Compte rendu de Felix Ringel, 2018, Back to the postindustrial future: An ethnography of Germany’s fastest shrinking city. New York, Berghahn Books.
Temporalité et ethnographie
Quelles temporalités l’outil ethnographique est-il capable d’explorer ? Felix Ringel, par son terrain d’enquête dans la ville allemande de Hoyerswerda, appréhende la manière dont les habitants (se) projettent (dans) l’avenir. Cette ville d’Allemagne de l’Est, à la frontière avec la Pologne et la République tchèque, est marquée par la fin du régime socialiste et la réunification, la désindustrialisation minière, des changements urbains et démographiques, mais surtout par « une perte présumée du futur » (préface, p. x). À partir d’une enquête de seize mois commencée en janvier 2008 auprès de sept familles d’accueil et sur plusieurs sites d’observation, l’auteur analyse comment différents acteurs de la ville se projettent malgré tout dans un avenir. Comment visualisent-ils leur futur ? Par l’ethnographie, Felix Ringel se saisit des représentations ordinaires et politiques de cette temporalité, des capacités inégales à déployer un savoir relatif à l’avenir, des pratiques divergentes destinées à donner sens aux visions de chacun. L’ambition de l’anthropologue d’étudier ce « présent du futur » (p. 175) soulève des questionnements épistémologiques. Projeter l’avenir produit des effets sur les relations sociales, autant que commémorer le passé : c’est une piste de discussion de son œuvre que je propose d’explorer, à l’instar d’autres auteurs mettant en avant l’apport de Felix Ringel aux études urbaines par exemple (Gunko 2019). Qualifier la temporalité future pose des questions tant au chercheur en sciences sociales qu’aux communautés urbaines postindustrielles de Hoyerswerda : que signifie « avoir » un avenir ? Le « planifier » ou « l’espérer » ? Le faire résonner par une mise en récit du passé ? Le « performer » dans le présent, à défaut de pouvoir le saisir ou afin de le rendre possible ? Ces verbes sont autant de pistes que mobilise l’auteur au fil des chapitres. Chaque partie du compte rendu accorde un poids différent aux enjeux soulevés : la première partie explique le choix de la ville de Hoyerswerda au regard de son objet théorique, la deuxième propose de faire dialoguer la méthode et les résultats avec les memory studies, la troisième rend compte de la variété des projections dans l’avenir décrite dans l’ouvrage, une dernière soulève des dilemmes méthodologiques et éthiques qui transparaissent en filigrane.
Quand le contexte de la ville d’Hoyerswerda aide à comprendre l’enjeu épistémologique de l’objet futur
L’introduction de l’ouvrage (p. 1-31) et le chapitre 1 (p. 33-63) décrivent le contexte de shrinkage de la ville et questionnent l’objet futur : ces deux logiques sont liées puisque se projeter dans l’avenir dépend du savoir relatif au contexte du lieu vécu. À Hoyerswerda, la courbe de la population forme une cloche entre les années 1960 (7 000 habitants), 1980 au plus haut (70 000 habitants), jusqu’à 35 000 en 2009, les pyramides des âges successives ne faisant qu’attester d’un vieillissement de la population. Ces données démographiques simples, utilisées régulièrement dans l’argumentation, permettent de comprendre l’exil et ce vieillissement dans la ville, formant une toile de fond à l’ethnographie. Plus largement, Felix Ringel situe le contexte politique en soulignant la prégnance des débats relatifs aux passés nazi et communiste, à la réunification, jusqu’aux récentes mobilisations anti-étrangers dans la ville. Cette contextualisation est aussi dans le domaine économique, avec les pertes d’emploi, les baisses de production et les démolitions/reconstructions urbaines ; ou encore culturel, avec par exemple l’évocation de chansons populaires dont les habitants sont nostalgiques. Tous ces éléments montrent en quoi se projeter dans l’avenir s’inscrit ici dans une dynamique encore plus pessimiste qu’ailleurs en Allemagne de l’Est.
