Compte rendu de Penelope Anthias, 2018, Limits to Decolonization. Indigeneity, Territory, and Hydrocarbon Politics in the Bolivian. Chaco/Ithaca, Cornell University Press
Comment se fait-il qu’une fédération de communautés guaranies, ayant été parmi les premières organisations autochtones à obtenir la reconnaissance de leurs terres communautaires d’origine (TCO)1 par l’État bolivien en 1997, ait signé en 2010 un « accord d’amitié et de coopération »2 avec l’entreprise espagnole Repsol au sujet de l’exploitation du gaz naturel, afin de se voir reconnue la propriété de ce même territoire ? Qui plus est, cet événement se produit quelques années après l’élection d’Evo Morales, porteur d’un ambitieux projet de « décolonisation » de l’État bolivien à travers une reconnaissance inédite des peuples autochtones et la nationalisation des hydrocarbures3. Si l’on lit ce phénomène au prisme de la vaste littérature en écologie et économie politique, qui souligne la dimension (néo)coloniale des activités extractives contemporaines dans les pays dits du Sud, on serait tentés de penser que l’entreprise gazière aurait miné le projet de Morales en manipulant les Guaranis pour sécuriser leurs investissements. Si l’on choisit au contraire de le lire au prisme de la littérature sur le multiculturalisme néolibéral en Amérique latine4, on pencherait plutôt pour y voir une convergence entre les nouvelles formes d’accumulation capitaliste et des politiques de reconnaissance de la différence culturelle. Dans l’une et l’autre lecture, ces interprétations reviendraient à ranger cet évènement dans la continuité d’une longue histoire d’expropriations des pays latino-américains et en particulier des peuples autochtones, dictée par l’impuissance ou la fausse conscience d’eux-mêmes.
Le mérite de Limits to Decolonization. Indigeneity, Territory, and Hydrocarbon Politics in the Bolivian Chaco5 est de produire une analyse qui ne se réduit pas à l’une ou à l’autre de ces interprétations, mais qui complexifie le présupposé commun. Dans cet ouvrage, Penelope Anthias, docteure de l’université de Cambridge et assistant professor à l’université de Durham, présente et analyse les obstacles rencontrés par le projet de décolonisation des TCO guaranies d’Itika Guasu, dans le département de Tarija, situé dans le Chaco bolivien. Sur la base d’une enquête ethnographique d’environ 30 mois, menée entre 2008 et 2012 avec différents acteurs (habitants et leaders guaranis, mais aussi propriétaires terriens, élus, travailleurs d’ONG, etc.) mais surtout avec les membres de l’Asamblea del Pueblo Guarani de Itika Guasu (dorénavant APG IG), l’auteure met en évidence l’agentivité guaranie dans un contexte (inter)national changeant, qui limite leurs aspirations d’autonomie et de souveraineté territoriale. Au fil des pages, se dessine une analyse de la décolonisation comme processus, à ne pas confondre (comme Penelope Anthias le souligne dans l’introduction) avec un travail de recherche décolonial6.
Le Chaco bolivien, un territoire semi-aride et éparsement peuplé, voit dès la fin du XIXe siècle l’appropriation de vastes extensions de terre et de main-d’œuvre indigène par des non-Guaranis, à travers un système de servitude pour dettes. Héritières de cette colonisation interne7, les communautés guaranies contemporaines sont à ce jour acculées sur des terres arides et escarpées où la production est insuffisante pour leur subsistance, et continuent de dépendre des revenus générés par l’emploi sur les terres de leurs anciens patrons. Surgit ainsi, dès la fin des années 1980, un projet d’autonomie et de souveraineté territoriale autochtone, centré sur la récupération des terres. À l’aide de documents officiels et des souvenirs officieux de ses multiples participants, Penelope Anthias retrace l’émergence des revendications territoriales guaranies, leur reconnaissance et délimitation en tant que TCO en 1997, les difficultés rencontrées par la titularisation des terres autochtones pendant les années 2000, jusqu’aux accords avec Repsol et leurs effets immédiats.
