À propos de la journée d’étude « Quand le Sud pense le Nord : défis méthodologiques et enjeux épistémologiques », visioconférence, le 4 décembre 2020

Carla Bertin

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Carla Bertin, « À propos de la journée d’étude « Quand le Sud pense le Nord : défis méthodologiques et enjeux épistémologiques », visioconférence, le 4 décembre 2020 », Lectures anthropologiques [En ligne], 10 | 2023, mis en ligne le 22 février 2024, consulté le 14 décembre 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/1095

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Les occasions de questionner les asymétries académiques, théoriques, méthodologiques et épistémologiques entre un Nord producteur de savoirs et un Sud considéré comme terrain, laboratoire de recherche ou source d’information, sont rares. La journée d’étude, « Quand le Sud pense le Nord : défis méthodologiques et enjeux épistémologiques », en est une. Elle met en lumière et en dialogue les enquêtes qui inversent ces rapports de pouvoir, dans lesquelles des chercheur.ses du Sud font des sociétés du Nord un objet d’étude comme un autre, et produisent du savoir.

Cette manifestation scientifique a été organisée par quatre doctorant.es : Fernanda Azeredo de Moraes (anthropologue, LAHIC/IIAC, EHESS), Yaël Dansac (anthropologue, IIAC, EHESS), Hicham Jamid (sociologue, LISE, CNAM-Paris, université Ibn Zohr d’Agadir), Yolinliztli Pérez Hernández (anthropologue, INED, IIAC, EHESS). Prévue initialement in situ pour décembre 2019 dans les locaux de l’Institut national d’études démographiques (INED), puis reportée une fois en solidarité aux mouvements sociaux contre la réforme des retraites et la loi de programmation pluriannuelle sur la recherche (LPPR), et une seconde fois, en mars 2020, à cause la pandémie de Covid-19, la journée a finalement eu lieu le 4 décembre 2020 à distance. Elle rassemblait plus de 280 participant.es inscrit.es. Tout en s’inspirant de différents domaines de recherche (études décoloniales, postcoloniales, subalternes, féministes), les participant.es ont construit une série de réflexions allant au-delà de ces domaines, ainsi qu’une « inversion » dans la production et la circulation des savoirs en sciences humaines et sociales (SHS).

Si les organisateur.rices ont présenté cette inversion comme « inédite », je pense qu’il est important cependant, avant de rendre compte de cette journée d’étude, de revenir sur des terrains inversés menés par des anthropologues du Sud depuis au moins1 les années 1980 (Mongo-Mboussa 2002). Dès 1982, un colloque est organisé à Brest par des institutions de recherche française et sénégalaise sur les cultures orales. À sa suite, en 1983, le programme d’« Ethnologie de la France par des chercheurs du Tiers Monde » est initié par le directeur des Archives culturelles du Sénégal, Papa Massène Sene, et par l’anthropologue français Alain le Pichon2. Il permet à cinq chercheurs africains — Massaër Diallo (Centre d’études des civilisations de Dakar), Samba Sar (Archives culturelles du Sénégal), Oumar Bâ (Institut des langues nationales de Mauritanie), Moussa Sow (Institut des sciences humaines de Bamako) et Dédé Romule (Institut de sociologie de l’université d’Antananarivo) — de réaliser des « ethnologies inversées » dans différentes régions de France (le Pichon 1983). Un an plus tard, Massaër Diallo poursuit sur cette approche et coécrit avec l’écrivain, d’origine camerounaise, Blaise N’Djehoya, Un regard noir. Les Français vus par les Africains. On peut y lire son enquête sur les marabouts à Paris et leur clientèle française dans le premier chapitre intitulé « L’ethnologie à rebours » (N’Djehoya et Diallo 1984 : 123-130). En 2011, Alain le Pichon dirige avec Moussa Sow, sociolinguiste et anthropologue malien, également impliqué dans le programme de 1983, un ouvrage : Le renversement du ciel. Parcours d’anthropologie réciproque, qui rassemble les réflexions de chercheur.ses de différentes origines sur leurs parcours. Dès les années 1980, différent.e.s anthropologues brésilien.ne.s, pour la plupart rattaché.e.s à des institutions françaises, ont mené des enquêtes en France. En 1995, dans la revue du musée national de Rio de Janeiro, Gilberto Velho (cité par Bittencourt Ribeiro 2007) propose un numéro réunissant les travaux de quatre anthropologues brésiliennes qui travaillent sur des terrains du Nord (France, Angleterre, États-Unis). Ce numéro modifie ainsi le dialogue entre le centre et la périphérie. Parmi ces terrains, Maria J. Carneiro commence, en 1988, une enquête de doctorat sur la paysannerie des Alpes. Par la suite, dans un article (Carneiro 1994), elle s’interroge sur les notions de familiarité/distance, posant déjà une question très proche de celle de la journée d’étude : sur quelles bases se construisent les conditions de recherche quand il s’agit d’un chercheur du Tiers Monde qui décide de se pencher sur un segment de la société européenne (ibid. : 128) ? Par ailleurs, l’anthropologue Fernanda Bittencourt Ribeiro (2007) recense plusieurs thèses soutenues à l’EHESS, au début des années 2000, par des anthropologues brésiliennes, à partir de terrains français, par exemple Claudia T. Magni sur les personnes « sans domicile fixe » ou Adriane L. Rodolpho sur le mouvement sectaire Eckankar (ibid.). Ces questionnements autour des possibles offerts par le Sud étudiant le Nord et par la place accordée à une anthropologie du Sud ne sont donc pas nouveaux, mais demandent à être approfondis. Plusieurs organisateur.rices et intervenant.es de la journée d’étude ont par ailleurs poursuivi les discussions dans un numéro récent du Journal des anthropologues (Affaya, Azeredo de Moraes et Mahieddin 2022).