Bien plus, il s’agit d’une mise en contexte que les Hoyerswerdians rencontrent à de multiples reprises, dans leurs relations sociales au quotidien ou énoncée par les médias qui les interrogent : ils sont en effet régulièrement sommés de répondre au récit pessimiste de leur avenir et parfois de se l’approprier. Le chapitre 1 décrit ainsi comment les habitants se réfèrent à cette situation de déclin politico-économique pour faire valoir leur manque d’avenir. Ces références, omniprésentes dans l’ethnographie proposée, transparaissent dans les projets de vie — notamment l’exil — et dans des anecdotes biographiques : par exemple, une enquêtée raconte comment un portrait du jeune Marx (« this strange guy ») est peint sur un atelier d’« Artblock artist » et hante des habitations d’un autre temps (socialiste) en cours de démolition (p. 49). La référence à un temps qui serait « post » est prégnante pour les habitants : un département de planification urbaine « post-1989 », mené davantage par des Allemands de l’Ouest, fait ainsi un travail qualifié de « post-moderniste » (p. 47). Cette mise en contexte dévoile d’emblée de multiples enjeux : elle décrit le champ des contraintes de la projection dans l’avenir des habitants, dépeint leurs ressentis en termes de manque de perspectives, mais aussi délimite le rôle de cette ville particulière dans la problématique temporelle.
En effet, les contextes socioculturels et politiques de la ville postindustrielle d’Hoyerswerda encadrent les résultats de cette recherche, et permettent de comprendre ce qui fait de cette ville un cas pertinent pour l’étude menée par l’auteur. Ce dernier établit des comparaisons, inscrit son enquête dans son époque, se positionne par rapport aux évènements historiques notables mis en avant par la littérature en SHS consacrée aux rapports au temps dans nos sociétés, entre autres dans les travaux de Jane Guyers (2007). Le contexte d’après-guerre froide auquel s’ajoutent les crises économiques — et surtout la crise pétrolière des années soixante-dix — relèverait d’une forme de présentisme : la vie, dans certaines de nos sociétés, consisterait à être forcé de vivre dans le présent en ayant perdu la capacité d’envisager une suite meilleure. Felix Ringel prend cette hypothèse au sérieux en faisant le choix d’une ville postindustrielle justement marquée par de nombreuses crises économiques, politiques et sociales qui impactent le quotidien des habitants et leur capacité à investir une temporalité future. Et pourtant, son ethnographie très dense montre justement qu’il n’est pas impossible de se projeter dans l’avenir dans une ville présentée comme en déclin.
L’enjeu théorique de l’ouvrage dépasse toutefois le cadre de cette ville : l’auteur questionne l’appréhension ethnographique de l’avenir et du « présentisme ». Pour Felix Ringel, un matériau d’enquête se saisit dans un temps présent, et le passé comme le futur sont relatifs à celui-ci : « Neither the past nor the future exist (as in: have an influence on the present), but that only the many presents we encounter during fieldwork methodologically as well as metaphysically constitute the bases for our analysis » (Ringel 2016 : 391). À partir de ce point, en me démarquant de l’auteur, j’esquisse une comparaison avec la vaste littérature des memory studies qui montre combien « le présent du passé » — expression de Saint Augustin — et ses multiples objets mémoriels, qu’énumère par exemple Marie-Claire Lavabre (2000), sont mobilisés dans nos sociétés pour donner sens aux actes des individus. En miroir, Felix Ringel choisit de prendre au sérieux la donnée « futur » comme un objet de sciences sociales, et par conséquent un « présent du futur » (p. 175) capable d’inférer sur nos comportements. Le défi relevé par Felix Ringel, à la suite d’une réflexion du philosophe Craig Bourne (2006), est d’essayer de comprendre si les projections dans l’avenir influencent autant les individus que les souvenirs de leurs expériences, et d’appréhender comment cela se produit. Cet ouvrage soulève donc un enjeu plus large selon moi : comment la sociologie de la mémoire pourrait-elle être complétée par la sociologie de la projection que mène l’anthropologue ?