Dans ce qui suit, je commencerai par présenter le contenu de l’ouvrage, en résumant les six chapitres qui le composent, afin de mettre en lumière les arguments principaux et les points d’intérêt. Cette présentation détaillée servira à mettre en perspective les apports de Limits to Decolonization avec la littérature scientifique sur l’extractivisme, notamment en ce qui concerne la compréhension des rapports entre peuples autochtones, États et industries extractives en Amérique latine. Pour conclure, je me pencherai sur certaines questions soulevées par l’ouvrage qui mériteraient d’être davantage approfondies dans les recherches sur les activités extractives et l’autochtonie en tant que subjectivité et possibilité politique.
De la terre à la rente : naissance et évolutions d’un projet de décolonisation territoriale
Alors que la TCO d’Itika Guasu est reconnue en 1997 par l’Instituto nacional de reforma agraria (dorénavant INRA), les terres titularisées représentent, en 2009, seulement 37 % de celles identifiées comme appartenant aux communautés guaranies. À ce processus de titularisation incomplet, produit par l’interaction de multiples agendas et acteurs à l’échelle internationale, nationale et locale, sont dédiés les quatre premiers chapitres de l’ouvrage. Les deux derniers chapitres se concentrent au contraire sur la reconfiguration des imaginaires d’autonomie et de souveraineté territoriale autochtone en lien avec l’exploitation des hydrocarbures, sous le gouvernement d’Evo Morales.
Le premier chapitre, « Imagining territory », porte sur la naissance d’une nouvelle catégorie de propriété foncière — la TCO — instaurée par la réforme agraire de 1996. Si, d’une part, les organisations autochtones boliviennes commencent dès le début des années 1980 à avancer des revendications territoriales, ce dispositif juridique s’insère aussi dans le « tournant ethno-territorial » des politiques de développement de l’époque (Moore 2005), et dans le contexte du multiculturalisme néolibéral adopté par le gouvernement Sánchez de Lozada (1993-1997). Dans ce cadre, la réforme agraire supervisée par la Banque mondiale instaure en 1996 un nouveau statut légal — collectif, indivisible et inaliénable — pour les TCO. Ce dispositif juridique mêle le principe d’utilité sociale de la propriété (la terre à qui la travaille !) avec le principe néolibéral d’un développement territorial poussé par le marché (la terre à qui la met à profit), et les aspirations territoriales des peuples autochtones (réduites à la propriété collective de la terre) avec les impératifs de conservation environnementale. Sa nature hybride permet de saisir les effets contradictoires de son implémentation, qui sont illustrés par la suite.
Le deuxième chapitre, « Mapping territory », porte sur la manière dont la TCO d’Itika Guasu est délimitée et cartographiée, avec le soutien d’ONG nationales et internationales, afin d’en demander la reconnaissance. Le processus de définition de la TCO par un pool d’experts non autochtones crée une « disjonction » entre la représentation officielle du territoire et la manière dont les communautés guaranies l’imaginent et l’habitent, éloignant ainsi progressivement le projet des acteurs qui en sont à l’origine. À l’aide d’entretiens avec des participants, Penelope Anthias retrace les logiques des différents acteurs impliqués, les négociations dans lesquelles ils se sont engagés et les choix pragmatiques qu’ils ont dû faire, afin de parvenir à l’élaboration de la cartographie officielle de la TCO. À titre d’exemple, une travailleuse d’ONG ayant participé à la première phase de délimitation affirme que le territoire autochtone guarani — dont les techniques de subsistance traditionnelles impliquent une forte mobilité spatiale sur un vaste territoire semi-aride — aurait pu couvrir tout le Chaco bolivien. La stratégie des ONG accompagnant les organisations autochtones dans le processus avait cependant été de réduire considérablement ce territoire, de manière à montrer leur volonté de collaborer avec l’État et d’adopter sa logique, en respectant par exemple les frontières administratives au détriment des logiques spatiales guaranies. De manière similaire, la justification de l’occupation territoriale autochtone doit se conformer aux logiques utilitaristes de l’État libéral, au travers de l’identification des « besoins spatiaux », c’est-à-dire des terres nécessaires à la subsistance des Guaranis. L’identification de ces besoins spatiaux traduit encore une fois des attentes contradictoires envers l’usage territorial légitime des populations autochtones, combinant un souci de productivité et de conservation environnementale avec le maintien des activités traditionnelles dans un territoire très pauvre et fragmenté. Ces cartes, conclut Penelope Anthias, effacent les rapports de pouvoir dont elles sont le produit, ainsi que celles des acteurs sur place, notamment les propriétaires non autochtones ou tiers (terceros) dont les terres parsèment la nouvellement reconnue TCO.
