Chua p.146-163), ou encore les stratégies de patrimonialisation d’objets matériels, comme des statuettes ou des papiers (Dewière 2020), ou de biens immatériels, comme des rituels (Menta p. 206-227), ayant fonction d’« ambassadeurs » culturels ou de marqueurs identitaires pour redéfinir et renégocier la place de la communauté en question sur la scène internationale ou les marchés globaux. Suivant la démarche éditoriale novatrice de la revue Terrain, ce dossier présente des contributions utilisant différents registres et langages : aux articles pour ainsi dire « classiques » viennent s’ajouter des récits, des entretiens, des vignettes ethnographiques ; ainsi que l’image, jamais purement descriptive, mais toujours évocatrice, avec des photos ou des œuvres artistiques. Tout contribue à restituer un tableau complexe des différents sens, et même des non-sens, du caractère diplomatique de l’être humain dans le monde contemporain. L’objet « diplomatie », abordé de manière fine et situationnelle selon la démarche inductive et multiscalaire propre à l’anthropologie, s’avère être une entrée pertinente pour envisager le politique au temps de la planétarisation du vivre (et du survivre) ensemble (Abélès 2006), de la globalisation (économique, culturelle et médiatique) et de l’anthropocène. En dépit de leurs différences et de leurs contextes très hétéroclites, l’ensemble des contributions trouvent leur cohérence dans cette idée d’une capacité locale de négocier sa propre place dans un monde vaste et extérieur, souvent menaçant, que le dossier propose de penser comme une pratique diplomatique.
La question des manières de négocier sa propre place dans le monde par des formes de mobilisation et de revendication, ou par des stratégies de contournement ou de résistance, constitue traditionnellement l’objet de l’anthropologie politique, tout comme les réflexions sur la possibilité de mettre en œuvre une pratique de l’action collective qui, bien que demandant une forme de délégation de pouvoir aux « ambassadeurs », ne tombe pas dans les pièges de la représentation, c’est-à-dire ne crée pas de « chef ». L’anthropologie de la diplomatie replace la focale au niveau des pratiques de médiation et de négociation, interrogeant, dans le concret des expériences, ce dilemme entre un souci de transparence institutionnelle, de participation politique en prise directe (sans intermédiations) avec les décisions, et de délégation nécessaire de la « parole » collective. Le dossier cherche en effet dans cette notion de diplomatie une modalité d’imaginer cette participation à une négociation « terrestre » de tous ces acteurs, sans tomber dans les pièges de la représentation politique, sans créer une « métapolitique » planétaire abstraite, et qui resterait ancrée dans la pratique aux besoins des sujets. Cette manière d’aborder des thématiques pour ainsi dire « classiques » de l’anthropologie politique avec de nouveaux concepts censés être plus adaptés pour décrire les modalités d’action politique dans les sociétés contemporaines à l’aune de l’anthropocène mérite d’être interrogée.
La diplomatie, enjeu de l’anthropocène
L’introduction du dossier pose la base de la discussion à partir de son titre : « Anthropologie et diplomatie : une autre diplomatie est-elle possible ? » (p. 4-25). De prime abord, le choix de la diplomatie comme objet d’analyse anthropologique pourrait déconcerter : l’image que l’on a d’elle — pour n’utiliser que des formulations canoniques évoquées dans cette introduction — est celle d’un « travail traditionnellement occulte des chancelleries » (p. 5) ou celle d’un tissage de « relations pacifiques entre États au moyen de représentants bien élevés » (p. 6). De ce fait, en acceptant le pari de se pencher sur cette thématique inusuelle pour la discipline, le lecteur s’attendrait à une série d’ethnographies effectuées dans les coulisses du pouvoir international des États, dans les services consulaires ou les organisations internationales, pour en décrire « l’ethos de cour » (p. 17) qui semble encore les caractériser, en suivant par exemple le « glissement des lieux du politique » auquel on a assisté depuis l’État, ancienne centralité, vers ce que Marc Abélès (2014) a appelé le « global-politique ».