Revenons aux inversions proposées, qui commencent par l’organisation même de cette journée d’étude. En effet, un premier apport important à la réflexion et à la contestation des hiérarchies épistémiques apparaît dans les obstacles auxquels se sont heurtés les organisateur.rices qui nous ont fait part des avis négatifs émis par des chercheur.ses à propos du contenu de leur projet, considéré comme trop politisé. En revanche, le nombre de participant.es et les discussions ont montré que cette journée d’étude permettait d’évoquer de nombreuses questions — souvent marginales en SHS — que les chercheur.ses du Sud, comme du Nord3, se posent à propos des conditions de possibilité et de production de leurs recherches : comme cela est rappelé dans l’argumentaire de la journée. L’idée n’est pas de réifier un dualisme épistémologique ou ontologique entre un « Nord » et un « Sud »4, mais de questionner, premièrement, les problèmes épistémologiques qui se posent pour les chercheur.ses non européen.es qui travaillent sur des sociétés européennes, et, deuxièmement, les enjeux méthodologiques de ces recherches.

Enfin, si les rapports scientifiques entre le Nord et le Sud intéressent particulièrement l’anthropologie, dont le savoir a été profondément structuré par cette dichotomie, la journée d’étude a réuni des disciplines très diverses : allant de la sociologie et l’ethnologie, au droit, l’économie et les sciences de la gestion, en passant par la littérature. Dix interventions étaient organisées en quatre panels : nous allons les évoquer en suivant les trois parties qui structurent ce compte rendu.

Exclusion (historique) des savoirs, asymétries institutionnelles et épistémologiques

Qui a le droit de penser, regarder ou encore enquêter sur qui ? Premièrement, pour repenser et contester l’imposition des asymétries institutionnelles et épistémologiques, plusieurs intervenant.es constatent, dans leurs disciplines respectives, l’exclusion historique des outils méthodologiques, épistémologiques et théoriques produits depuis plusieurs années déjà dans les Suds.

Fatiha Talahite (chargée de recherche hors classe CNRS, CRESPPA-GTM) souligne, à travers son parcours, plusieurs asymétries de savoir en économie : l’absence des manuels en langue arabe et les carences dans les manuels traduits, lorsqu’elle enseignait à l’université d’Alger dans les années 1980. C’est aussi ce que remarque Rim Affaya (doctorante, Centre Norbert Elias, EHESS), dans l’enseignement contemporain de l’anthropologie dont les manuels sont caractérisés par des manques concernant les questions relatives à l’anthropologie chez soi et la non-distance entre enquêté.es et enquêteur.rices. Elle mentionne ses difficultés conceptuelles à employer des catégories produites au Nord par des chercheur.ses du Nord, et, souvent, binaires (comme informel/formel) pour son enquête sur les pratiques commerciales d’acteurs marocains entre le Maroc et l’Europe. Lorsqu’il était enseignant à Mayotte, Christopher Cosker (docteur, HCTI — université de Bretagne, LCF — université de la Réunion) souligne l’absence d’écrivains mahorais dans les programmes de littérature à l’école secondaire. Aurélie Ewango-Chatelet (docteure en sciences de gestion, université de Versailles Saint-Quentin) rappelle toutes ces personnalités oubliées de la diaspora, comme le philosophe des Lumières, Anton Wilhelm Amo, ghanéen et allemand. Béni Bobanga Wawa (doctorant, IRENEE, université de Lorraine) dénonce des insuffisances épistémologiques et théoriques dans le domaine du droit : les formes juridiques des États africains sont étudiées selon les catégories du droit occidental, occultant des conceptions juridiques africaines. Ces exclusions historiques confortent la place du Nord comme producteur du savoir alors que le Sud serait un objet de savoir.