Comparer l’ethnographie des projections dans l’avenir aux analyses de la remémoration du passé
L’appréhension des visualisations du « futur » pour étudier une société donnée devient une démarche de recherche nécessitant un protocole adapté, ce qu’esquissent certaines études menées au sein des memory studies au sens large. En psychologie, les travaux d’Alexandra Ernst et Arnaud d’Argembeau (Ernst et d’Argembeau 2017 ; Ernst, Philippe et d’Argembeau 2008) avancent des pistes : une projection dans l’avenir relève de mécanismes mentaux proches de ceux de la remémoration du passé. Ainsi, des mémoires autobiographiques et épisodiques sont mobilisées pour (re) produire des rituels de vie, des artefacts matériels servent d’appui à la fois à la réminiscence et à la projection, comme un calendrier ou un planning, etc. Certains de ces matériaux d’enquête peuvent s’avérer utiles pour les anthropologues : les individus formalisent oralement dans des entretiens leurs représentations du passé/futur, les acteurs s’appuient sur différents supports temporels (comme des plans de développement et des rapports de prospective) pour agir dans l’espace social. Ici, des ponts peuvent être dressés avec la démarche de Felix Ringel, car la comparaison entre ces deux temps transparaît en partie dans l’ouvrage, même si elle n’est pas au cœur de sa méthode. L’auteur y accorde explicitement le deuxième chapitre et cite de nombreux ouvrages relatifs à la mémoire en bibliographie. Pour autant, le matériau d’enquête collecté à Hoyerswerda reste centré sur l’avenir : des discussions publiques à propos de plans de développement urbain ou des échanges autour de projets communautaires d’art, des témoignages recueillis lors de conférences, dans des salles de classe ou des conversations de café, exprimant parfois des sentiments de peur ou de désespoir par rapport à l’avenir. Il collecte également des récits d’exode urbain. Au final, le travail ethnographique de Felix Ringel permet en partie de retracer, de manière plus sociologique et anthropologique, l’hypothèse de mécanismes miroirs, parfois communs, entre la remémoration du passé des individus et leur projection dans l’avenir.
Ces deux temporalités cohabitent dans la ville, à l’image des tags néonazis côtoyant parfois des symboles de commémorations des deux guerres mondiales. La temporalité passée est particulièrement appréhendée dans le chapitre 2 (p. 64-89), mais elle gagnerait à être reliée à d’autres phénomènes étudiés par la sociologie de la mémoire. Remémorer le passé relève de démarches tantôt institutionnelles, tantôt de groupes mobilisés, visant en partie à discuter de l’avenir à construire. Un professeur d’histoire mentionne en entretien comment les passés dévalorisés de la ville sont mobilisés dans les écoles. Même si les passés honteux — comme les pogroms de 1991 — ne sont pas si lointains, ce sont les témoignages des rescapés de camps de concentration nazis qui servent de support de cours dans ses classes, comme ailleurs en Europe. L’appropriation scolaire de cette problématique mémorielle lointaine fait écho aux phénomènes de « saturation » décrits par Alexandra Oeser (2010) dans sa thèse sur les difficultés à enseigner en Allemagne le passé nazi. En comparant ces travaux, se pose la question suivante : un « trop plein de mémoire » à l’école, socialement situé et souvent temporaire selon cette chercheuse, pourrait-il impacter la projection dans l’avenir des populations plus jeunes ? Justement, Felix Ringel évoque comment la manière d’évoquer la période nazie préoccupe les enseignants qui souhaitent en discuter à l’écart des néonazis, très présents à Hoyerswerda. Les « leçons » du passé se retrouvent ici en confrontation : si les passés nazi et socialiste sont généralement mis à distance par les générations pré-1989 de la ville, certaines commémorations suscitent des conflits quant à l’angle victimaire à privilégier pour mettre en avant telle ou telle vision de l’avenir. Par exemple, l’anthropologue évoque à la marge des traces d’« Ostalgie » — c’est-à-dire la nostalgie postsocialiste de l’Allemagne de l’Est — au sein des projets urbains. Plus loin dans le chapitre, des jeunes de la ville, qui n’ont pas vécu ces événements, choisissent ainsi, lors d’un concours scolaire de 2007 intitulé « To the Future belongs Commemoration », d’interroger une autre Histoire que celle discutée en cours. Ils font le choix de se préoccuper des politiques de surveillance de masse post-9/11 (p. 75), bien éloignées des débats saturés par les références au nazisme et au socialisme : se remémorer ce « passé » plus proche est alors considéré comme une meilleure manière de se préparer à l’avenir et de se prémunir des tentations autoritaires. Les débats suscités par ce concours donnent la mesure des rapports ambigus que les habitants d’Hoyerswerda entretiennent avec la nostalgie d’une part, et avec la connaissance de ce qu’est un régime dictatorial d’autre part. D’après l’auteur, les lignes de divergence suivent en partie les générations et se retrouvent dans leur propension à se projeter dans l’avenir. Les jeunes néonazis relient le lointain passé nazi à un futur éloigné à construire, quand leurs opposants de gauche font référence à des dystopies/utopies passées et potentiellement futures contre lesquelles se prémunir (p. 81). Ainsi sont esquissés plusieurs mécanismes de remémoration du passé et de projection dans l’avenir, parfois communs, parfois divergents.