Cette dimension de la diplomatie comme sphère d’une politique spécialisée dans la gestion des relations d’une communauté avec l’altérité est certainement prise en compte par le dossier, comme le montre l’entretien avec un représentant diplomatique d’un État souverain lors de la COP21 (Saint-Geours et al. p.130-145) ou encore, de manière très différente, l’article de Jean Foyer et David Dumoulin (2020) sur la mise en récit diplomatique des « savoirs traditionnels » et « autochtones » à cette même conférence internationale. Les responsables du dossier, cependant, nous préviennent : les lieux de négociation internationale sont de plus en plus investis par des acteurs multiples de la « société civile », surtout du « Global South » (communautés autochtones, organisations paysannes, ONGs, etc.), et s’offrent comme arène pour la mise en scène de leurs contestations, revendications, expressions qui émergent d’en bas. Mais ils préviennent également que les mutations en cours dans les relations internationales, et surtout dans la politique des grandes puissances, sont en train d’ébranler le système multilatéral de l’après guerre froide qui était fondé sur une diplomatie des équilibres et la recherche du consensus dans des organisations internationales régulatrices de la globalisation. Dès qu’ils semblent atteints par des subjectivités nouvelles ou auparavant invisibles sur la scène globale, voilà que les lieux du politique se déplacent davantage par rapport à ce global-politique. Ce qui s’annonce à la place — et se manifeste déjà amplement — est une diplomatie de plus en plus personnalisée par les « chefs », que les médias appellent parfois avec une nuance révérencielle fort peu subtile les « grands », relançant l’ancienne figure de l’autorité royale et du leader viril. Les relations internationales au temps du « capitalisme de désastre », en effet, n’ont rien d’un « ordre normatif […] de résolution et de régulation au service de la paix et de la stabilité » (p. 7). Cette personnalisation est possible à travers une « diplomatie digitale » (p. 5) qui minimise et court-circuite le rôle classique de filtre, de médiation et de négociation des diplomates. C’est une diplomatie, celle qui passe par le numérique et les réseaux sociaux, qui de plus transforme la politique globale en une sorte de « métapolitique ». Les relations entre grands ensembles collectifs autour d’enjeux universels se modifient à travers un processus de « modélisation » (p. 17), qui fait que les négociations sont menées par des regroupements technocratiques de très petite échelle que l’on voudrait représentatifs des multitudes. Paradoxe de la contemporanéité, où l’affranchissement des distances temporelles et géographiques se fait au travers des médias, mais aussi des abstractions politiques pour représenter politiquement les grands nombres, qui se posent, en réalité, comme de nouveaux filtres, simulant un monde de proximité qui semble pourtant de plus en plus échapper au contrôle des individus et des communautés. Ce nouveau glissement permet d’ailleurs, selon les auteurs (Saint-Geours et al. ibid.), le retour à une politique d’influence, ou plutôt son avènement sous une nouvelle forme, qui repose davantage sur le soft power — l’influence culturelle et la persuasion — que sur la manifestation explicite d’un rapport de force qui préconiserait la menace du recours à la violence. À ce propos, ce retour à la politique d’influence en termes de soft power est très lié à une déclinaison de plus en plus économique des intérêts géopolitiques des États, la diplomatie ayant acquis le rôle, au-delà de la fonction classique de représentation de l’État à l’étranger, de support institutionnel au service des intérêts privés. Le caractère néolibéral des évolutions géopolitiques ne doit d’ailleurs pas occulter, mais bien au contraire révéler, que l’option de la violence — au sens classique de guerre entre États, mais aussi de violence structurelle conduisant à la destruction de formes de vie — reste toujours présente, voire croissante. Pour le dire avec le vocabulaire gramscien appliqué au soft power des relations internationales, l’hégémonie est toujours le produit d’un dosage de persuasion et de domination (coercition comprise).