Les intervenant.es réagissent de plusieurs façons contre cette imposition du silence à une production de savoir par le Sud. Arrivée en France suite à la répression universitaire des années 1990 en Algérie, et devenue chercheuse CNRS, alors qu’on lui demandait de « témoigner » sur les faits récents d’Algérie, Fatiha Talahite mobilise les méthodes de la « généalogie du savoir » et des outils théoriques du Sud pour penser le Nord. Elle remarque l’important droit à l’héritage et à la propriété des femmes dans les pays musulmans avant la colonisation et découvre que l’exclusion des femmes des mêmes droits en Angleterre est récente puisqu’elle remonte aux XVIIIe et XIXe siècles, soit l’époque capitaliste. C’est donc lors de la formation des sciences économiques occidentales que les femmes ont été exclues de la propriété et de l’héritage. De son côté, Rim Affaya examine différents débats académiques qui ont eu lieu à partir et au sein de la pensée décoloniale. Elle rassemble ces débats en « sept critiques principales ». Évoquons-en deux : la première concerne la politique de circulation des connaissances, à propos de laquelle différent.es auteur.rices montrent que les théories produites au Sud sont labélisées « du Sud » et ne sont pas considérées comme des théories d’ordre général (Cusicanqui 2010 ; Richards 2014) ; un autre débat repris par Affaya a été formulé par l’historienne sri-lankaise Nira Wickramasinghe (2001) qui critique le concept d’« écritures africaines de soi » (Mbembe 2000) en mettant en avant la diversité du continent asiatique. Affaya présente une bibliographie riche qu’il est difficile de reprendre dans ce compte rendu. Laurent Afresne (doctorant, Sophiapol, université Paris Nanterre) propose de décentrer le regard à travers une « étude de réception » des écrits du sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos. Les épistémologies du Sud développées dans les ouvrages de Santos sont constituées par quatre « opérations » qui résonnent avec différents questionnements de la journée d’étude : une « sociologie des absences » qui dénonce l’occultation des connaissances produites par les minoritaires ; une « sociologie des émergences » qui met en lumière ces savoirs occultés ; une « écologie des savoirs » qui postule une autonomie de chaque savoir ; enfin, une « traduction interculturelle » qui suppose que tout savoir est imparfait et incomplet. Afresne explique comment la réception est une « technique d’étude de l’international ». En mobilisant des méthodes quantitatives et qualitatives, il montre que ce sont des individus qui se situent entre le champ médiatique et académique qui, en politisant les travaux de B. de Sousa Santos et ses récepteurs et réceptrices, effacent et refusent leur « légitimité et scientificité ».

Avant d’examiner comment les intervenant.es réfléchissent à une autre forme de légitimité basée sur la démocratisation des SHS, il importe d’aborder un autre aspect de l’exclusion des savoirs du Sud qui s’incarne dans des principes occidentaux présentés comme universels et donc indiscutables. Laurent Afresne développe ainsi l’exemple de l’« universalisme républicain », et Émir Mahieddin (chargé de recherche CNRS, CéSor) celui de la division entre séculier et religieux. Cette dernière est imposée, encore plus qu’un concept, comme une condition du discours scientifique lui-même. Comme il l’est dans certains travaux d’anthropologues qui inscrivent leurs réflexions dans les théories postcoloniales : Talal Asad, Saba Mahmood, Arvind-Pal Singh Mandair, Hussein Ali Agrama, etc. Autrement dit, des concepts produits en Occident — comme séculier et religieux — ne peuvent pas être considérés comme n’importe quel autre objet d’étude, mais deviennent des « socles moraux », comme l’explique Mahieddin, pour la production du savoir.

