Débat à propos de Souleymane Bachir Diagne, Jean-Loup Amselle, 2018, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale. Paris, Albin Michel
En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, préfacé par Anthony Mangeon, est un livre de « dialogue », de « débat » ou de « discussion » entre Souleymane Bachir Diagne (SBD) et Jean-Loup Amselle (JLA). Au fil des 320 pages découpées en 17 chapitres, les deux auteurs adoptent le format de l’entretien pour revenir sur leurs travaux respectifs précédents, et mettre en regard leurs positionnements (apparemment divergents) eu égard à la pensée postcoloniale et décoloniale, à la question de l’universalisme, de l’islam, du langage, et de l’Afrique. Le point sur lequel le « dialogue » entre les deux auteurs est censé révéler leurs positions opposées est l’universalisme contre lequel se dresseraient l’essentialisme, le culturalisme, le différentialisme, caractéristiques, selon JLA, des pensées postcoloniales et décoloniales. Car, c’est ce dernier auteur qui, comme l’écrit leur préfacier Anthony Mangeon, « fidèle à un certain tempérament polémiste et à son goût d’un parler franc qui ne s’embarrasse pas toujours de précautions oratoires […] ouvre les différents débats en tâchant à chaque fois de pousser son contradicteur dans ses retranchements, et en exposant les logiques essentialistes, culturalistes et différentialistes qui pourraient sous-tendre certaines propositions critiques de la pensée postcoloniale et décoloniale sur les rapports Afrique et Occident, langue et pensée, islam et philosophie ou culture et politique » (p. 32). SBD, qui n’avait pas avant 2008 « embrassé volontiers ces concepts [postcolonial et décolonial] ni placé sous leur chapeau les orientations prises par [son] travail », comme il l’écrit dans Le fagot de ma mémoire (Bachir Diagne 2021 : 142), refuse tout au long de ce débat d’assumer les rôles du différentialiste, de l’essentialiste et du culturaliste que voudrait lui faire jouer son protagoniste JLA. Quant à la pensée postcoloniale et décoloniale, SBD ne lui trouve pas les défauts que décrit JLA. Nous le citons encore dans Le fagot de ma mémoire, mais il s’agit d’un résumé de sa position tout au long de leur « dialogue » : « Du souci de l’universel je ne pensais pas que mon interlocuteur eût le monopole » (ibid. : 147). Et d’ajouter : « au-delà du dialogue que nous avions engagé tous les deux, il fallait établir, d’une manière générale, que présenter cette question comme la querelle qu’une pensée et des auteurs postcoloniaux seraient venus faire à l’universalisme, c’était ne pas en comprendre la vraie nature. Il n’y a pas d’un côté l’universalisme drapé dans sa définition de soi et, de l’autre, des particularismes attachés à sa perte » (ibid. : 147-148).
JLA est anthropologue africaniste, juif, qui se définit lui-même de la manière suivante : « Si je me suis intéressé à l’Afrique, c’est parce que, en tant qu’intellectuel juif petit-bourgeois français, et non en tant que juif en général, j’ai éprouvé une certaine communauté de souffrance étant jeune à l’égard de ceux que l’on appelait les Noirs américains (on ne parlait pas à l’époque d’Africains-Américains), et notamment les Black Muslims et Malcom X ; par contrecoup, cela m’a amené à m’intéresser à la négritude et à l’Afrique » (p. 303). Le principe épistémologique qui guide sa pratique anthropologique consiste « à partir des ressemblances pour considérer les différences comme un “reste” » (p. 59). Il s’agit essentiellement des ressemblances et des différences entre cultures, langues, ethnies et identités. Cette posture épistémologique l’a conduit à penser selon un cadre théorique qu’il appelle l’« universalisme matriciel » (ibid.) postulant qu’il existe « une continuité de proche en proche, entre les différentes langues, cultures, ethnies et identités ». Forgé à partir de sa pratique de terrain, l’universalisme matriciel est la focale qui lui permet de contester l’universalisme pensé par les auteurs décoloniaux. Ces derniers seraient en réalité des théoriciens de la fragmentation, des particularismes et donc de l’essentialisme. Ils seraient ainsi dans une relation en miroir avec des philosophes comme Levinas, Merleau-Ponty, dont les pensées sont essentialistes. JLA écrit ce qui suit à propos de Levinas : « Après avoir ouvert la philosophie grecque à la pluralité des cultures, Levinas congédie donc le relativisme culturel pour en revenir à ce qu’il désigne comme l’Autre, c’est-à-dire la figure du Divin qui se dessine sur le visage d’Autrui, figure qui ressemble en réalité à la figure de l’Un. Chez Levinas, l’universel de surplomb préexiste à ce qu’il nomme de façon quelque peu condescendante la “sarabande des cultures”, cet infini chatoiement de la diversité culturelle qui n’est porteur en lui-même d’aucune signification » (p. 51). Quant à Merleau-Ponty, son universalisme de surplomb s’explique, selon JLA, par entre autres idées, celle qui veut qu’il voie dans les pensées chinoise et indienne une « sorte de “prématuration” inachevée de la pensée occidentale, seule capable selon lui d’universalité » (p. 48-49). Or, l’universalisme matriciel illustré de manière paradigmatique par les théories du pouvoir en vigueur dans les sociétés précoloniales africaines et dans les sociétés de l’Ancien Régime en France récuse l’essentialisme. Selon ce cadre théorique, « les théories du pouvoir en vigueur dans ces deux ensembles opposaient dans chaque cas les détenteurs du pouvoir politique venant de l’extérieur aux autochtones maîtres du sol et du rituel, ce qui répond exactement au modèle de la “guerre des deux races” […] tel qu’il a été exhumé par Michel Foucault dans Il faut défendre la société » (p. 58).