Pour Emmanuel de Vienne et Chloé Nahum-Claudel, la transformation de la politique sur le plan global révèle un autre paradoxe : celui de la disparition d’une visée cosmopolitique — à laquelle le multilatéralisme onusien avait pu parfois aspirer dans ses phases et ses instances les plus inspirées d’universalisme et d’humanisme pacifiste —, au temps de l’anthropocène où une pensée planétaire, voire « terrestre » pour utiliser une formulation récente de Bruno Latour (2019), se fait de plus en plus urgente. La diplomatie revient, elle aussi, à une forme de « traduction », dans le sens de l’anthropologie latourienne, où les enjeux de l’anthropocène devraient constituer une matière à décisions impliquant la participation d’une nouvelle palette d’acteurs – humains et non humains, matériels et spirituels –, d’échelles géographiques et d’entités démographiques différentes, que la politique « traditionnelle » ne peut pas, ou plus, traduire, représenter ou incarner. De surcroît, cela demande une révision de notre conception classique du « cosmopolitisme » (p. 9) : sans en arriver aux critiques de Jonathan Friedman (2007) qui le considère comme une expression élitiste d’un faux esprit libéral, il représenterait tout de même, dans la version proposée par exemple par Ulrich Beck, un universalisme abstrait qui ne peut fonctionner que dans une phase de confiance illimitée dans la Raison. Or, à l’époque de la déraison et de la démesure, pour le remplacer, il faudrait penser plutôt au pluriel, en suivant Latour, en termes de « cosmopolitiques », qui engagent et tiennent compte des ontologies multiples, humaines et non humaines, qui composent le monde. C’est donc aussi aux frontières de ces ensembles qui se rencontrent dans les failles de l’anthropocène qu’il faudrait repérer, pour ensuite l’analyser, la possibilité « d’une autre diplomatie », pour reprendre le sous-titre de l’introduction. Pour rester dans le registre latourien de la « terrestrialité », il me semble que l’approche de ce dossier présuppose, et propose, une reformulation du concept de diplomatie bien au-delà des définitions canoniques, pour le replacer dans une dimension très concrète, terre à terre pour ainsi dire : la diplomatie comme pratique de toute communauté humaine, au-delà et en deçà de l’État, pour négocier sa propre place dans un monde en proie au risque d’effondrement.
Une diplomatie de la survie
Le dossier revient sur l’idée d’une diplomatie comme pratique excluant le recours à la violence. L’introduction se réfère, à ce propos, à la manière par laquelle la littérature anthropologique, et surtout l’anthropologie politique « classique » d’Edward Evans-Pritchard et Meyer Fortes (1940), a essayé de contredire le présupposé de départ de la philosophique moderne, à savoir l’existence d’un état de nature hobbesien violent en l’absence d’un État. Or, en suivant la critique de Marylin Strathern (1985), les responsables du dossier restent assez circonspects également face à ce type de renversement : certes, l’intention est celle de réhabiliter les sociétés dites « primitives » pour les réintégrer parmi les sociétés proprement politiques (ce que dénonçait Louis Dumont, dans sa préface à l’édition française des Nuer), mais cela présupposerait que toute société ait forcément besoin d’un processus de régulation du conflit. D’ailleurs, il est possible, comme certains l’ont suggéré, qu’Evans-Pritchard ait théorisé l’anarchie ordonnée en espérant y trouver confirmation, chez les « sauvages », de la possibilité d’un équilibre des forces conflictuelles que son esprit conservateur envisageait pour les deux groupes parlementaires britanniques. Ce type de retour à la politique sauvage comme équilibre qui réintègre le conflit dans l’ordre aurait ensuite permis un usage sélectif de la bibliothèque ethnologique du monde pour prouver que la nature humaine en société est celle représentée par la paix primitive ou indigène, ou tout au moins par un ordre qui s’instaure en dépit de la violence, laquelle ne trouverait de place dans les relations sociales que dans sa fonction d’obliger individus et communautés opposés à interagir pour rétablir l’ordre à travers des processus de compensation (sanctions, vendetta, échanges matrimoniaux, compensations économiques, etc.). Or, à ce propos, les auteurs de l’introduction insistent sur l’impossibilité de réduire toute négociation diplomatique à une question de règlement de conflits et à une action vouée au rétablissement d’un ordre stable. Cela, en effet, semblerait correspondre à l’idéaltype de la diplomatie dans les relations internationales, où le rapport entre États, si on se prête au jeu des analogies, devrait ressembler à une sorte « d’anarchie ordonnée » où la concurrence entre acteurs isomorphes — les États — trouve, dans la négociation, des formes de compensation et de règlement. Certes, la comparaison ne tient pas : nous savons trop bien que la représentativité horizontale des États dans les institutions internationales ne reflète pas les rapports de force réels, et donc fondamentalement asymétriques, qui déterminent les résultats des négociations.