Une des multiples pistes de réflexion suscitées par cette journée est celle qui porte sur la production du et des savoirs : les asymétries se manifestent dans la place assignée au Sud, comme lieu situé de production des savoirs, alors que le Nord est considéré non seulement comme un producteur des savoirs, mais aussi du savoir5. C’est ce que montrent également plusieurs programmes pédagogiques de SHS des pays du Sud, comme ceux de sociologie des universités au Brésil à propos desquels Julie Costa (doctorante, CERREV, université de Caen Normandie) souligne que les cours de « sociologie classique » ou « contemporaine » présentent des auteur.rices exclusivement occidentaux.ales et sont différenciés de ceux de « société brésilienne ».

L’asymétrie institutionnelle et épistémologique est aussi visible dans les hiérarchies de valorisation des diplômes. À ce propos, certain.es restituent leurs expériences académiques : lorsqu’ils/elles étaient dans des universités du Sud, des enseignants « brandissaient leurs diplômes obtenus au Nord », pour reprendre les termes de Béni Bobanga Wawa, considérant que ses enseignants en République démocratique du Congo étaient plus à la recherche de la « reconnaissance » par le Nord que de la « connaissance ».

Suds et Nords pluriels : qui a le droit de penser qui ?

Mais les asymétries institutionnelles se mélangent à des hiérarchies dans d’autres domaines : asymétries entre Sud et Nord dans le choix des objets d’étude et du terrain. Julie Costa et Jiyoung Kim (doctorante, IDHE.S, université Paris Nanterre) questionnent la complexité des catégories Nord/Sud : à partir de leur parcours biographique et universitaire, elles mobilisent la théorie de l’intersectionnalité (socialisation primaire, classe, race, genre) pour analyser certaines difficultés à mener une recherche au Nord.

Qu’est-ce qu’un.e chercheur.se du Sud, alors ? D’après Aurélie Ewango-Chatelet, ni l’origine ni l’objet d’étude ne peuvent définir un.e chercheur.se du Sud. Prenant l’exemple de sa discipline, les sciences du management, Ewango-Chatelet explique que celles-ci sont considérées comme un savoir occidental et un domaine de pouvoir alors que le Sud est toujours « source d’information et non pas producteur d’information ». Le chercheur critique ou « atypique », comme elle le nomme, doit alors décoloniser les concepts managériaux, même ceux qui paraissent plus critiques, tels que l’hybridité, qui ne font que reproduire les discours sur l’altérité. D’autres intervenant.es questionnent la figure de chercheur.se du Sud et la violence symbolique qu’il/elle subit, notamment quand il/elle prend les sociétés du Nord comme lieux et/ou objets d’enquête.

Christopher Cosker interroge, lui aussi, les catégories de Sud et Nord à partir du cas de Mayotte, département et région d’outre-mer. Où situer ce « Nord dans le Sud » ? Si la France (le Nord) a pensé et colonisé Mayotte (le Sud), aujourd’hui le Sud se pense lui-même et peut penser le Nord. Cosker propose une généalogie de pensée à travers l’analyse de deux ouvrages de l’écrivain Nassur Attoumani : Mayotte identité bafouée (2003a) et Contes traditionnels de Mayotte : nos ancêtres… les menteurs (2003 b). À travers ces textes, il souligne des tensions internes et profondes liées à la colonisation : comment décoloniser le savoir et l’écriture, si la langue employée est la langue coloniale et le diffuseur une maison d’édition française ?

Terrains inversés : légitimité et production des savoirs du Sud sur le Nord

Le problème des tensions internes, du sentiment d’infériorité ou du manque de légitimité est dépassé par la réflexivité théorique, épistémologique et autobiographique des intervenant.es. Nous revenons ici sur une question fondamentale posée durant la journée d’étude : comment construire une légitimité des chercheur.ses du Sud à produire des connaissances inédites sur les sociétés européennes ? Ce qui renvoie à celle qu’Émir Mahieddin pose, en se référant à une « géopolitique du regard » : qui a le droit de regarder qui ?

Si Julie Costa prône une légitimation et une connaissance construites « par le bas », et Jiyoung Kim un savoir « avec et pour les marges », elles rejoignent l’anthropologue Paulina Sabugal (docteure, université de Pise) qui en appelle à donner voix à un autre récit. Cette dernière propose la perspective narrative, qui étudie non seulement les récits de vie, mais aussi les manières dont ils sont fabriqués, pour construire une théorie du Sud sur le Nord, à travers son terrain avec les femmes mexicaines migrantes en Italie. Elle montre que le récit académique dominant sur les migrations emploie des catégories (migrants pauvres, hommes, racisés, hétérosexuels) qui échouent à expliquer ce phénomène, et qui sont en outre démenties par les données statistiques6 : la majorité de ces migrants sont des femmes, membres de la classe moyenne supérieure. Les femmes de son enquête produisent un autre récit, centré sur la catégorie de « migration par amour », qui leur permet de « se faire soi-même et faire le monde ». Elles construisent ce faisant une identité différente de celles assignées par les représentations d’origine coloniale au Mexique.