SBD est philosophe, sénégalais musulman soufi, spécialiste de l’algèbre de Boole qu’il n’a pas étudié en tant qu’Africain, et dont les ancêtres en matière de pensée philosophique sont Leibniz, Sartre, et bien d’autres philosophes occidentaux et orientaux. Il ne se réclame pas des « paternités » dans sa « manière de penser qui seraient uniquement des gens qui auraient pensé à propos de l’Afrique » (p. 300) ; et s’il a écrit sur l’islam, c’est, souligne-t-il, pour « penser une histoire de la philosophie que l’on pourra dire “décoloniale” », parce qu’il s’est agi pour lui de « décoloniser la discipline par une autre histoire de ce qu’elle est et en la pensant depuis d’autres langues […] que les langues européennes : autrement dit, il s’agit d’aller contre l’idée que penser philosophiquement est l’apanage de l’“Occident” et que penser philosophiquement est essentiellement lié aux langues de cette région du monde » (p. 160). C’est à ce titre qu’il est le théoricien de l’universalisme de la traduction, et soutient que dans toute traduction d’une langue à une autre, il y a une « irréductible indétermination » du sens. Pour lui, la pensée décoloniale a son principe dans ce décentrement du monde et de la pensée qui se fait par la prise en compte des autres histoires, des autres pensées ou des autres théories.
Ces différents positionnements par rapport à l’universalisme et à la pensée décoloniale sont donc le fait d’un philosophe croyant et d’un anthropologue non croyant, à travers qui parlent à la fois la foi musulmane (chez l’anthropologue, il s’agit de la foi des Black Muslims), la « couleur » noire, l’Afrique et les abstractions conceptuelles universelles et universalistes auxquelles, selon les cas, ils adhèrent ou n’adhèrent pas, contre lesquelles ils se dressent ou ne se dressent pas, dans leur travail de déconstruction des créations de l’histoire qui tiennent lieu de réalités naturelles ou éternelles, en un mot, des essences. D’où la place centrale qu’occupent dans ce débat les notions d’essentialisme (à déconstruire) et d’invention (à mettre en exergue). Pour le dire autrement, l’objet du débat entre ces deux intellectuels à travers qui « parlent » l’universel de la foi musulmane noire, de la communauté de la souffrance noire et juive, des habitus intellectuels faits d’abstractions philosophiques et anthropologiques est leur positionnement commun contre la déshumanisation, le racisme, l’oppression et l’exploitation. C’est le même objet qui est au centre du combat des décoloniaux et des théoriciens du postcolonialisme. Pourquoi alors cet objet (ou cet objectif) commun oppose-t-il les deux penseurs et au-delà, chacun de ceux-ci, selon des aspects, à la pensée décoloniale dans son rapport à l’universalisme ?
Universalismes et oppositions à la pensée post-et décoloniale
Si l’on suit la logique de la position de JLA, la pensée décoloniale rate son objectif qui est la déconstruction de l’hégémonie épistémologique occidentale qui fonctionne sur l’universalisme de surplomb, parce qu’elle fragmente, particularise, radicalise et essentialise des identités créées en situation coloniale. En prenant ces créations de l’universalisme de surplomb ou vertical pour des essences atemporelles, elle se trompe sur le moyen du combat contre la déshumanisation et le racisme, elle substitue aux logiques de classes, les logiques de races, de cultures ou d’ethnies ou de religions. Elle « naturalise » la destruction de l’environnement par les multinationales. Les cultures et les identités raciales qui amènent les gens à réagir contre l’oppression et la déshumanisation en tant que Noirs, en tant que Blacks, en tant que musulmans, à l’exemple de Hannah Arendt soutenant que lorsqu’un juif est attaqué comme juif, il doit réagir en tant que tel, ne visent pas à l’universel, mais à la fragmentation. Les identités de races, de cultures, d’ethnies ou de religions reprennent à leur compte les logiques de l’universalisme de surplomb qui les ont créées et les ont essentialisées. Dans le domaine des langues, ce qui peut se donner à voir comme des réalités discrètes, discontinues, est le résultat du travail de « grammatisation » de leur mise en dictionnaire, et non le « résultat de leurs propriétés intrinsèques », et en Afrique, « ce processus a pris des formes particulièrement brutales sous l’effet des autorités linguistiques coloniales puis postcoloniales » (p. 150).