Ce sont précisément ces propriétaires terriens non Guaranis qui font l’objet du troisième chapitre, « Titling territory », où le lecteur commence à entrevoir la complexité ethnographique du travail de recherche. La reconnaissance juridique de la TCO, sa cartographie et sa justification par les « besoins territoriaux » ne sont en effet que les précurseurs du processus effectif de titularisation des terres. Redevient ainsi visible ce que la carte occulte : l’existence de pléthore de petits et grands propriétaires non Guaranis, dont l’expropriation par l’INRA est impossible tant que leurs terres répondent au principe d’utilité sociale de la propriété, c’est-à-dire tant qu’elles sont travaillées. Ces propriétés, qui parsèment et fragmentent la TCO, devraient faire l’objet d’une réduction, du fait de leur utilisation incomplète par les propriétaires. L’application de la loi est cependant ralentie et limitée par le contexte social et institutionnel local : les petits et grands propriétaires non Guaranis font front commun contre la réduction de leurs propriétés, et les représentants des institutions sont directement issus de l’élite foncière locale. Les terceros échappent ainsi en grande partie aux expropriations par une série de stratégies allant de l’emprunt de bétail (pour justifier de l’utilisation de toute l’extension de leurs propriétés foncières pour le pâturage) à la présentation de titres de propriété précédant la TCO (notamment ceux octroyés par l’État bolivien aux vétérans de la guerre du Chaco) et aux accords informels avec les communautés guaranies riveraines, qui renoncent à certaines propriétés afin d’accélérer la titularisation d’autres terres. La diversité des terceros présentée par l’auteure — du grand propriétaire résidant en ville, pour qui la terre n’est qu’un revenu secondaire, au petit propriétaire paysan (campesino) originaire des Andes, dont les conditions de vie sont similaires à celles des Guaranis — permet de ne pas tomber dans une simple dichotomie entre petits propriétaires autochtones et grands propriétaires non autochtones. En même temps, Penelope Anthias montre que, tout comme le processus de titularisation des terres induit certains propriétaires et communautés à ériger des clôtures de barbelés pour « figer » les frontières de leurs propriétés (là où avant une certaine mobilité entre terrains et des accords informels entre propriétaires étaient la norme), la reconnaissance de la TCO mène à un durcissement de la distinction entre Guaranis et non Guaranis au détriment d’autres différences sociales.
Le quatrième chapitre, « Inhabiting territory », conclut cette partie du livre dédiée au processus de titularisation des terres. Il s’agit d’un chapitre essentiellement ethnographique, où l’auteure décrit les effets des phénomènes précédemment présentés — la délimitation cartographique du territoire autochtone et le processus de titularisation parcellaire et incomplet des terres à l’intérieur de celui-ci — sur le quotidien des habitants de différentes communautés guaranies. Les entretiens menés avec les membres des communautés montrent comment le processus de titularisation a pour effet de rigidifier les arrangements entre propriétaires et usagers des ressources. Le concept de propriété s’introduit dans le langage courant, et sa délimitation légale ainsi que physique (par des clôtures et barbelés) vient rigidifier les accords informels entre communautés, ainsi qu’entre communautés et terceros. Les barbelés rendent ainsi ardus voire impossibles le pâturage des animaux de la communauté tout comme l’accès au bois sur les terrains des grands propriétaires qui le toléraient. La titularisation des terres dans la TCO rend ainsi les accords informels plus difficiles, sans toutefois redresser les inégalités dans l’accès aux ressources. Cela engendre une diversification des intérêts et des stratégies de négociation, entre communautés et à l’intérieur de celles-ci. Alors que certains demandent aux riverains de mettre des clôtures pour éviter que leurs animaux entrent dans les pâturages de la communauté, d’autres essayent au contraire de négocier des formes d’accès aux propriétés dont ils tirent des ressources supplémentaires.