Toutefois, la violence symbolique entre Nord et Sud fait surgir les caractéristiques minoritaires des chercheur.ses. Plusieurs intervenant.es partagent la même expérience : ils/elles doivent résister aux multiples contraintes structurelles — par exemple, les financements ou des rappels à l’ordre de chercheur.ses du Nord qui leur demandent de justifier leur choix de terrain en Europe. Les intervenant.es remarquent des asymétries de réflexivité : on ne demande pas le même effort de justification à des chercheur.ses minoritaires qui mènent leur enquête au Nord, qu’à ceux du Nord qui enquêtent au Sud. Dans le cas d’Émir Mahieddin, les pentecôtistes de Suède avec qui il a réalisé son terrain doctoral lui assignent des caractéristiques ethnoreligieuses et ethnonationales et les stigmates sociaux de l’« homme arabe ». Cette attitude façonne son approche, celle d’un ethnographe « docile » ou « discret » qui s’intéresse à ce qui paraît plus anodin et quotidien, à l’opposé de l’ethnographe qui se sent légitime, sans devoir le justifier, à « prendre » des données. En revanche, Julie Costa explique qu’elle a joué avec les stéréotypes liés à sa nationalité brésilienne, lorsqu’elle travaillait sur la consommation de crack dans le Nord-Est parisien : le phénomène du crack au Brésil ayant été médiatisé internationalement, elle a pu être acceptée et légitimée face à ses interlocuteur.rices. Julie Costa dénonce ces stéréotypes et ces caractéristiques attribués à des minorités, qu’elle considère comme étant à « géométries variables » : les mêmes peuvent avoir sur un terrain des implications totalement différentes que sur un autre. Pour Jiyoung Kim, forte de son ancien emploi dans les restaurants quand elle était étudiante et qui analyse le rapport entre gentrification et restaurants du canal Saint-Martin à Paris, les entretiens avec les enquêté.es deviennent un « partage d’expérience ». Ce partage d’expérience amène Kim à développer une « épistémologie du positionnement des minoritaires », où le terme de minoritaire permettrait de penser le Sud sans utiliser des notions géographiques. Cette épistémologie ne se fait pas seulement « à partir des marges », mais surtout « avec les marges » : cela implique d’avoir une approche réflexive des impacts des caractéristiques minoritaires sur la recherche et de construire un partage d’expérience avec les enquêté.es (notamment les serveur.ses dans le cas de Kim). Ainsi, cette épistémologie du positionnement minoritaire autorise à supprimer la hiérarchie entre les éléments empiriques et théoriques de la recherche.

Cette journée d’étude montre, de façons multiples, comment les différents bagages épistémologiques, théoriques et méthodologiques peuvent contribuer à inverser les rapports de pouvoir du regard, de la pensée, et du discours des SHS et produire une véritable circulation des savoirs. Pour reprendre la métaphore musicale proposée par Rim Affaya, les multiples voix des chercheur.ses des Suds se situent « en contrepoint », telles des mélodies différentes qui forment une seule polyphonie, sans exclure aucune voix.

1 Dans les années 1970, des stages de terrain étaient organisés par la Formation à la recherche en Afrique noire (FRAN) en milieu rural français, et

2 Alain le Pichon a été parmi les initiateurs d’autres programmes d’anthropologie réciproque rattachés au réseau interuniversitaire Transcultura.

3 Parmi les 42 propositions reçues, la majorité provenait d’Afrique (16), d’Europe (12), le reste des Amériques, du Moyen-Orient et d’Asie.

4 Ce compte rendu reprend l’usage de « Nord/Sud » au singulier, mais il s’agit là d’« identités relationnelles, prises dans des rapports de pouvoir »

5 Je remercie le/la relecteur.rice anonyme pour cette suggestion sur la production du savoir et des savoirs.

6 Sabugal s’appuie sur des statistiques de l’Instituto de Mexicanos en el exterior (IME) et de l’Istituto nationale di statistica (ISTAT).