C’est ainsi que se positionnant par rapport à la conception développée par SBD sur l’« irréductible indétermination du sens » dans la traduction de langue à langue, JLA pense qu’il n’y a « aucune indétermination ou aucune impossibilité de la traduction, le sens des concepts les plus intraduisibles pouvant être éclairé, comme l’a montré Pascal Engel, par le contexte » (p. 149). Dans cette même logique, ajoute-t-il, il n’y a pas de « nationalisme ontologique » concernant l’impérieuse nécessité de philosopher en grec ou en allemand. Car vouloir éprouver les concepts philosophiques par la différence des langues, c’est ériger la philosophie bantoue en une sorte de point de vue radicalement autre, apte à permettre de porter un jugement distancié sur la philosophie occidentale (reproche fait à Diagne). Donc, « contrairement à S. B. Diagne, je postule une indétermination première de la posture langagière, de la possibilité d’être à cheval sur plusieurs langues, ce qui m’éloigne de l’idée de métissage linguistique conçu comme le mélange de deux ou plusieurs entités langagières envisagées au départ comme séparées. Le “branchement” langagier ne peut se faire, selon moi, que sous la forme d’une appropriation indéterminée de tout le champ langagier par un acteur donné, dans un espace donné et en un temps donné » (p. 151).
Ce qui est intéressant dans le débat entre l’anthropologue et le philosophe sur ces questions puissamment documentées de part et d’autre, c’est le fait que malgré toute l’érudition déployée par l’un et l’autre, nous n’avons pu retenir une opposition forte entre l’anti-pensée postcoloniale, décoloniale, essentialiste représentée par JLA, et la pensée décoloniale, postcoloniale, censée être représentée par SBD.
Cette absence réelle de positions fortement tranchées dans ce débat amène SBD à dire ceci à JLA : « Tu as parlé de notre débat comme d’un débat à fleurets mouchetés. Paradoxalement, je n’ai pas eu cette impression. En réalité, il m’apparaît que tu as besoin d’être en opposition avec quelqu’un qui serait afrocentriste, particulariste et essentialiste. Tu insistes beaucoup pour que je mette cette livrée. Il te plaît d’avoir cet homme de paille auquel t’attaquer. Or, je ne suis pas afrocentriste, je suis pour l’universel et je ne suis pas particulariste. On aura du mal à ne pas être d’accord » (p. 272). D’où vient-il alors que cette absence de forts désaccords dans un débat d’intellectuels qui connaissent l’un et l’autre des textes du protagoniste s’impose finalement et paradoxalement comme la raison ou l’objet véritable de ce livre ?
Valeur des corps-signes et luttes raciales
Notre hypothèse est que ce débat puissamment éclairant sur l’universalisme, l’universel, la pensée décoloniale et, avant celle-ci, la négritude et la pensée postcoloniale, s’explique par une logique (inconsciente) de valorisation et de visibilisation des auteurs dans le champ intellectuel, semblable ou homologue à la logique des oppositions autour de la valeur des corps-signes dans le monde des luttes raciales. C’est cette hypothèse qui sera notre contribution à ce débat. Elle vise à montrer que si les identités sont des constructions qu’il faut déconstruire, et que si ces constructions sont le fait de la magie performative des religions, des « grandes idées philosophiques » ou des concepts et notions particularistes, le paradigme indifféremment universel et universaliste des valorisations et des dévalorisations est, selon nous, le paradigme du fétichisme ou de la magie à l’œuvre dans le capitalisme. C’est ce paradigme qui fait du champ intellectuel un marché, surtout à l’ère néolibérale où les intellectuels doivent savoir se vendre comme toutes et tous ceux que le néolibéralisme contraint à cette logique, qu’ils ou elles le veuillent ou non. Cela ne signifie pas que les valeurs symboliques qui font que la Grèce est le paradigme de référence de l’Europe n’existent pas, ou encore qu’il n’existe pas de différence entre la Finlande et l’Espagne. Ce que nous voudrions souligner est le fait que le paradigme vitaliste ou animiste de la Pachamama, ou de la Terre-Mère institué comme paradigme de la pensée décoloniale (voir p. 54), est dans une relation en miroir avec celui, fétichiste, du capitalisme qui lui donne sens ou qui l’éclaire. La Pachamama ou la Terre-Mère est l’ombre portée du fétichisme déshumanisant de la valeur qui, partout, induit la toute-puissance des idées et des images, génère des pensées magiques et sorcières qui transforment et pervertissent les rapports de géniteurs à progénitures en rapports d’entre-dévoration, comme dans le bassin du Congo, avec les phénomènes des enfants sorciers mangeurs de leurs parents (Yengo 2016). Cette transformation du regard des géniteurs sur leur progéniture à l’ère du capitalisme est le principe de toutes les transformations qui s’opèrent à des échelles insoupçonnées par la conscience limitée des citadins ou des ruraux congolais confrontés à la magie déformante du fétichisme universel et universaliste qui produit des intensifications des imaginaires sociaux sur le modèle des imaginaires oniriques individuels. Selon nous, c’est dans la magie universelle et universaliste du capitalisme qu’il faut comprendre le principe de tous les universalismes et de tous les particularismes et donc de tous les essentialismes qui se réfractent dans les imaginaires sociaux et oniriques des Africains. Notamment, parce que cette magie est, dans la situation du capitalisme mondialisé, la magie de toutes les discriminations, la magie de tous les racismes, la magie de toutes les déshumanisations dont l’opérateur est le regard.