L’idée que les relations sociales ne puissent pas être réduites à des procédures de rétablissement de l’ordre n’est pas nouvelle dans les débats de l’anthropologie politique internationale, celle-ci s’étant nettement distinguée, depuis longtemps, de ses matrices fonctionnalistes (Gledhill 2000, Ciavolella et Wittersheim 2016). Ainsi, le propos du dossier n’est pas sans rappeler les critiques que Michel Foucault formulait à l’encontre d’une anthropologie de son époque, à son sens trop centrée sur la dimension juridique de la culture comme ensemble de règles et interdits et de ces derniers comme étant fonctionnels au rétablissement d’un ordre ou d’un équilibre (Abélès 2008). Le philosophe y opposait notamment son appréciation pour l’anthropologie politique proposée par Pierre Clastres. Or, dans ce dossier, la figure de Clastres est évoquée, à juste titre, pour traiter de la question du déni de la délégation du pouvoir et de la « prise de parole », mais non pas pour aborder la question de la violence, alors qu’elle est considérée par l’anthropologue anarchiste dans un sens qui, lui, renverse effectivement le mythe hobbesien : comme une stratégie — tout sauf « diplomatique » — qui permet de conjurer la dissolution de la communauté politique dans le pouvoir de l’Autre (Clastres 2010). L’option clastrienne d’une distinction radicale entre les sociétés à État et les sociétés qui en conjureraient l’émergence par la violence est peut-être de plus en plus difficile dans un monde complètement investi par des dynamiques globales et des extensions territoriales de pouvoirs paraétatiques. Il faut, bon gré mal gré, composer avec eux, même si certains auteurs voient dans des formes de guérillas, voire de terrorisme, une résurgence de ces formes d’opposition violentes dans des relations géopolitiques asymétriques. Or, le dossier, en choisissant de réfléchir à la diplomatie, semble vouloir se désintéresser des situations qui conduiraient à une forme de recomposition du conflit au nom de la stabilité ou à un recours à la violence. Et pourtant, il me semble, ces questions restent toujours présentes, peut-être comme un point aveugle d’une conception des pratiques diplomatiques. Avec le terme de « métaviolence », l’introduction fait référence à tous ces efforts rituels et symboliques auxquels on a recours afin d’euphémiser le conflit : la violence, l’agression ou la guerre proprement dite sont mises en scène comme actes de communication qui visent à expliciter la conflictualité de la rencontre tout en exorcisant la violence réelle (p. 14). Cela semble valoir pour certains rituels mettant en scène des luttes ou des duels, comme ceux de communautés autochtones du Brésil, ce qui est pourtant opposé à la diplomatie étatique dite « européenne » qui serait censée, elle, incarner réellement les intérêts des États que les diplomates représentent. De fait, on pourrait se demander si cette euphémisation rituelle n’est pas le signe d’une tentative de résolution de conflit pour conjurer l’exercice de la violence ou de la domination. Et cette euphémisation ne pourrait-elle pas être considérée, elle aussi, comme une stratégie pour taire le conflit, là où il y a des raisons irrésolues de dissensus, comme dans le cas des discours de « pacification » de l’État colombien discuté dans le dossier (Burnyeat 2020) ?
En effet, il me semble que, dans la majorité des contributions, la question de la violence, au sens large, reste présente en arrière-fond, où elle pèse constamment comme menace pour l’autre ou risque pour soi, dans l’horizon des possibles, comme destruction matérielle, dépossession culturelle, effondrement écologique ou violence symbolique. Si ce n’est pas le risque de guerre qui est en jeu, il s’agit tout de même de situations où est présente la menace d’une disparition pour une communauté ou un ensemble pris en considération : pour les Yézidis face aux massacres, pour les paysans face aux contraintes technocratiques des politiques écologistes (Magnin p. 44-65), pour les loups face aux activités pastorales (et inversement) ; ou encore, pour des savoirs autochtones et des identités culturelles face à la colonisation et à ses legs (comme dans le cas des diplomaties postcoloniales pour la restitution des objets des musées) et pour la société civile colombienne dans les processus de pacification et de réconciliation. Même dans le cas des migrants chinois en Afrique (Wu ibid.), il est question de stratégies de défense et de protection contre un risque plus grand (en l’occurrence les représailles possibles de leur propre pays). La diplomatie dont on parle ressemble alors, bien souvent, à une diplomatie de la survie, ou du moins à une stratégie pour la préservation d’une présence existentielle, ou d’une autonomie politique, face aux menaces d’un monde destructeur.