Affaya Rim, Azeredo de Moraes Fernanda et Mahieddin Émir, 2022, « Ethnographies non-alignées. Le paysage asymétrique de l’anthropologie de l’Europe », Journal des anthropologues, no 170-171, p. 29-47 [en ligne], https://journals.openedition.org/jda/12210 (consulté le 12.12.2022).

Attoumani Nassur, 2003 a, Mayotte identité bafouée. Paris, L’Harmattan.

Attoumani Nassur, 2003 b, Contes traditionnels de Mayotte : nos ancêtres… les menteurs. Paris, L’Harmattan.

Bagayogo Shaka, 1977, « Un Africain aux champs : leçons d’un stage. Jouy-le-Moutier, Val d’Oise, mars et mai 1975 », Cahiers d’études africaines, vol. 17, nos 66-67, p. 365-368.

Bittencourt Ribeiro Fernanda, 2007, « De l’interrogation au dialogue centre et périphérie pour qui ? », Journal des anthropologues, no 110-111, p. 317-335 [en ligne], http://journals.openedition.org/jda/2491 (consulté le 25.11.2022).

Carneiro Maria José, 1994, « Le voyage en sens inverse : réflexion d’après un cahier de notes », Cahiers du Brésil contemporain, no 25-26, p. 127-141.

Copans Jean et Pouillon François, 1977, « Les stages de terrain en milieu rural français pour la Formation à la recherche en Afrique noire (FRAN) », Études rurales, no 66, p. 47-58.

Rivera C. Silvia, 2010, Ch’ixinakax utxiwa : una reflexión sobre prácticas y discursos descolonizadores. Buenos Aires, Retazos/Tinta Limón.

Le Pichon Alain, 1983, « Actualité scientifique », Journal des africanistes, vol. 53, no 1-2, p. 201-203.

Le Pichon Alain et Sow Moussa (dir.), 2011, Le renversement du ciel. Parcours d’anthropologie réciproque. Paris, CNRS.

Mbembe Achille, 2000, « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, vol. 77, no 1, p. 16-43 [en ligne], https://doi.org/10.3917/polaf.077.0016 (consulté le 26.11.2022).

Mongo-Mboussa Boniface, 2002, « La littérature des Africains de France, de la “postcolonie” à l’immigration », Hommes et migrations, no 1239, septembre-octobre, p. 67-74.

N’Djehoya Blaise et Diallo Massaër, 1984, Un regard noir. Les Français vus par les Africains. Paris, Autrement.

Richards Patricia, 2014, « Decolonizing globalization studies », The Global South, vol. 8, no 2, p. 139-154.

Wickramasinghe Nira, 2001, « A comment on “African modes of self-writing”… », Identity, Culture and Politics, vol. 2, no 1, p. 40-45.

1 Dans les années 1970, des stages de terrain étaient organisés par la Formation à la recherche en Afrique noire (FRAN) en milieu rural français, et un tiers des étudiants étaient des Africains (Copans et Pouillon 1977) : voir notamment les réflexions méthodologiques de l’étudiant malien Shaka Bagayogo (1977).

2 Alain le Pichon a été parmi les initiateurs d’autres programmes d’anthropologie réciproque rattachés au réseau interuniversitaire Transcultura.

3 Parmi les 42 propositions reçues, la majorité provenait d’Afrique (16), d’Europe (12), le reste des Amériques, du Moyen-Orient et d’Asie.

4 Ce compte rendu reprend l’usage de « Nord/Sud » au singulier, mais il s’agit là d’« identités relationnelles, prises dans des rapports de pouvoir », comme le rappellent les organisateur.rices de la journée, et sur lesquelles plusieurs interventions s’interrogent.

5 Je remercie le/la relecteur.rice anonyme pour cette suggestion sur la production du savoir et des savoirs.

6 Sabugal s’appuie sur des statistiques de l’Instituto de Mexicanos en el exterior (IME) et de l’Istituto nationale di statistica (ISTAT).

Carla Bertin

Carla Bertin est docteure en anthropologie de l’EHESS et chercheure postdoctorante au University Institute de Lisbonne. Elle a étudié la façon dont le pentecôtisme produit et transforme la vie « bonne » et « digne » dans les milieux ruraux et périurbains du Bénin méridional. Son travail articule anthropologie des temporalités, des mobilités (sociales et spatiales), et des pentecôtismes. Il montre que les pentecôtistes ont des manières spécifiques de se projeter dans le temps et de travailler les aspects temporels de leur vie : passés, futurs, incertitudes, aspirations, frustrations. Courriel : bertin.carla@gmail.com