À tous les facteurs de limitation et de ralentissement du processus de titularisation de la TCO décrits dans les quatre premiers chapitres s’ajoute, dès le cinquième chapitre, un dernier : la présence, sur la TCO, d’importantes réserves de gaz naturel. « Extractive encounters » ouvre la seconde et dernière partie du livre dédiée à la manière dont la reconfiguration de la citoyenneté bolivienne et le rapport à l’exploitation des hydrocarbures sous le gouvernement d’Evo Morales redéfinissent les aspirations des Guaranis. Cette redéfinition prend notamment la forme d’un basculement des revendications d’une autonomie basée sur les terres nécessaires aux activités de subsistance à une autonomie basée sur la captation de la rente extractive. La présence de l’entreprise sur la TCO entrave en effet le processus de titularisation des terres, notamment par la réalisation d’accords entre les propriétaires non Guaranis (terceros) et la compagnie, pour le développement de ses activités (perforations, construction d’infrastructures). Ainsi faisant, l’entreprise contribue à « figer » les contours de ces propriétés non autochtones, dont les limites sont encore en cours d’évaluation (et à risque d’expropriation). Dans certains cas, la présence de ces installations sera même mobilisée par les propriétaires pour attester de l’usage productif de leurs propriétés, et pour satisfaire — ironiquement — les critères établis par l’INRA pour la titularisation (la terre à qui la travaille !). La présence de Repsol vient alors se superposer à un régime colonial (au sens de la colonisation interne du Chaco, mentionnée en introduction) de propriété foncière à l’échelle locale, renforçant l’exclusion des Guaranis tant de l’accès à la terre que des bénéfices économiques générés par l’industrie.
Dès 2003, l’APG IG commence à revendiquer le droit à la consultation établi par la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) relative aux peuples autochtones et une compensation pour l’exploitation gazière de la TCO. Le refus de l’entreprise de reconnaître le droit à la consultation entraînera des mobilisations qui feront l’objet d’une forte répression étatique en 2006. On observe, dans ce contexte, une transformation graduelle de la part de l’APG IG d’une conception du territoire comme espace de vie et moyen de subsistance à une interprétation de celui-ci comme propriété. Cette évolution n’est pas uniquement une question de terminologie, mais reflète une véritable réorganisation des aspirations et revendications guaranies autour de l’extraction des hydrocarbures. Suite à l’élection de Morales en 2006, dans un contexte où l’exploitation gazière est redéfinie comme la base de la souveraineté et du développement bolivien, l’APG IG élabore une nouvelle stratégie de reconnaissance. En 2009, l’organisation autochtone écrit au ministère de l’Agriculture pour arrêter le processus de titularisation — susceptible de renforcer davantage les demandes des propriétaires individuels — et entreprend avec Repsol des négociations qui aboutissent en 2010 à la rédaction de l’« accord d’amitié et de coopération » mentionné en introduction. Cet accord, outre reconnaître à l’organisation guaranie la propriété de la TCO et le droit à la consultation préalable, crée un fonds de 14,8 millions de dollars pour le développement territorial, dont l’APG IG est le seul administrateur. La souveraineté territoriale guaranie est ainsi resignifiée comme le droit à une partie des profits de l’extraction, et le projet d’autonomie territoriale de l’APG IG prend la forme d’un contrôle et d’une gestion de la rente, indépendant de l’intermédiation étatique, ce qui ne manquera pas d’être perçu comme une menace à l’intégrité de l’État bolivien. La généalogie de l’« accord d’amitié et de coopération » entre l’APG IG et Repsol permet toutefois de souligner l’agentivité autochtone dans un contexte où les contraintes sont nombreuses. L’échec de la TCO, dispositif issu du multiculturalisme néolibéral des années 1990, laisse ainsi la place, à la fin des années 2000, à une « citoyenneté hydrocarbure », où « les luttes autour de la reconnaissance, des droits et de l’autonomie sont étroitement liées à la gouvernance du gaz » (p. 208, je traduis).