Certes, l’avenir est parfois visualisé sans référence mécanique au passé (p. 88). Pourtant, l’analyse centrale de Felix Ringel consiste à mobiliser, avec une certaine distance critique, le terme vernaculaire des habitants d’Hoyerswerda : Schrumpfung ou shrinkage, soit une forme de déclin, de rétrécissement des perspectives d’avenir, aux multiples significations. Selon lui, cette notion renvoie (p. 11) principalement aux processus de transition socialiste, de mondialisation néolibérale et de désindustrialisation, associés aux phénomènes de désurbanisation, de récession et reconstruction (impliquant des démolitions d’immeubles par exemple). D’une part, nous remarquons combien la notion de shrinkage reste fortement liée au passé de la région, et d’autre part, que son appropriation par les habitants évolue dans le temps à mesure que changent leurs représentations de l’avenir. Face aux traces des crises remémorées, les Hoyerswerdians semblent se poser une question lancinante qui parcourt l’ouvrage dans son entier : « Is life worth living in a shrinking city? » (p. 15)
La pluralité des résistances au déclin et des appropriations du futur : le cœur de l’analyse
Les perspectives de shrinkage peuvent être fortes et en même temps, la croyance dans la possibilité de vivre une belle vie (future) l’est aussi. De ce paradoxe découlent en fait plusieurs formes d’appropriation de l’avenir, des appropriations qui impliquent une distribution inégale de l’espoir parmi les habitants, en référence aux travaux de Miyazaki (2010). Ce rapport au temps fait du discours sur le déclin de la ville une prophétie autoréalisatrice (voir le chapitre 1 et p. 53 notamment), qui contraint l’univers de sens. Lorsque Hoyerswerda est désignée comme fastest-shrinking city par le bureau fédéral de la planification, les habitants questionnent leur avenir, résistent en partie à cette prophétie en revendiquant un droit à rester dans cette ville. Au-delà des discours, ils mettent en place des activités, investissant la temporalité future, ethnographiées par Felix Ringel. Les chapitres 3 à 5 abordent notamment les manières de s’approprier l’avenir malgré tout, avec des rapports au futur variablement partagés, selon des distances temporelles différentes (court ou long terme) et des cadrages distincts. En somme, l’auteur nous donne à voir une pluralité de projections dans l’avenir que le singulier du titre de l’ouvrage (« future ») ne laisse pas entrevoir de prime abord.
Le chapitre 3 (p. 90-117) traite des initiatives locales destinées à raviver l’espoir en un avenir meilleur, c’est-à-dire différent du shrinkage. Pour cela, chacun considère le futur de manière plus ou moins proche et de manière concurrente. Certains responsables de la planification urbaine insistent pour mettre en avant, dans des expositions officielles, l’ensemble des plans effectifs de la ville, quand d’autres craignent que de telles maquettes inquiètent celles et ceux qui y verraient la destruction de leur habitation, préalable à une reconstruction. Chacun n’est pas forcément bénéficiaire des projections performatives des autres, qui dépassent ainsi les discours et s’inscrivent dans des pratiques politiques, urbaines, architecturales, scolaires, artistiques, etc. Par exemple, l’auteur décrit comment le maire actuel de la ville tire une leçon politique majeure des erreurs de ses prédécesseurs : « In order to avoid any further disappointments, he refused to give any promises, predictions or other affirmations regarding Hoyerswerda’s future. [...] The only prediction the Lord Mayor dared to recurrently formulate was the one that Hoyerswerda was, is and will remain to be “a loveable and liveable city”. » (p. 97) Sauf à disposer d’un « charisme prophétique » (p. 98), capable de donner corps à une vision positive de l’avenir à long terme, jouer au devin politique est ici risqué. Il en va de même pour une architecte prophétesse de malheur (p. 102) rencontrée par l’enquêteur, accusée d’endommager la réputation de la ville par ses projections pessimistes, allant jusqu’à mettre en danger ses relations d’amitié. La crainte des Hoyerswerdians envers cette couverture médiatique s’explique par son impact supposé sur le déclin de la ville. Derrière les cas présentés par l’auteur, nous pourrions presque distinguer plusieurs figures : les Cassandre jamais crues, les faux devins accusés de faire advenir leurs prophéties, les oracles aux visions générales trop consensuelles.