Par exemple, dans le cas du spectacle-performance Exhibit B, où l’auteur sud-africain blanc Brett Bailey avait pour intention de racheter les crimes de ses ancêtres, comme l’explique JLA (p. 114), et qui a été incompris par les militants de « couleur », l’on peut dire que ces derniers ont agi comme des images vivantes de l’imaginaire onirique qui ignore la contradiction qui consiste ici à voir dans un allié un adversaire, du simple fait de la couleur de sa peau. Cette contradiction est créée par le regard que portent les opposants à ce spectacle-performance sur celui-ci, et il faut comprendre de quoi est fait ce regard. Rappelons que cette question de la puissance performative du regard est un des points importants dans le livre écrit par JLA et SBD qui le mettent en exergue en faisant valoir que c’est le regard qui crée le Noir, le juif, etc. Or, selon nous, la contradiction qui consiste à prendre le Blanc créateur du spectacle-performance Exhibit B pour un raciste qui s’approprie à son profit la souffrance des Noirs trouve son principe impensé dans la magie performative de ce dont le profit est le nom, à savoir l’argent, le corps-signe de la valeur, le sujet automate du capitalisme.
C’est dans cette optique que nous pouvons dire que dans le dialogue entre SBD et JLA, s’il y a un modèle de réalité universelle, c’est celui que représente la valeur, le « sujet automate » du capitalisme, et que s’il y a une puissance magique universaliste, dont le système de croyance sorcière qu’elle répand irrésistiblement partout est incontestable, c’est l’argent, c’est-à-dire le représentant de la valeur, son corps-signe. L’argent institue aussi bien l’universalisme de surplomb que l’universalisme latéral, oblique ou de la traduction. Ce faisant, il provincialise aussi bien l’européanisme et ses penseurs que l’afrocentrisme et les siens, en même temps qu’il enrôle et fait siennes l’indianisation, l’africanisation, l’européanisation, l’américanisation du monde, parce qu’il est cette « puissance de perversion contre l’individu et contre les liens sociaux, etc., qui prétendent être des essences pour soi. Il transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le valet en maître, le maître en valet, le crétinisme en intelligence, et l’intelligence en crétinisme » (Marx 1996 : 211, nous soulignons).
En matière artistique donc, comme dans l’exemple de Exhibit B, la puissance magique universelle et universaliste qui rend insensible à la contradiction de prendre un allié pour un ennemi ou un adversaire est toujours l’argent. Il nous suffit de citer la phrase suivante de JLA pour s’en convaincre : « On ne peut donc s’empêcher de penser, devant des œuvres ou des manifestations artistiques dédiées à la “musique noire” ou à tout autre item qualifié de “noir” (la “pensée noire”, par exemple), et qui enjambent l’Atlantique “noir”, qu’il ne s’agit que d’entreprises obéissant à une stricte logique économique et dans lesquelles le référent “noir” ne sert que de marqueur à une niche de marché convoitée » (p. 226).
C’est aussi l’argent, et donc la valeur, qui fait la différence que rapporte SBD entre les immigrés africains musulmans aux États-Unis, plus riches, par rapport à ceux qui sont en France, et c’est lui encore qui prédestine aux balles des policiers américains l’enfant noir portant une capuche, puisque dans ce regard, ce corps-signe représente la mort du corps-signe du « pauvre petit Blanc » (Laurent 2020). Par corps-signe, nous entendons le signe au sens d’Yves Barel qui écrit ceci : « est signe ce dont la signification est ailleurs que dans sa propre existence » (Barel 2013 : 168). S’il opère ainsi, c’est parce que l’argent, comme le dit JLA, est l’idole, cette sorte de Veau d’or sur laquelle on sacrifie en toute inconscience dans le monde capitaliste. C’est précisément parce que le « système de croyance » dont l’argent est le Veau d’or est inconscient, qu’il se présente comme un blasphème à la conscience des croyants des religions instituées. Car dire qu’une même croyance magique, fétichiste ou sorcière généralisée, et donc universelle, du monde capitaliste est partagée aussi bien par les chrétiens et les musulmans, sans compter les animistes pour qui il s’agit d’une « évidence », c’est faire offense à Mahomet et à Jésus, aux yeux de leurs fidèles. Or, selon nous, l’idée d’un fétichisme généralisé, universel et universaliste, est pertinente lorsque nous considérons le rôle que joue dans le monde capitaliste la « divinité visible », l’« autre homme », le « fétiche » dans la vie psychique nocturne du rêve américain, à travers l’américanisation du monde, et que si nous nous référons à Freud, dans le rêve, la contradiction n’existe pas, par conséquent, Dieu et le Diable sont indiscernables (Tonda 2021).
Le corps-signe noir dans la vie psychique du capitalisme
Dans cette perspective, nous pouvons dire que les oppositions tranchées que rapporte ce livre entre d’une part les militants racialistes, indigénistes, décoloniaux, et d’autre part les militants racistes de l’extrême droite et dont l’enjeu est la couleur-signe du Noir, du Nègre ou du Blanc ont partie liée avec la vie psychique du fétichisme capitaliste. En effet, la vie psychique de l’« homme-animal », le « Nègre-matière », l’« homme-marchandise » dans la société française est au fondement des dessins publiés par Valeurs actuelles présentant comme une esclave madame Obono, députée de la France insoumise, d’« origine gabonaise ».