Le sixième et dernier chapitre, « Governable spaces », approfondit les effets que cette reconfiguration du projet d’autonomie et de souveraineté autochtone produit sur le terrain, dans les rapports entre différents secteurs de la population guaranie. Les membres de l’APG IG ayant conclu l’accord avec Repsol l’interprètent comme une conquête aussi bien symbolique que matérielle, garantissant la reconnaissance de leur propriété territoriale et la gestion de ressources financières facilitant l’autonomie économique autochtone. Cependant, l’opacité de la gestion et l’inégale distribution des fonds, ainsi que les croissantes préoccupations environnementales, contribuent à aliéner une partie du soutien à l’organisation. S’ouvre ainsi en 2014 une division au sein de l’APG IG. La « vieille garde », dont certains membres étaient à l’origine du projet d’autonomie territoriale des années 1980, continue à se battre pour le droit à la consultation et pour le maintien d’une gestion directe des fonds générés par la rente gazière. La « nouvelle garde », composée principalement de jeunes, s’allie en revanche avec la section régionale du parti présidentiel (le MAS, Movimiento al socialismo) dont les membres — on ne manquera pas de remarquer l’ironie — appartiennent en grande partie à l’ancienne élite foncière locale. Finalement, ce sera la seconde faction qui l’emportera, en signant en 2014 un nouvel accord avec Repsol qui reconnaît aux institutions d’État et à la compagnie même la supervision de l’emploi des fonds générés par la rente gazière, à destination de l’organisation autochtone. On voit ainsi se réaffirmer, dans le contexte d’une nouvelle citoyenneté hydrocarbure, un contrôle de l’État sur la rente gazière issue des terres guaranies, autrement dit une limitation de l’autonomie (financière, dans ce cas) et de la souveraineté autochtone sur ce territoire.
Au-delà de l’extractivisme : ambivalences, nouvelles frontières et agentivités sous contrainte
En Amérique latine, l’expansion des activités extractives depuis les années 1990 reconfigure des géographies coloniales8 à l’histoire longue ou moins longue (tel est le cas du Chaco bolivien, tardivement colonisé). Dès le début des années 2000, un certain nombre d’auteurs désignent le renouveau du modèle primo-exportateur par le terme d’extractivisme : une forme de division internationale du travail entre territoires marginalisés d’extraction et d’exportation et centres globaux de valorisation et de consommation (Acosta 2011 ; Gudynas 2010 ; Svampa 2011). Cette production scientifique ouvertement engagée met à jour la théorie de la dépendance (Prebisch 1950) et la conjugue avec l’écologie politique (Bryant et Bailey 1997 ; Martinez-Alier 2003) afin d’appréhender les effets inégaux de l’extraction sur les territoires et les populations.
La littérature en question souligne notamment la dimension néo-coloniale de l’extractivisme contemporain, non seulement en ce qui concerne les rapports nord/sud mais aussi pour ce qui est des rapports entre les États et les peuples autochtones. Dans des pays aux trajectoires historiques et sociales diverses, le développement des activités extractives concerne en effet principalement les régions et populations « en marge » de l’économie et de la communauté nationale (Svampa 2011). Influencées par la théorie décoloniale9, qui joue un rôle important dans la production académique latino-américaine à partir des années 2000, et les mobilisations paysannes et/ou autochtones des dernières décennies, les critiques de l’extractivisme mettent également en lumière le rapport marchand à la nature spécifique du capitalisme (Alimonda et al. 2010), qui s’impose sur les rapports des populations locales à la nature et leurs activités de subsistance locales.
Sans vouloir minimiser les apports de cette production scientifique, il convient de souligner que la plupart des travaux en économie et écologie politique tendent à se concentrer sur l’échelle étatique et/ou régionale. Les études ethnographiques sont en effet minoritaires et souvent invisibilisées. Aussi, les auteurs s’intéressent principalement aux mobilisations d’opposition aux activités extractives, qu’ils accompagnent de près ou de loin. Il peut donc y avoir un « effet miroir » entre la production scientifique et les mouvements sociaux anti-extraction, qui contribue à un aplatissement de la complexité sociale et historique locale au profit de la critique. En d’autres termes, les productions militantes et académiques latino-américaines au sujet des activités extractives coïncident dans certaines « grandes lignes » interprétatives énoncées en introduction : la nature néo-coloniale de l’extractivisme (rapports nord/sud et États/peuples autochtones) ; son rapport marchand aux ressources ; et une opposition presque « naturelle » entre les droits des peuples autochtones et la mise en place des activités extractives sur leurs territoires.