Au-delà des rapports au futur formalisés oralement par certains habitants, Felix Ringel retrace judicieusement l’histoire des représentations collectives de l’avenir de la région selon leur impact présumé. Il distingue les promesses de croissance et d’expansion de la modernité, les planifications socialistes bureaucratiques variables selon les décennies, les prévisions déchues de la réunification, etc. Ce faisant, ces grands récits se confrontent concrètement avec d’autres projections collectives dans l’avenir au sein des espaces professionnels, comme ceux de la planification urbaine, à l’image des architectes de la ville tentant d’anticiper les besoins locatifs d’une population vieillissante. D’autres acteurs, associatifs cette fois, choisissent de mettre en avant le futur proche, avec des impacts présumés plus concrets et symboliques : ils mettent en place des discussions publiques afin que la parole des habitants sur l’avenir d’Hoyerswerda soit davantage prise en compte, et transforment certains lieux publics via des performances artistiques. Ces exemples soulignent la capacité (ou l’agency) des habitants à se projeter collectivement dans leur avenir, en résistant ainsi à la vision du déclin.
L’analyse de cette résistance se poursuit dans le chapitre 4 (p. 118-145), qui aborde la question de l’économie de la connaissance et des affects associés au futur. La capacité à se projeter dans un avenir est inégale selon les individus. Elle implique d’une part une « connaissance » asymétrique du temps, d’autre part la mobilisation d’émotions différentes selon le sens donné à sa projection. Felix Ringel insiste ici sur le rôle de l’espoir et de la peur. La seconde semble prégnante lorsqu’il aborde les manifestations de néonazis, mais il se focalise beaucoup plus sur l’espoir au regard de la littérature de Miyazaki. Ainsi, le maire d’Hoyerswerda peut investir, en ayant recours à des publicitaires, dans un vague « espoir d’un avenir » à visée performative : « in contrast to Miyasaki’s account [(2004)], hope itself was invested with hope » (p. 120). D’après cet exemple, les pouvoirs publics choisissent un cadrage de l’avenir au caractère diffus et affectif, facile à utiliser, peu engageant et sans trop d’effets, qui rappelle certains usages politiques de la temporalité passée. Dans les contextes post-conflictuels, la mobilisation du vocable autour de l’oubli collectif d’une précédente guerre dilue les responsabilités (Mirman 2019) autant que celle décrite par Felix Ringel autour de l’espoir collectif face à un futur menacé de shrinkage. En effet, selon l’auteur, la prescription optimiste de l’espoir et le « futurisme forcé », comme l’annonce le titre du chapitre 4 « Enforced Futurism/Prescribed Hopes », peuvent échouer dans leur mise en œuvre. Il décrit différents artefacts mobilisés par les autorités et certaines associations : des ateliers artistiques et créatifs, la compétition « Youth Has Vision ! » promouvant des projets entrepreneuriaux. Certains jeunes profitent de ces arènes pour mettre (ironiquement) en scène des dystopies pessimistes et critiques qui satisfont quand même les autorités : « They reassure us in regard of Hoyerswerda’s future, because these youngsters are everything but disinterested » (p. 132). Sauf que personne n’arrive à endiguer l’exode des jeunes de la ville qu’ils motivent par leur peur du chômage et leur dédain envers les vaines promesses politiques. D’autres exemples montrent les effets de ces représentations émotionnelles de l’avenir sur le réagencement des ressources : des classes d’école qui ferment faute d’élèves en nombre suffisant, des clubs en déclin diminuant leurs heures d’ouverture, etc. Le contraste est visible entre la critique de certaines projections dans l’avenir de certains acteurs dominants au chapitre 4, et l’invitation du chapitre 5 à s’intéresser aux projections de solutions concrètes répondant à des demandes particulières (p. 143).