Entre recherche d’autonomie et médiation politique
Les considérations sur la violence directe ou structurelle et la question de la survie conduisent à s’interroger sur la place du « politique ». J’ai été frappé, à la lecture, par la faible présence de ce terme ou concept, tout comme l’absence de référence à une anthropologie politique qui ne soit celle — comme l’anthropologie clastrienne — qui insiste sur le refus de la politique institutionnelle et des formes de délégation du pouvoir. Le terme « politique » n’apparaît que rarement, ou alors il sert à décrire la politique étrangère des États et donc une diplomatie classique que le dossier veut dépasser. L’intention semble alors d’aller au-delà des caractères que l’on attribue à la politique, ou mieux à la « métapolitique », en termes de stratégie d’intérêts manipulateurs, d’institutions et autorités politiques dominantes et stato-centrées, pour faire émerger des pratiques et des visées d’action « par le bas », ou répondant à d’autres langages ou visions du monde qui ne sont pas celles imposées par la culture, souvent eurocentrée, de la diplomatie étatique. Abordée en tant que pratique, la diplomatie semble recouvrir de surcroît un terrain beaucoup plus large, mais aussi souvent moins visible, se profilant alors comme une pratique de conciliation d’intérêts respectifs à travers un art de la négociation, tout en s’inscrivant dans des rapports inégalitaires. C’est d’ailleurs de ces situations qu’il est question — à mon sens de manière majoritaire — dans le dossier, où la diplomatie est évoquée comme une modalité d’action dans des contextes d’asymétrie de pouvoir.
Les pratiques diplomatiques pour la survie ou l’autonomie décrites par le dossier ne sont pas des actes purement défensifs, des replis sur soi. Bien au contraire — et c’est là que le concept de diplomatie montre toute sa pertinence — elles demandent un engagement actif, des stratégies et des tactiques d’action dans des cercles et des arènes de négociation externes pour sortir de l’opposition binaire entre destruction et soumission (Stépanoff p. 68). Cette négociation, pourtant, se fait elle aussi dans un contexte d’asymétrie : la plupart des articles décrivent des cas où les acteurs, pour pouvoir négocier leur propre existence autonome, doivent d’une certaine manière jouer un jeu hétéronome, dont les règles et le langage sont fixés par des pouvoirs extérieurs. Dans le cas des Yézidis analysé par Estelle Amy de la Bretèque (op. cit.), cette dimension est assez claire : leur diplomatie consiste à jouer le jeu des médias internationaux, à s’approprier leurs visions et discours — dont notamment celui de la victimisation et de l’émotion — afin de pouvoir s’assurer un périmètre d’existence et de protection. Une chose similaire arrive aux migrants chinois en Afrique, contraints d’apprendre, « diplomatiquement », le langage des médias et des chercheurs occidentaux qui enquêtent sur leur présence, tout en respectant le discours de leur État d’appartenance. Cela montre dans quelle mesure la diplomatie est souvent une question de traduction, non seulement du point de vue des langues, mais aussi surtout entre des langages différents qui reflètent des intérêts, voire des conceptions du monde divergentes. Dans une approche anthropologique de la politique, entendue au sens large, comme dans la tradition de Georges Balandier ou de l’école de Manchester, la discipline était déjà libérée de l’idée fonctionnaliste de la recomposition, pour mettre en exergue les autres sphères d’action, souvent subalternes ou marginales, locales ou socialement et culturellement ancrées, qui rendent vulnérables les institutions dominantes et en contestent la légitimité. Dans un contexte d’interaction asymétrique — une « situation » selon les termes de Balandier (1951) — se posait le problème de la « traduction » de valeurs, langages et conceptions du monde différentes, voire alternatives et opposées. L’anthropologie politique a donc insisté sur les conflits qui émergent dans ces situations, sur la pluralité des sources de légitimité, souvent contradictoires, tout comme sur les innovations culturelles syncrétiques (surtout du point de vue religieux), avec la naissance de nouvelles manières de définir les frontières entre groupes humains, d’imaginer et d’annoncer l’émancipation et le futur (mouvements millénaristes et anticolonialistes).