Le paradoxe apparent énoncé au début de l’ouvrage (et de ce compte rendu critique) entre la revendication d’un territoire autochtone et les accords avec l’entreprise gazière qui l’exploite n’est en réalité qu’une illusion forgée par la tendance de la littérature sur l’extractivisme à se concentrer sur les communautés autochtones, principalement lorsque celles-ci sont dans des rapports d’opposition à l’extraction. L’apport de l’ouvrage de Penelope Anthias est donc avant tout celui d’une ethnographie rigoureuse, menée sur plusieurs années et avec une grande diversité d’acteurs sur un même territoire, qui permet de complexifier l’analyse des interactions entre entreprises, États et peuples autochtones. Il convient de remarquer ici l’attention que l’auteure accorde à l’agentivité des acteurs avec lesquels elle a mené son enquête, dont elle parvient à souligner la capacité d’action et d’adaptation, tout en se concentrant principalement sur les limites auxquelles leur projet d’autonomie et de souveraineté territoriale est confronté. L’accord entre Repsol et l’APG IG apparaît ici comme une des nombreuses étapes d’un projet de décolonisation du Chaco bolivien porté par les communautés guaranies depuis les années 1980.
Le souci de contextualisation que l’auteure maintient, tout au long de son ouvrage, mérite d’être souligné. Les vignettes ethnographiques permettent de révéler la complexité du jeu d’acteurs et d’institutions sur le territoire, la superposition des compétences et des discours, les attentes contradictoires des législateurs ainsi que les intérêts des acteurs en compétition sur le terrain. Comme Penelope Anthias le montre bien, les interactions entre les communautés guaranies et l’extraction des hydrocarbures sur leur territoire viennent s’ajouter à un régime foncier colonial et le renforcer, sans toutefois être réductibles à une « réplique à l’égal » de la colonisation interne du Chaco. Cela soulève des questions critiques sur le sens même de la décolonisation pour les différents acteurs.
L’auteure montre comment, dans le cadre des luttes pour l’autonomie, l’idée même de « territoire » autochtone est coproduite par les aspirations guaranies et le multiculturalisme néolibéral de l’époque. L’usage des travaux de Tania Li (2014) sur les régimes changeants de propriété foncière du point de vue des différents acteurs met en lumière comment le sens émique du territoire — espace vécu, base de la subsistance, terre des ancêtres, etc. — évolue dans l’interaction avec d’autres acteurs (propriétaires non Guaranis, agents de l’État, travailleurs d’ONG, entreprises extractives). Contrairement aux interprétations des politiques multiculturelles comme une forme de gouvernementalité néolibérale (Boccara 2010 ; Hale 2005), l’ethnographie a le mérite de souligner les effets paradoxaux et inattendus de ces politiques sur l’identification et titularisation des TCO. Si, d’une part, le processus réduit considérablement les aspirations guaranies, on voit aussi comment l’action des ONG est contrainte par les critères définis par l’INRA, et comment ces critères répondent à leur tour aux injonctions contradictoires des institutions internationales à l’époque (conservation environnementale, productivité, droits autochtones). Il y a là une attention à la genèse et à l’appropriation des dispositifs juridiques pour (et par) les autochtones, centrale à l’anthropologie latino-américaniste des dernières décennies10.