Ce dernier chapitre (p. 146-172) se tourne vers la « performativité du futur », soit, pour Felix Ringel, une manière de façonner l’avenir en se préoccupant du temps présent et de la capacité d’agir des individus. La construction explicite de « nouvelles traditions » (p. 148) en est une belle illustration. Certains habitants choisissent par exemple de célébrer des anniversaires de fondations d’associations post-1989, assurant au présent la (nouvelle) permanence de ces activités, tout comme l’espoir que cette « tradition » demeure à l’avenir. Cette manière originale d’analyser la commémoration, comme une logique de projection dans l’avenir, se retrouve dans son analyse de la conservation/rénovation du patrimoine passé (l’édifice « Braugasse 1 », p. 151). Faire tenir un (nouveau) passé dans le temps est saisi comme un moyen d’investir l’avenir : ce mécanisme de projection dans l’avenir mobilise la remémoration du passé, reliant à nouveau ces problématiques. D’autres exemples montrent comment la projection dans l’avenir reste liée au rapport au temps présent des habitants. L’auteur prend là encore comme exemple les jeunes anarchistes de la ville investis à cultiver leur éthos militant au jour le jour — notamment par le biais d’« autoformations » sur les questions de végétarisme, de genre et de sexualité, etc. (p. 159 -162) — plutôt qu’à discuter d’une utopie politique lointaine. Pour l’auteur, l’espoir dans un avenir meilleur, au-delà de l’attente passive d’une nouveauté ou d’une dimension affective abstraite, peut reposer sur une préoccupation active envers le temps présent, qui ne serait pas dénuée d’anticipation ni d’endurance. Il clôt ainsi sa démonstration sur cette piste d’analyse des projections dans l’avenir : des pratiques concrètes, auxquelles l’auteur a déjà consacré quelques travaux (Ringel 2014), qui donneraient davantage forme au futur pour beaucoup d’acteurs rencontrés à Hoyerswerda.
Penser par le futur : enjeux éthiques et méthodologiques
Faire de la projection dans l’avenir un objet d’étude représente aussi pour l’auteur un enjeu méthodologique et éthique, visible au fil des remarques réflexives sur son enquête et ses enquêtés. Les architectes, enseignants, jeunes groupes anarchistes et pouvoirs publics sont les figures centrales de son ethnographie. Le choix des personnes rencontrées et des situations prises en compte amène à nous interroger sur les expériences de projection dans l’avenir à Hoyerswerda. Ces acteurs sont-ils les plus concernés par les questionnements relatifs à la temporalité future à cette période ? Les plus pessimistes par rapport à l’auteur ? Ces questions ne sont pas négligées par Felix Ringel lui-même, puisqu’il évoque de manière salutaire deux pièges réflexifs : « First, explaining post-socialist change solely through the perspective of the socialist past ; and second, projecting my own hopes and wishes for a better future, as much as my fears and worries, onto my informant’s lives and struggles. » (p. 9) Il souligne ainsi les enjeux relatifs au partage des mêmes émotions et des mêmes rapports au temps susceptibles d’influencer le regard de l’enquêteur, ainsi que la spécificité du matériel temporel collecté. Là encore, comparer les démarches de sociologie de la mémoire et de la projection dans l’avenir ouvre des pistes.