Ce qui est rappelé par ces dessins est ce système que les « Amis des Noirs », comme les esclavagistes eurent en commun de penser, comme le montre Achille Mbembe dans Critique de la raison nègre (2013). Les prises de position de Voltaire, de Tocqueville, de Victor Hugo, que rappelle cet auteur, et auxquelles il faut ajouter celles de Hegel sur l’esclavage sont la traduction de ce qui pense en eux, rêve en eux, parle à travers eux au sujet de cet homme-marchandise produit par le fétichisme de la valeur. Comme dans l’affaire Obono, l’homme-marchandise, ou la femme-marchandise, fétichisés dans la vie psychique des anciens mondes esclavagistes qui se perpétuent dans le monde capitaliste d’aujourd’hui, sont des catalyseurs extrêmes des radicalités dans le champ social, politique et culturel régi par la valeur dont leurs corps-signes sont constitués par l’argent et évalués par l’argent qui permettait de les acquérir.
Dès lors, visibiliser, revaloriser et sauvegarder ces corps-signes, ou au contraire les détruire et les réduire au silence, parce qu’ils condensent tous les signes menaçants du corps-signe de la valeur, le corps blanc, est l’enjeu de tous les mouvements « noirs », de toutes les « pensées noires », même lorsque l’art est leur moyen d’expression. Ces mouvements et pensées sont d’autant plus violents ou radicaux, et donc essentialistes, qu’ils sont travaillés par la violence de l’arbitraire des classements du corps-signe juif, du corps-signe arabe aux États-Unis. Ce qu’ils expriment en creux, à travers les nombreux exemples que rapportent SBD et JLA, c’est le fait qu’il n’y a qu’un seul corps-signe qui est le corps de la valeur, le corps blanc, l’autre étant le corps du négatif. Peu importe que ce corps-signe noir soit une illusion, comme dans le cas de Rachel Dolezal, cette militante blanche de la cause noire qui fabriquait sa « noirceur » et qui fut démasquée par ses parents biologiques, de toute façon, la couleur noire est une création arbitraire et violente (voir p. 111 et 118). Car la violence fondatrice de l’arbitraire qui fait l’illusion, dans le cas Dolezal, comme dans d’autres, n’est jamais illusoire.
Dès lors, s’il est important de dire que « la blanchité n’est pas un phénomène pigmentaire ou phénotypique, mais un phénomène social » (p. 271), ou encore : « Je pense qu’il y a une construction sociale de la couleur et que des Noirs, des Africains, des Antillais, des Américains peuvent aussi être qualifiés de Blancs » (p. 171), ce qui est décisif, sous le régime de la valeur, c’est le fait d’instituer l’absence de contradiction en contradiction, et de faire voir la contradiction sous l’angle d’une absence de contradiction. Ce qui permet alors d’instituer ses créations historiques en réalités atemporelles qui, ainsi, doivent réagir à leur dévalorisation comme corps-signes de cette divinité faite chose, c’est-à-dire fétiche. Les corps-signes créés par la magie performative de la valeur, à l’exemple du corps-signe noir, peuvent donc réagir en tant que tels, parce que c’est en tant que tels qu’ils sont mis à mort.
Cette réaction peut être qualifiée de particulariste, de fragmentaire, ou d’essentialisante, mais il importe de savoir que son enjeu est la vie ou la mort. En effet, il n’est pas surprenant qu’utilisé comme instrument de création de la valeur, et donc de l’argent et de la richesse dans l’esclavage aux États-Unis pour instituer le rêve américain, le corps-signe noir se constitue dans l’urgence de l’action de sa survie en mouvement de lutte pour la reconnaissance de sa valeur, à l’exemple de Black Lives Matter. C’est dans la même logique de sa valorisation que d’autres mouvements qu’il forme se dressent contre l’appropriation des signes de son identité, suivant le même principe du rêve de la valeur qui fonctionne sur l’absence de contradiction : le Wax hollandais devient ainsi un objet-signe de l’identité du corps-signe noir ou africain, dès lors que celui-ci est utilisé par des fabricants européens de chaussures. D’autres mouvements décrits dans ce livre fonctionnent suivant ce même principe.
La magie universelle et universaliste de la valeur n’agit ainsi dans la puissance performative du regard que parce que l’argent discrimine dans son travail de perversion de la valeur humaine en la transformant en quantité négligeable, dangereuse ou menaçante, et donc inhumaine. Le regard des policiers des frontières ou celui des policiers américains blancs est de ce point de vue l’instrument de cette puissance de perversion et de discrimination. Par elle, le passeport sénégalais de SBD, professeur aux États-Unis, haut lieu de valorisation des intellectuels européens, africains, asiatiques, est valorisé tandis qu’elle rend suspect celui également sénégalais d’un anonyme, Souleymane Ndiaye, dont l’habitus langagier et corporel (sa présentation de soi) trahit le déficit de valeur économique, et donc exprime sa qualité de « sujet mineur » (p. 283-284). Il est alors regardé, c’est-à-dire constitué comme candidat à l’immigration destiné à augmenter la population du « grand remplacement ».