Si on compare cette tradition d’approches de l’anthropologie du politique à l’innovation proposée d’une anthropologie de la diplomatie, on pourrait penser que le recours au concept de diplomatie pourrait s’expliquer par la volonté de mettre en exergue des formes de négociation d’une place propre dans le monde sans avoir recours à la contestation directe de l’autorité, sans envisager une transformation globale du système dans lequel s’inscrivent les rapports de pouvoir asymétriques, ou sans promettre l’avènement d’une ère nouvelle.
De ce point de vue, l’introduction, tout comme certaines contributions, offrent des éléments de réflexion très intéressants à propos du rôle possible de l’anthropologie et surtout de l’anthropologue, comme médiateur et traducteur entre mondes humains. Cette question est d’autant plus significative que ces mêmes contributions semblent assumer la perspective du tournant ontologique : loin d’une tradition d’anthropologie politique, comme celle développée par exemple par Georges Balandier (1951), la diplomatie en situation d’asymétrie n’est pas analysée comme le vecteur de syncrétismes entre les différents langages du haut et du bas, mais bien plutôt comme une médiation efficace entre « intraduisibles ». Mis à part l’introduction, ce point de vue semble particulièrement présent dans l’article de Baptiste Morizot (p. 88-111) qui, à partir d’une expérience de recherche-action autour de la vie des loups et de l’élevage dans le Sud de la France (Morizot 2016), élabore des considérations philosophiques sur son propre rôle de diplomate en voyageant entre des empathies en principe incompatibles entre des acteurs et formes de vie en concurrence. Dans d’autres situations, s’adapter au langage de la diplomatie peut se faire dans la préservation d’un langage culturel propre, même si ses significations sont susceptibles de changer : c’est le cas du caboclo du Nordeste brésilien analysé par Cyril Menta (2020), figure culturelle dont les rituels associés ont été d’une certaine manière patrimonialisés activement par les communautés autochtones dans les processus de négociation identitaire et dans le cadre des recherches folkloriques liées au développement de l’État.
Cependant, la question de la traduction que la diplomatie doit opérer dans des contextes d’asymétries n’est pas sans poser quelques dilemmes d’ordre politique. Ils concernent les questions de la médiation, de la représentation ou de la délégation. Tout type de négociation requiert l’émergence d’un porte-parole ou représentant. Or, sa conduite ou son discours peut se développer éventuellement en contradiction avec les aspirations ou les conceptions du monde de la communauté qu’il est censé représenter. Estelle Amy de la Bretèque (2020) montre bien, à propos de la diplomatie des Yézidis, que les revendications d’une protection humanitaire contre les persécutions de l’État islamique a demandé l’émergence de porte-paroles — surtout des figures féminines médiatisées — qui répondent certes aux attentes du langage humanitaire international, mais qui en même temps produisent un contraste entre la représentation de la communauté à l’extérieur et ses normes sociales internes (concernant par exemple la condition de la femme). La question est d’ailleurs abordée frontalement par Charles Stépanoff (66-87) : son article porte sur la vocation des communautés qui n’ont jamais eu de représentants à s’opposer à l’émergence de « diplomates », entendus comme porte-paroles négociant avec l’extérieur au nom du groupe, en partant des résistances des populations autochtones sibériennes face à la colonisation russe. La question est ancienne et la proposition clastrienne d’un refus sauvage de l’émergence d’une figure de pouvoir n’est que l’un des exemples où l’anthropologie politique s’est penchée sur cette question des dilemmes induits par la médiation politique. De ce fait, on pourrait s’interroger, pour l’ensemble du dossier, sur l’absence relative du terme « politique », et des raisons pour lesquelles on lui préfère celui de « diplomatie », ainsi que l’absence d’un débat avec l’anthropologie politique (africaniste par exemple, mais pas seulement) qui traite depuis longtemps de ces questions.