Sur sa réflexivité quant à ses émotions, la visualisation de l’avenir d’un chercheur de l’université de Durham semble a priori distincte de celle de ses enquêtés, mais en pointer le biais potentiel est salutaire à son entreprise de recherche. Il le rappelle fort justement : « [it] requires a similar continuous reflection upon my own hopes and relations to the future » (p. 26). Le recueil d’un témoignage n’est pas toujours évident au regard de sa propre position. Par comparaison avec la sociologie de la mémoire, Michael Pollak (1986) décrivait plusieurs dilemmes éthiques concernant le recueil des témoignages d’anciennes détenues de camps de concentration nazis, notamment à l’impact d’une réminiscence des souvenirs douloureux et intimes devant l’enquêteur. En miroir, interroger des projections pessimistes dans l’avenir comporte-t-il les mêmes dilemmes ? Est-ce plus facile de mener une ethnographie lorsque les enquêtés n’ont pas « vécu » la représentation du temps qu’ils expriment devant l’anthropologue ? Si la conclusion de Felix Ringel souligne, dans le cas des Hoyerswerdians, combien leur préoccupation au quotidien est davantage focalisée sur l’avenir que sur le passé (p. 188), il serait heuristique de comparer de tels témoignages à d’autres, inscrits dans un contexte plus radieux, afin d’enrichir ces discussions éthiques.
Sur le matériau d’enquête collecté, il n’implique pas le même travail de vérification, de recoupement et de contextualisation de l’enquêteur qu’un matériau relatif au passé. La résistance à un avenir de shrinkage est-elle comparable à la « résistance des témoins » (Jouhanneau 2013) aux mémoires des crises et guerres civiles passées ? Cécile Jouhanneau (ibid.), par exemple, retrace les souvenirs distincts d’anciens détenus des camps de Bosnie-Herzégovine et leur référence au passé socialiste plus lointain, à la fois au regard d’archives très denses et de leur trajectoire de vie. Cette démarche permet de contextualiser les représentations des interlocuteurs, de saisir comment ils en viennent à exprimer tel rapport particulier au temps, suivant leur expérience de vie, et sans que l’enquêtrice n’ait vécu elle-même ces évènements. Les sociologues de la mémoire peuvent aussi recouper certaines données mémorielles avec des faits historiques. Par contraste, Felix Ringel recueille des représentations d’un futur possible qui engagent différemment ses interlocuteurs. Ce matériau peut-il être mis en perspective avec d’autres données liées à cette temporalité ? Certes, il pourrait, aux yeux de ses interlocuteurs, vivre le « même » avenir qu’eux s’il restait à Hoyerswerda, voire enquêter à nouveau et confronter alors les représentations de l’avenir tirées de son enquête avec les évènements du (futur) présent. Les plans architecturaux se sont-ils concrétisés ? Les syllabus de cours ont-ils évolué pour tenir compte des propositions des élèves ? Les nouvelles dystopies dans l’air du temps à l’époque ont-elles toujours le même sens ? Il s’agirait d’observer si certaines planifications professionnelles engagent leurs entrepreneurs : urbanistes, architectes, responsables politiques pourraient se voir confrontés à leurs promesses et leurs projets. Les devins seraient évalués à la précision de leur prophétie, les habitants mesureraient la justesse (ou non) de leur pessimisme. D’ailleurs, en conclusion de son ouvrage (p. 173-193), l’auteur évoque son retour dans la ville une année et demie après son terrain initial, mesurant un certain ralentissement des re (dé) constructions et surtout un exode massif des jeunes enquêtés, et s’interroge sur la vie « after shrinking » (p. 183). S’ouvrent alors de nouvelles perspectives de recherche, de vérification et de comparaison des projections dans l’avenir, de manière diachronique.
Décrire ces nombreuses représentations du futur à Hoyerswerda, pour reprendre les mots de l’auteur, nous donne ainsi à voir une forme d’« ethnographie de l’espoir ». Pour un contexte de shrinkage donné — et d’autres exemples sont nombreux à l’heure actuelle —, Felix Ringel nous amène à envisager une pluralité de projections dans l’avenir, à ne pas renoncer à observer les résistances au pessimisme malgré un savoir inégal relatif à cette temporalité. Plus encore, l’ethnographie des représentations et pratiques relatives au futur ouvre des mises en perspective avec les denses travaux relatifs à la mémoire. Enfin, ces projections sont comparables à d’autres, élaborées dans d’autres villes. En somme, elles constituent un matériau d’enquête à reproduire et comparer avec une nouvelle enquête.