De la valeur du « terrain africain » dans le champ académique
Dans son travail de valorisation ou de dévalorisation, cette magie agit également dans le rapport que les deux auteurs ont avec le « terrain africain ». En effet, dans la logique symbolique des places sur ce terrain, on peut dire que les anthropologues sont plus proches des Africains que ne le sont les philosophes. C’est ce que soutient JLA lorsqu’il fait valoir l’importance de son regard par rapport à celui de SBD. Mais l’on peut aller plus loin dans la logique de la déconstruction, pour faire valoir que les anthropologues sont des Africains et que les philosophes sont des Européens, à condition d’écarter l’idée qu’en le disant, cela ne revient pas à dire que les « vrais philosophes » sont de langue grecque ou allemande, ou qu’ils sont des chrétiens ; les autres penseurs ne pouvant se contenter, dans une telle perspective, que de la danse. Aucun des deux auteurs en discussion ne soutient une telle idée, même si JLA insiste pour faire de SBD le philosophe du particularisme et de l’essentialisme, alors que ce dernier se défend en condamnant l’exceptionnalisme qui conduit à penser que hors des Grecs et de la Bible, il n’y a point de philosophie.
Il s’ensuit que l’impensé de l’opposition structurale entre, d’une part, des gens de terrain, c’est-à-dire les anthropologues, qui sont symboliquement (métonymiquement) des maîtres de la terre, opposés aux conquérants, dans la théorie de l’universalisme matriciel de JLA, et, d’autre part, les philosophes conquérants universalistes grecs, allemands ou chrétiens venus d’Europe, se retrouve dans les positionnements respectifs, dans le champ des signes, de l’anthropologue JLA et du philosophe SBD. Sauf que cette opposition universelle, dans la théorie de l’universalisme matriciel, se manifeste ici dans un renversement symbolique des places caractéristique du travail idéologique, qui n’est pas si éloigné du travail du rêve chez Freud, et que selon nous, aussi bien le travail idéologique que le travail du rêve sont matérialisés dans l’argent, en tant que fétiche (Tonda 2021).
En effet, l’anthropologue européen, homme de terrain, qui occupe la place symbolique du conquérant européen, c’est-à-dire la place de l’ancien colonisateur idéologiquement présenté comme porteur des valeurs de la Civilisation, est en dialogue avec le philosophe africain musulman, homme des idées, des concepts, mais qui occupe la place, également symbolique, des maîtres de la terre qui, dans la pensée postcoloniale, sont des subalternes exclus de la parole universelle ou universaliste, et dont la parole est de ce fait mineure.
Or, selon nous, les valeurs de la Civilisation portée par le conquérant historique français et, à son corps défendant, par l’anthropologue « petit-bourgeois français » anticolonialiste, antisexiste, anti-homophobie, antiraciste, et qui sont des valeurs humanistes, sont l’expression des luttes intérieures en « Occident » contre la déshumanisation capitaliste. Il n’est pas surprenant à ce sujet que les théoriciens du panafricanisme, de la négritude, du postcolonialisme soient des intellectuels « occidentaux », au sens où le lieu de leur prise de conscience, de leur prise de parole et de diffusion de leurs idées est le lieu de l’Autre, lieu de l’Occident représenté comme « centre », et que ce « centrisme » de l’occidentalité soit synonyme de centrisme de la modernité que les auteurs décoloniaux considèrent comme synonyme de colonialité. Il s’agit de ce même « centre » du capitalisme selon la thèse classique de Max Weber.
De ce point de vue, l’humanisme hégémonique qui condamne les pratiques barbares africaines est un humanisme vertical, ou de surplomb qui s’est élaboré dans son rapport à la violence déshumanisante du fétichisme de la valeur. Sa fétichisation comme humanisme universel est précisément ce qui commande le regard qui fait de l’anthropologue petit-bourgeois français, à son corps défendant, le représentant de la valeur telle qu’elle s’exprime, de manière transfigurée dans les valeurs occidentales de Civilisation. Ce qui veut dire que l’anthropologue européen, homme ou femme de l’esprit et des concepts, n’occupe la position privilégiée et dénoncée de l’Occidental qui voit sans être vu (l’effet de visière, dirait Derrida, dans Spectres de Marx) que parce que sa place et celle de son protagoniste philosophe africain sont celles occupées respectivement naguère par le colon et l’indigène dans la situation postcoloniale de décentrement du monde après la Conférence de Bandung. La logique indifféremment universelle et universaliste de la valeur est terriblement sorcière, elle fait de l’intimité l’inimitié, de la proximité la menace ou la mort.
La violence onirique de la colonialité des rapports Nord/Sud
La perspective ainsi décrite permet de comprendre comment les impensés de la transfiguration de la valeur dans les valeurs humanistes, humanitaires, raciales ou racistes occupent la même place symbolique, c’est-à-dire inconsciente, dans les luttes contre les coutumes de l’excision, de l’homophobie, de la polygamie en même temps que dans les dialogues nord-sud, dans les sommets France-Afrique ou Afrique-France. Ce sont les mêmes valeurs, qui présidèrent à la rencontre sous l’égide de la valeur que condense le plus grand fétiche, l’argent, à l’ère/aire de la mondialisation et de la globalisation. C’est dans cette même perspective de la transfiguration de la valeur, que s’expliquent les disputes autour des objets pillés en Afrique pendant la colonisation ; objets de valeur inestimable des esprits africains qui instituent les musées européens en églises ou en lieux de culte transfigurés, impensés et impensables, rendus aux esprits noirs.