L’analyse des luttes territoriales guaranies en lien avec la titularisation des terres d’abord et l’extraction des hydrocarbures ensuite permet d’apprécier les rapports entre le processus de reconnaissance des peuples autochtones et les régimes de citoyenneté basés sur des ressources spécifiques. L’extractivisme en Amérique latine semble en effet étroitement lié à l’émergence et à la transformation des revendications autochtones. Les ethnographies portant sur les rapports entre autochtonie et activités extractives illustrent bien la diversité des configurations possibles. Carmen Salazar-Soler (2009) décrit par exemple comment la présence d’un projet minier dans le Nord du Pérou entraîne l’élaboration d’un discours ethno-écologiste auprès de la population locale, et la revendication du droit à la consultation préalable. Maïté Boullosa-Joly (2016) observe au contraire comment une compagnie minière dans le Nord de l’Argentine finance les fêtes et les autorités traditionnelles de manière à « désamorcer » un usage oppositionnel de l’ethnicité. Doris Buu-Sao (2021) montre les stratégies de domestication de la contestation à travers la promotion de l’emploi et de l’entrepreneuriat autochtones par une entreprise pétrolière en Amazonie péruvienne. Anahy Gajardo (2021) analyse comment les programmes de responsabilité sociale menés par Barrick Gold dans le Nord chilien participent de la ré-émergence de l’etnia Diaguita, et en particulier de l’identification d’une ethnicité féminine compatible avec l’extraction. Ces phénomènes ne sont pas exclusifs du contexte latino-américain, comme l’indiquent les travaux de Douglas Rogers (2012) sur les initiatives d’« éveil culturel » promues par l’entreprise russe LukOil dans la région du Perm. Ce constat nous invite à réfléchir aux nouvelles formes de gouvernementalité extractive et aux manières dont elles contribuent à définir les possibilités politiques ainsi que les subjectivités des acteurs (Boyer 2014 ; Buu-Sao 2021).
Cet ouvrage vient donc s’ajouter à la littérature ethnographique qui cherche à saisir comment la présence des activités extractives et leur rapport à l’État redéfinissent les stratégies de reconnaissance autochtone. Comme l’indique son titre, l’enquête réalisée par Penelope Anthias illustre les limites du processus guarani de décolonisation du Chaco bolivien, tant dans la réalisation de leur souveraineté territoriale (à travers la titularisation des TCO) que de leur autonomie financière (à travers la captation de la rente gazière). Elle ne manque pas d’en souligner en même temps les aboutissements : l’élaboration d’un « accord d’amitié et de coopération » avec Repsol apparaît ainsi comme un jalon dans l’histoire des luttes guaranies depuis les années 1980, attestant d’une visibilité et d’un pouvoir de négociation auparavant inimaginables, que l’État bolivien s’empresse de ramener sous son contrôle. L’ethnographie de Penelope Anthias montre ainsi les limites du concept d’extractivisme, du moins lorsque celui-ci est appréhendé uniquement comme un phénomène néo-colonial à l’échelle nationale ou régionale. Son ethnographie invite au contraire à s’intéresser de plus près aux manières dont la présence des industries extractives s’articule avec des projets de décolonisation internes à l’État-nation.
Les effets du processus de décolonisation sur les subjectivités guaranies restent pourtant largement implicites et inexplorés. Bien que l’auteure analyse la redéfinition de l’autochtonie par les non Guaranis — qui revendiquent une forme d’autochtonie basée sur la naissance ou la descendance des vétérans du Chaco — ainsi qu’un durcissement des frontières tant foncières qu’ethniques entre Guaranis et non Guaranis, ces phénomènes n’apparaissent qu’en marge de l’analyse. L’auteure n’approfondit pas les effets sociaux de ce processus, par exemple dans le cas des nombreux acteurs situés « à cheval » entre ces catégories ethniques. Est-ce que, par exemple, la reconnaissance des droits territoriaux d’abord, et l’obtention d’une partie de la rente gazière ensuite, pourraient motiver des « métis » à revendiquer des origines guaranies ? Le renforcement de la frontière Guaranie/non Guaranie entraîne-t-il une reconfiguration des relations interethniques avec d’autres groupes minorisés, à l’échelle locale et nationale ? Finalement, comment le sens même de l’autochtonie guaranie est-il reconfiguré, par l’interaction avec l’extraction intensive des ressources naturelles ? Ce sont des thèmes que nous espérons voir approfondis au cours des prochaines années, à l’aide d’enquêtes ethnographiques aussi fines que celle de Penelope Anthias.