Quelques considérations conclusives : vers une politique chamanique ?
Que l’on me permette, pour conclure la lecture critique de ce dossier, un petit détour par l’article de Charles Stépanoff. Tout en abordant la question de la représentation politique à partir d’un cas sibérien du passé, il construit sa réflexion à partir du cas du mouvement très contemporain des gilets jaunes et des soucis exprimés quant à de nouvelles modalités de mobilisation et d’organisation qui évitent le recours à la figure du représentant et à la délégation du pouvoir, pour préserver une dimension horizontale de la communauté politique. Cette référence est révélatrice de la manière dont l’anthropologie, et plus généralement la réflexion sur les différentes façons de s’organiser politiquement dans la bibliothèque ethnologique du monde, est utile pour inspirer aussi notre présent et l’émergence de formes innovantes de politique (Boni et Ciavolella 2015). Il reste à voir quelle sera la forme qui émergera de notre temps de crise de la représentation politique, qui s’entrecroise avec les crises écologiques, économiques et plus largement les crises de « sens ».
Début janvier 2021, les profils d’anthropologues sur les réseaux sociaux ont été particulièrement actifs, notamment pour réagir à l’image d’un homme torse nu, musclé et tatoué, portant sur la tête un couvre-chef de fourrure et cornes, au visage maquillé des couleurs du drapeau américain et brandissant une lance de la taille d’un homme. La figure, en première ligne, apparaissait sur des photographies montrant la foule qui prenait d’assaut le Capitole de Washington sous incitation du Président américain sortant, et candidat perdant, Donald Trump. Au-delà de la tenue excentrique, ce qui a attiré l’attention des anthropologues a été le fait que le personnage — un militant connu des groupes complotistes américains et opposants aux mouvements comme Black Lives Matter — ait été présenté tout de suite par les médias comme un « chamane ». Le succès planétaire de cette image, ainsi que de l’association immédiate qui a été faite entre elle et l’idée de chamane, pourrait être expliqué par des sémiologues, des psychologues sociaux, spécialistes des médias et analystes des mobilisations politiques, surtout de celles dites « populistes ». En effet, l’image pourrait être vue comme reflétant plusieurs types de renversement des catégories politiques. Tout d’abord, on y voit un militant de la mouvance alt-right s’appropriant des symboles de minorités racisées, comme celle des Amérindiens. Pourtant, cela semble agir sur l’imaginaire du monde « sauvage » opposé à la centralité bureaucratique de l’État et donc de l’establishment, avec une appropriation et un renversement symbolique des « minorités » qui n’est pas rare dans les mouvements populistes de droite insistant sur la « discrimination » inversée dont ses membres feraient l’objet. Autre renversement apparent, l’assaut des institutions semble répondre à un registre de la révolution auquel, du moins dans les dernières décennies, nous étions habitués à associer des mouvements de « gauche ». Ou encore, l’attaque n’était pas dirigée contre le pouvoir du chef, mais pour sa protection contre la conspiration des bien-pensants démocrates et libéraux à la faveur d’une « majorité » autrement « silencieuse ».
La force de l’image du « chamane », cependant, ne peut manquer d’interpeller, bien évidemment, les anthropologues, qui se demandent si cette association ne traduirait pas le retour de cette figure au cœur de la politique du monde contemporain médiatisé, complexe et aux prises avec les annonces de son propre effondrement. Il faudra pourtant voir si le retour des appels aux chamanes, expressions du « peuple » sans en être les porte-paroles, sorciers sans être guides — des appels récurrents au fil de l’histoire dans des situations de crise et de sentiments de fin (Ciavolella 2020) —, saura être une réponse politique aux problèmes de notre présent ou si cela n’en est pas plutôt un simple symptôme. En tout cas, la diplomatie des chamanes permettra de négocier une place, une autonomie ou une survie ; mais il n’est pas certain qu’elle pourra renverser le système, comme on le disait autrefois.