D’où l’idée selon laquelle ces deux auteurs sont pris, à leurs corps défendants, dans la violence de l’imaginaire onirique de la colonialité qui, comme dans tous les imaginaires oniriques, ignore, comme nous l’avons déjà dit, la contradiction. Mais dans la mesure où il s’agit d’auteurs dont le travail réflexif sur les idées et les réalités a pour fonction d’échapper aux illusions du sens commun, donc différents des créateurs inconscients des imaginaires oniriques que sont tous les rêveurs, il leur faut bien exposer l’originalité de leur pensée. Ils sont, de ce point de vue, à distinguer des activistes dont les positionnements militants conduisent, comme dans l’imaginaire, à situer sur un même plan l’antiracisme blanc assumé de Brett Bailey dans Exhibit B, l’antisémitisme explicite de Dieudonné, et le manifeste nazi d’Adolf Hitler.
Voilà pourquoi nous pouvons dire qu’en chaque image vivante du rêve de l’argent fétiche, qui se pense comme sujet, « ça parle », au sens où Pierre Bourdieu dit que les « “sujets sociaux” seraient beaucoup plus sujets s’ils savaient qu’ils sont très rarement sujets et qu’en fait “ça parle” — au sens de Husserl et qui engloberait le sens lacanien — à travers eux » (Bourdieu 2015 : 295). Dans la société capitaliste fétichiste, le « ça parle » renvoie aux « raisonnements inconscients » de l’argent : l’argent ne raisonne certes pas, parce que son raisonnement est celui du sujet automate du capitalisme, la valeur, et qu’il n’agit comme tel que du fait de la projection des qualités humaines dans une abstraction. C’est dans ce sens que la note en bas de page suivante de JLA prend toute son importance : « En renouant avec le sens profond de la doctrine de Marx, on devrait parvenir à retrouver, non seulement le sens du capital comme rapport social, mais aussi comme rapport magique, celui qui apparaît chez Marx à propos du “fétichisme de la marchandise”. Envisager la marchandise comme un fétiche représente une approche véritablement révolutionnaire puisqu’elle donne à cette représentation la dimension proprement anthropologique de la sorcellerie, vue elle-même comme un système de croyance. Voir dans la marchandise un fétiche implique de considérer celle-ci comme une idole, une sorte de Veau d’or sur laquelle on vient sacrifier » (p. 59-601).
C’est dans ce monde que l’anthropologue, homme de « terrain », conçoit l’anthropologie comme science sociale dont le principe consiste à « examiner comment des notions s’incarnent dans des pratiques sociales et politiques » (p. 98). C’est aussi dans ce même monde que ce principe épistémologique est à l’œuvre dans la réflexion du philosophe logicien rompu aux abstractions du raisonnement mathématique. Car, du fait de sa connaissance sociologique et historique des sociétés française, américaine et musulmane, il y a chez SBD un réel travail d’incarnation de ses concepts philosophiques dans des pratiques sociales, culturelles et politiques qu’il examine. C’est ainsi que sur des questions sociologiques et historiques touchant aux religions, aux langues, aux identités raciales, travaille en lui un habitus de raisonnement mathématique qui fait que, dans ce colonisé des abstractions, parle ce colon abstrait universel qui répond tout au long de ce dialogue à un autre colonisé, mais de la raison anthropologique, dont l’habitus est certes constitué de larges pages d’érudition philosophique, mais aussi par une profonde intelligence sédimentée de ses interlocuteurs africains, maliens en l’occurrence (p. 201).
Enfin, pour montrer à quel point les rapports entre l’anthropologue européen ou « occidental » et le philosophe africain sont marqués du sceau de l’inconscient des rapports entre le Sud dominé et le Nord dominant, nous allons examiner un « détail » qui traduit cette dissymétrie dans le corps-texte du livre. En effet, la tradition du travail de l’anthropologue consiste à faire connaître les raisons des pratiques et des imaginaires des « autres » à la communauté scientifique et au-delà, au « grand public ». Il se trouve que le philosophe est l’héritier des siens dont la vie sociale et politique est offerte au regard raisonnant de l’anthropologue. Ce privilège de l’anthropologue apparaît dans l’usage de l’ordre immuable des lettres de l’alphabet. Alors que la lettre A de Amselle est la première de l’alphabet, et qu’à ce titre, elle aurait conduit celui-ci à être le premier nom des deux auteurs à paraître sur la couverture, c’est la lettre D de Diagne, qui vient en quatrième position dans l’alphabet, qui place Diagne en première position. Nous avions pensé dans un premier temps qu’il s’agissait d’une volonté « commune » aux deux auteurs de changer l’ordre alphabétique des noms sur la couverture de leur livre ; et notre idée était que ceci était à la fois le signe de leur volonté de déconstruire la « nature » dont les naturels (idéologiquement construits) sont les incarnations, et, ce faisant, de la renforcer sans le savoir, par le jeu de coquetterie ou des civilités qui font penser à de la galanterie, auquel ils se livrent. C’est en lisant L’invention du Sahel que nous avons appris qu’il s’agissait d’une « préférence africaine » (Amselle 2022 : 34), plus large, dont témoignait « l’attribution en 2018 du prix Goncourt des lycéens, patronné par le ministère de l’Éducation nationale, à David Diop pour Frère d’âme, puis en 2020 à l’écrivaine Djaïli Amadou Amal pour Les impatientes. Encore plus prestigieux, le prix Goncourt est attribué en 2021 à l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr pour La plus secrète mémoire des hommes » (ibid. : 33). Selon JLA, il s’agit là des manifestations d’une « africanophilie » qui est encore attestée par les pages « Afrique » de certains médias tels que Le Monde et Le Point (ibid.). Libération également fait partie du « lobby journalistique » faisant preuve d’une « préférence africaine ». C’est ainsi que dans une note en bas de page, il en vient à l’explication de ce que nous avions cru être une « volonté commune » des deux auteurs de ne pas respecter l’ordre alphabétique de leurs noms sur la couverture du livre En quête d’Afrique(s) : « Dans le même sens, l’éditeur Albin Michel m’a demandé de céder la première place sur la couverture de notre livre à Souleymane Bachir Diagne alors qu’elle me revenait selon l’ordre alphabétique de nos noms respectifs. D’ailleurs, la publication de l’ouvrage que j’ai écrit avec Souleymane Bachir Diagne a permis à Albin Michel de se lancer dans une opération de “blackwashing” destinée à faire oublier l’édition des livres d’Éric Zemmour. Enfin, les recensions de presse ont été systématiquement favorables à l’autre débatteur ou ont complètement ignoré mon point de vue » (ibid. : 34). Nous avons dit que les rapports entre l’anthropologue européen ou « occidental » et le philosophe africain sont marqués du sceau de l’inconscient des rapports entre le Sud dominé et le Nord dominant, et que nous allions examiner un « détail » qui traduit cette dissymétrie dans le corps-texte du livre, et que nous avions émis cette idée avant d’avoir lu L’invention du Sahel de JLA. Ce que nous venons de lire n’invalide pas notre idée, car ce qui est exprimé dans le jeu du non-respect de l’ordre alphabétique des noms des auteurs, c’est la volonté non pas des deux protagonistes du « dialogue » d’identifier et de déconstruire par la synecdoque la domination de l’Europe blanche sur l’Afrique noire : synecdoque parce qu’Amselle représente l’Europe et Diagne l’Afrique, mais celle du ministère de l’Éducation nationale, du Goncourt, du « lobby journalistique “africanophile” » (l’auteur cite aussi L’Obs, la chaîne de télévision Arte, les publications en ligne AOC et En attendant Nadeau, le site Mediapart, les revues Multitudes et Revue du Crieur) (ibid.). Il ajoute : « On ne compte plus les interventions d’auteurs africains sur “France Culture” et une équipe de RFI a même été envoyée à New York pour interviewer l’une de ces stars africaines » (ibid.). Décidément, devrait-on dire, il soufflerait en France, dans les institutions, appareils et structures cités un véritable vent de « négrophilie ». Ce que dit JLA, c’est que cette « africanophilie » de la « scène médiatique fournit ainsi une sorte de structure d’accueil aux artistes, intellectuels et écrivains africains qui sont invités explicitement ou non à conformer leurs œuvres à l’horizon d’attente de ces grands médias » (ibid.).
Tout ceci évoque pour nous ces situations où l’on dit Black pour refouler Noir ou nègre, comme dans les restaurants où l’on s’entend appeler « jeune homme » (anecdote vécue par l’auteur de ces lignes) pour faire illusion à la situation qui dépend du pouvoir de l’argent : le privilège social du client est en réalité acheté en même temps qu’il achète son statut symbolique de « jeune homme ». Et lorsque, de surcroît, ce « jeune homme » est un « Noir », ou un « Africain », sa valeur ainsi mise en exergue par le restaurateur, qui symboliserait ici la « scène médiatique » ou encore l’éditeur Albin Michel tels que les décrit JLA, est le signe qui dit le contraire de ce qu’il n’est pas dans la réalité sociale : il n’est pas, dans un restaurant ou dans un hôtel, à France Culture, à Arte, etc., à la place ordinaire ou habituelle, c’est-à-dire « naturelle », qui est la sienne — celle de serveur, d’agent de surveillance, d’homme ou femme de ménage… Le « signe naturel » par excellence qu’est le Noir, qui est en réalité socialement construit, et donc politiquement subalternisé dans l’histoire des dominations, des oppressions et des massacres, est comme on peut le voir ici érigé en faire-valoir de « l’horizon d’attente […] des gens des médias », mais aussi des éditeurs, Albin Michel en l’occurrence, qui veut faire oublier Zemmour, ou encore du ministère de l’Éducation nationale et du Goncourt. Ceci nous amène à nous poser la question suivante : l’« Africain » Souleymane Bachir Diagne, comme toutes les autres « stars » de sa catégorie, peuvent-ils avoir ou être des valeurs intellectuelles, artistiques, scientifiques appréciables en elles-mêmes ? Autrement dit, ces « stars » peuvent-elles briller sans servir de faire-valoir à des « scènes médiatiques », éditoriales ou autres ?